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Poésies de Marie de France (Roquefort)/Notice sur la vie et les écrits de Marie de France

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NOTICE
sur la vie et les écrits
DE MARIE DE FRANCE.




Cette femme, la première de son sexe qui ait fait des vers françois, ou la première du moins dont il nous en soit parvenu, peut être regardée comme la Sapho de son siècle[1]. Il est à regretter que, dans aucun de ses nombreux ouvrages, elle ne nous ait rien appris sur sa vie. Cependant elle occupe un rang distingué parmi les poëtes anglo-normands, dans les écrits desquels on devoit espérer de trouver quelques renseignements sur ce qui la concerne ; tous, à l’exception de Denys Pyramus, qui en dit peu de chose, ont gardé un profond silence sur cette femme fort supérieure à son siècle par ses lumières, par ses sentiments et par le courage qu’elle eut de dire la vérité à des oreilles mal disposées ou peu accoutumées à l’entendre.

Marie naquit en France : son surnom l’indique ; mais elle a laissé ignorer dans quelle province elle avoit reçu le jour, et les raisons qui l’avoient déterminées à passer en Angleterre où il paroît qu’elle résidoit dès le commencement du XIIIe siècle ; il y a tout lieu de croire que Marie étoit née dans la Normandie. Philippe-Auguste se rendit maître de cette province en 1204, et nombre de familles normandes, soit par motifs de parenté avec des familles établies en Angleterre, soit pour y former de nouvelles entreprises, soit enfin par attachement au gouvernement anglois, allèrent s’établir dans la Grande-Bretagne. Il est à présumer que les mêmes raisons avoient engagé Marie à se retirer dans ce royaume, où elle suivit sans doute ses parents. Si cette opinion n’étoit pas adoptée, il seroit impossible de fixer dans quelle autre province de la France, sous la domination des Anglois, on pourrait placer le lieu de la naissance de cette femme célèbre, parce que son langage ne ressemble ni au gascon, ni au poitevin, ni au provençal, ni à aucun des jargons usités dans le midi de la France. Il paraît au contraire que la langue de la Basse-Bretagne lui étoit très-familière, sans qu’on en puisse conclure cependant qu’elle fût née dans cette province. À l’époque dont nous parlons, le duc de Bretagne possédoit le comté de Richemont en Angleterre[2] ; plusieurs de ses sujets armoricains auxquels il avoit concédé des fiefs de chevalier dans ce comté, s’y étoient établis, et Marie pourroit avoir appartenu à l’une de ces familles ; elle étoit d’ailleurs très-versée dans la littérature bretonne, et j’aurai l’occasion de faire remarquer qu’elle a emprunté les sujets qu’elle a traités aux écrivains de la Basse-Bretagne.

Il est possible aussi que ce soit en Angleterre que Marie ait acquis ses connoissances dans les langues armoricaine et angloise. Elle étoit également versée dans la littérature latine, et sentoit quels avantages elle pourroit retirer de cette littérature appliquée aux autres langues. C’est sans doute ce qui lui avoit donné cette vivacité, cette finesse de tact et de discernement, ce style élevé et soutenu que l’on remarque dans ses ouvrages. Marie prévient qu’elle employa plusieurs années pour y parvenir : et, cependant, quel que soit le but qu’elle s’est proposé, ses écrits ne jettent aucune clarté sur sa vie privée, sur le nom et sur le rang de sa famille.

On ignore pour quelle raison Marie a parlé aussi peu de sa personne : on ne peut croire qu’en se nommant dans plusieurs de ses poësies, elle ait voulu transmettre son nom à la postérité ; en effet, si telle eût été sa pensée, elle seroit entrée dans de plus grands détails : il faut en conclure que son but étoit uniquement d’empêcher que ses productions ne fussent attribuées à d’autres et de recueillir, de son vivant, la portion d’éloges qui lui étoit due, et qu’elle méritoit à juste titre.

Dans les écrits de Marie, comme dans les écrits des poëtes ses contemporains, on découvre des expressions vagues qui découragent le biographe jaloux de s’instruire, qui le contraignent à entrer dans de longues ou de pénibles discussions, dont le résultat conduit à des conjectures judicieuses en apparence, mais qui souvent manquent de fondement ; en sorte que le silence de cette femme est cause que l’on ne peut connoître la plupart des noms des personnes illustres à qui elle avoit dédié ses ouvrages, ou à la recommandation desquelles elle les avoit entrepris. Néanmoins, en traitant des écrits de cet auteur, je ferai mes efforts pour découvrir quels peuvent avoir été ses protecteurs.

