Poésies de Jean Froissart/Jugement sur l’histoire de Froissart

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JUGEMENT

SUR L’HISTOIRE DE FROISSART.

PAR M. DE LA CURNE.


Je vous ai entretenu, des vues dans lesquelles Froissart avait entrepris sa chronique, des soins qu’il se donna pour s’instruire de tous les événements qui devaient y entrer, et des lois qu’il s’était imposées en l’écrivant. J’examinerai aujourd’hui s’il a été exact à observer ces lois, quels sont les défauts et les avantages de son histoire, quels en sont la forme et le style… De-là je passerai aux éditions et aux manuscrits que nous en avons, ensuite aux abrégés et aux différentes traductions qui en ont été publiés.

On a accusé Froissart de partialité ; et cette accusation est devenue si générale, qu’elle semble avoir acquis le caractère de la notoriété, dont le privilège est de suppléer aux preuves. Froissart, dit-on, a vendu sa plume aux Anglais, qui lui payaient une pension considérable ; et par une suite nécessaire de son inclination pour eux, il a été peu favorable aux Français. Bodin, Pasquier, Brantôme, Sorel, la Popelinière, le Laboureur, déposent contre lui dans les termes les plus formels. Il semble même que les lecteurs, prévenus par les liaisons que Froissart eut avec les Anglais, peuvent avoir quelque raison de se défier de tout ce qu’il rapporte à leur avantage. Il commence, en effet, par dire qu’il avait écrit à la sollicitation de Robert de Namur, proche parent de la reine Philippe de Haynault et vassal de la couronne d’Angleterre, qu’il servit très-utilement contre la France. Ailleurs, il nous apprend qu’il avait esté de l’hostel d’Édouard III, le plus cruel ennemi des Français, et que la reine sa femme, dont il était clerc, l’avait non-seulement mis en état par ses libéralités, de faire plusieurs voyages pour enrichir son histoire, mais qu’elle avait payé généreusement ses travaux. Enfin, les vingt-six premiers chapitres de sa chronique, roulent uniquement sur l’histoire d’Angleterre, ce qui est cause qu’elle a été intitulée Chronique d’Angleterre dans plusieurs manuscrits. De-là on a conclu que Froissart étant si particulièrement attaché à la cour d’Angleterre, il ne pouvait être qu’un partisan outré de cette nation, et l’ennemi de ses ennemis. Il n’en fallait pas davantage, pour que les traits qui auraient paru les plus innocents dans la bouche de tout autre historien, fussent dans la sienne des traits empoisonnés. Mais afin que l’on puisse juger si ce soupçon a quelque fondement, je vais parcourir les temps dont il nous a transmis l’histoire, en examinant successivement les diverses circonstances où il s’est trouvé, lorsqu’il en a écrit les différentes parties.

