Poésies de Marie de France (Roquefort)/Lai de Gugemer
Poésies de Marie de France, Texte établi par B. de Roquefort, Chasseriau, , tome 1 (p. 48-113).
LAI DE GUGEMER[1].
On devroit retenir en général le récit des
grandes choses qui se sont passées. Je vous
avouerai, Sire, qu’en traitant une bonne
matière, je crains toujours de manquer
mon sujet, c’est l’avis de Marie ; elle pense
qu’il n’appartient de faire parler de grands
personnages qu’à celui qui n’a pas cessé
d’être vertueux. Lorsque dans un pays il
existe une personne respectable de l’un ou
de l’autre sexe, elle trouve des envieux, qui,
par des rapports calomnieux, cherchent à
lui nuire et à ternir sa réputation. Ces jaloux
ressemblent au mauvais chien qui mord en
trahison les honnêtes gens. Je veux démasquer
et poursuivre ces misérables, qui ne
veulent et ne disent que du mal des autres.
Le conte suivant, dont les Bretons ont fait un Lai, est de la plus grande vérité ; je le rapporte entièrement d’après les écrits de ces peuples, et en prévenant que cette aventure arriva fort anciennement dans la Petite-Bretagne.[2]
Au temps du règne d’Arthus,[3] ce prince eut parmi ses vassaux un Baron appelé Oridial[4], qui étoit seigneur de Léon. Le roi l’estimoit fort pour sa vaillance. De son mariage étoient nés deux enfants, un fils et une fille, nommés Gugemer et Noguent. Doués d’une figure charmante, ils étoient l’idole de leurs parents. Quand Oridial vit son fils en âge, il l’envoya auprès d’Arthus pour apprendre l’état des armes. Le jeune homme se distingua tellement par sa valeur et par la franchise de son caractère, qu’il mérita d’être armé chevalier par le grand Arthus, qui, en cette occasion, lui fit présent d’une superbe armure. Gugemer veut aller chercher des aventures, et avant son départ il fait de riches présents à toutes les personnes de sa connoissance. Il se rend dans la Flandre pour faire ses premières armes, parce que ce pays était presque toujours en guerre. J’ose assurer d’avance qu’à cette époque, on ne pouvoit trouver un meilleur chevalier dans la Lorraine, la Bourgogne, la Gascogne et l’Anjou. Il avoit néanmoins un défaut, c’étoit de n’avoir pas encore songé à aimer. Cependant il n’y avoit ni dame ni demoiselle qui, s’il en eut témoigné le desir, ne se fût fait honneur d’être sa mie ; quoique même plusieurs d’entre elles lui eussent, sur cet objet, fait des avances, cependant il n’aima point. Personne ne pouvoit concevoir pourquoi Gugemer ne vouloit point céder à l’amour, aussi chacun craignait-il qu’il ne lui arrivât malheur.
Après nombre de combats, d’où il sortit toujours avec avantage, Gugemer voulut retourner dans sa famille, qui depuis longtemps desiroit le revoir. Après un mois de séjour, il eut envie d’aller chasser dans la forêt de Léon. Dans ce dessein, il appelle ses chevaliers, ses veneurs, et à l’aube du jour ils étoient dans le bois. S’étant mis à la poursuite d’un grand cerf, les chiens sont découplés, les chasseurs prennent les devants, et Gugemer, dont un jeune homme portoit l’arc, les flèches et la lance, vouloit lui porter le premier coup. Entraîné par l’ardeur de son coursier, il perd la chasse, et dans l’épaisseur d’un buisson il aperçoit une biche toute blanche, ornée de bois, laquelle étoit accompagnée de son faon. Quelques chiens qui l’avoient suivi attaquent la biche ; Gugemer bande son arc, lance sa flèche, blesse l’animal au pied et le fait tomber. Mais la flèche retournant sur elle-même vient frapper Gugemer à la cuisse, si violemment, que la force du coup le jette à bas de cheval. Étendu sur l’herbe auprès de la biche qui exhaloit ses plaintes, il lui entend prononcer ces paroles : Ah Dieu ! je suis morte, et c’est toi, vassal[5], qui en es la cause. Je desire que dans ta situation tu ne trouves jamais de remède à tes maux, ni de médecin pour soigner ta blessure ; je veux que tu ressentes autant de douleurs que tu en fais éprouver aux femmes, et tu n’obtiendras de guérison que lorsqu’une amie aura beaucoup souffert pour toi. Elle endurera des souffrances inexprimables, et telles qu’elles exciteront la surprise des amants de tous les âges. Au surplus, retire-toi et me laisse en repos.
Gugemer, malgré sa blessure, est bien étonné de ce qu’il vient d’entendre ; il réfléchit et délibère sur le choix de l’endroit où il pourroit se rendre, afin d’obtenir sa guérison. Il ne sait à quoi se résoudre, ni à quelle femme il doit adresser ses vœux et ses hommages. Il appelle son varlet, lui ordonne de rassembler ses gens et de venir ensuite le retrouver. Dès qu’il est parti, le chevalier déchire sa chemise, et bande étroitement sa plaie ; puis, remontant sur son coursier, il s’éloigne de ce lieu fatal, sans vouloir qu’aucun des siens l’accompagne. Après avoir traversé le bois, il parcourt une plaine et arrivé sur une falaise au bord de la mer. Là étoit un hâvre où se trouvoit un seul vaisseau dont Gugemer reconnut le pavillon. Ce bâtiment, qui étoit d’ébène, avoit les voiles et les cordages en soie. Le chevalier fut très-surpris de rencontrer une nef dans un lieu où il n’en étoit jamais arrivé. Il descend de cheval, et monte ensuite avec beaucoup de peine sur le bâtiment où il comptoit rencontrer les hommes de l’équipage, et où il ne trouva personne. Dans une des chambres étoit : un lit enrichi de dorures, de pierres précieuses, de chiffres en ivoire. Il étoit couvert d’un drap d’or, et la grande couverture faite en drap d’Alexandrie étoit garnie de martre-zibeline. La pièce étoit éclairée par des bougies que portoient deux candélabres d’or garnis de pierreries d’un prix, considérable. Fatigué de sa blessure, Gugemer se met sur le lit ; après avoir pris quelques instants de repos, il veut sortir ; mais il s’aperçoit que le vaisseau, poussé par un vent propice, étoit en pleine mer. Inquiet de son sort, souffrant de sa blessure, il invoque l’éternel, et le prie de le conduire à bon port. Le chevalier se couche et s’endort pour ne se réveiller qu’aux lieux où il doit trouver un terme à ses maux.
Il arrive vers une ville ancienne, capitale d’un royaume dont le souverain, homme fort âgé, avoit épousé une jeune femme. Craignant certain accident, il étoit extrêmement jaloux. Tel est l’arrêt de la nature que tous vieillards soient jaloux, et que lorsqu’ils épousent de jeunes femmes, on ne soit nullement étonné de ce qu’elles leur soient infidèles. Sous le donjon étoit un verger fermé par une muraille en marbre verd, et bordé par la mer. La seule porte qui servoit d’entrée étoit gardée nuit et jour. On ne pouvoit y entrer du côté du rivage qu’au moyen d’un bateau. Pour que sa femme fût plus exactement surveillée, le jaloux lui avoit fait construire un appartement dans la tour. Sur les murs, on avoit peint Vénus, déesse de l’amour, et représenté comment doivent se comporter les amants heureux ; d’un autre côté la déesse jetoit dans les flammes le livre où Ovide enseigne le remède pour guérir d’amour. Déclarant avec indignation qu’elle ne favoriseroit jamais ceux qui liroient cet ouvrage et qui en pratiqueroient la morale. La dame avoit près d’elle sa nièce, jeune personne qu’elle aimoit beaucoup ; celle-ci accompagnoit sa tante toutes les fois qu’il lui prenoit envie de sortir, et la reconduisoit ensuite au logis. Un vieux prêtre aux cheveux blancs avoit seul la clef de la tour, et indépendamment de son âge, il se trouvoit hors d’état d’alarmer un jaloux, autrement il n’eût pas été accepté ; outre la messe qu’il disoit tous les jours, notre prêtre servoit encore à table.