Les premières productions de Marie de France sont une collection de Lais en vers françois, qui renferme plusieurs histoires ou aventures galantes arrivées à de vaillants chevaliers. Ces Lais, composés suivant l’usage du temps, sont généralement remarquables par le récit de quelques singulières catastrophes. Quelques-uns seulement existent dans les manuscrits de la Bibliothèque royale ; mais la plus grande partie se trouve dans le Museum Britannicum[3]. Ils font connoître l’étendue et en même temps le genre de la plupart des anciens essais de poësies anglo-normandes, qui nous ont été transmis par les Anglois.

Les romans de chevalerie des anciens Gallois et des Bas-Bretons semblent avoir fourni à Marie les différents sujets de ses Lais. Il paroît encore que les productions de ces peuples furent l’objet continuel de ses lectures avant qu’elle n’écrivît ses poësies ; il paroît aussi, que, douée d’une mémoire heureuse, elle comptoit sur sa facilité à retenir ; car elle dit avoir mis en vers des sujets qu’elle avoit entendu conter ou simplement réciter il y avoit long-temps ; peut-être qu’en les rimant, elle les corrigeoit, les changeoit, et quelquefois même elle les continuoit différemment[4].

Marie prévient ses lecteurs qu’elle a hésité long-temps avant de se livrer à ce genre de littérature ; elle avoit même entrepris de traduire du latin plusieurs sujets tirés de l’histoire ancienne ; mais s’étant aperçue que ce genre de travail avoit été adopté par la plus grande partie des écrivains de son temps, qu’elle ne parcourroit qu’une route battue, elle abandonna ce projet pour se livrer entièrement à la recherche des Lais gallois et armoricains. Peut-être est-ce à la singularité de son plan, qu’est due l’origine de sa renommée.

Sa réputation s’accrut bien davantage, lorsqu’elle joignit à ses compositions des réflexions sur l’amour et sur les diverses émotions qui en résultent ; sur la chevalerie et les actes de valeur que la beauté inspiroit aux guerriers qui étoient revêtus de l’ordre sublime[5], ou qui aspiroient à chausser les éperons d’or[6].

En chantant de pareils sujets, sur-tout en montant sa lyre au ton des opinions reçues, elle devoit être assurée du succès. En effet Denys Pyramus, poëte anglo-normand et contemporain de Marie[7], rapporte que les productions de cette femme étoient fort estimées, que la noblesse et particulièrement les dames les entendoient avec un plaisir inexprimable. Il en fait l’éloge, et cette approbation de la part d’un rival, qui jouissoit lui-même du plus grand crédit à la cour des barons anglois, ne peut être que sincère et justement méritée.

Au nombre des raisons qui ont engagé Marie à apporter plus de soins dans la composition de ses ouvrages, on ne doit pas avoir égard à sa qualité d’étrangère qui, dit-elle, lui faisoit craindre d’être critiquée plus sévèrement. On voit en effet un grand nombre d’écrivains anglois qui ont réussi dans la poësie françoise, et dont les productions sont recommandables. Parmi ces derniers, on remarque Robert Wace, Philippe de Than, Geoffroy Gaimar, Simon Dufresne, Everard de Kirkam, Samson de Nanteuil, Denys Pyramus, Hélie de Winchester, Guillaume de Wadington, Étienne de Langton, David, et beaucoup d’autres.

Marie pensoit que la satisfaction d’un poëte devoit consister dans le soin et la correction de ses ouvrages, à leur donner un degré de supériorité dont l’auteur lui-même s’apercevroit bientôt, et par-là à se faire des protecteurs puissants et mériter l’estime publique. En effet, les efforts et l’application de cette femme tendoient à jouir d’une renommée justement acquise, et d’une distinction particulière. On voit par ses productions qu’elle étoit sans cesse tourmentée de la crainte de ne pas réussir. C’est ce qu’elle exprime avec sa simplicité naturelle dans le Lai de Gugemer[8].

En lisant le prologue des Lais, on s’aperçoit qu’ils sont adressés à un souverain qui n’est pas nommé[9]. Mais quel est le monarque auquel Marie a fait cet hommage ? Ce fait étoit connu de son temps : et malgré la distance qui en éloigne, le peu de matériaux qui restent, nous allons, par une suite de rapprochements, chercher à découvrir son nom.

Dans son Prologue, Marie fait part de ses craintes ; elle tremble que la jalousie ne cherche à traverser les succès que pourront obtenir ses ouvrages dans un pays étranger ; d’après cet aveu, il est hors de doute que ses écrits ne peuvent pas avoir été faits en France. Lorsqu’elle se trouve embarrassée soit par une expression, soit par la quantité, elle emploie des mots anglois pour remplir son idée ou la mesure de son vers[10].

