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Poésies de François Malherbe/Ode au duc de Bellegarde, grand-écuyer de France

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ODE
À M. LE DUC DE BELLEGARDE,


Grand-Écuyer de France
1608.


À la fin, c’est trop de silence
En si beau sujet de parler :
Le mérite qu’on veut celer
Souffre une injuste violence.
Bellegarde, unique support
Où mes vœux ont trouvé leur port,
Que tarde ma paresse ingrate,
Que déjà ton bruit nonpareil
Aux bords du Tage et de l’Euphrate
N’a vu l’un et l’autre soleil ?

Les Muses hautaines et braves
Tiennent le flatter odieux,
Et comme parentes des dieux
Ne parlent jamais en esclaves ;
Mais aussi ne sont-elles pas
De ces beautés dont les appas
Ne sont que rigueur et que glace,
Et de qui le cerveau léger,

Quelque service qu’on leur fasse,
Ne se peut jamais obliger !

La vertu, qui de leur étude
Est le fruit le plus précieux,
Sur tous les actes vicieux
Leur fait haïr l’ingratitude,
Et les agréables chansons,
Par qui les doctes nourrissons
Savent charmer les destinées,
Récompensent un bon accueil
De louanges que les années
Ne mettent point dans le cercueil.

Les tiennes par moi publiées,
Je le jure sur les autels,
En la mémoire des mortels
Ne seront jamais oubliées ;
Et l’éternité que promet
La montagne au double sommet
N’est que mensonge et que fumée,
Ou je rendrai cet univers
Amoureux de ta renommée,
Autant que tu l’es de mes vers.

Comme, en cueillant une guirlande,
L’homme est d’autant plus travaillé
Que le parterre est émaillé
D’une diversité plus grande,

Tant de fleurs de tant de côtés
Faisant paroître en leurs beautés
L’artifice de la nature,
Qu’il tient suspendu son désir,
Et ne sait en cette peinture
Ni que laisser, ni que choisir :

Ainsi, quand pressé de la honte
Dont me fait rougir mon devoir,
Je veux une œuvre concevoir
Qui pour toi les ages surmonte,
Tu me tiens les sens enchantés
De tant de rares qualités
Où brille un excès de lumière,
Que plus je m’arrête à penser
Laquelle sera la première,
Moins je sais par où commencer.

Si nommer en son parentage
Une longue suite d’aïeux
Que la gloire a mis dans les cieux
Est réputé grand avantage,
De qui n’est-il point reconnu
Que toujours les tiens ont tenu
Les charges les plus honorables,
Dont le mérite et la raison,
Quand les Destins sont favorables,
Parent une illustre maison ?


Qui ne sait de quelles tempêtes
Leur fatale main autrefois,
Portant la foudre de nos rois,
Des Alpes a battu les têtes[1] !
Qui n’a vu dessous leurs combats
Le Pô mettre les cornes bas,
Et les peuples de ses deux rives,
Dans la frayeur ensevelis,
Laisser leurs dépouilles captives
À la merci des fleurs de lis ?

Mais de chercher aux sépultures
Des témoignages de valeur,
C’est à ceux qui n’ont rien du leur
Estimable aux races futures ;
Non pas à toi qui, revêtu
De tous les dons que la Vertu
Peut recevoir de la Fortune,
Connois ce qui vraiment est bien,
Et ne veux pas, comme la lune,
Luire d’autre feu que du tien.

Quand le monstre infâme d’Envie,
À qui rien de l’autrui ne plaît,
Tout lâche et perfide qu’il est,
Jette les yeux dessus ta vie,

Et te voit emporter le prix
Des grands cœurs et des beaux-esprits,
Dont aujourd’hui la France est pleine,
Est-il pas contraint d’avouer
Qu’il a lui-même de la peine
À s’empêcher de te louer ?

Soit que l’honneur de la carrière
T’appelle à monter un cheval,
Soit qu’il se présente un rival
Pour la lice ou par la barrière,
Soit que tu donnes ton loisir
À prendre quelque autre plaisir,
Éloigné des molles délices,
Qui ne sait que toute la cour
À regarder tes exercices
Comme à des théâtres accourt ?

Quand tu passas en Italie,
Où tu fus querir pour ton roi
Ce joyau d’honneur et de foi
Dont l’Arne à la Seine s’allie,
Thétis ne suivit-elle pas
Ta bonne grâce et tes appas,
Comme un objet émerveillable,
Et jura qu’avecque Jason
Jamais Argonaute semblable
N’alla conquérir la Toison ?


Tu menois le blond Hyménée,
Qui devoit solennellement
De ce fatal accouplement
Célébrer l’heureuse journée.
Jamais il ne fut si paré,
Jamais en son habit doré
Tant de richesses n’éclatèrent ;
Toutefois les nymphes du lieu,
Non sans apparence, doutèrent
Qui de vous deux étoit le dieu.

