Poésies de Marie de France (Roquefort)/Lai de Lanval
Poésies de Marie de France, Texte établi par B. de Roquefort, Chasseriau, , tome 1 (p. 202-251).
LAI DE LANVAL[1].
Je veux vous apprendre les aventures d’un
autre Lai ; il fut composé au sujet d’un
riche chevalier que les Bretons appellent
Lanval[2].
Le roi Arthur, toujours preux et courtois étoit venu passer quelques temps à Carduel[3], pour châtier les Irlandois[4] et les Pictes qui ravageoient ses possessions et particulièrement la terre de Logres.
Aux fêtes de la Pentecôte, Arthur tint une grande cour plénière ; il fit des présents magnifiques[5], et répandit ses bienfaits sur les comtes, les barons et les chevaliers de la table ronde[6]. Enfin il n’y en eut jamais une aussi belle, puisqu’il donna des terres et qu’il conféra des titres de noblesse. Un seul homme qui servoit fidèlement le monarque, fut oublié dans ces distributions. C’étoit le chevalier Lanval qui, par sa valeur, sa générosité, par sa bonne mine et ses brillantes actions, étoit aimé de tous ses égaux, lesquels ne voyoient qu’avec chagrin tout ce qui pouvoit lui arriver de désagréable. Lanval étoit fils d’un roi dont les états étoient fort éloignés ; attaché au service d’Arthur, il dépensa son avoir avec d’autant plus de facilité que ne recevant rien et ne demandant rien, il se vit bientôt dénué de ressources. Le chevalier est fort triste de se voir dans une situation pareille ; ne vous en étonnez pas, sire, il étoit étranger, et personne ne venoit à son secours ; après y avoir mûrement réfléchi, il prend la résolution de quitter la cour de son suzerain.
Lanval qui avoit si bien servi le roi, monte sur son destrier, et sort de la ville sans être suivi de personne ; il arrive dans une prairie arrosée par une rivière qu’il traverse. Voyant son cheval trembler de froid, il descendit, le dessangla, puis le laissa paître à l’aventure. Ayant plié son manteau, le chevalier se coucha dessus, et rêvoit tristement à son malheur. En jetant les yeux du côté de la rivière, il aperçoit deux demoiselles d’une beauté ravissante, bien faites et vêtues très-richement d’un bliaud[7] de pourpre grise[8]. La plus âgée portoit un bassin d’or émaillé, d’un goût exquis, et la seconde tenoit en ses mains une serviette. Elles viennent droit à lui, et Lanval en homme bien élevé, se relève aussitôt à leur approche. Après l’avoir salué, l’une d’elles lui dit : Seigneur Lanval, ma maîtresse, aussi belle que gracieuse, nous envoie pour vous prier de nous suivre, afin de vous conduire près d’elle. Regardez, sa tente est tout près d’ici ; le chevalier s’empresse de suivre les deux jeunes personnes, et ne songe plus à son cheval qui paissoit dans la prairie. Il est amené au pavillon qui étoit fort beau et sur-tout très-bien placé. La reine Sémiramis au temps de sa grandeur, et l’empereur Octave n’auroient jamais eu une plus belle draperie que celle qui étoit placée à droite. Au-dessus de la tente étoit un aigle d’or dont je ne pourrois estimer la valeur, non plus que des cordages et des lances qui la soutenaient. Il n’est aucun roi sur la terre qui pût en avoir un semblable, quelle que fût la somme qu’il offrît. Dans le pavillon étoit la demoiselle qui, par sa beauté, surpassoit la fleur de lys et la rose nouvelle quand elles paroissent au temps d’été. Elle étoit couchée sur un lit magnifique dont le plus beau château n’auroit pas seulement payé le prix des draperies. Sa robe qui étoit serrée laissoit apercevoir l’élégance d’une taille faite au tour. Un superbe manteau doublé d’hermine et teint en pourpre d’Alexandrie, couvroit ses épaules. La chaleur l’avoit forcée de l’écarter un peu, et à travers cette ouverture qui lui mettoit le côté à découvert, l’œil aperçevoit une peau plus blanche que la fleur d’épine.
Le chevalier arriva jusqu’à la demoiselle qui, l’appelant, le fit asseoir à ses côtés, et lui parla en ces termes : C’est pour vous, mon cher Lanval, que je suis sortie de ma terre de Lains[9], et que je suis venue en ces lieux. Je vous aime, et si vous êtes toujours preux et courtois, je veux qu’il n’y ait aucun prince de la terre qui soit aussi heureux que vous. Ce discours enflamme subitement le cœur du chevalier, qui répond aussitôt : Aimable dame, si j’avois le bonheur de vous plaire et que vous voulussiez m’accorder votre amour, il n’est rien que vous ne m’ordonniez que ma valeur n’ose entreprendre. Je n’examinerai point les motifs de vos commandements. Pour vous j’abandonne le pays qui m’a vu naître ainsi que mes sujets. Non, je ne veux jamais vous quitter, c’est la chose que je desire le plus au monde que de rester avec vous. La demoiselle ayant entendu le vœu que formoit Lanval, lui accorde son cœur et son amour. Elle lui fait un don précieux dont nul autre ne pourra profiter. Il peut donner et dépenser beaucoup, et se trouvera toujours fort riche. Ah ! que Lanval sera donc heureux, puisque plus il sera généreux et libéral, plus il aura de l’or et de l’argent. Mon ami, dit la belle, je vous prie, vous enjoins, vous commande même de ne jamais révéler notre liaison à qui que ce soit ; qu’il me suffise de vous dire que vous me perdriez pour toujours, et que vous ne me verriez plus si notre amour étoit découvert. Lanval lui fait le serment de suivre entièrement ses ordres. Ils se couchèrent ensemble et restèrent au lit jusqu’à la fin du jour ; Lanval qui ne s’étoit jamais aussi bien trouvé, seroit resté bien plus long-temps, mais son amie l’invita à se lever, car elle ne vouloit pas qu’il demeurât davantage. Avant de nous quitter, je dois vous faire part d’une chose, lui dit-elle ; lorsque vous voudrez me parler et me voir, et j’ose espérer que ce ne sera que dans des lieux où votre amie pourra paroître sans rougir, vous n’aurez qu’à m’appeler et sur-le-champ je serai près de vous. Personne, à l’exception de mon amant, ne me verra, ni ne m’entendra parler. Lanval enchanté de ce qu’il apprend, pour exprimer sa reconnoissance embrasse son amie et descend du lit. Les demoiselles qui l’avoient conduit au pavillon, entrèrent en apportant des habits magnifiques, et dès qu’il en fut revêtu, il sembla mille fois plus beau. Après qu’on eut lavé[10], le souper fut servi. Quoique le repas fût assaisonné d’appétit et de bonne chère, Lanval avoit un mêts à lui seul qui lui plaisoit beaucoup. C’étoit d’embrasser son amie et de la serrer dans ses bras.