Froissart ne peut être suspect de partialité pendant les premières années du règne d’Édouard III. Ce prince n’oublia jamais que le roi Charles le Bel son oncle, lui avait donné une retraite dans ses états, lorsqu’avec Isabelle de France sa mère, il se sauva de la persécution des Spencers qui obsédaient l’esprit de son père, Édouard II. La cour de France n’eut rien à démêler avec celle d’Angleterre, tant que dura le règne de Charles. Je passe pour un moment les quarante années qui s’écoulèrent depuis 1329, lorsque la succession à la couronne de France étant ouverte par la mort de Charles le Bel, les liens qui avaient uni les rois de France et les rois d’Angleterre, devinrent eux-mêmes la source des divisions et des guerres les plus sanglantes ; et je viens aux temps qui suivirent la mort de la reine d’Angleterre, Philippe de Haynaut, arrivée en 1369, temps où Froissart n’habitant plus l’Angleterre, s’attacha à Venceslas, duc de Brabant. Ce prince, frère de l’empereur Charles IV, était, à la vérité, oncle d’Anne de Bohème, qui fut dans la suite reine d’Angleterre par son mariage avec Richard II, mais il l’était aussi du roi Charles V, fils de sa sœur ; et gardant toujours une espèce de neutralité entre les deux couronnes ennemies, il fut invité au sacre du roi Charles V, et du roi Charles VI ; il obtint même dans la dernière de ces cérémonies, la grace du comte de Saint Paul, que le conseil du roi voulait faire mourir comme coupable du crime de haute trahison. Froissart, qui nous apprend cette particularité, dont il devait être bien instruit, en ajoute une autre, qui fait encore mieux sentir que Venceslas conserva toujours l’amitié du roi Charles VI, et de son conseil. Dans les circonstances de la guerre la plus sanglante, il obtint de la cour de France un sauf-conduit pour la princesse Anne de Bohème qui devait aller en Angleterre épouser le roi Richard II. Charles et ses oncles accompagnèrent cette grâce des lettres les plus obligeantes, et lui mandèrent qu’ils ne l’accordaient qu’à sa considération. Froissart n’eut aucun intérêt à écrire contre la France, dans tout le temps qu’il passa auprès de ce prince ; il en eut encore moins peu après, lorsqu’il fut clerc du comte de Blois, qui couronna une vie entièrement dévouée au service de la France, par le sacrifice des intérêts de sa propre maison. La moindre marque d’inimitié l’aurait exposé à perdre, avec les bonnes grâces de son maître, le fruit de ses travaux historiques, qu’il lui avait fait reprendre et dont il le récompensait si généreusement. Aussi l’historien craignant les reproches qu’on lui pouvait faire d’être trop bon Français, reproches bien contraires à ceux qu’on lui a faits depuis, croit devoir justifier en ces termes ce qu’il rapporte de l’attachement inviolable des Bretons à la couronne de France contre les Anglais, année 1387. Que l’on ne die pas que j’ay été corrompu par la faveur que j’ay eue au comte Guy de Blois, qui me la fit faire (sa Chronique), et qui bien m’en a payé tant que je m’en contente, pour qu’il fut neveu du vray duc de Bretagne, et si prochein que fils au conte Loys de Blois, frère germain à Charle de Blois, qui tant qu’il vesquit fut duc de Bretagne : nenny vrayement, car je n’en vueil parler, fors à la vérité, et aller parmi le tranchant sans coulourer ne l’un, ne l’autre ; et aussy le gentil prince et comte qui l’histoire me fit mettre sus, ne voulsist point que je la fisse autrement que vraye.

Puisque Froissart, dans tous ces temps qui nous conduisent presque jusqu’à la fin de sa Chronique, ne peut être soupçonné, ni de haine contre les Français, ni d’affection pour les Anglais, je reviens aux années que j’ai omises, depuis 1329 jusqu’à 1369, dont il passa une partie considérable en Angleterre, attaché au roi et à la reine, et vivant dans une espèce de familiarité avec les jeunes princes leurs enfants : c’est par rapport à ces années, que le soupçon de partialité pour les Anglais peut subsister dans toute sa force. Il était difficile que dans une cour où tout respirait la haine contre les Français, il conservât l’exacte neutralité que demande la qualité d’historien, et qu’il ne servît pas la passion des princes à qui il devait sa fortune présente, et de qui il attendait encore des établissements plus considérables. On pourrait trouver des raisons pour affaiblir ce préjugé, dans la douceur et dans la modération que conserva toujours au milieu de toutes ces guerres, la reine Philippe de Haynaut, qui calma la fureur de son mari au siége de Calais, et qui obtint de lui, par ses instances, la grace des six généreux bourgeois de cette ville qu’il avait condamnés à mort : je pourrais ajouter que si Froissart fut de l’hôtel du roi Édouard, il fut aussi de l’hôtel du roi Jean, et qu’il paraît avoir été attaché à ce prince, dans le temps même qu’il était en Angleterre. Mais sans vouloir combattre des préjugés par d’autres préjugés, je ne consulterai que le texte de Froissart, qui doit faire, à cet égard, la règle de notre jugement. Après l’avoir lu avec toute l’attention dont je suis capable, sans y remarquer aucune trace de la partialité qu’on lui reproche, j’ai encore examiné plus soigneusement quelques points principaux, où naturellement elle devait être plus marquée.