À l’issue de son dîner, la dame voulant se promener, emmena sa nièce avec elle. Tournant les yeux du côté de la mer qui baignoit le bord du jardin, elle aperçoit le vaisseau qui cingloit à pleines voiles de son côté. Ne voyant personne sur le pont, elle fut effrayée et voulut prendre la fuite ; mais la jeune personne naturellement plus hardie et plus courageuse que sa tante, parvint à la rassurer ; lorsque le vaisseau fut arrêté, elle ôte son manteau et descend dans la nef. Elle n’aperçoit personne à l’exception de Gugemer étendu sur le lit, où il dormoit encore. À la pâleur de son teint, au sang dont il étoit couvert, elle s’arrête, et le croit mort La pucelle retourne aussitôt vers sa tante et lui fait part de ce qu’elle venoit de voir. La dame répondit : Retournons sur le champ au vaisseau, et si le chevalier a cessé de vivre, nous le ferons ensevelir par notre vieux chapelain. Dès qu’elle fut entrée dans le bâtiment, la dame aperçut le chevalier dont elle plaignit le malheur, et déplora la perte. Elle s’avance, lui met la main sur le cœur, et le sent battre. Aussitôt Gugemer se réveillant, salue la dame qui pleuroit ; celle-ci s’empresse de lui demander quel est son nom, sa patrie ; par quel hasard il est venu dans ce pays, et enfin s’il a été blessé à la guerre. Madame, dit-il, je vais vous dire la vérité toute entière. Je suis de la petite Bretagne ; étant allé chasser hier, je blessai une biche blanche ; la flèche revenant sur elle-même, est venue me frapper la cuisse avec tant de violence, que je pense ne pouvoir jamais être guéri. Cette biche m’annonça que ma blessure ne se fermeroit que lorsque j’aurois rendu une femme sensible à mon amour. Dès que j’eus entendu mon arrêt, sortant du bois je vins sur les bords du rivage, où trouvant ce vaisseau, je fis la folie d’y entrer, et bientôt je me vis en pleine mer ; je suis arrivé près de vous, et j’ignore le nom du pays et de cette ville en particulier. Ah ! belle dame, daignez me conseiller dans mon infortune, je ne sais où aller, et je suis hors d’état de gouverner mon vaisseau. Beau sire, je vous donnerai volontiers les renseignements que vous demandez. Cette ville et les contrées qui l’environnent appartiennent à mon mari, homme riche et de grande naissance, mais très-vieux, et de plus, extrêmement jaloux. Il m’a renfermée dans cette enceinte, dont la seule porte toujours fermée, est gardée par un vieux prêtre. Jamais je ne sortirai de ce lieu sans l’ordre de mon époux. J’ai près d’ici mon appartement et ma chapelle ; et cette jeune personne partage l’ennui de ma solitude. Au surplus, si cela vous est agréable, venez demeurer avec nous ; nous aurons soin de votre personne. À cette proposition Gugemer s’empresse de remercier la dame, et accepte l’offre qui vient de lui être faite ; il se dresse sur son lit, ces dames l’aident à marcher et le conduisent à la tour. On lui donne le lit et la chambre de la jeune personne et sitôt qu’il fut arrivé, elles lui lavèrent et bandèrent sa plaie. Les soins les plus tendres sont prodigués à Gugemer ; mais bientôt amour lui fait une blessure bien plus dangereuse ; à mesure que la première se fermoit et se cicatrisoit, l’autre prenoit un caractère bien différent. Il oublie son ancien mal, sa patrie, mais il soupire sans cesse ; qu’il seroit heureux s’il savoit que son ardeur est partagée ! Resté seul, il s’abandonnoit à ses réflexions, et voyoit bien que si la dame ne venoit à son secours, il mourroit infailliblement. Que ferai-je ? disoit-il ; j’irai vers elle et lui découvrirai ma flamme ; je la prierai d’avoir pitié d’un malheureux abandonné qui n’a de conseil de personne ! Oui, si elle rejette mes vœux, si je ne puis dompter son orgueil, il ne me reste qu’à mourir de langueur. Bientôt, changeant d’avis, il prend le parti de se taire et de cacher ses souffrances. Le sommeil fuit loin de sa paupière, il ne fait que soupirer et se plaindre nuit et jour ; sa pensée lui rappelle les appas de sa belle, ses grâces, ses beaux yeux et surtout cette bouche charmante et ces douces paroles qui lui portent au cœur. Il lui crie merci, et peu s’en faut qu’il ne l’appelle à son secours. Il croit toujours la voir et lui parler ; quel eût été le bonheur de Gugemer, s’il eût connu les sentiments de la dame ! Que d’inquiétudes il se fût épargnées, et ces souffrances qui avoient effacé l’incarnat de son teint ! Si le chevalier ressentoit les maux d’amour, ils étoient également ressentis par la dame.
Aussi inquiète que son amant, dont elle partageoit les sentiments, la belle qui ne pouvoit dormir, s’étoit levée de grand matin. Elle se plaint des souffrances qu’elle endure. Sa nièce qui lui tenoit compagnie, s’aperçut de l’amour que sa tante portoit au chevalier. Elle ignore si ce dernier partage les doux sentiments qu’on a pour lui. Afin de s’en éclaircir, elle profite de l’instant où sa tante étoit à la chapelle, pour interroger Gugemer. À cet effet, elle se rend près de lui. Le chevalier après l’avoir fait asseoir devant le lit, lui demande où étoit sa dame, et pourquoi elle s’étoit levée de si grand matin. Craignant d’avoir commis une indiscrétion, il s’arrête et soupire. Sire chevalier, dit la pucelle, vous aimez et vous avez tort de cacher votre amour ; d’ailleurs il n’y auroit rien que de très-honorable pour vous, si vous obteniez la tendresse de ma tante. Cet amour est parfaitement bien assorti, vous êtes tous deux beaux, aimables et jeunes. Ah ! chère amie, je suis si fortement épris que je deviendrai le plus malheureux des hommes, si je ne suis pas secouru. Conseillez-moi, douce amie, et veuillez m’apprendre ce que je dois espérer. La jeune personne du ton le plus affectueux, s’empressa de rassurer le chevalier, et lui promit de le servir de tout son pouvoir dans ce qu’il voudroit entreprendre, tant elle est bonne et serviable. Dès qu’elle eut entendu la messe, la dame désira savoir des nouvelles de son amant et s’informer de ce qu’il faisoit. Elle appelle sa nièce, parce qu’elle veut avoir un entretien secret avec Gugemer, entretien d’où doit dépendre le bonheur de sa vie.
Après s’être rendue dans l’appartement de Gugemer, les deux amants se saluent réciproquement, et tous deux intimidés, osent à peine parler. L’embarras du chevalier est d’autant plus grand, qu’il est étranger, qu’il ignore les usages du pays où il est venu. Il craint aussi de commettre une indiscrétion, qui lui enleveroit les bonnes grâces de sa mie et la forceroit à se retirer. Qui ne découvre son mal, est bien plus difficile à guérir[6]. Amour est une plaie intérieure qui ne laisse rien apercevoir au dehors. C’est un mal qui dure long-temps, parce qu’il est naturel. Je sais qu’il en est plusieurs qui tournent en plaisanteries les souffrances d’amour. Ainsi pensent ces hommes discourtois, qui sont jaloux des gens heureux, et qui vantent par-tout leurs bonnes fortunes. Non ils ne savent ce que c’est que l’amour, ils ne connoissent que la méchanceté, le libertinage et la débauche. De son côté, la dame qui aimoit tendrement le chevalier n’ignoroit pas que, lorsqu’on trouve un ami sincère et vrai, on doit le chérir et faire tout ce qu’il peut désirer. Enfin l’amour donne à Gugemer le courage de découvrir à sa mie toute la violence de sa passion. Je meurs pour vous, dit-il, daignez m’accorder votre amour ; et si vous rejetez ma tendresse, je n’ai d’autre espoir que la mort. Ah ! de grace, je vous en supplie, ne me refusez pas. Bel ami, un instant, je vous prie ; une pareille demande à laquelle je ne suis pas accoutumée mérite réflexion. Pardon, madame, si mon discours peut vous blesser. Vous n’ignorez pas, sans doute, qu’une coquette doit se faire long-temps prier pour accorder ses bonnes graces, afin de ne pas se découvrir et d’éviter de faire soupçonner ses intrigues. Lorsqu’une femme bien née, tout-à-la-fois aimable, jolie et spirituelle, voit un homme de son rang qui lui convient, loin de le refuser, elle acceptera volontiers son hommage, et leur union sera déjà ancienne lorsqu’elle sera connue. La dame persuadée de la vérité de ce discours, accorda au chevalier le don d’amoureuse merci, et depuis ce jour ils furent heureux.
Depuis un an et demi nos deux amants jouissoient d’un parfait bonheur, mais la fortune cessa de leur être favorable. Sa roue tourne, et en peu d’instants elle porte au-dessus celui qui étoit dessous. Ils en firent la triste expérience, car ils furent aperçus.
Par un beau jour d’été nos deux amants, réunis dans la même couche, s’entretenoient de leurs amours, et se confondoient dans leurs embrassements. La dame prenant la parole dit : Mon doux ami, de sinistres pressentiments m’annoncent que je vous perdrai, et que nous serons découverts ; mais si vous venez à mourir, je ne veux plus vivre. Si vous vous échappez, vous pourrez faire une autre conquête, et j’en périrai de chagrin. Ah ! si j’étois forcée de vous quitter, non-seulement je ne ferois point d’autre ami, mais je n’aurois plus ni joie ni repos, ni paix. Pour vous donner un gage de ma foi, vous allez me remettre votre chemise, j’y ferai un pli dans un des coins ; promettez-moi de n’aimer que la personne qui pourra le défaire. Le chevalier remet sa chemise à la dame ; elle fait un nœud arrangé de telle manière qu’il ne pouvoit être défait à moins de déchirer le linge ou de le couper. De son côté le chevalier prend une ceinture nouée d’une façon particulière, l’attache autour du corps de sa maîtresse, en cache les boucles, et celle-ci lui jure de n’aimer jamais que la personne qui pourra la dénouer sans rien casser ni rompre.