De combien de pareilles marques,
Dont on ne peut me démentir,
Ai-je de quoi te garantir
Contre les menaces des Parques ?
Si ce n’est qu’un si long discours
A de trop pénibles détours ;
Et qu’a bien dispenser les choses,
Il faut mêler pour un guerrier
À peu de myrte et peu de roses
Force palme et force laurier.

Achille étoit haut de corsage ;
L’or éclatoit en ses cheveux,
Et les dames avecque vœux
Soupiroient après son visage ;
Sa gloire à danser et chanter,
Tirer de l’arc, sauter, lutter,

À nulle autre n’étoit seconde :
Mais s’il n’eût rien eu de plus beau,
Son nom qui vole par le monde
Seroit-il pas dans le tombeau ?

S’il n’eût, par un bras homicide
Dont rien ne repoussoit l’effort,
Sur Ilion venge le tort
Qu’avoit reçu le jeune Atride,
De quelque adresse qu’au giron
Ou de Phénix, ou de Chiron,
Il eût fait son apprentissage,
Notre âge auroit-il aujourd’hui
Le mémorable témoignage
Que la Grèce a donné de lui ?

C’est aux magnanimes exemples,
Qui, sous la bannière de Mars,
Sont faits au milieu des hasards,
Qu’il appartient d’avoir des temples,
Et c’est avecque ces couleurs
Que l’histoire de nos malheurs
Marquera si bien ta mémoire,
Que tous les siècles à venir
N’auront point de nuit assez noire
Pour en cacher le souvenir.

En ce long temps, où les manies
D’un nombre infini de mutins,


Poussés de nos mauvais-destins,
Ont assouvi leurs félonies,
Par quels faits d’armes valeureux,
Plus que nul autre aventureux,
N’as-tu mis ta gloire en estime,
Et déclaré ta passion
Contre l’espoir illégitime
De la rebelle ambition ?

Tel que d’un effort difficile
Un fleuve, au travers de la mer,
Sans que son goût devienne amer,
Passe d’Élide en la Sicile ;
Ses flots, par moyens inconnus,
En leur douceur entretenus,
Aucun mélange ne reçoivent,
Et dans Syracuse arrivant
Sont trouvés de ceux qui les boivent
Aussi peu salés que devant.

Tel entre ces esprits tragiques,
Ou plutôt démons insensés,
Qui de nos dommages passés
Tramoient les funestes pratiques,
Tu ne t’es jamais diverti
De suivre le juste parti ;
Mais, blâmant l’impure licence
De leurs déloyales humeurs,
As toujours aimé l’innocence
Et pris plaisir aux bonnes mœurs.


Depuis que, pour sauver sa terre,
Mon roi, le plus grand des humains,
Eut laissé partir de ses mains
Le premier trait de son tonnerre,
Jusqu’à la fin de ses exploits,
Que tout eût reconnu ses lois,
A-t-il jamais défait armée,
Pris ville, ni forcé rempart,
Où ta valeur accoutumée
N’ait eu la principale part ?

Soit que près de Seine et de Loire
Il pavât les plaines de morts,
Soit que le Rhône outre ses bords
Lui vît faire éclater sa gloire,
Ne l’as-tu pas toujours suivi,
Ne l’as-tu pas toujours servi,
Et toujours par dignes ouvrages
Témoigné le mépris du sort
Que sait imprimer aux courages
Le soin de vivre après la mort ?

Mais quoi ! ma barque vagabonde
Est dans les sirtes bien avant,
Et le plaisir la décevant,
Toujours l’emporte au gré de l’onde.
Bellegarde, les matelots
Jamais ne méprisent les flots,

Quelque phare qui les éclaire ;
Je ferai mieux de relâcher,
Et borner le soin de te plaire,
Par la crainte de te fâcher.

L’unique but où mon attente
Croit avoir raison d’aspirer,
C’est que tu veuilles m’assurer
Que mon offrande te contente.
Donne-m’en d’un clin de tes yeux
Un témoignage gracieux ;
Et si tu la trouves petite,
Ressouviens-toi qu’une action
Ne peut avoir peu de mérite,
Ayant beaucoup d’affection.

Ainsi de tant d’or et de soie
Ton âge dévide son cours,
Que tu reçoives tous les jours
Nouvelles matières de joie !
Ainsi tes honneurs fleurissants
De jour en jour aillent croissants
Malgré la fortune contraire !
Et ce qui les fait trébucher,
De toi ni de Termes, ton frère,
Ne puisse jamais approcher !

Quand la faveur à pleines voiles,
Toujours compagne de vos pas,

Vous feroit devant le trépas
Avoir le front dans les étoiles,
Et remplir de votre grandeur
Ce que la terre a de rondeur ;
Sans être menteur, je puis dire
Que jamais vos prospérités
N’iront jusques où je désire,
Ni jusques où vous méritez.


  1. Ceci regarde le maréchal de Termes, allié à la maison de Bellegarde. Édit.