L’avénement de Philippe de Valois à la couronne, avait révolté toute l’Angleterre, qui adopta les prétentions chimériques du roi Édouard III. La circonstance était délicate pour un historien qui, vivant au milieu d’une cour et d’une nation si fortement prévenues, ne voulait cependant point s’écarter de son devoir. Or voici les termes dans lesquels Froissart fait le récit de cet événement. Après avoir rapporté la mort des rois Louis Hutin, Philippe le Long et Charles le Bel, les douze Pers, dit-il, et les barons de France ne donnèrent point le royaume de France à leur sœur qui étoit royne d’Angleterre, pour tant qu’ils voulaient dire et maintenir, et encores veullent, que le royaume de France est bien si noble qu’il ne doit mie aller à femelle ne par consequent au roy d’Angleterre son aisné fils ; car, ainsi comme ils veulent dire, le fils de la femelle ne peut avoir droit de succession de par sa mère venant là où sa mère n’a point de droit. Si que par ces raisons les douze pers et les barons de France donnèrent de leur commun accord le royaume de France à monseigneur Philippe, neveu jadis au beau roy Philippe de France dessusdit et ôtèrent la royne d’Angleterre et son fils de la succession du dernier roy Charles. Ainsy alla le royaume de France hors de la droite ligne, ce semble à moult de gens ; de quoy grands guerres en sont meues et venues, etc. Tout ce passage ne présente rien qui ne dût faire admirer le courage et la bonne foi de l’historien, quand même il n’eut point ajouté ces mots, ce semble à moult de gens, puisqu’il n’est pas douteux que la succession passa de la ligne directe à la ligne collatérale. Cependant on a cru y voir des intentions malignes, et le mot ostèrent ayant offensé quelques lecteurs, on a mis en marge cette espèce de correctif, que j’ai lu dans deux manuscrits d’une main presque aussi ancienne, que les manuscrits mêmes : Ils ne l’en ostèrent onques, car onques n’en fut en possession, ne droit n’y avoit. Ils ne les en ostèrent onques, car ladite dame ne son fils n’y orent oncques droit ; mais Froissart montre qu’il favorisoit les Anglois.

L’hommage que le roi Édouard III rendit au roi de France, blessait extraordinairement la délicatesse des Anglais : ils avaient disputé longtemps et avec beaucoup de chaleur, sur la forme dans laquelle il devait être fait, cherchant à retrancher tout ce qu’il y avait d’humiliant pour eux. Comme le roi de France soutint avec fermeté les prérogatives de sa couronne, et qu’il obligea Édouard à s’acquitter de ce devoir, suivant ce qui avait été pratiqué par ses prédécesseurs, un historien qui aurait voulu donner quelque chose à la complaisance, ne pouvait passer trop légèrement sur cet article. Cependant Froissart insiste autant qu’il peut : il n’omet, ni les difficultés qu’on fit de la part des Anglais, ni les exemples et les autorités que le roi Philippe y opposa ; et il accompagne ces détails des actes originaux les plus propres à les constater : en sorte que si les rois de France avaient jamais eu besoin de faire valoir leurs droits, la seule déposition de Froissart aurait fourni un titre authentique et incontestable.

Les Anglais accusant les Français d’être peu fidèles à observer les traités, soutiennent que Geoffroy de Charni agit par des ordres secrets du roi de France, lorsqu’au mépris d’une trêve qui avait été faite, il tenta de surprendre Calais en 1349. Rapin embrassa cette opinion, et l’appuie du témoignage de Froissart qu’il cite en marge. Je ne sais dans quel exemplaire, ou dans quel manuscrit il a pris cette autorité : pour moi je lis dans tous les imprimés, comme dans tous les manuscrits, ces mots, qui sont bien contraires à son sentiment : Si croy qu’il, Geoffroy de Charny n’en parla oncques au roy de France : car le roy ne lui eut jamais conseillé, pour cause des treves.

Les mêmes Anglais imputent encore au roi Charles V l’infraction du traité de Bretigny, qu’ils violèrent les premiers, si on en croit les Français. Loin de rien trouver dans Froissart qui favorise les prétentions anglaises, je crois que les termes dans lesquels il s’exprime, étant bien examinés, formeraient du moins une présomption contre eux. Je ne désespère pas qu’on ne nous donne un jour toutes les preuves qu’une bonne critique et une lecture réfléchie des monuments de ce siècle peuvent fournir sur un point d’histoire qui importe également à la gloire de la nation, et à la vérité.

Le combat singulier proposé en 1354, entre les rois de France et d’Angleterre, fait encore un sujet de disputes entre les historiens des deux nations. Suivant les Français, le défi fait au nom du roi Jean, ne fut point accepté par Édouard. Selon les Anglais, celui-ci provoqua le roi de France, qui refusa le combat. Froissart décide formellement pour les Français. Le roy de France, dit-il, alla après jusqu’à St. Omer, et luy manda (au roi d’Angleterre) par le mareschal d’Authain et par plusieurs autres Chevaliers, qu’il le combattroit s’il vouloit corps à corps, ou pouvoir contre pouvoir, à quelque jour qu’il voudroit. Mais le roy d’Angleterre refusa la bataille, et repassa la mer en Angleterre ; et ledit roy de France retourna à Paris.