Ils avoient raison d’en agir ainsi, car dans la journée, ils furent découverts par un maudit chambellan, que l’époux envoyoit à sa femme. Il attendoit le moment où il pourroit entrer, et remplir l’objet de sa mission, lorsque regardant à travers la fenêtre, il aperçut Gugemer. Ayant terminé, il s’empresse de retourner vers son maître, pour lui faire part de cette découverte. À cette nouvelle, le vieillard transporté de fureur, prend avec lui trois de ses serviteurs, les conduit à l’appartement de sa femme, dont il fait briser la porte. Le premier objet qu’il aperçoit est le chevalier. Dans un mouvement dont le mari n’est pas le maître, il donne l’ordre de s’emparer du coupable et de le faire mourir. Gugemer peu effrayé de sa menace, se saisit d’une grosse perche de sapin, sur laquelle on étendoit du linge ; par son assurance et son courage, il contient les assaillants qui n’osent avancer. Après l’avoir beaucoup regardé, le mari demande à Gugemer son nom, son pays, et comment il a fait pour s’introduire dans son château. Le chevalier raconta naïvement son aventure, depuis l’instant où il blessa la biche jusqu’à ce moment. Le mari doute de la vérité du récit qu’il vient d’entendre ; s’il trouve le vaisseau qui avoit amené le chevalier, il le forcera à se rembarquer sur le champ. Plût à Dieu, ajouta-t-il, que tu puisses te noyer ! En effet, s’étant rendus au port, ils aperçurent le bâtiment près du rivage ; Gugemer y entre, et la fée sa protectrice le conduit dans son pays.
Je laisse à penser quel étoit le chagrin de notre chevalier : absent de sa maîtresse dont il est peut-être éloigné pour toujours, il pleure et soupire. Dans son désespoir, il prie le ciel de le faire mourir, sur-tout s’il perd l’objet qu’il aime plus que la vie. Il réfléchissoit encore à toute l’étendue de son malheur, lorsque le vaisseau entra dans le port d’où il étoit parti la première fois. Il prit terre aussitôt, s’empressa de descendre, parce qu’il étoit près de son pays. À peine étoit-il débarqué, qu’il fit la rencontre d’un jeune homme dont il avoit soigné l’enfance. Ce jeune homme accompagnoit un chevalier, et menoit en laisse un cheval de bataille tout équipé. Gugemer l’appelle, et le jeune homme reconnoissant son seigneur, s’empresse de lui offrir un coursier. Il retourne dans sa famille où il est parfaitement bien reçu. Afin de le fixer dans le pays, et de dissiper la mélancolie dans laquelle il étoit plongé, ses amis veulent lui donner une épouse, mais Gugemer s’en défendit en déclarant qu’il ne prendroit aucune femme, soit par amour ou par richesse, que celle qui pourroit défaire le pli de la chemise. Quand cette nouvelle fut répandue dans la Bretagne, tout ce qu’il y avoit de filles et de femmes à marier, vint pour tenter l’aventure, mais aucune n’en put venir à bout.
Pendant ce temps, l’objet des amours de Gugemer, la dame infortunée gémissoit dans un cachot, où l’avait fait mettre son mari, d’après les conseils d’un de ses courtisans. Renfermée dans une tour de marbre, elle passoit le jour dans la tristesse et les nuits étoient plus tristes encore. Personne ne pourroit raconter toutes les peines qu’elle essuya pendant plus de deux ans qu’elle y resta. Elle songeoit sans cesse à son amant. Ah ! Gugemer, je vous ai vu pour mon malheur, mais je préfère la mort plutôt que de souffrir plus long-temps. Cher ami, si je peux parvenir à m’échapper, j’irai à l’endroit où vous vous êtes embarqué, pour me précipiter dans la mer. Elle avoit à peine achevé ces paroles qu’elle se lève, et vient à la porte où elle n’aperçoit ni verrou ni serrure. Profitant de l’occasion, elle sort de suite, se rend sans obstacle au port où elle trouve le vaisseau qui avoit conduit son amant ; il étoit amarré à la roche, d’où elle vouloit se précipiter dans les flots. Elle s’embarque sur-le-champ, mais une réflexion vient modérer la joie qu’elle ressent d’avoir obtenu la liberté. Son ami n’auroit-il pas péri ? Cette idée lui fait tant de mal, qu’elle est prête à s’évanouir et qu’elle la force à s’asseoir. Le vaisseau vogue et s’arrête dans un port de la Bretagne, vers un château parfaitement bien fortifié. Il appartenoit au roi Mériadius[7], qui pour lors étoit en guerre avec des princes ses voisins. Il s’étoit levé de grand matin parce qu’il vouloit envoyer un détachement pour ravager les terres de ses ennemis. En regardant par une croisée, il aperçut le vaisseau qui approchoit. Suivi d’un chambellan, il s’empresse de se rendre au port et de monter à bord. Mériadus voyant la beauté de la dame la prend pour une fée, la saisit par le manteau et la conduit dans son château. Enchanté de l’aventure, le monarque est peu curieux d’apprendre comment cette beauté est venue seule dans la nef, il lui suffit de savoir qu’elle est de haut parage. Épris de ses charmes, plus que je ne le pourrois dire, Mériadus ordonne à sa jeune sœur d’avoir les plus grands égards pour la dame ; il lui fait donner les vêtements les plus riches, mais la dame est toujours plongée dans la tristesse ; peu touchée des soins et de l’empressement de Mériadus, qui la requiert souvent d’amour, elle lui montre la ceinture et lui annonce qu’elle n’aimera jamais que celui qui pourra dénouer cette ceinture sans la déchirer. Mériadus piqué au vif, apprend à la dame, que dans le pays, il y avoit un chevalier fort renommé qui ne vouloit prendre femme à cause d’une chemise dont le pan droit étoit plié d’une façon particulière. Je ne serois point étonné, madame, d’apprendre que c’est vous qui avez fait ce pli. Peu s’en fallut que la dame ne perdit l’usage de ses sens, lorsqu’elle entendit cette nouvelle. Mériadus la retint dans ses bras et coupa le lacet de sa robe. Il entreprit de dénouer la ceinture ; mais lui, ses courtisans et tous les chevaliers du pays échouèrent dans leur entreprise.
Dans l’espoir de rencontrer la personne qui devoit mettre fin à l’aventure, Mériadus fait publier un grand tournoi ; il s’y rendit un grand nombre de chevaliers, en tête desquels se trouvoit Gugemer. Il étoit prié d’y venir comme ami et comme compagnon d’armes, parce que Mériadus avoit besoin de son secours ; aussi avoit-il plus de cent chevaliers à sa suite qui furent parfaitement bien reçus et qui logèrent dans la tour. Dès qu’ils furent arrivés, Mériadus envoya deux chevaliers, prier sa sœur de descendre avec la belle dame à la ceinture. Elles entrèrent bientôt couvertes de riches vêtements, et se tenant par la main. Quelqu’un appella Gugemer, et sitôt que la dame qui étoit pâle et pensive, entendit nommer son amant, elle fut prête à défaillir ; elle fût même tombée à terre, si la jeune personne ne l’eût retenue. Le chevalier se leva à l’approche de sa belle, la regarda fixement et l’entraînant un peu à l’écart, il lui dit : Ne seroit-ce pas ma douce amie, mon bonheur, mon espérance, ma vie, la belle dame qui tant m’aima ? Mais d’où vient-elle ? Qui peut l’avoir conduite dans ces lieux ? Où s’égare ma tête ! Ce ne peut pas être elle. Souvent les femmes se ressemblent, et votre vue bouleverse toutes mes idées. Oh ! cette ressemblance me fait battre le cœur, et je ne puis m’empêcher de frémir et de soupirer. Je veux absolument m’en convaincre et l’interroger. Gugemer après avoir embrassé la dame, la fait asseoir et prend place à son côté. Mériadus fort inquiet n’avoit pas perdu un seul de leurs mouvements ; prenant un air riant, il prie Gugemer d’inviter la belle inconnue à tenter l’épreuve de la chemise. Avec plaisir répond le chevalier qui donne l’ordre de l’aller chercher. Le chambellan apporte la chemise, Gugemer la prend et la remet à la dame qui reconnut aussitôt le nœud qu’elle avoit fait elle-même. Elle n’ose cependant le défaire, parce que son cœur éprouve la plus grande agitation. Mériadus dont l’inquiétude étoit bien plus grande, l’invite à tenter l’aventure. Sur son invitation, la dame prend la chemise et la déploie sur le champ. On ne peut se figurer l’étonnement de Gugemer, il ne peut douter que cette femme ne soit sa maîtresse, et il ose à peine en croire ses yeux. Est-ce bien vous, tendre amie, qui êtes devant moi ! Laissez-moi, je vous prie, examiner une chose. Alors lui portant la main sur le côté, il s’aperçoit qu’elle porte la ceinture qui doit servir à leur reconnoissance. Ah ! belle amie, dites-moi de grâce par quel hasard heureux je vous trouve en ce pays ! qui peut vous y avoir amenée ! Aussitôt elle lui raconta les peines et les tourments qu’elle avoit endurés, son emprisonnement, sa résolution de se détruire, sa délivrance, son voyage et son arrivée chez Mériadus, qui la combloit d’honneurs, mais qui la requéroit sans cesse d’amour : réjouissez-vous, mon ami, votre amante vous est rendue.
