Poésies de Madame Deshoulières/38

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Théophile Berquet, Libraire (p. 135-142).

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Réflexions morales

sur l’envie immodérée de faire passer son
nom à la postérité.

La savante Chéron, par son divin pinceau,
Me redonne un éclat nouveau ;
Elle force aujourd’hui les grâces,
Dont mes cruels ennuis et mes longues douleurs
Laissent sur mon visage à peine quelques traces,
D’y venir reprendre leurs places :
Elle me rend enfin mes premières couleurs.
Par son art la race future
Connaîtra les présens que me fit la nature :
Et je puis espérer qu’avec un tel secours,
Tandis que j’errerai sur les sombres rivages,
Je pourrai faire encor quelque honneur à nos jours.
Oui, je puis m’en flatter ; plaire et durer toujours,
Est le destin de ses ouvrages.

Fol orgueil, et du cœur humain
Aveugle et fatale faiblesse,
Nous maîtriserez-vous sans cesse ?

Et n’aurons-nous jamais un généreux dédain
Pour tout ce qui s’oppose aux lois de la sagesse ?
Non, l’amour-propre en nous est toujours le plus fort ;
Et, malgré les combats que la sagesse livre,
On croit se dérober en partie à la mort
Quand dans quelque chose on peut vivre.

Cette agréable erreur est la source des soins
Qui dévorent le cœur des hommes :
Loin de savoir jouir de l’état où nous sommes,
C’est à quoi nous pensons le moins.
Une gloire frivole et jamais possédée
Fait qu’en tous lieux, à tous momens,
L’avenir remplit notre idée ;
Il est l’unique but de nos empressemens.
Pour obtenir qu’un jour notre nom y parvienne,
Et pour nous l’assurer durable et glorieux,
Nous perdons le présent, ce temps si précieux,
Le seul bien qui nous appartienne,
Et qui, tel qu’un éclair, disparaît à nos yeux.
Au bonheur des humains leurs chimères s’opposent.
Victimes de leur vanité,
Il n’est chagrin, travail, danger, adversité,
À quoi les mortels ne s’exposent
Pour transmettre leurs noms à la postérité.

À quel dessein, dans quelles vues,
Tant d’obélisques, de portraits,
D’arcs, de médailles, de statues,
De villes, de tombeaux, de temples, de palais,
Par leur ordre ont-ils été faits ?
D’où vient que pour avoir un grand nom dans l’histoire
Ils ont à pleines mains répandu les bienfaits,
Si ce n’est dans l’espoir de rendre leur mémoire
Illustre et durable à jamais ?
Il est vrai que ces espérances
Ont quelquefois servi de frein aux passions ;
Que par elles les lois, les beaux-arts, les sciences,
Ont formé les esprits, poli les nations,
Embelli l’univers par des travaux immenses,
Et porté les héros aux grandes actions.
Mais aussi combien d’impostures,
De sacriléges, d’attentats,
D’erreurs, de cruautés, de guerres, de parjures,
A produit le désir d’être après le trépas
L’entretien des races futures !
Deux chemins différens, et presque aussi battus,
Au temple de mémoire également conduisent.
Le nom de Pénélope et le nom de Titus
Avec ceux de Médée et de Néron s’y lisent.
Les grands crimes immortalisent

Autant que les grandes vertus.
Je sais que la gloire est trop belle
Pour ne pas inspirer de violens désirs :
La chercher, l’acquérir, et pouvoir jouir d’elle,
Est le plus parfait des plaisirs.
Oui, ce bonheur pour l’homme est le bonheur suprême ;
Mais c’est là qu’il faut s’arrêter,
Tout charmé qu’il en est, à quelque point qu’il l’aime,
Il a peu de bon sens quand il va s’entêter
De la vanité de porter
Sa gloire au delà de lui-même ;
Et quand, toujours en proie à ce désir extrême,
Il perd le temps de la goûter.
Encor si dans les champs que le Cocyte arrose,
Dépouillé de toute autre chose,
Il était permis d’espérer
De jouir de sa renommée ;
Je serais bien moins animée
Contre les soins qu’on prend pour la faire durer.
Mais quand nous descendons dans ces demeures sombres
La gloire ne suit point nos ombres ;
Nous perdons pour jamais tout ce qu’elle a de doux ;
Et quelque bruit que le mérite,
La valeur, la beauté, puissent faire après nous,
Hélas ! on n’entend rien sur les bords du Cocyte.