À ces exemples, je pourrais ajouter beaucoup d’autres passages, où il donne de grands éloges, tant aux peuples qu’aux seigneurs qui se signalèrent par leur attachement au parti des Français, et où il ne ménage, ni ceux qui s’étaient déclarés contre eux, ni ceux qui les avaient abandonnés lâchement. Outre ce qu’il dit de la fidélité des Bretons, et des comtes de Blois leurs légitimes souverains, il loue le zèle avec lequel plusieurs seigneurs Écossais reçurent la flotte Française envoyée en 1385 pour les secourir contre les Anglais. Le comte de Douglas, à qui il paraît avoir été très-attaché, et dans le château duquel il avait passé plusieurs jours lorsqu’il alla en Écosse, était de ce nombre. En même temps il déclame contre ceux dont la mauvaise foi et l’ingratitude rendirent ce secours inutile. Il parle dans les termes les plus forts de la témérité du duc de Gueldres, qui osa déclarer la guerre au roi de France (Charles VI) en 1387, et de l’insolence avec laquelle il s’exprimait dans ses lettres de défi. Il applaudit à la juste colère qui porta ce monarque à aller en personne châtier l’orgueil de ce petit prince. Enfin, de toutes les nations dont il parle dans son histoire, il y en a peu qu’il n’ait désignée quelquefois par des épithètes odieuses ; selon lui, les Portugais sont bouillants et querelleurs ; les Espagnols envieux, hautains, mal-propres ; les Écossais perfides et ingrats ; les Italiens assassins et empoisonneurs ; les Anglais vains, glorieux, méprisants, cruels. On ne trouvera aucun trait contre la nation Française : au contraire, cette brave nation se soutint toujours, selon Froissart, par la vigueur et par la force de sa chevalerie, qui ne fut jamais tellement accablée de ses infortunes, qu’elle ne trouvât encore des ressources merveilleuses dans son courage. Aussi l’historien semble-t-il avoir tiré vanité d’être né Français, en nous apprenant qu’il fut redevable à ce titre, de la bonne réception que lui fit un écuyer Français chez qui il alla loger à Ortais. Il est vrai que le roi d’Angleterre et le prince de Galles son fils, semblent être, tant qu’ils vécurent, les héros de son histoire ; et que dans les récits de plusieurs batailles, il est plus occupé d’eux que du roi de France. Mais quel est le Français de bonne foi, qui ne soit forcé de donner à ces princes les plus grands éloges ? D’ailleurs, notre historien ne rend-il pas justice à la valeur et à l’intrépidité du roi Philippe de Valois et du roi Jean ? Rien peut-il égaler les louanges qu’il donne, tant à la sagesse qu’à l’habileté du roi Charles V, et surtout ce glorieux témoignage, qu’il ne fait pas difficulté de mettre dans la bouche du roi d’Angleterre : Il n’y eut oncques roy qui moins s’armast, et si ny eut oncques roy qui tant me donnast à faire.

Je crois avoir suffisamment établi, par tout ce qu’on vient d’entendre, que Froissart n’est pas un historien partial, ainsi qu’il en a été accusé. Néanmoins je pense qu’il sera encore plus sûr de le lire avec quelque circonspection, et que l’on ne doit, autant qu’il se pourra, jamais perdre de vue, je le répète, deux objets que je me suis principalement attaché à faire remarquer dans mes deux précédents mémoires : je veux dire, d’une part, les détails de sa vie, ses divers attachements à certains princes et à quelques seigneurs, les relations qu’il eut, ou les liaisons d’amitié qu’il contracta avec différentes personnes : de l’autre, les circonstances dans lesquelles il écrivit son histoire, quels volumes furent entrepris à la sollicitation du comte de Namur partisan des Anglais, et quels sont ceux qu’il composa par l’ordre du comte de Blois ami de la France. Car si l’on veut se persuader qu’il devait être disposé à favoriser les Anglais dans ce qu’il a rapporté jusqu’en 1369, par la même raison il a dû pencher pour les Français dans toutes les années qui ont suivi, jusqu’à la conclusion de sa chronique. Je ne dois pas négliger d’avertir que sa prévention se fait quelquefois sentir dans des détails plus particuliers ; comme on peut s’en convaincre par les éloges qu’il fait de la piété et des autres vertus du comte de Foix, bien opposés aux actions de cruauté qu’il avait rapportées auparavant.