Gugemer se lève aussitôt, et s’adressant à l’assemblée, il dit : Beaux seigneurs, daignez m’écouter ; je viens de retrouver mon amie, que je croyois avoir perdue pour toujours. Je prie donc Mériadus de me la rendre, et pour le remercier, je deviendrai son homme-lige ; je m’engage à le servir pendant deux ou trois ans avec cent chevaliers que je soudoierai. Cher ami, répond Mériadus, la guerre que je soutiens ne m’a pas encore réduit au point de pouvoir accepter l’offre que vous me faites. J’ai trouvé cette belle dame, je l’ai accueillie, je la garderai, et malheur à qui voudra me la disputer ! Après cette déclaration, Gugemer fait monter tous ses chevaliers ; devant eux il défie Mériadus, et il part avec la douleur de quitter encore sa mie. Il n’est aucun des seigneurs venus pour le tournoi qu’il n’emmène avec lui ; chacun d’eux lui fait la promesse de le suivre par-tout où il ira, et de regarder comme traître celui qui manqueroit à son serment.
La troupe se rend le soir même chez le prince avec lequel Mériadus étoit en guerre, qui les loge et les reçoit à bras ouverts. Ce secours lui fait espérer d’avoir bientôt la paix. Le lendemain, dès l’aube du jour, les troupes se mettent en marche sous la conduite de Gugemer. On assiége le château dont il veut absolument se rendre maître. La place investie de toutes parts est bientôt réduite. Enfin, on s’empare du château, qu’on détruit, Mériadus est tué. Après tant de dangers et de peines, Gugemer retrouve son amie, qu’il conduit dans ses terres.
Du conte que je viens de rapporter, les Bretons ont composé le Lai de Gugemer ; il se chante avec accompagnement de harpe et de vielle, et l’air en est bon à retenir.
LAI DE GUGEMER.
Volentiers devreit-hum oïr
Cose k’est bonne à retenir ;
Ki de boine matère traite
Mult me peise se bien n’est faite :
Oiez, Segnurs, ke dit Marie
Ki en sun tens pas ne s’ublie[8].
Ce lui deivent la gent loer,
Ki en bien fait de sei parler ;
Mais quant oent en un païs,
Humme u femme de grant pris,
Cil ki de sun bien unt envie,
Suvent en dient vileinie ;
Sun pris li volent abeisier,
Par çeo coumencent le mestier.
Del’ malveis chien, coart, félun,
Ki mort la gent par traisun
Nel’ voil mie pur çeo laissier.
Si jangleur u si losengier
Le me volent à mal turner
Çeo est lur dreit de mesparler.
Les cuntes ke jo sai verais
Dunt li Bretun unt fait lor Lais,
Vus cunterai assez briefment
El cief de cest coumencement.
Sulunc la lettre è l’escriture[9],
Vus musterai une aventure
Ki en Bretaigne la menur,
Avint al tens anciénur.
En cel tens tint Artus la terre[10],
Souvent i ot è peis è guerre :
Li Reis aveit un sien Barun
Ki Sires esteit de Liun ;
Oridials est apelez,
De sun Seignur fu mult amez.
Chevaliers ert pruz è vaillans ;
De sa moullier out deux enfans,
Un fis è une fille bele,
Noguent ot nun la Dameisele :[11]
Gugemer[12] noment le Dansel,[13]
En nul réaulme n’out plus bel :
A merveille l’amot sa mère,
E mult esteit bien de sun père.
Quant il le pout partir de sei,
Si l’envéat servir le Rei :
Li Vadlet fu sages è pruz,
Si se faseit amer de tuz.
Quant fu venus termes è tens,
K’il ot assés éage è sens,
Li Reis l’adouba ricement,
Armes li dune à sun talent.
Gugemers se part de la Curt,
Mult i dona ainz qu’il s’enturt :
En Flaundres vait pur sun pris querre,
Là out tusjurz estrif è guerre.
En Loreine, ne en Burguine,
Ne en Angwe, ne en Gascuine,
A cel tens ne pot-hum truver
Meillor cevalier ne sun per :
De tant i ot mespris nature,
Ke unc de nul amur n’out cure,
Sous ciel n’out dame ne pucele,
Ki tant fu avenans et bele ;[14]
Se il d’amor la requisist,
Ke volentiers nel’ retenist.
Pluisors l’en requistrent suvent,
Mais il n’en aveit nul talent,
Nus ne pooit aperceveir,
Que il vousist amur aveir,
Pour çou le tienent à péri,
L’estrange gent et si ami.
En la flur de sun meillur pris,
S’en vait li Ber en sun païs[15],
Véer son père, son Segnur,
Sa boune mère è sa sorur,
Ki mult l’aveient desiré ;
Ensemble od eus ad sujurné,
Ceo m’est avis, un meis entier.
Talent le prist d’aler chacier :
La nuit somunt ses Cevaliers,
Ses vénéors et ses berniers[16] ;
Al matin vunt en la forest,
Kar cel déduit forment li plest.
A un grant cerf sont aruté,
E li cien furent descuplé,
Li vénéor curent devant,
Li Damoisiaus s’en va criant.
Son arc li porteit un Vallez,
Sun hansart et sun berserez ;
Traire vossist, se mès éust.
Ains ke d’ileuc se reméust,
En l’espeise d’un grant buissun,
Vit une Bisse od sun foun,
Tute esteit blaunce cele beste,
Perches de cerf out sur la teste.[17]
Par l’abai des bracez[18]sailli,
Il tent sun arc, si traist à li,
En l’esclot la féri devaunt,
Ele chaï de maintenaunt.
La saïete ressort arière,
Gugemer fiert en tel manière
En la quisse, que del’ ceval[19]
Le fist caïr mult tost à-val :
A tere chiet sor l’erbe drue
Delez la Beste k’eust ferue ;
La Bisse ke nafrée esteit,
Angousseusement se plaigneit[20],
Après parla en itel guise.
Aï mi ! las, jeo suis ocise,
Et tu, Vassau, ki m’as nafrée,
Tel seit la tuë destinée ;
Jamais n’aies-tu médecine,
Ne par herbe, ne par racine,
Ne par mire[21], ne par pociun[22],
N’aies-tu jamès garissun,
De la plaie ke as en la quisse,
De-ci que cele t’en guarisse,
Ki suffera pur tue amur,
Si grant paine è si tel dolur,
K’unkes femme taunt n’en sufri :
Et tu referas taunt pur li,
Ke tut cil s’en merveillerunt
K’aiment, è amé averunt,
U ki puis amerunt après ;
Va t’en de-ci, me laisse en pès.
Gugemer fu forment blesciez,
De çou k’il out est esmaiez ;
Coumençat soi à purpenser,
En quel tere purrat aler,
Pur sa plaïe faire guarir
Kar ne se volt laissiez murir.
Il set assez è bien le dit,
Ke ainc femme nule ne vit
A ki il aturnast s’amur,
Qu’il’ garesist de sa dolur.
Sun Vallet apela avaunt :[23]
Amis, dist-il, va tost poignaunt
Fais mes compaignuns returner,
Kar jo vauroie ad eus parler.
Cil point avaunt è il remaint
Mult angousseusement se plaint ;
De se cemise estreitement
Bende sa plaïe fermement.
Puis est muntez, d’ileuc se part,
K’eslongiés soit mult li est tart ;
Ne volt ke nus des suens i vienge,
Ke desturnast et ki detienge.
Le travers del’ bois est alez,
Un vert chemin ki l’ad menez
Fors de la launde enmi la plaigne,
Voit la faloise et la muntaigne.
D’une ewe ki desuz cureit,
Braz fu de mer, hafne i aveit ;
El hafne out une sule nef
Dunt Gugemer counut le tref :
Mult bien esteit aparilliée,
Defors è dedens ert poiée.
Nuls hum n’i pout trover jointure,
N’i out keville ne closture
Ke ne fust tute d’ébenus[24],
N’est sous ciel ors qui vaille plus[25].
Le veile esteit tute de seie,
Mult est bèle, ki la despleie ;
Li Chivaliers fu mout pensis,
Car en la terre n’u païs[26],
N’out unkes mès oï parler,
Ke nefs i pussent ariver.
Il vait avaunt, si descent jus,
A graunt anguisse munta sus ;
Dedenz quida hummes truver,
Ki la nef déussent garder,
Ni aveit nul, ne nul ne vit[27].
Enmi la nef trovat un lit,
Dunt li pecun è li limun
Furent al overe Salemun.
Tailliés à or et à trifoire[28],
De cifres et de blance ivoire ;
D’un drap d’Aufrique à or tissu,
Ert la coute qui dedens fu[29] :
Les altres dras ne sai preisier,
Mès tant vos di del’ oreillier,
Ki sus i eust son cief tenu,
Il ne l’éust jamais kenu[30].
La couverture tut sebelin,
Taillié d’un drap Alixandrin.
Deus chandelabres de fin or,
Les pieres valent un trésor,
El cief de la nef furent mis,
Desus out deus cirges espris[31] :
De çeo esteit moult merveilliez.
Desor le lit s’est apoiez,
Reposé s’est et sa plaie deut,
Puis est levez, aler s’en veut :
Il ne pout mie returner,
La nés esteit en halte mer,
Od lui s’en vat délivrement,
Bon oret a et suef vent.