En sortant de table on lui amène son cheval qui étoit tout apprêté, et après avoir fait ses adieux, il part pour retourner à la ville, mais tellement étonné de son aventure qu’il ne peut encore y croire, et qu’il regarde de temps en temps en arrière, comme pour se convaincre qu’il n’a pas été abusé par une illusion flatteuse.
Il rentre à son hôtel et trouve tous ses gens parfaitement bien vêtus. Il fait grande dépense sans savoir d’où l’argent lui vient. Tout chevalier qui avoit besoin de séjourner à Carduel pouvoit venir s’établir chez Lanval qui se faisoit un devoir de le traiter parfaitement. Outre les riches présents qu’il faisoit, Lanval rachetoit les prisonniers, vêtissoit les ménétriers[11], il n’eut pas un seul habitant de la ville, un étranger même, qui n’eût part à ses libéralités. Aussi étoit-il le plus heureux des hommes, puisqu’il avoit de la fortune, qu’il étoit considéré et qu’il pouvoit voir son amie à tous les instants du jour et de la nuit.
Dans la même année, vers la fête de la saint-Jean, plusieurs chevaliers allèrent se récréer dans le verger au-dessous de la tour habitée par la reine[12]. Avec eux étoit le brave Gauvain[13] qui se faisoit aimer de tous, et son cousin le bel Yvain[14]. Seigneurs, dit-il, ce seroit mal faire que de nous divertir sans notre ami Lanval, homme aussi brave que généreux, et fils d’un riche roi. Il faut l’aller chercher et l’amener ici. Aussitôt ils partent, se rendent à l’hôtel de Lanval qu’ils trouvent, et à force de prières, ils parviennent à l’emmener avec eux. À leur retour la reine s’étoit appuyée sur l’une de ses croisées, derrière elle se tenoient les dames de sa suite. Ayant aperçu Lanval qu’elle aimoit depuis long-temps, Genèvre appelle ses suivantes, choisit les plus jolies et les plus aimables, il y en avoit au moins trente, et descend au verger pour partager les jeux des chevaliers. Dès qu’ils voient venir les dames, ils s’empressent d’aller à leur rencontre jusqu’au perron pour leur offrir la main. Pour être seul, Lanval s’éloigne de ses compagnons ; il lui tarde beaucoup de rejoindre son amie, de la voir, de lui parler, de la presser entre ses bras. Il ne peut trouver de plaisir là où n’est pas l’objet de son amour. Genèvre qui cherchoit l’occasion de le trouver seul, suit ses pas, l’appelle, s’assied auprès de lui, et lui parle en ces termes ; Lanval, depuis longtemps je vous estime, je vous aime tendrement, et il ne tient qu’à vous d’avoir mon cœur. Répondez-moi, car, sans doute, vous devez vous estimer heureux puisque je vous offre de devenir mon ami. Madame, daignez me permettre de ne pas vous écouter, je n’ai nul besoin de votre amour. J’ai long-temps servi le roi avec fidélité, et je ne veux pas manquer à l’honneur et à la foi que je lui ai promise. Jamais par vous ou par l’amour de toute autre femme je ne trahirai mon seigneur suzerain. La reine courroucée de cette réponse se répandit en invectives. Il paroît, Lanval, et j’en suis persuadée, que vous n’aimez guère les plaisirs de l’amour : aussi m’a-t-on souvent dit qu’à des femmes aimables, dont au surplus vous savez vous passer vous préfériez des jeunes gens bien mis avec lesquels vous vous amusiez. Allez, misérable, allez, le roi a fait une bien grande sottise lorsqu’il vous retint à son service. Piqué des reproches de Genièvre, Lanval lui fit dans la colère, une confidence dont il eut bien à se repentir. Madame, lui dit-il, je n’ai jamais commis le crime dont vous m’accusez. Mais j’aime et je suis aimé de la plus belle femme qu’il y ait au monde. Je vous avouerai même, madame, et soyez-en persuadée, que la dernière de ses suivantes est supérieure à vous par la beauté, l’esprit, les grâces et le caractère. Genèvre en fureur de cette réponse humiliante, se retire dans sa chambre pour pleurer, elle se dit malade, se met au lit d’où elle ne sortira, dit-elle, que lorsque le roi son époux aura promis de la venger.
Arthur avoit passé la journée à la chasse, et à son retour, encore joyeux des plaisirs qu’il avoit goûtés, il se rendit à l’appartement des dames. Sitôt que Genèvre l’aperçoit, elle vient se jeter aux pieds de son époux, et lui demande vengeance de l’outrage qu’elle dit avoir reçu de Lanval. Il a osé me requérir d’amour, et d’après mon refus, il m’a injuriée et avilie. Il a osé se vanter d’avoir une amie d’une beauté incomparable, dont la dernière des suivantes valoit mieux que moi. Le roi enflammé de colère fit serment que si le coupable ne se justifioit pas à l’assemblée des barons, il le feroit pendre ou brûler.
En sortant de chez la reine, Arthur ordonna à trois barons de se rendre chez Lanval, qui étoit bien triste et bien chagrin. En rentrant chez lui il s’était aperçu qu’il avoit perdu son amie pour avoir découvert son amour. Seul et renfermé dans son appartement, il songeoit à son malheur. Un moment il appeloit son amie qui ne venoit point, puis il se mettoit à soupirer et à pleurer ; souvent même il perdit l’usage de ses sens. C’est en vain qu’il demandoit pardon et crioit merci, sa belle refusa toujours de se montrer. Il maudissoit sa tête et sa bouche ; son chagrin étoit si violent, qu’on doit regarder comme une merveille de ce qu’il ne s’ôta pas la vie. Il ne fait que gémir, pleurer, se tordre les mains, et donner les marques du plus grand désespoir. Hélas, que va devenir ce chevalier loyal que le roi veut perdre ! Les barons viennent lui intimer l’ordre de se rendre sur-le-champ à la cour, où le roi le mandoit pour répondre à l’accusation faite par la reine. Lanval les suit le désespoir dans le cœur ; et ne desirant que la mort ; il arrive en cet état devant le monarque.
Dès qu’il parut, Arthur lui dit avec emportement : Vassal[15], vous êtes bien coupable à mon égard, et votre conduite est répréhensible ? Quel étoit votre dessein en insultant la reine, et en lui tenant des discours déplacés. Vous n’aviez sans doute pas la raison bien saine lorsque, pour vanter les charmes de votre maîtresse, vous avez avancé que la dernière de ses suivantes étoit plus belle et plus aimable que la reine.