Mais quand un historien, dégagé de toute passion, tiendrait toujours la balance égale entre les différents partis ; quand à cette qualité il joindrait celle qu’on ne peut refuser à Froissart, j’entends une attention continuelle à vouloir être informé de tous les événements et de toutes les particularités qui peuvent intéresser les lecteurs, il sera toujours bien loin de la perfection, si ces connaissances ne sont éclairées d’une saine critique, qui, dans cette multitude de récits différents, sache écarter tout ce qui s’éloigne de l’exacte vérité : son ouvrage sera moins une histoire qu’un tissu de fables et de bruits populaires. Malgré tout ce que Froissart nous dit du soin qu’il a pris d’écouter les différents partis, et de comparer leurs relations les unes avec les autres, souvent même avec les titres originaux, il me paraît qu’on peut encore l’accuser de quelque négligence sur cet article. Le genre de vie qu’il menait, lui laissait peu de loisir pour faire toutes les réflexions et toutes les comparaisons que demande un pareil examen. Dans les pays où le porta son active curiosité, d’autres soins l’occupaient encore. Chargé quelquefois de commissions particulières, il cherchait à s’insinuer dans les bonnes grâces des princes qu’il visita, par des compositions galantes, par des romans, par des poésies ; et le goût qu’il eut toujours pour le plaisir, partageait tellement et son temps et son cœur, que son esprit dut être souvent détourné des méditations sérieuses du cabinet, dont il était naturellement peu capable. Je ne craindrai point de dire que sa manière de vivre se trouve en quelque façon retracée dans sa chronique même. On y voit des assemblées tumultueuses de guerriers de tous états, de tous âges, de tous pays ; des fêtes ; des repas d’hôtelleries ; des conversations qui, après souper, étaient continuées fort avant dans la nuit, où chacun contait à l’envi ce qu’il avait vu, ce qu’il avoit fait, et au sortir desquelles le voyageur, avant de se coucher, allait encore jeter à la hâte sur le papier ce qu’il en avait pu retenir. On y voit l’histoire des événements passés pendant près d’un siècle dans toutes les provinces du royaume, et celle de tous les peuples de l’Europe, racontées sans ordre. Dans un petit nombre de chapitres, on trouve souvent plusieurs histoires différentes commencées, interrompues, reprises, discontinuées de nouveau plusieurs fois ; et dans cette confusion les mêmes choses répétées, soit pour être réformées, contredites, démenties, soit pour être augmentées. L’historien semble avoir porté jusque dans la composition de sa chronique, sa passion pour les romans, et avoir imité par ce désordre, celui qui règne dans ces sortes d’ouvrages, dont on dirait même qu’il a affecté d’emprunter quelques façons, de parler. Ainsi, par exemple, lorsqu’il commence une narration, il use souvent de ces mots : or dit le conte ; et quand il parle de la mort de quelqu’un, ou de tout autre événement fâcheux, il ajoute, mais amender ne le peut, phrases qui se lisent, presque à chaque page, dans les romans des chevaliers de la table ronde.

Au reste, ce que je dis du goût romanesque que Froissart semble avoir conservé dans son histoire, ne regarde au plus que la forme qu’il lui a donnée ; car je n’ai pas remarqué d’ailleurs qu’il cherche à y répandre du merveilleux. Les fautes qui s’y rencontrent contre l’exactitude historique, ne viennent que de la confusion naturelle de son génie, de la précipitation qu’il apportait dans son travail, et de l’ignorance où il était nécessairement, par rapport à bien des choses qui ont dû échapper à sa connaissance.

Ce qu’il raconte des pays éloignés, comme de l’Afrique, de la Hongrie, de la Tartarie et généralement des états Orientaux, est rempli de méprises grossières. De son temps, le commerce n’avait presque établi aucune liaison régulière entre ces contrées et la nôtre : ce qu’on en savait, était appuyé sur la foi de gens que le hasard y avoit portés, et qui y avaient fait trop peu de séjour, pour s’instruire des mœurs, des usages, de l’histoire de ces peuples. Mais si Froissart a commis beaucoup de fautes dans ce qu’il nous en a rapporté, la plus grande, sans doute, est d’avoir parlé de ce qu’il ne pouvait savoir que très-imparfaitement.