N’i ad mais nient de sun repaire,
Mult est dolent ne seit ke faire,
N’est merveille se il s’esmaie,
Kar grant dolur out de sa plaie.
Suffrir li estut s’aventure,
Et prie Diu qu’en prenge cure[32],
K’à son plaisir le mete à port,
Si le deffende de la mort.
El lit se colcha, s’i s’endort,
Hui ad trespassé le plus fort,
Ainz le vespre ariverat,
Là ù sa garisun aurat.
Desuz une antive cité,
Ki ciés esteit de cel regné,
Li Sires ki la mainteneit
Mult fu velz hum, è femme aveit ;
Une Dame de haut parage,
France è curteise, bele è sage,
Jalous esteit à démesure :
Kar çeo perportoit sa nature,
Ke tut li viel seient gélous,
Mult het cascuns ke il seit cous ;
Tel est d’aage li trespas,
Il nel’ la guardat mie à gas.
En un vergier souz le dongun,
Un clos aveit tut envirun.
De vert marbre fu li muralz,
Mult par esteit espès è halz ;
N’i out fors une sule entrée,
Cele fu noit è jur gardée.
De l’altre part fu clos de mer
Nuls ne pout issir ne entrer,
Si ceo ne fust od un batel,
Qui busuin éust ù castel.
Li Sire out fait dedenz le meur,
Pur sa femme metre à seur.
Chaumbre souz ciel n’out plus bele ;
A l’entrée fu la capele :
La caumbre ert painte tut entur ;
Vénus la dieuesse d’amur,
Fu très bien mis en la peinture,
Les traiz mustrez è la nature,
Cument hum deit amur tenir,
E léalment è bien servir.
Le livre Ovide ù il ensegne,
Coment cascuns s’amour tesmegne,
En un fu ardent les jettout ;
È tuz iceux escumengout,
Ki jamais cel livre lireient,
Et sun enseignement fereient[33].
Là fu la Dame enclose è mise ;
Une Pucele à sun servise[34],
Li aveit ses Sires bailliez,
Ki mult ert France è ensegniez.
Sa nièce ert, fille sa sorur,
Entre les deus ont grant amur,
Od li esteit quant il errout,
De-ci là que il repairout,
Hume ne feme ni venist,
Ne fors de cel muraill n’issist.
Uns vix Prestres blans et floriz,
Guardout la clef de cel postiz ;
Le plus bas menbre aveit perdu
Autrement n’i fu pas créu :
Le servise Diu li diseit
Et à sun mengier la serveit.
Cel jur méisme ainz relevée
Fu la Dame el vergié alée ;
Dormi aveit après mengier,
Si s’est alée esbanoier :
Ensanble od li eut la Mescine,
Gardent à-val lès la marine,
La neif virent qui vint singlant[35],
Si cum li flos veneit muntant ;
Ne veient rien qui la cunduie.
La Dame vout tuner en fuie,
S’el ad paor n’est pas merveille,
La face l’en devint vermeille[36].
Mès la Meschine ki fu sage,
È plus hardie de curage,
La recunforte et aséure ;
Cele part vunt grant aléure :
Son mantel oste la Pucele,
Entre en la neif qui mult fu bele,
Ni trovat nule rien vivant,
Fors sul le Cevalier dormant.
Pâle le vit, mort le cuida,
Arestut soi, si l’esgarda ;
Arière vait la Dameisele,
Hastivement sa Dame apele[37],
Tute la vérité li dit,
Mut pleint le mort que ele vit.
La Dame dist : Or’i aluns[38]
Et s’il est mors, nus l’enfouïruns ;
Nostre Prestres nus aidera,
Se il est vis, si parlera[39].
Ensanble i vunt ne targent mès,
La Dame avant è cele après,
Quant ele est en la neif entrée,
Devant le lit est arestée,
Le Cevalier a esgardé,
Mut pleint sun cors et sa biauté ;
Pur lui esteit triste è dolente
Et puis dist : Mar fu sa juvente,
Desor le pis li mist sa main,
Caut le senti et le quer sain,
Ki sous le costé li bateit.
Li Chevaliers qui se dormeit
S’est esveilliés ; si l’ad véue,
Mut très ducement la salue[40] ;
Bien seit k’il est venus à rive.
La Dame plurante è pensive
Li respundi mult boinement,
Demanda li cumfaitement
Il est venuz et de quel tere,
E s’il ert escilliés par guere.
Dame, fait-il, ceo n’i ad mie,
Mais s’il vus pleist que je vus die
La vérité vus cunterai,
De rien ne vus en mentirai.
De Bretaine la menor sui,
Au bois alai cacier dès-hui,
Une Beste blance i féri,
E la saïete resorti
En la quisse si m’ad nafré,
Jamès ne quid avoir santé[41].
La Bisse se pleint et parlat[42],
Mut me maudist et si jurat
Que jà n’éusse guarisun,
Se par une Meschine nun,
Ne sai ù ele seit trovée.
Quant jeo oï la Destinée,
Hastivement del’ bos issi,
En un hafne ceste nef vi,
Dedenz entrai, si fis folie,
Od mei s’en est la nef ravie,
Ne sai ù jeo sui arivez,
Coument ad nun ceste citez.
Bele Dame, pour Deu vus pri,
Cunsellez mei vostre merci ;
Kar jeo ne sai quel part aler,
Ne la neif ne puis governer.
El li respunt : Biau Sire ciers,
Cunseil vus donrai volentiers ;
Ceste cités est mun Segnur ;
E la cuntrée tut en-tur,
Rices hum est de haut parage,
Mais vix est è de grant éage ;
Anguissusement est gelus,
Par cele fei ke jeo dei vus ;
Dedenz ce mur m’ad enfermée[43],
N’i ad fors k’une sule entrée.
Un vix Prestre la porte garde,
Maus fus et male flambe larde[44] ;
Ci sui et nuit et jur enclose,
Jà ne serai nul fiez si ose,
Que j’en isse s’il nel’ comande,
U me Sire ne me demande.
Ci ai ma chambre et ma chapele,
Ensanble od mei ceste Pucele ;
Se vus i plest à demurer,
Tant que vus mix pussez errer,
Volentiers vus séjurnerums.
Et de bun queor vus servirums.
Quant il ad la parole oïe,
La Dame forment en mercie[45],
Od li séjurnera ceo dit :
En estant s’est dréciés el lit,
Celes li ajuent à peine.
La Dame le prent, si l’enmaine[46],
Desor le lit à la Meschine,
Très un dossal qui por cortine[47],
Fu en la chambre apareilliez.
Là est li Dameisels cuchiez.
En bacins d’or l’eve aportèrent,
Sa plaie è sa quisse lavèrent ;
A un bel drap de cheisil blanc,
Li ostèrent d’entur le sanc ;
Puis l’unt estreitement bendé[48],
Mult le tienent en grant chierté.
Quant lur mangiers al vespres vint
La Pucele tant en retint,
Dunt li Chevaliers out assez,
Bien fu péuz et abevrez.
Amurs le puint d’une estincele[49]
Dedens le quers lès la mamele ;
Kar la Dame l’ad si nafré,
Tut ad sun païs ublié :
De sa plaïe nul mal ne sent,
Mut suspire angusceusement ;
La Meschine k’il deit servir
Prie qu’ele le laist dormir ;
Cele s’en part, si l’ad laissié,
Puis k’il li ad duné cungié,
Devant sa Dame en est alée,
Qui aukes est jà escaufée
Del’ fu dunt Gugemer se sent
Qui son queor alume è esprent.
Li Chevaliers est remès sous,
Pensis esteit è angoisous ;
Ne seit encore que ceo deit,
Mès nepurquant bien s’aparçeit,
Se par la Dame n’est garis,
De la mort est séurs è fis.
Hà ! Las, fait-il, que je ferai !
Irai à li, si li dirai
Que ele ait merci et pitié
De cest caitif descunseillié !
S’ele refuse ma prière
E tant seit orgoilluse è fière,
Dunc m’estuet à doel murir,
U de cest mal tus-jurs languir.
Lors suspira ; en poi de tens
Li est venus novel purpens,
E dist que suffrir li estuet,
Car ensi fait qui mix ne puet.
Tute la nuit ad si veillié,
Et suspiré è traveillié,
En sun quer alot recordant,
Les paroles è le sanblant,
Les oilz vairs et la bele buche,
Dunt la duçors al quer le tuche ;
Entre ses dens merci li crie,
Pur poi nel’ apelet s’amie.
Se il seust que ele senteit,
E cum l’amurs la destragneit,
Mut en fust liez mien ensient ;
Un poi de rasuagement
Li tolist auques la dolur,
Dunt il ot pâle la colur.
Se il ad mal pur li amer,
Ele ne s’en puet nient loer.
Par matinet einz la jurnée
Esteit la Dame sus levée,
Veillié aveit ; de ceo se pleint ;
Ceo fait Amurs qui la destreint.
La Pucele qui od li fu,
Ad le sanblant apercéu
De sa Dame que jà amout
Le Chevalier qui sojurnout
En la chambre por guarisun,
Mès el ne set se l’aime u nun.
La Dame est entrée el mustier,
E cele vait al Chevalier ;
Asis se sunt devant le lit,
Et il l’apele, si li dit :
Amie, ù est ma Dame alée,
Purquoi est-el si tost levée ?