Par où donc ces grands noms d’illustre, de fameux,
Après quoi les mortels courent toute leur vie,
Avides de laisser un long souvenir d’eux,
Doivent-ils faire tant d’envie ?
Est-ce par intérêt pour d’indignes neveux
Qui seuls de ces grands noms jouissent,
Qui ne les font valoir qu’en des discours pompeux,
Et qui, toujours plongés dans un désordre affreux,
Par des lâchetés les flétrissent ?

De ces heureux mortels qui n’ont point eu d’égaux
Tel est l’ordinaire partage.
Traités par la nature avec moins d’avantage
Que la plupart des animaux,
Leur race dégénère, et l’on voit d’âge en âge
En elle s’effacer l’éclat de leurs travaux.
Des choses d’ici-bas c’est le vrai caractère.
Il est rare qu’un fils marche dans le sentier
Que suivait un illustre père.
Des mœurs comme des biens on n’est pas héritier,
Et d’exemple on ne s’instruit guère.

Tandis que le soleil se lève encor pour nous,
Je conviens que rien n’est plus doux
Que de pouvoir sûrement croire

Qu’après qu’un froid nuage aura couvert nos yeux,
Rien de lâche, rien d’odieux
Ne souillera notre mémoire ;
Que, regrettés par nos amis,
Dans leurs cœurs nous vivrons encore.
Pour un tel avenir tous les soins sont permis :
C’est par cet endroit seul que l’amour-propre honore ;
Il faut laisser le reste entre les mains du sort.
Quand le mérite est vrai, mille fameux exemples
Ont fait voir que le temps ne lui fait point de tort.
On refuse aux vivans des temples
Qu’on leur élève après leur mort.
Quoi ! l’homme, ce chef-d’œuvre à qui rien n’est semblable,
Quoi ! l’homme pour qui seul on forma l’univers,
Lui dont l’œil a percé le voile impénétrable
Dont les arrangemens et les ressorts divers
De la nature sont couverts ;
Lui, des lois et des arts l’inventeur admirable,
Aveugle pour lui seul, ne peut-il discerner,
Quand il n’est question que de se gouverner,
Le faux bien du bien véritable ?

Vaine réflexion ! inutile discours !
L’homme, malgré votre secours,
Du frivole avenir sera toujours la dupe ;

Sur ses vrais intérêts il craint de voir trop clair ;
Et, dans la vanité qui sans cesse l’occupe,
Ce nouvel Ixion n’embrasse que de l’air.
N’être plus qu’un peu de poussière
Blesse l’orgueil dont l’homme est plein,
Il a beau faire voir un visage serein,
Et traiter de sang-froid une telle matière,
Tout dément ses dehors, tout sert à nous prouver
Que par un nom célèbre il cherche à se sauver
D’une destruction entière.

Mais d’où vient qu’aujourd’hui mon esprit est si vain ?
Que fais-je ? et de quel droit est-ce que je censure
Le goût de tout le genre humain,
Ce goût favori qui lui dure
Depuis qu’une immortelle main
Du ténébreux chaos a tiré la nature ?
Ai-je acquis dans le monde assez d’autorité
Pour rendre mes raisons utiles,
Et pour détruire en lui ce fond de vanité
Qui ne peut lui laisser aucuns momens tranquilles ?
Non ; mais un esprit d’équité
À combattre le faux incessamment m’attache
Et fait qu’à tout hasard j’écris ce que m’arrache
La force de la vérité.

Hé ! comment pourrais-je prétendre
De guérir les mortels de cette vieille erreur
Qu’ils aiment jusqu’à la fureur,
Si moi qui la condamne ai peine à m’en défendre ?
Ce portrait, dont Apelle aurait été jaloux,
Me remplit, malgré moi, de la flatteuse attente
Que je ne saurais voir dans autrui sans courroux.
Faible raison que l’homme vante,
Voilà quel est le fond qu’on peut faire sur vous.
Toujours vains, toujours faux, toujours pleins d’injustices,
Nous crions dans tous nos discours
Contre les passions, les faiblesses, les vices
Où nous succombons tous les jours.