Lanval se défendit sur la première accusation d’attenter à l’honneur de son prince, il raconta mot à mot la conversation qu’il avoit eue avec la reine, et la proposition qu’elle lui avoit faite ; mais il reconnut la vérité de ce qu’il avoit dit à l’égard de sa dame, dont il avoit perdu les bonnes graces. Au surplus, il s’en rapportera entièrement au jugement de la cour.
Le roi toujours en colère, rassemble ses barons, pour nommer des juges choisis parmi les pairs de Lanval. Les barons obéissent, fixent le jour du jugement, ensuite ils exigent qu’en attendant le jour indiqué, Lanval se constitue prisonnier, ou bien qu’il donne un répondant[16]. Lanval étranger, n’avoit point de parents en Angleterre ; étant dans le malheur, il n’osoit compter sur des amis, il ne savoit qui nommer pour répondant, lorsque le roi lui eut annoncé qu’il en avoit le droit ; mais Gauvain alla sur-le-champ s’inscrire avec plusieurs autres chevaliers. Sire, dit-il, nous répondons de Lanval, et nous offrons pour cautionnement nos terres et nos fiefs. La garantie ayant été acceptée, Lanval revint à son hôtel, suivi de ses amis qui le blâmoient et le reprenoient sur sa douleur extrême. Chaque jour ils venoient le visiter pour s’informer s’il prenoit des aliments, et bien loin de lui faire des reproches, ils l’engageoient à prendre quelque nourriture, car ils craignoient qu’il ne perdît entièrement la raison.
Les barons se rassemblèrent au jour désigné ; la séance étoit présidée par le roi, qui avoit son épouse à ses côtés. Les plèges vinrent remettre l’accusé entre les mains de ses juges ; tous étoient peinés de le voir en cet état, et faisoient des vœux pour qu’il fût acquitté. Le roi expose les motifs de l’accusation, et procède à l’interrogatoire de l’accusé. On fait ensuite sortir les barons pour aller aux opinions ; ils sont généralement peinés de la malheureuse position d’un gentilhomme étranger qui avoit une affaire aussi désagréable. D’autres, au contraire, pour faire leur cour au monarque, desirent le voir punir. Le duc de Cournouailles prit sa défense. Seigneurs, dit-il, le roi accuse un de ses vassaux de félonie, et parce qu’il s’est vanté de la possession d’une maîtresse charmante, la reine s’est courroucée. Veuillez bien observer que nul ici, à l’exception du roi, n’accuse Lanval ; mais, pour bien connoître la vérité, pour juger avec connoissance de cause, en conservant tout le respect dû au souverain, et le roi même l’accordera, je propose que Lanval s’oblige par serment à faire venir ici sa maîtresse, pour juger si la comparaison dont la reine est si fort offensée, est conforme à son dire. Il est vraisemblable que Lanval n’a pas avancé pareille chose sans être persuadé de la vérité. Dans le cas où il ne pourroit pas montrer sa dame, je pense que le roi doit le renvoyer de son service, et le congédier. L’assemblée approuva la proposition, et les plèges se rendirent près de Lanval pour lui faire part de la délibération qui venoit d’être prise, et engagèrent à inviter sa maîtresse à se rendre à la cour, afin de le justifier et de le faire absoudre. Il leur répondit que la chose demandée n’étoit pas en son pouvoir. Les plèges s’en retournent porter la réponse de Lanval, et le roi animé par son épouse pressoit les juges de prononcer.
Les barons alloient aller aux voix lorsqu’ils virent arriver deux, jeunes demoiselles montées sur des chevaux blancs[17], et vêtues de robes en soie, de couleur vermeille. Leur présence fixe les regards de l’assemblée. Aussi Gauvain, suivi de trois chevaliers, s’en va tout joyeux trouver Lanval ; il lui montre les deux jeunes personnes, et le prie de lui indiquer laquelle est sa maîtresse. Ni l’une ni l’autre, répond-il. Elles descendent au bas du trône, et l’une s’exprime en ces termes : Sire, faites préparer et orner une chambre où ma dame puisse descendre, car elle desire loger dans votre palais. Arthur accueille leur demande, et charge deux chevaliers de conduire les jeunes personnes à l’appartement qu’elles devoient occuper. Sitôt qu’elles eurent quitté l’assemblée, le roi ordonne qu’on reprenne sur-le-champ le jugement, et blâme les barons du retard qu’ils apportent. Sire, nous avons interrompu la séance à cause de l’arrivée de ces deux dames ; nous allons la reprendre et nous hâter. Déjà, et c’est avec regret, on recueilloit les avis qui étoient fort partagés, lorsque deux autres jeunes personnes encore plus belles que les premières, paroissent. Elles étoient vêtues de robes brodées en or, et montoient des mules espagnoles. Les amis de Lanval pensent en les voyant que le bon chevalier sera sauvé et se réjouissent. Gauvain suivi de ses compagnons vient à Lanval, et lui dit : Sire, reprenez courage, et pour l’amour de Dieu, daignez nous écouter. Il arrive en ce moment deux demoiselles supérieurement vêtues et d’une beauté rare, l’une d’elles, doit être votre amie ; Lanval lui répond simplement : Je ne les ai jamais vues, ni connues, ni aimées.
À peine étoient-elles arrivées que les deux demoiselles se hâtent de descendre et de venir devant le roi. Tous les barons s’empressent de louer leurs attraits, la fraîcheur de leur teint. Ceux qui étoient du parti de la reine craignoient pour la comparaison.
L’aînée des deux jeunes personnes qui étoit aussi aimable que belle, pria le roi de vouloir bien leur faire préparer un appartement pour elles et pour leur dame, qui desiroit lui parler. Le monarque les fit conduire vers leurs compagnes, et comme s’il eût craint que Lanval n’échappât à sa vengeance, il presse le jugement, et ordonne qu’il soit rendu sur-le-champ. La reine se courrouçoit de ce qu’il ne le fût point encore.