A-tant se tut, si suspira.
La Meschine l’areisuna ;
Sire, fist-ele, vus amez.
Gardez que trop ne vus célez.
Amer poez en itel guise
Car bien est vostre amur assise ;
Ki ma Dame vaureit amer,
Mut devreit bien de li penser ;
Cest amurs sereit covenable,
Si vus amdui feussez estable,
Vus estes biax è ele est bele ;
Il respundi à la Pucele :
Jeo sui de tel amur espris
Bien me purrat turner à pis
S’or n’en ai sucurs è aïe ?
Cunseillez me, ma duce amie,
Ke ferei-jou de ceste amur ?
La Meschine par grant duçur,
Ad le Chevalier conforté,
E de s’aïe aséuré,
De tuz les riens qu’ele pout feire ;
Mut ert curteise è deboneire.
Quant la Dame ad la messe oïe,
Arière vait, pas ne s’ublie ;
Saver voleit que cil feseit
Se il veilleit, u il dormeit,
Pur ki amur ses quers ne fine ;
Avant apelat la Meschine.
Al Chevalier la feit venir ;
Bien li purat tut à leisir,
Mustrer è dire sun curage,
Fust li à preu u à damage.
Il la salue è ele lui,
En grant effrei èrent amdui ;
Il ne la seit nient requere ;
Pour ceo k’il est d’estrange tere,
Aveit paour si el li mustrast,
Que nel’ haïst et eslongast.
Mès ki ne mustre s’enferté,
A paines puet aveir santé ;
Amur est plaïe dedens cors
E si ne pert noient defors.
Ceo est un max qui lunges tient
Pur ceo que de nature vient,
Plusur le tienent à gabois,
Si cumme cil vilain curtois,
Kil’ gulousent par tut le munt,
Puis se vantent de çou qu’il funt.
N’est pas amurs, ainz est folie,
Et mauveisté et lécerie ;
Ki en puet un loïal trover,
Mut le deit servir et amer,
E estre à son cumandement.
Gugemer aime durement ;
U il aura hastif securs,
U li esteut vivre à reburs.
Amurs li dune hardement ;
Il li descovre sun talent.
Dame, fet-il, je muir pur vus,
Mis quors en est mult angoisus ;
Se vus ne me vulez guarir,
Dunc m’estuet-il enfin morir ?
Jo vus requier de druerie,
Bele, ne m’escundisciez mie.
Quant ele l’at bien entendu,
Avenaument ad respundu
Tut en riant li dit : Amis,
Cis cunsaus sereit trop hastis,
D’otrier vus ceste prière,
Jeo n’en sui mie acostumière.
Dame, fet-il, por Deu, merci ;
Ne vus ennoit se jel’ vus di.
Femme vilainne de mestier[50],
Se deit fère longtans prier,
Pur sei cierir, que cil ne quit
Qu’ele eit usé itel déduit.
Mès, la Dame de bon purpens,
Ki en sei at valurs et sens,
S’ele voit hum de sa manière,
Ne se ferat vers li trop fière,
Ainz l’amerat, s’en arat joie,
Ainz ke nul le sachet u l’oie,
Arunt-il mut de lur buns fait.
Duce Dame, finum cest plait[51].
Ele set bien que veirs a dit[52],
Se li otrie sanz nul respit
L’amur de li è il la baise :
Desor est Gugemer à aise,
Ensamble gisent è parolent,
E sovent baisent è acolent.
Bien lur covienge del’ sorplus
De ceo que li autre unt en us.
Ce m’est avis, an è demi
Fu Gugemer ensanble od li :
Mut lor délite cele vie[53],
Mès Fortune qui nes’ ublie,
Sa roeue turne en petit d’hure,
L’un met desuz, l’autre desure,
Ensi est-il d’aus avenu,
Kar tost furent aparcéu.
Al tans d’esté par un matin
Jut la Dame lès le Mescin[54] ;
La buche li baise è le vis[55]
Puis si li dit : biax duz Amis,
Mis quers me dist que jeo vus pert
Ke nus serum en descovert.
Se vus murez, jeo voil murir :
E se vus en poez partir,
Vus recoverez autre amur,
E jeo remeindrai en dolur.
Jà joie, ne repos, ne pais[56],
Ne me doint Dix se je vous lais,
Que vers nul autre arai amor !
N’aiez de çou nule paor
Amis ! de ceo m’aséurez,
Vostre cemise me livrez,
El pan desus ferai un ploit,
Cungié vus doins ù ke ceo soit,
D’amer cele k’il defferat,
E ki despléer le porrat.
Cele li baille et l’aséure ;
Le plet i fet en teu mesure,
Nule femme nel’ deffereit
Se force u cutel ni meteit,
Le chemise li dune et rent,
Il l’a reçeit par tel convent,
K’ele le face seur de li.
Par une çainture autresi,
Dunt à sa car nuë l’a çaint.
Parmi les flans aukes l’estraint.
Qui la bucle porrat ovrir,
Sans dépescer è sans crasir,
Il li prie que celi aint[57]
Puis l’a baisié ; à-taunt remaint.
Cel jur furent aparcéu,
Descovert, trové et véu,
D’un Cambrelenc mal veisié
Que se Sires ot enveié ;
A la Dame voleit parler,
Ne pout dedenz la chanbre entrer,
Par une fenestre les vit,
A sun Seignur va, si li dit :
Quant li Sires l’ad entendu,
Unques mais si dolans ne fu ;
De ses priveiz demande treiz,
A la chambre vait demaneiz.
L’uis commanda ad despécier[58],
Dedenz trovat le Chevalier,
Par le grant duel que il en a,
A ocire le cumaunda.
Gugemer est en piez levez,
Ne s’est de nient éffréez
Une grosse perce de sap,
U suleïent pendre li drap,
Prist en sa main, si les atent,
Il en ferat aukun dolent ;
Ainz k’il de eus seit apreismiez
Les arat-il tous damagiez[59] ?
Le Sire l’ad mult esgardé ;
Enquis li ad è demandé,
K’il esteit è dunt il fu nez,
Et coment ert laiens entrez.
Cil li cunte cum il i vint,
Et cum la Dame le retint ;
Tute li dit la Destinée,
De la Bisse ki fu nafrée,
E de la neif è de sa plaie,
Or est del’ tut en sa manaie.
Il li respunt que pas nel’ creit
Que ensi fust cum il diseit :
Mais se il peut la neif trover,
Il le metreit giers en la mer.
S’il garesist, ceo li pesast,
Et bel li fust se il néiast :
Quant il eut bien aséuré,
El hafne sunt ensemble alé :
La barge trevent, enz l’unt mis,
Od lui s’en vet en sun païs.
La nés s’en va, pas ne demure,
Li Chevaliers suspire è plure,
La Dame regretout sovent,
Et prie Deu omnipotent,
Qu’il li dunast hastive mort,
Et que jamès ne vienge à port,
S’il ne repeot aver s’amie
K’il désirast plus que sa vie.[60]
Tant l’ad cele dolur tenue,
Ke la neif est à port venue,
U ele fu primes trovée ;
Assez ert près de sa cuntrée,
Au plustost k’il pout s’en issi,
Un Damisel qu’il ot nurri,
Errot après un Chevalier,
En sa main tint un destrier ;
Il le counut, si l’apelat,
E li Vallez le reguardat.
Sun Seignur veit, à pié descent,
Le cheval li met en présent :
Od li s’en veit, grant joie en funt
Tut si ami kant trové l’unt ;
Mut est preisiés en sun païs,
Mès mult esteit maz et pensis.
Femme voleient que il pressist,
E il forment s’en escundit ;
Jà ne prendra femme à nul jur,
Ne pur avoir, ne pur amur,
S’èle ne péust dépléier
Sa chemise sans dépescier.
Par Bretaine veit la novèle,
Ne remaint dame ne pucèle,
Ki ne viegne pur essaier,
Mais ne le peuvent despléier.
De la Dame vus voil mustrer
Que Gugemer pot tant amer,
Par le cunseil d’un sien Barun,
L’ad se Sires mise en prisun,
En une tur de marbre gris ;
Le jur ad mal è la nuit pis,
Nul hum ne vus porreit descrire[61],
Sa grant paine, ne le martire,
Ne l’anguisse, ne la dolur,
Que la Dame suffri en la tur[62].
Deus anz i fu è plus jeo quit,
Unc n’i ot joïe ne déduit ;
Sovent regrète sun ami.
Gugemer, sire, mar vus vi :
Mix voil hastivement murir,
Que lungement cest mal suffrir.
Amis ! si jeo puis eschaper
J’alasce ù fustes mis en mer[63] !
Quant ce ot dit se liève sus,
Tute esbahie vint à l’hus,
N’i trova cleif ne serréure,
Fors en issi par aventure.
Unques nul ne la destorba,
Au hafne vint, la neif trova,
Atachiée fu al rochier,
U èle se voleit néier.
Quant el la vit, enz est entrée ;
Mès, d’une rien s’est porpensée,
K’iloec fu sis amis néiez,
Dunc ne peut ester sor ses piez,
Se dusque al port péust venir,
Ele se laissast jus caïr.
Assez soeuffre travail et paine,
La neif s’en veit qui tost l’enmeine :
En Bretaigne est venue al port,
Sus un chastel vaillant è fort.