Tant de défauts et d’imperfections, n’empêchent pas que sa chronique ne doive être regardée comme un des plus précieux monuments de notre histoire ; et que la lecture n’en soit aussi agréable qu’instructive pour ceux qui, ne se bornant pas à la connaissance des faits généraux, cherchent dans les détails, soit des événements particuliers, soit des coutumes, à démêler le caractère des hommes et des siècles passés. Froissart était né pour conserver à la postérité une image vivante d’un siècle ennemi du repos, et qui, parmi les intervalles des troubles dont il fut presque toujours agité, ne trouvait de délassement que dans les plaisirs les plus tumultueux. Outre les guerres de tant de nations qu’il décrit, et dont il nous apprend les divers usages, par rapport au ban et à l’arrière-ban, à l’attaque et à la défense des places, aux fortifications, aux partis, aux escarmouches, aux ordres de bataille, à l’artillerie, à la marine, aux armures des gens de pied et des gens de cheval ; on y trouve tout ce qui peut intéresser la curiosité au sujet de la noblesse, de la chevalerie, des défis, des combats à outrance, des joutes, des tournois, des entrées des princes, des assemblées, des festins, des bals, des habillements d’hommes et de femmes : en sorte que son histoire est pour nous un corps complet des Antiquités du XIV.e siècle. Il faut avouer que ces détails n’attirent l’attention que par leur propre singularité ; ils sont rapportés sans étude et sans art : c’est proprement la conversation familière d’un homme d’esprit, qui a beaucoup vu et qui raconte avec grâce. Cependant ce conteur agréable sait quelquefois, sur-tout dans les grands événements, allier la majesté de l’histoire avec la simplicité de la narration. Qu’on lise entre autres choses, parmi tant de batailles qu’il a si bien peintes, qu’on lise le récit de la fameuse journée de Poitiers : on y verra dans la personne du prince de Galles, un héros plus grand par la générosité avec laquelle il use de sa victoire, par ses égards pour le prince vaincu, et par les respects qu’il lui rendit toujours, que par les efforts de courage qui l’avaient fait triompher. Je ne crois pas qu’il y ait rien d’égal à la sublimité de ce morceau d’histoire, rien qui soit plus capable d’élever le cœur et l’esprit. D’autres d’un genre bien différent, tirent tout leur prix de leur naïveté : tel est l’épisode de l’amour du roi d’Angleterre pour la comtesse de Salisbury, dont le récit tendre et touchant ne le cède peut-être point aux romans les plus ingénieux et les mieux écrits. L’historien prend quelquefois un ton enjoué, comme dans le chapitre où il parle de l’impatience du jeune roi Charles VI pour voir sa nouvelle épouse ; et dans celui où il rapporte les plaisanteries que ce prince fit au duc de Berry son oncle, qui, dans un âge peu propre à l’amour, prenait une femme jeune et aimable. Le goût de l’auteur s’aperçoit aisément dans la façon dont il traite ces matières ; mais comme son siècle savait tout concilier, ce goût n’exclut pas le fond de dévotion qui règne dans le cours de son ouvrage. Il serait seulement à souhaiter qu’il n’eût pas dégradé sa religion par une crédulité ridiculement superstitieuse : les faux miracles, les prophéties, les enchantements n’ont rien de si absurde qui ne trouve chez lui une croyance aveugle et sans bornes. Tout le monde connaît le conte qu’il fait du Démon Gorgon. On ne comprend guères comment il peut accorder avec le christianisme, l’exemple qu’il tire de la fable d’Actéon, pour justifier la vraisemblance d’une aventure de même espèce qui fait partie de ce conte. On lui a de plus reproché d’avoir déshonoré l’histoire, en y mêlant trop de minuties. Je conviens qu’on l’aurait bien dispensé de nous apprendre à quelle enseigne logeaient ceux dont il parle, et de nous indiquer les hôtelleries où lui-même avait quelquefois logé. Mais je ne passerai pas également condamnation sur les aventures amoureuses, les festins, les cérémonies dont il nous a laissé des descriptions : quand les récits n’en seraient pas assez nobles, ils nous peignent si bien et si agréablement le siècle dont il fait l’histoire qu’il y aurait, ce me semble, de l’ingratitude à s’en plaindre.[1]

  1. M. de S.te Palaye, dans la suite de son mémoire, mentionne les diverses éditions et les manuscrits de J. Froissart. Nous nous en sommes occupés fort au long dans la préface du tome I de cette édition.