On alloit donc prononcer lorsque de bruyantes acclamations indiquent l’arrivée de la dame qui venoit d’être annoncée. Elle étoit d’une beauté surnaturelle et presque divine. Elle montoit un cheval blanc si admirable, si bien fait, si bien dressé, que sous les cieux on ne vit jamais un si bel animal. L’équipage et les harnois étoient si richement ornés qu’aucun souverain de la terre ne pouvoit s’en procurer un pareil, sans engager sa terre et même la vendre. Un vêtement superbe laissoit apercevoir l’élégance de sa taille, qui étoit élevée et noble. Qui pourroit décrire la beauté de sa peau, la blancheur de son teint qui surpassoit celle de la neige sur les arbres, ses yeux bleus, ses lèvres vermeilles, ses sourcils bruns, et sa chevelure blonde et crêpée. Revêtue d’un manteau de pourpre grise qui flottait derrière ses épaules, elle tenoit un épervier sur le poing, et étoit suivie d’un lévrier[18]. Il n’y avoit dans la ville ni petit ni grand, ni jeune ni vieux, qui ne fût accouru pour la voir passer ; et tous ceux qui la regardoient étoient embrasés d’amour. Les amis de Lanval viennent sur-le-champ le prévenir de l’arrivée de la dame. Pour le coup, c’est elle, c’est votre maîtresse, vous serez délivré enfin ; car celle-ci est la plus belle femme qui soit au monde.
En écoutant ce discours Lanval soupira, il lève la tête et reconnoît l’objet dont son cœur est épris. Le rouge lui monte à la figure. Oui, c’est elle, s’écria-t-il, en la voyant ; j’oublie tous mes maux ; mais si elle n’a pas pitié de moi, peu m’importe de la vie, qu’elle vient cependant de me rendre.
La belle dame entre au palais, et vint descendre devant le roi. Elle laisse tomber son manteau pour mieux laisser admirer la beauté de sa taille. Le roi qui connoissoit les lois de la galanterie, se leva à l’arrivée de la dame ; toute l’assemblée en fit autant, et chacun s’empresse de lui offrir ses services. Quand les barons l’eurent assez examinée,et détaillé tous ses perfections, elle s’avança et parla en ces termes : Roi, j’ai aimé un de tes vassaux, c’est Lanval que vous voyez là-bas. Il fut malheureux à ta cour, tu ne l’as point récompensé ; et aujourd’hui il est injustement accusé. Je ne veux pas qu’il lui arrive le moindre mal. La reine a eu tort ; jamais Lanval n’a commis le crime dont il est accusé. Quant à l’éloge qu’il a fait de ma beauté, on a exigé ma présence, me voici : j’espère que tes barons vont l’absoudre. Arthur s’empressa de se conformer aux volontés de la dame, et les barons jugèrent d’un commun accord que Lanval avoit entièrement prouvé son droit. Sitôt qu’il fut acquitté, la dame fait ses adieux et se dispose à partir malgré les pressantes sollicitations du monarque et de sa cour, qui vouloient la retenir. Dehors la salle étoit un grand perron de marbre gris[19], il servoit pour monter à cheval ou pour en descendre aux seigneurs qui se rendoient à la cour. Lanval monta dessus, et lorsque la dame sortit du palais, il sauta sur son cheval et sortit avec elle.
Les Bretons rapportent que la fée emmena son amant dans l’île d’Avalon[20] où ils vécurent long-temps fort heureux. On n’en a point entendu parler depuis, et quant à moi, je n’en ai pas appris davantage.
LAI DE LANVAL.
L’aventure d’un autre Lai
Cum il avint vus cunterai ;
Feit fu d’un mult riche vassal,
En Breton l’apelent Lanval.
A Cardueill séjurna li Reis
Artus, li prex è li curteis,
Pur les Escos è pur les Pis
Qui destruiseient mult le païs ;
En la terre de Logres esteient
Et mut suvent la damageient.
En la Pentecuste en esté
I aveit li Reis séjurné ;
Assez duna de rices duns
E as Cuntes è as Baruns,
A cex de la Table Réunde
N’ot tant de tex en tut le munde.
Honurs è terres départi
Fors à un seu qui le servi ;
Ce fu Lanvax, ne l’en suvint,
Ne nus des siens, bien ne li tint.
Pur sa valur, pur sa largesse,
Pur sa biauté, pur sa pruësce,
L’en ameit bien tut li pluisur ;
Tès li mustreit si tant d’amur,
S’au Chevalier mèsavenist,
Jà une fois ne l’en plaisist.
Fix à Roi fu de haut parage,
Mais luins fu de sun hiretage,
De la maisnie le Roi fu,
Mais sun avoir ot despendu.
Car li Rois rien ne li duna,
Ne Lanvax ne li demanda ;
Or est Lanvax mut entrepris,
Mut est dolans, mut est pensis ;
Segnur ne vus en merveilliez,
Hum estranges, descunseilliez,
Mut est dolans en autre terre
Quant il ne set ù se cors querre.
Li Chevaliers que je vus di
Ki tant aveit le Rei servi,
Un jur munta sun destrier
Si s’en ala esbanoier.
Fors de la vile en est issus
Tut seus est en un pré venus,
Vers une eve curant descent
Mès ses chevaux fors va tremblant.
Il le descengle, si le let,
Enmi le pré vautrer le fet ;
Le pan de sun mantel ploia
Desous sun chief, puis se coucha.
Mut est pensis pur se mèseise,
Il n’oït cose qui li pleise
Là ù il gist en cel manière ;
Garda à-val lès la rivière,
Si vit venir deus Dameiseles,
Unques n’éut véues si beles.
Vestues furent richement,
E laciées estreitement,
De dex bliaus dé purpre bis,
Mout par aveient biaus les vis.
L’ainsnée purteit un bacins
D’or esmeré, bien fais et fins ;
Le voir vus en dis-jeo sans faille.
L’autre purteit une touaille ;
Eles en sunt alées dreit
Là ù li Chevaliers giseit.
Lanvax qui mut fu ensegniez
Cuntre eles s’est levés en piez ;
Celes l’unt primes salué,
Le message li unt cunté.
Sire Lanval, ma Dameisele
Ki mut est curteise et bele,
Ele nus enveie pur vus
Car i venrez ensanble od nus.
Sauvement vus i cunduiruns,
Véez, près est ses paveilluns.
Li Chevaliers aveuc s’en veit,
De sun cheval ne tient nul pleit
Ki devant lui paiseit ù pré ;
Desi qu’al tré l’unt amené
Qui mut fu biax è bien assis.
La Roïne Sémiramis
Qant ele eut unques, plus aveir
E plus poisçance et plus saveir ;
Ne l’Emperère Octévian
N’esligascent le destre pan.
Un aigle d’or ot desus mis,
D’icel ne sai dire le pris,
Ne des cordes, ne des paisçuns,
Qui del’ tref tienent les giruns.
Sous ciel n’a Roi qui s’esligast
Pur aveir que il en dunast.
Dedenz le tref fu la Pucele,
Flurs de lis è rose nuvele,
Quant ele pert ù tans d’esté
Trespasseit-ele de biauté.
Ele jut sor un lit mult bel,
Li drap valeient un castel ;
En sa cemise sanglement,
Mut ot le cors è bel è gent.