Li Sires ki le castiaus fu
Aveit à nun Mériadu ;
Si guerroioit un sien veisin,
Pur ceo fu levé par matin,
Sa gent voleit fors envéier,
Pur sun anemi damagier :
A une fenestre s’estot,
E vit la neif qui arrivot.
Il descent parmi le degré[64],
Son Camberlenc ad apelé,
Hastivement à la neif vunt,
Par l’esciele muntent à munt ;
Dedenz unt la Dame trovée,
Ki de biauté resanbloit Fée :
Il la saisit par le mantel,
Od lui l’enmeine en sun castel.
Mult fu liez de la trovure,
Kar bèle esteit à desmesure,
Ki que l’éust mise en la barge,
Bien seit qu’el est de haut parage,
A li aturnat tel amur,
Unques à femme n’ot greinur.
Il out une serur pucèle,
En sa chambre qui mult fu bèle ;
La Dame li ad commandée,
Bien fu servie et honurée.
Ricement la vest è aturne,
Mès tusjurs est pensive è murne ;
Il veit sovent à li parler,
Kar de bon quoer la vot amer.
Il la requert, èle n’a cure,
Ainz li mustre de la ceinture,
Jamès hume n’en amera,
Se celi nun ki l’overa
Sans dépescier ; quant il l’entent
Lors li respunt par maltalent :
Ensement ad en cest païs
Un chevalier de mult grant pris,
De femme prendre en itel guise,
Se deffent par une chemise,
Dunt li destres pans est pléiés,
Il ne peot estre desliés ;
Ki force, u coutel ni metoit,
Vous fesistes, jeo quit, cel ploit.
Quant el l’oï si suspira,
Pur un petit ne se pasma :
Il la retint entre ses bras,
De sen bliaut[65] trença les laz,
La ceinture voleit ovrir,
Mès il n’en pot à cief venir ;
Puis n’ot el’ païs Cevalier,
Ki ni venist por assaier.
Ensi remist bien lungement
Deci qu’à un turneiement,
Que Mériadus afia
Cuntre celui qu’il guerréia.
Moult a semons de Cevaliers[66]
Gugemer fu tous li premiers.
Il li manda par gueredun,
Si cum ami è cumpainun,
K’a cel busuin ne li falist,
E en s’aïe à lui venist :
Alez i est mut richement
Chevaliers mène plus de cent.
Mériadus à grant honur[67]
Les herberga dedenz sa tur ;
Encuntre li sa serur mande,
Par deus Chevaliers li commande,
Que s’aturne è vienge avant,
È la Dame qu’il aime tant ;
Cele ad fet sun coumandement.
Vestuës furent richement,
Main à main vinrent en la sale ;
La Dame fu pensive è pâle.
Ele oï Gugemer nomer,
Adunc ne peut sor piés ester,
Se cèle ne l’éust tenue,
Ele fust à terre chéue.
Li Chevaliers cuntre eus leva
La Dame vit è esgarda.
E sun semblant è sa manière,
Un petitet s’est tret arière.
Est-ceo, fet-il, ma duce Amie,
M’espéraunce, mun queor, ma vie,
Ma bele Dame ki m’ama ?
Dunt vient-èle, ki l’amena ?
Or ai pensé mult grant folie,
Bien sai que ceo n’est èle mie.
Femmes s’entresanblent assez,
Por nient chaunge mes pensez,
Mès pur cele qu’èle resanble,
Pur ki mi quors suspire et tranble ;
A li parlerai volenters.
Dunc vet avant li Chevalers,
Il la baisot lez lui l’asist,
Unques nul autre mot ne dist,
Fors tant que seoir la rouvat ;
Mériadus les esguardat,
Moult li pesat de cel sanblant ;
Gugemer apèle en riant.
Sire, fet-il, s’il vus pleseit,
Ceste pucèle asaiereit
Vostre chemise à despléier,
S’èle i poroit riens espleitier ?
Il li respont è jeo l’otrei.
Un Cambrelenc apèle à sei,
Ki la chemise ot à garder,
Il li commande à aporter,
A la Pucèle fu baillie,
Mès ne l’ad mie despléie.
La Dame connut bien le pleit,
Mut est sis quors en grant destreit,
Kar volentiers assaiast,
S’ele le peut u ele osast.
Bien s’aperçeit Mériadus,
Dolans esteit, ainc ne fu plus ;
Dame, fet-il, kar assaiez
Se le defferre le poriez,
Quant ele ot le commandement
Le pan de la chemise prent,
Légièrement le despléiat.
Li Chevaliers s’esmerveillat
Bien la connut, mès nequedent
Ne le pot creire fermement,
A li parlat en tel mesure.
Amie, duce créature
Estes-vos ? çou dites le moi,
Est-ce vostre cors que je voi
La ceinture dont jeo vus ceins ?
A ses costez li mit ses meins,
Il ad trovée la çainture.
Bele, fet-il, qu’ele aventure,
Que jeo vus ai issi trovée,
Ki vous ad ici amenée ?
Ele li cunte la dolur,
Les granz paines è la tristur,
De la prisun là ù el fu,
E coument li est avenu,
Coument ele s’en escapa.
Néer se volt, la neif trova,
Dedenz entra, à cel port vint,
E li Chevaliers la retint ;
Gardée l’ad à grant honur,
Mês tusjurs la requist d’amur.
Ore est sa joie revenue,
Amis, menés ent vostre Drue.
Gugemer s’est en piez levez ;
Seignurs, fet-il, or escutez.
J’ai ci m’amie counéue
Ke jeo quidoie aveir perdue ;
Mériadus requier et pri
Rendez le mei, Sire, merci ;
Ses humes liges devendrai[68],
Deus u treis anz le servirai,
Od cent Chevaliers u od plus.
Dunc respundi Mériadus ;
Gugemer, fet-il, biax amis,
Jeo ne sui mie si surpris,
Ne si destreis par nule guerre
Que de ceo me deiez requerre,
Jeo la trovai ; si la tendrai
Encuntre vus la deffendrai.
Quant il l’oï, hastivement
A fait munter tute sa gent[69]
D’iluec se part, celui deffie,
Mult est dolans qu’il laist s’amie.
En la vile n’out Chevalier
Qui fust venus pur turneier,
Ke Gugemer n’enmaint od sei ;
Cascuns li afie sa fei[70]
K’od li irunt quel part k’il aut,
Mult est huniz qui or li faut.
La nuit sunt au chastel venu,
Si gueréient Mériadu ;
Li Sires les ad herbégiez,
Ki mut en fu joians et liez,
De Gugemer è de s’aïe,
Bien set que la guerre a fenie.
El demain par matin levèrent,
Par les hostex se cunreièrent ;
De la ville issent à grant bruit,
Gugemer devant les cunduit.
Ad castel vindrent si l’assalent,
Mès fors esteit, auprès défalent ;
Gugemer ad la ville assise,
N’enturnera, s’il ne l’ad prise,
Tant li crurent ami et gens,
Ke tuz les afama dedenz.
Le chastel ad destruit è pris,
Et le Seignur dedenz ocis ;
A grant joïe s’Amie enmaine
Mut ont trespassée la paine.
De cest Cunte k’oï avez
Fu Gugemer le Lai trovez,
Qu’hum dist en harpe è en rote,
Boine en est à oïr la note[71].
- ↑ Manus. du roi, no 7989-², fo, ro col. i, et Museum Britan., Bib. Harl., no 978. Le Grand d’Aussy en a donné une traduction libre dans ses Fabliaux et Contes, in-8o, t. III, p. 251.
- ↑ La petite Bretagne, la Bretagne françoise, pour la distinguer de l’Angleterre, dès-lors appelée la Grande-Bretagne. Voy. Ritson, Ancient engleish metrical Romanceës, t. III, p. 249 et 328.
- ↑ Artus, Arthur, Arthus, surnommé le Bon, roi de la Grande-Bretagne, élève de l’enchanteur Merlin, et chef de l’ordre de la Table-Ronde, institué par Uther Pendragon, son père. Voyez État de la poësie françoise dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 151. Lantin de Damerey, Glossaire du roman de la Rose, au mot Artus. Ritson, loc. cit., t. III, p. 231.
- ↑ Ce nom d’Oridial peut être formé du bas-breton oriat, oriaden, badin, folâtre, amoureux. Voy. Pelletier, Dictionnaire de la langue bretonne, col. 660.
- ↑ Vassal, terme de mépris dont on se servoit en voulant insulter un chevalier, et qui devenoit bien plus injurieux quand l’insulté n’étoit pas vassal de celui qui lui parloit. Voyez Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, t. I, p. 59. Glossaire de la langue romane au mot Vassal, et de Laurière, Glossaire du droit françois.
- ↑ Ancien proverbe.
- ↑ Mériadus l’un des rois de la Petite-Bretagne.
Peut-être faudroit-il lire Méliadus, chevalier de la Table-Ronde,
roi du Léonnois dans la Petite-Bretagne et père
du célèbre Tristan.
On aura sans doute observé que ce pays était celui de Gugemer.
- ↑ On voit, par le préambule de ce Lai, combien Marie
étoit tourmentée par la crainte de ne pas réussir dans les
ouvrages qu’elle publioit. - ↑ On voit par ce vers que Marie n’étoit que traducteur.