Un cier mantel de blanc ermine
Cuvert de purpre Alissandrine,
Eut pur le caut sur li geté,
Tut eut descuvert le custé
Le vis, le col è la poitrine,
Plus ert blance que flurs d’espine.
Li Chevaliers avant ala,
E la Pucele l’apela,
Puis s’est devant le lit assis.
Lanval, dist-ele, biax amis,
Pur vus ving-jeo fors de ma terre,
De Lains vus sui venue querre.
Si vus estes prox è curteis
Enperère ne Quens, ne Reis,
N’eut unques tant joie ne bien
Car je vus aim sur tute rien
Amurs le point isnelement
Que sun cuer alume et esprent.
Bele, dist-il, s’il vus plaiseit
E icele joie m’aveneit
Que vus me vausisiez amer,
Ne ne sariez rien cumander
Ke je ne face à mun pooir,
Tort à folie u à savoir.
Jeo ferai vos cumandemens
Pur vus geupirai-jeo mes gens ;
Jameis ne quier de vus partir
Ce c’est la riens que plus desir ?
Quant la Pucele l’ot parler
Celui qu’ele puet tant amer,
S’amur è sun cuer li otreie ;
Or est Lanvax en dreite veie.
Un dun li a duné après,
Icele rien ne vaudra mès
Que il ne l’ait à sun talent.
Doinst è despende largement,
Ele li truvera assez
Mut est Lanvax bien asenez ;
Cum plus despendra largement,
E plus ara or et argent.
Amis, dist-el, or vus casti[21]
Si vus cumande è si vus pri,
Ne vus descuvrez à nul hume,
De ce vus diroi-jeo la sume.
A tus-jurs m’ariez perdue,
Se ceste amurs esteit séue ;
Mès ne me purriez véoir,
Ne de mun cors sésine avoir.
Il li respunt que bien tenra
Tut çou qu’on li cummandera.
Dalès li est ù lit couciés,
Or est Lanvax bien herbegiés ;
Ensanble od li la relevée,
Demura dusqu’à la vesprée,
E plus i fust se il poïst,
E s’Amie li consentist.
Amis, dist-ele, levez sus,
Vus ne poez demurer plus ;
Alez vus-ent jeo remeindrai.
Mais une cose vus dirai,
Quant vus vourez à mei parler,
Jà ne sarez cellui penser,
U nus hum puist truver s’Amie,
Sans repruce et sans vilonie,
Ke je ne vus seie en présent
A faire vos cumandement ;
Nus hum fors vus ne me verra
Ne me parole n’en ora.
Quant il l’oï mult en fu liez,
Il la baise, puis est dréciez.
Celes qui el tref l’amenèrent,
De rices dras le cunréèrent ;
Quant il fu vestu de nuvel,
Sous ciel n’eut plus bel Dameisel ;
N’esteit mie fort ne vilains.
L’ève li dunent à ses mains,
E la touaille à essuier.
Après li dunent à mangier ;
Od s’Amie prist le souper,
Ne feseit mie à refuser.
Mut fu servis curteisement,
E il à grant joie le prent ;
Un entremès i eut plénier,
Ki mult plaiseit au Chevalier,
Car s’Amie baiseit suvent,
Et acoleit estreitement.
Quant del’ mangier furent levé,
Sun cheval li unt amené,
Bien li eurent la sele mise,
Mut a truvé rice servise.
Il prist cungié, si est muntés.
Vers la cité en est alés,
Suvent regarde arière sei,
Mult est Lanvax en grant estrei,
De s’aventure vait pensant,
Et en sun curage dutant,
Esbahis est, ne set que faire,
N’en cuida jà à nul chef traire.
Il est à sun hostel venus,
Ses humes truve bien vestus ;
Icelement buen ostel tint,
Mès il ne seit dunt ce li vint :
Dans la vile n’eut Chevalier,
Ki de séjur éust mestier,
Qu’il ne face à lui venir,
E ricement e bien servir.
Lanvax duneit les rices duns,
Lanvax raiembe les prisuns,
Lanvax vesteit les jongléurs,
Lanvax feiseit les grans honurs.
N’i eut estrange ni privé,
A cui Lanvax n’eust duné ;
Lanvax eut mut joie et déduit
U seit par jur, u seit par nuit,
S’Amie puet véoir suvent,
Tut est à sun cumandement.
Ceo m’est avis, méisme l’an,
Après la feste Saint-Jehan,
Desi qu’à trente Chevalier,
S’èrent alé esbanoier,
En un vergié desous la tur,
U la Roïne ert à séjur.
Ensanble od eus esteit Gauvains,
Et ses cousins li biaus Ivains.
Ce dist Gauvains li biaus, li prus,
Ki se faiseit amer à tus ;
Por Diu, Segnur, ne feisum mal
De nustre cumpagnun Lanval,
Ki tant est larges è curteis,
E ses pères est si rices Reis,
Ke nus ne lavuns amené.
A-tant se sunt aceminé,
A sun ostel revunt arière,
Lanval ameinent par proière.
A une fenestre entaillée,
S’estoit la Roïne apoiée ;
Trois Dames ot ensanble od li,
Li une d’eles ad coisi.
Lanval cunut et esgarda,
Une des Dames apela ;
Tantost manda ses Dameiseles,
Les plus cointes è les plus beles,
Od li s’iront esbanoier
Là ù cil èrent ù vergier,
Trente en mena od li è plus,
Par les degrés descendent jus.
Li Chevalier encuntre vunt
Qui pur eles grant joie funt ;
Il les unt prises par les mains,
Cil parle nient n’est pas vilains.
Lanval s’en va autre part
Loins des autres ; mult li est tart
Ke s’Amie puise tenir,
Baisier, acoler è sentir ;
L’autre joïe prise petit,
Se il n’en ad le sien délit.
Quant la Roïne seul le voit,
Au Chevalier en voie droit,
Lès li s’asist, si l’apela,
Tut sun curage li mustra,
Lanval, mut vus ai honuré
E mult cieri è mult amé ;
Tute m’amur puez aveir,
Car m’en dites vostre vuleir.
Qant ma druerie vus otrei,
Mut devez estre liés de mei.
Dame, fet-il, laisciés m’ester
Jeo n’ai cure de votre amer,
Lungement ai servi le Roi,
Ne li vuel pas mentir ma foi !
Jà pur vus, ne pur vustre amur
Ne mefferai vers mun seignur.
La Roïne se cureçat
Iriée fu si mesparlat.
Lanval, fait-ele, bien le quit
Vus n’amez gaires ce déduit ;
Assez le m’a-t’un dit suvent
Que de femme n’avez talent.
Valletz avez bien afaitiez,
Ensanble od eus vus déduisiez ;
Vilains couars mauvais faillis,
Mut est me Sire mal-baillis,
Ki entur lui vus a suffert
Mien ensient que dui en pert.
Quant il l’oï mut fu dolens
De respundre ne fu pas lens ;
Tel cose dist par mal-talent
Dunt il se repenti suvent.
Dame, dist-il, de tel mestier
Je n’en rien sai nient aidier,
Mais je aim è se suis amis,
Celi qui deit aveir le pris,
Sur tutes celes que je sai ;
E une cose vus dirai,
Bien le saciez en descuvert,
Une de celes qui la sert,
Tute la plus povre mescine ;
Vaut mix de vus, Dame Roïne,
De cors, de vis, è de biauté,
D’ensegnement, è de bunté.
La Roïne s’en part à-tant,
En sa canbre s’en va plurant ;
Mut fu dolente et curécie
De ce que si l’eut avillie.
En sun lit malade cucha
Jamès, ceo dist, n’en lévera
Si li Reis ne li feiseit dreit
De ce dunt ele se pleindreit.
Li Rois fu du bos repairiés
Mut ot esté le jur haitiés ;
As chambres la Roïne entra
Quant el le le vit si se clama
As piez li ciet, merci li crie,
E dist que Lanvax l’a hunie ;
Ke de druerie la requist
Pour çou que ele l’escundit,
La laidi mut et avilla ;
De tele amie se vanta,
Ke mult et cointe et noble et fière,
E mix valeit sa canberière
La plus povre qui la serveit
Que la Roïne ne feiseit.
Li Reis s’en cureça furement,
Juré en ad sen sairement,
S’il ne se puet en Curt deffendre,
Il le fera ardoir u pendre.
Fors de la canbre issi li Rois
De ses Baruns demanda trois ;
Il les enveie pur Lanval
Ki assez a dolur è mal
A sun ostel ert revenus,
Ja s’esteit bien apercéus,
Kil aveit perdue s’Amie,
Descuverte ot sa druerie.
En une canbre fu tut sox,
Pensix esteit et angusox ;
S’Amie apèle mult suvent,
Mes il ne li valeit noient.
Il se pleigneit è suspireit,
D’eures à autres se pasmeit,
Puis lui crie cent fois merci,
K’ele parlast à sun ami ?
Sun cuer è sa buce maudist
C’est merveille que ne s’ocist ;
Il ne set tant crier ne braire,
Soi débatre ne soi detraire,
K’el en voelle merci avoir
Seul tant qu’elle puisce véoir !
Las, cument se cuntentera
Cil cui li Rois guerroiera.
Cil sunt venu, si li unt dit
K’à la Curt viegne sans respit,
Li Rois l’aveit par eus mandé,
La Roïne l’ot encusé.
Lanvax i va, à sun grant doeul ;
Cil l’euscent ocis sien voeul.
Il est devant le Rois venus,
Mout est pensis, taisant è mus
De grant dolur mustreit sanblant.
Li Roi li dist par mautalent
Vassal, vus m’avez mut meffait ;
Mut cumençastes vilain plait,
De moi bunir è laidengier,
E de la Roïne avillier.
Vantez vus estes de folie
E trop par est vustre amie
Quant plus est bele sa mescine
E plus vaillans que la Roïne.
Lanvax deffent sa deshunur
E la hunte de sun Ségnur ;
De mot en mot, si cum il dist,
Que la Roïne le requist.
Mès de ce que il ot parlé,
Recounut-il la vérité,
De l’amur dunt il se vanta,
Dolans en est, perdue l’a ;
De ce lur dist que il fera,
Quanque li Cours esgardera.
Li Rois fu mut vers li irés
Tus ses humes ad cunjurés
Pur dire droit qu’il en deit faire,
C’um dire le puisse à mal retraire.
Cil unt sun cummandement fait
U eus seit bel, u eus seit lait ;
Cummunément i sunt alé
Si unt jugié et esgardé,
Ke Lanvax deit aveir un jur ;
Mais Plège truist à sun Seignur,
K’il atendra le jugement,
E revenra en sun présent.
Si sera la Cors enforcie,
Car or ni a fors la maisnie ;
Au Roi revienent li Barun,
Si li mustrèrent la raisun ;
Li Rois a plèges demandez ;
Lanvax fu seus et esgarez.
N’aveit ni parent ni ami,
Gauvains i va qui le plevi,
E tut si cumpaignum après,
E dist li Rois relevuns plès
Sur quanque vus tenez de mei,
Fiés è terres cascuns par sei.
Quant plévi l’unt dunt n’i ot el
Alés s’en est à sun ostel ;
Li Chevalier l’unt cunvéié,
Mut l’um blasmé et castoié,
K’il ne face si grant dolur,
E maudient sa fole amur.
Cascun jur l’aleient véoir,
Pur çou qu’il voleient savoir,
Se il béut, se il mangast,
Mut dutoient que ne s’afolast.
Al jur que il eurent noumé
Li Barun furent asanblé ;
Li Rois é la Roïne i fu
E li Plège unt Lanval rendu.
Mut étoient-il pur lui dolent,
Jeo quit qu’il en i ot trois cent,
Ki fésissent tut lur pooir,
Pur lui saus par délivre avoir.
Il est retés de mut grant tort ;
Li Rois demande le recort,
Selunc le claim è les respuns,
Or est del’ tut en ses Baruns.
Il sunt au jugement alé,
Mut sunt pensiu et esgaré,
Del’ franc hume d’autre païs,
Qui entre eux est si entrepris ;
Encunbrer le veulent plusur,
Pur le volunté lor Segnur :
Ce dist li Duc de Cornouaille,
Jà en-droit nus n’i ara faille.
Car qui k’en plort ne qui k’ençant,
Se droit estuet aler avant.
Li Rois parla vers un vassal
Que je vus oï irou ni Lanval,[22]
De félounie le reta,
E d’un meffait l’ocoisonna,
D’une amur dunt il se vanta,
E ma Dame s’en cureça.
Nus ne l’apele fors le Rei,
Par cele fei que je vus dei ;
Qui bien en veut dire le voir,
Jà n’i déust repuns avoir,
Se pur çou nun que sun Seignur,
Doit-hum faire par-tut honur,
Un sairement l’enwagera,
E li Rois le nus pardonra ;
E s’il poet aveir sun garant,
E s’Amie venist avant,
E ce fu veirs que il en dist,
Dunt la Roïne ne se marist,
De ce aura-il bien merci,
Quant pur vilté nel’ dist de li,
E s’il ne poeut garant aveir,
Ce li devuns faire saveir,
Tut sun service part del’ Rei,
E si le cungie de sei.
Al Chevalier unt envoié,
E se li unt dit è pruvé,
Que s’Amie face venir,
Pur lui tenser è garantir.