- ↑ Dans le manuscrit d’Angleterre on lit :
En cel tens tint Troilas la terre
Sovent en peis, sovent en guerre. - ↑ No 7989-² on lit Vogine, au lieu de Noguent.
- ↑ Ms. d’Angleterre, Guigmar.
- ↑ Danzel, contraction de Damoisel, de domicellus, diminutif de dominus. On donnoit ce nom au jeune gentilhomme qui étoit destiné à recevoir l’ordre de la chevalerie ; l’héritier présomptif de la couronne étoit lui-même appelé Damoisel, et ce titre se perdoit lorsqu’on parvenoit à être revêtu de l’ordre sublime. Le P. Daniel, Hist. de la milice françoise, t. I, l. III, ch. vi, p. 130, n’est pas exact, en disant que le titre de Damoiseau étoit attaché à certaines seigneuries.
- ↑
Qui tant par fust noble ne bele,
Se il de amer la requist. - ↑ Ber, Baron, homme fort et vaillant ; Voyez Glossaire
de la langue romane, aux mots Baron et Ber.
- ↑ Dans le Manusc. d’Angleterre, on lit Berviers, que
l’on peut expliquer par valets de chiens.
- ↑ Dans le no 7989, au lieu de pocion, le texte porte
- ↑ Bracet, Brachet, sorte de chien courant. Voyez Supplément au Glossaire de la langue romane, au mot Brace.
- ↑ Manuscrit d’Angleterre :
En la quisse destre al cheval
Ke tut l’estuet descendre à-val. - ↑
Angussuse esteit, si se plaineit.
- ↑ Voyez la note de la Fable d’un Mire qui seina un Home,
- ↑ buisson, boisson, tisanne.
- ↑ Ce titre, synonyme de celui de Damoiseau, n’avoit rien d’avilissant ; il désignoit tout jeune homme en âge de puberté, qui n’étoit pas marié, qui étoit sous la domination de son père ou d’autres personnes chargées de sa conduite et de son éducation. On désignoit, sous le titre de Valet, les fils de rois, de grands seigneurs, qui n’étoient pas encore parvenus au grade de la Ceinture militaire ou de chevalier. Villehardouin nomme le fils de l’empereur d’Orient le Varlet de Constantinople. Dans le fabliau d’Aucassin et Nicolette, Aucassin, fils du comte de Beaucaire, est appelé le gentil valet. Enfin, dans un compte de la maison de Philippe-le-Bel, cité par de la Roque, Traité de la Noblesse, p. 6, les trois enfants de ce monarque, ainsi que de plusieurs autres princes sont qualifiés de Valets. Voyez Glossaire de la langue romane au mot Valet.
- ↑ C’est uniquement pour rimer qu’on a donné la terminaison latine au mot ébène.
- ↑
Suz ciel n’at or ki vaille plus.
- ↑
En la cuntrée n’el’ païs.
- ↑
Ne vient nul, ne nul n’en veit.
- ↑
Taillez à or tut à triffure
De ciprès è de blanc ivoure,
D’un drap de seie à or teissu,
Est la colte ki desus fu.Les mots triffure ou trifoire signifient pierres précieuses, pierres montées. Le ms. de France porte chiffre, et celui d’Angleterre porte cyprès. Le Grand d’Aussy, dans la traduction de ce Lai, loc. cit., t. III, p. 253, adopte la seconde leçon.
- ↑ Coute, couverture. Ce mot désigne encore un lit de plume, un matelas, culcita. Voyez Supplément au Glossaire de la langue romane, au mot Keulte et Kouke. Le ms. du Museum Britannicum porte coltre. M. Douce propose le mot coilte.
- ↑
Jamais le peil n’aureit chanu.
Le covertur tut sabelin,
Tost fu du purpre Alexandrin. - ↑ Cierge est l’expression consacrée pour désigner des bougies. Ce dernier mot se trouve employé pour la première fois dans une ordonnance de Philippe-le-Bel, en 1312, concernant les épiciers ; il leur défend de mêler du suif dans la cire des bougies. Voyez Ordonnances des rois de France, tom. I, p. 511 et 513.
- ↑
A Deu prie k’en prenge cure,
K’a sun poeir l’ameint à port. - ↑ Le Grand d’Aussy, Fabliaux in 8° tome III, page 258,
à la note, fait une réflexion fort juste. Cette idée est ingénieuse,
dit-il, mais est-ce là le tableau qu’un jaloux devoit faire représenter ? - ↑ On comprenoit sous le titre de Pucelle, toute fille
âgée de quinze à vingt-cinq ans, de quelque condition qu’elle
fût. Ce nom étoit également donné à la fille d’un grand seigneur,
comme à la fille du paysan. Pucellette étoit la jeune fille qui
n’étoit pas encore nubile. Dans la Picardie, l’Artois et la
Flandre, on appelle les premières G... et les secondes Garcettes
et ces expressions ne sont jamais prises en mauvaise
part. - ↑
La neif virent al flot muntant
Qui el hafne veneit siglant. - ↑
Tute en fu sa face merveille.
- ↑ Le Grand l’appelle Nogive, Il a forgé ce nom de Vogine qui est celui de la sœur de Gugemer.
- ↑
Respunt la Dame ù alumes
S’il est mort nus l’enfuirumes. - ↑
Se vif le truis, il parlera.
- ↑
Mut en fu lez, si l’a salue.
- ↑
Jamès ne quid estre sané.
- ↑ Le lecteur aura sans doute observé que cette biche est une fée ; son discours et les menaces dont il est rempli le prouvent suffisamment ; elle ne fait naître cette aventure que pour punir Gugemer de son insensibilité. Le Grand d’Aussy, Loc. Citat., p. 252, dans la traduction de ce Lai, admet deux fées. L’une qui se métamorphose en biche, est la fée ennemie ; l’autre qui a fait venir le vaisseau et qui le conduit, est la fée protectrice.
- ↑
Dedenz c’est clos m’ad enserée
N’i ad fors une sule entrée. - ↑ Que le tonnerre, la foudre, le feu du ciel vous brûlent ! Imprécation fort en usage dans les XIIe, XIIIe et XIVe siècles. On prétend que cette imprécation tire son origine d’une maladie épidémique dont les Parisiens furent attaqués en l’année 1136, sous le règne de Louis VI, dit le Gros. Voy. Glossaire de la langue Romane au mot Mal-feu.
- ↑
Ducement la Dame mercie.
- ↑
La Dame en sa chambre le meine.
- ↑ Le Dossal étoit un manteau d’étoffe précieuse, enrichi de broderies, de fourrures et d’ornements, et qui n’étoit porté que par les gens d’un rang élevé.
- ↑ On verra dans ma note sur la fable du Mire qui seina un Homme qu’il entroit dans l’éducation des jeunes personnes d’apprendre un peu de médecine-pratique, et la partie de la chirurgie, qui regarde le traitement des plaies.
- ↑ Le manuscrit 7989² est défectueux en cet endroit. J’ai cherché à suppléer à ce qui manque avec le manuscrit d’Angleterre, où on lit la leçon suivante :
Mès amur l’ot feru al vif
là ert sis quoers en grant estrif. - ↑
Per me l’alme del’ mestier
Se deit lungeine faire preier. - ↑ Nous avons remplacé ce mot doux par cher ; bel ami par bon ami.
- ↑
La Dame entent que veirs a dit.
- ↑
Mut fu délituse la vie.
- ↑ Mescin, meschin, mesquin, jeune homme. Au féminin mescine, meschine, mesquine, jeune fille.
- ↑ Vis, le visage, la figure, visus.
- ↑
Dame, fet-il, nel’ dites mès ;
Jà n’eie-jeo joie ne pès,
Quant vers nul autre averai retour, etc. - ↑ aime.
- ↑
Il en ad fet l’us despécer.
- ↑
Les averat-il tut mainiez.
- ↑ Manuscrit, no 7989 ²
Se il ne puet r’avoir s’amie
U s’espérance est et sa vie. - ↑
Nul hume el munde ne porreit dire.
- ↑ Ce vers, trop long d’un pied, se trouve ainsi dans les deux manuscrits de France et d’Angleterre.
- ↑
Là ù vus fustes mis en mer
Me mettrai ; dunc liève sus. - ↑ C’étoit un perron, sorte de massif de pierres avec des degrés. On le plaçoit à la porte des châteaux, des maisons de magistrats, sur les chemins, dans les forêts pour aider les chevaliers à monter sur leurs chevaux, ou pour en descendre. Voyez la note sur la fable Du Villain qui norri une Choë et Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in 8.o tom. i. p.118
- ↑ Sorte de vêtement de dessus. En patois périgourdin, on appelle encore blaoudo un jupon.
Voyez la note du Lai de Lanval
- ↑
Chevaliers manda è retient
Bien seit que Guigemar i vient. - ↑
Mériadus dedenz sa tur
Le hebergat à grant honur. - ↑ Voyez sur homme-lige, le mot lige dans le glossaire de la langue romane, tom. II, p. 83, et la note dans la fable d’un Estanc plain de Reines.
- ↑
Comanda à munter sa gent.
- ↑ Voyez la note de la fable du Lion qui en autre pays volt converser.
- ↑ Voyez le Grand d’Aussy, Fabliaux in-8o, tom. i, pag. 106.