Il leur a dit qu’il ne purreit
Ne jà par li secure n’areit ;
Cil s’enturnent as jugéors
Ki n’atendeient nul secors,
Li Rois les hasteit durement,
Pur la Roïne qui s’atent.
Quant il deveient départir,
Deus Puceles virent venir,
Sor deus blans palefrois anblans,
E mut par eseteint avenans ;
De vermax cendax sunt vestues,
Tut senglement à lor cars nues.
Cil les esgardent volentiers ;
Gauvain od lui trois Chevaliers,
Vait à Lanval, si li cunta,
Les deus Puceles li mustra
Mut fu haitiés furment li prie,
K’il li désist se c’ert s’Amie ?
Celes sunt alées avant
E tut par itel beau sanblant,
Descendirent devant le dois[23]
Là u esteit asis li Rois.
Eles furent de grant biauté
Si unt curteisement parlé.
Rois, faites canbres délivrer,
E de pailes encurtiner
U ma Dame puise descendre,
Car aveuc vus veut ostel prendre.
Il lur otreie volentiers :
Si apela deus Chevaliers,
Es canbres les mainent lassus
A cele fois ne disent plus.
Li Rois demande à ses Baruns,
Le jugement è le respuns,
E dist que mut l’unt curécié,
De çou que tant l’unt délaié.
Sire, funt-il, nus départimes
Par les Dames que nus véimes,
Ni aviuns nus esgart fait
Or cumenceruns nustre pleit.
Lors rasanblèrent tut pensif
Assés i eut noise et estrif :
Quant il èrent en cil effrei
Deus Puceles de grant conrei,
Vestues de dex bliaus frois,
Chevaucent deux muls espanois,
Virent venir la rue à-val
Grant joie en eurent li Vassal :
Entre eux dirent k’or iert garis,
Lanvax li prox è li hardis.
Gauvain en est od li alés,
Ses cumpaignuns i ad menés,
Sire, dist-il, rehaitiés vus,
Pur amur Diu parlez à nus.
Jà viennent ci dex Dameiseles,
Mut acesmées è mult beles,
C’est vostre amie vraiement !
Lanvax lur respunt simplenent,
E dit que pas nès’ a véues,
Ni amées, ne cunéues.
A-tant furent celes venues,
Devant le Rei sunt descendues :
E mut les louent li pluisur,
E de biauté è de coulur ;
N’i ot celi mix ne vausist
Que la Roïne ne fésist.
La maistre fu cortoise et sage
Avenament dist sun mesage.
Rois, car nus fais canbres baillier,
Aveuc nos Dames herbregier,[24]
Ele vient ci à tei parler,
Il les coumanda à mener,
Od les autres qui ançois vindrent,
Unques depuis nul plait ne tindrent.
Quant il fu delès délivrez,
Puis a tus ses Baruns mandez,
Si lur a dit que seit rendus,
Li jugemens trop est tenus :
La Roïne se cureçeit
De çou que trop i demereit.
Jà le départissent aitant,
Qant par la vile vint pognant,
Tost à ceval une Pucele,
En tut le munde n’ot si bele.
Un blanc palefroi cevauçoit
Qui bien è souef le porteit :
Moult ot bien fait è col è teste,
Sos ciés n’out plus gente beste ;
Rice ator ot el palefroi,
Sous ciel n’en ot si rice Roi,
Qui tot le péust acuitier,
Sans tere vendre u engagier.
Ele est vestue en itel guise,
De cainse blanc è de cemise,
Ke tout li costé li paroient,
Qui de deus pars lacié estoient :
Le cors ot gent, basse la hance,
Le col plus blanc que nois sor brance ;
Les ex ot vairs è blanc le vis,
Bele bouce, nés bien assis ;
Les sorcils bruns è bel le front,
Le cief crespu è auques blont.
Ses mantiaus fu de pourpre bis,
Les pans en ot entur li mis :
Un espervier sor sun puing tint,
E uns livrers après li vint.
Il n’ot el’ Borc petit ne grant,
Ne li Vallet, ne li Sergant,
Qui ne la voïssent esgarder,
Si com il la voient errer ;
De sa biauté n’est mie gas,
Ele venoit plus que le pas.
Tout li Hume qui l’esgardoient,
A grant merveille la tenoient ;
N’i ot un seul qui l’esgardast,
De droite amur ne s’escaufast :
Cil qui le Chevalier ameient,
A lui vindrent si li cunteient,
De la Pucele qui venoit,
Se Diu plaist sel’ déliveroit.
Sire conpaing, ci en vient une,
Mais elle n’est fauve ne brune,
C’est la plus bele de cest munt
De tutes celes qui i sunt.
Lanvax l’oï, si suspira,
Bien la conut, sun cief leva,
Li sans li est muntés el vis,
De parler est auques hastis :
Par foi, dist-il, ce est m’Amie ;
Or ne m’est gaires que m’ocie,
S’ele n’en a merci de moi,
Car garis sui qant jeo la voi.
La Pucele entre ù palais,
Unques si bele ni vint mais,
Devant le Roi est descendue,
Si que de tus fu bien véue :
Sun mantel a laiscié caïr,
Que mix puissent sun cors véir.
Li Rois qui mut fu ensegniés
Il s’est encuntre li dréciés,
E tut li autre se levèrent,
E de li servir se penèrent.
Qant il l’eurent bien esgardée,
E sa biauté asez loée,
Ele parla en tel mesure ;
Car de demourer n’avoit cure.
Rois, g’ai amé un tien vassal,
Veéz le là, seignor, Lanval :
Acoisonés fu en ta Cort,
Ne voeus mie que mal li tort ;
De ce qu’il dist, ce saces tu,
Que la Roïne a tort éu !
Unques nul jor ne le requist,
De la vantance que il fist.
Se par moi puet estre aquités,
Par vos Baruns soit délivrés,
Ce qu’il engagerunt par dreit ;
Li Rois otroie que si seit.
N’i a un seul qui n’ait jugié,
Que Lanvax a tout desraisnié ;
Délivrez est par lor esgart,
E la Pucele s’en despart :
Ne la pot li Rois retenir,
Assez ot gent à li servir,
Fors de la salle aveit-un mis,
Un grant peron de marbre bis,
U li poisant hume munteient,
Qui de la Curt le Roi esteient.
Lanvax esteit muntés desus,
Qant la Pucele ist fors de l’us,
Sor le palefroi dérier li,
De plain eslais Lanvax sali.
Od li s’en vait en Avalon,
Ce nus racuntent li Breton,
En une isle qui mut est biax,
Là fu ravis li Damoisiax.
E nus n’en oï plus parler,
Ne jeo n’en sai avant cunter.
- ↑ Ms. du Roi, no 7989, fo 54, ro col. i ; bibliothèque Harléiène, ms. no 978 et bibl. Cottoniène, Vespasien, B. XIV. Cette pièce a été traduite par le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, tom. i, p. 93. Il en existe une ancienne traduction en vers anglois par Thomas Chestre, ms. bibl. Cottoniène, Caligula, A. II. imprimée dans le recueil de Ritson, tom. I, p. 170 ; les notes sont placées à la fin du vol. III, p. 242.
- ↑ En ancien anglois Launfal. J’avois eu dessein d’expliquer les divers noms donnés aux personnages de Lais, noms qui appartiennent incontestablement à notre Bretagne. Mon peu de connoissance dans la langue Bretonne, les systèmes exagérés auxquels elle a donné lieu, l’abus qu’on en a fait, la crainte de tomber dans les mêmes erreurs, telles sont les causes qui m’ont fait supprimer cette partie de mon travail.
- ↑ Voy. ci-dessus la note 4, p. 36.
- ↑ Le texte porte les escos, Écossois. Mais dans le moyen âge Hibernia et Scottia, étoient synonymes et ne désignoient que l’Irlande. Voy. Letronne, Recherches sur Dicuil, pag. 7 et 8. Quant aux Pis, ces derniers doivent être les Bretons d’Angleterre, sans doute une peuplade habitant les frontières du Glamorganshire en Galles, qui n’étoit pas encore soumise.
- ↑ Ces présents consistoient en dignités, en terres, en chevaux, en armures, en habits. Voy. État de la Poésie françoise, dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 87.
- ↑ Dans la version angloise de Thomas Chestre, on nomme parmi les chevaliers présents, Perceval le Gallois, le sage Gauvain, neveu du Roi Arthur, Gaheris ou Gueresches, Agravain l’orgueilleux, tous deux frères de Gauvain, Lancelot du Lac, fils de Ban de Benoist, roi dans la petite Bretagne, Messire Yvain, fils du roi Urien, Galebaut, roi d’Outre-les-Marches, Messire Keux, sénéchal d’Arthur, etc. Voy. Ritson. Loc. cit., tom. I, p. 171, tom. III, p. 245 et 255.
- ↑ Le Bliaud étoit un habillement de dessus, une sorte de robe qui enveloppoit, ce que les dames pourroient appeler redingotte du matin.
- ↑ Le mot Pourpre ne signifioit pas toujours une couleur
rouge et sanguine, mais il servoit à désigner toutes
les couleurs qui ont beaucoup d’éclat. Il en étoit de
même chez les Grecs qui les nommoient λαμπρώς, et
λαμπροτάτος, et les Romains Coccum, Hysginum et Purpureus.
C’est ce qui sert à expliquer pourquoi nos anciens
poëtes ont toujours désigné la couleur de la pourpre.
On en trouve de couleur noire, blanche, grise,
rousse, bise, verte, sanguine, bleue, vermeille, etc.
Le Grand, Fabliaux, in-8o, tom. i, p. 109, cite plusieurs
autorités à cet égard ; au vers 565 de cette pièce,
il est fait mention d’un manteau de pourpre grise,
comme au vers 102, d’un manteau de pourpre Alexandrine.
C’étoit la plus belle et la plus estimée ; on la
tiroit d’Alexandrie, où les Italiens qui faisoient alors
exclusivement le commerce de la Méditerranée, alloient
la chercher.
Ses mantiax fu et ses bliaus
D’une porpre noire, estelée
D’or, et n’étoit mie pelée.Rom. de Perceval, ms. de l’Arsenal ; fo 8, ro col. i.
- ↑ Je n’ai pu découvrir où étoit situé le pays ou la terre de Lains.
- ↑ Dans tous les repas l’usage étoit, avant de se mettre à table, de commencer par se laver les mains. Cette cérémonie, chez les grands, s’annonçoit au son du cor, c’est ce qu’on appelloit corner l’eau, et chez les moines, elle s’annonçoit au son d’une cloche. Voy. 2e édit. de la Vie privée des François, tom. III p. 310. Glossaire de la langue romane, tom. i, p. 301 et Supplément au mot corner l’eau.
- ↑ Sous ce nom étoient compris les jongleurs, les conteurs et les trouverres, troupe extrêmement famélique. C’étoit faire le plus grand éloge d’un chevalier, que de dire de lui qui étoit large ou libéral envers les ménestriers et les pauvres chevaliers.
- ↑ C’est la reine Genèvre ou Genièvre, fille de Léodogogan, roi de Thamelide, femme du roi Arthur, si connue par ses amours avec le beau Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Benoit. Voy. Ritson, Loc. cit., tom. III, p. 235 et 246. Ces noms de Genèvre ou Genièvre, paroissent être formés du breton Gwenn, blanc et eure femme ; c’est-à-dire la blanche femme.
- ↑ Gauvain, fils de Loth, roi d’Orcanie et d’une fille d’Iguerne, mère d’Arthur. Il étoit le conseiller de ce prince, et fut l’un des plus vaillants chevaliers de la table ronde. Nos anciens romanciers ne le désignent que sous le nom du sage Gauvain. Voy. Ritson. Loc. cit., tom. III, p. 228.
- ↑ Messire Yvain, fils du roi Urien, l’un des rois vassaux d’Arthur, Voy. Ritson Loc. cit., tom. III, p. 225.
- ↑ Voy. la note I sur le Lai de Gugemer, p. 57.
- ↑ Les plèges étoient des seigneurs qui se rendoient caution d’un accusé dont ils répondoient. Celui-ci conservoit sa liberté, et par conséquent avoit toute la facilité de prouver son innocence. Voy. le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, tom. I, p. 14.
- ↑ Le cheval blanc étoit réservé aux souverains dans les marches solennelles, ou lorsqu’ils entroient dans quelques-unes de leurs villes.
- ↑ Cet oiseau et ce chien, signes de noblesse, annonçoient l’illustre origine de la maîtresse de Lanval.
- ↑ Voy. la note sur la fable XLVIII Dou Villain ki norri une Choe et le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, tom. I, p. 118.
- ↑ Voy. notice sur les Lais, p. 37 : note 1.
- ↑ Le verbe Castier signifioit recommander, inviter, donner avis, conseiller, instruire, et non corriger, châtier.
- ↑ Ce vers très-fautif est ainsi dans le manuscrit.
- ↑ On lit dans le man. crois, la croix, c’est une faute ; Dois, dais est le mot qui convient.
Quant li Roi, fut au Deis assiz,
A la costume del païz.Roman du Brut, cité par Ellis, dans Specimens of the early english poets, tom. i p. 46.
- ↑ Nos Dames pour notre maîtresse.