Il sera démontré qu’elle écrivoit plus particulièrement pour les Anglois ; car ses poësies contiennent souvent des expressions qui appartiennent essentiellement à leur langue, et nullement à la romane françoise.

Marie a donc dédié ses Lais à un roi qui savoit l’anglois ; elle a même pris soin de traduire dans cette langue tous les noms propres armoricains ou gallois qu’elle a été obligée d’y introduire. Par exemple, dans le Lai de Bisclavaret, elle rapporte que les Anglois traduisent ce nom par celui de Garwaf ou Garwall[11], que le Lai du Chèvre-Feuille est nommé Gotelef[12], et que celui de Laustic est appelé Nightgale, etc.[13], ce qui prouve que Marie avoit fait hommage de ses productions à un prince qui parloit la langue angloise.

Elle rapporte dans le Prologue qu’elle a refusé de traduire du latin en roman, par la raison que beaucoup d’autres s’en étoient occupés, que son nom seroit confondu parmi la multitude, et qu’elle ne retireroit aucune gloire de ses travaux. Cette circonstance s’accorde parfaitement avec le règne de Henri III, qui occupa le trône d’Angleterre depuis 1216 jusqu’à l’an 1272 ; c’est sous ce règne qu’un grand nombre de poëtes normands et anglo-normands traduisirent du latin une multitude d’ouvrages, des romans de chevalerie, et particulièrement ceux de la Table-Ronde. Enfin Fauchet[14], Pasquier[15], Massieu[16], Le Grand d’Aussy[17], et tous les biographes indiquent que Marie florissoit vers le milieu du XIIIe siècle, et ce temps se rapporte avec le règne de Henri III. À leur témoignage se joint celui de Denys Pyramus, qui parle de Marie dans les termes les plus honorables et les plus flatteurs ; il dit que sa personne et ses écrits étoient généralement estimés, qu’il les connoissoit, les aimoit, et qu’il en faisoit le plus grand cas[18]. Or on sait que Denys Pyramus, contemporain de Marie, écrivoit sous le règne du même Henri III.

D’après les rapprochements qui viennent d’être mis sous les yeux du lecteur, il sera hors de doute que Henri III aura été le prince auquel Marie a dédié ses Lais. Cependant quelques critiques pourroient présumer qu’elle en a fait hommage à un roi de France. Examinons parmi les souverains de ce royaume quel pourroit être celui à qui cette dédicace auroit été faite. Marie vécut sous les règnes de Philippe-Auguste, de Louis VIII et de Louis IX ; l’on ne peut croire qu’en s’adressant à l’un de ces princes, elle ait traduit des noms gallois et armoricains en anglois. Comment se seroit-elle permis l’emploi d’une langue inintelligible pour le souverain et pour la plupart des François ? Quelquefois, il est vrai, Marie a traduit en roman ces expressions étrangères ; mais ces exemples sont très-rares ; on voit même que, pour ces explications, elle préfère employer la langue angloise, qui paroît lui avoir été très familière. Par cette préférence ne semble-t-elle pas indiquer quelle étoit la classe de ses lecteurs, et que le prince à qui elle adresse ses poësies est Henri III ?

On doit regretter que nos bibliothèques, si riches d’ailleurs, ne renferment qu’une très-petite partie des Lais de Marie ; tous, sans en excepter les plus courts, contiennent des renseignements précieux sur les mœurs et les usages du XIIIe siècle. Les descriptions du poëte sont à-la-fois fidèles et amusantes ; il fixe l’attention par le choix des sujets, par l’intérêt qu’il sait y répandre, et sur-tout par le charme d’un style simple et naturel. Malgré la rapidité de sa diction, rien ne lui échappe lorsqu’il décrit, rien n’est omis dans les détails, l’action n’est point embarrassée et marche vivement.

Avec quelle grâce et quelle noblesse ne dépeint-elle pas la charmante protectrice du malheureux Lanval ? Quelle impression sa beauté séduisante ne fait-elle pas sur cette multitude qui ne la suit que pour l’admirer ? Le coursier blanc qui lui sert de monture, semble être orgueilleux de porter une divinité ; le lévrier qui la suit et le faucon qu’elle porte, annoncent son illustre origine ; quelle splendeur et quel air imposant dans ses traits, que de grace, quelle recherche et quelle magnificence dans ses vêtements ! …

À un goût épuré, à des formes gracieuses, à des pensées agréables, Marie joignoit une grande sensibilité, et souvent la muse angloise semble l’avoir inspirée. Elle paroît s’être attachée à parler plus au cœur qu’à l’esprit, soit par les situations malheureuses où elle a placé ses héros, soit par les catastrophes qui terminent ses récits ; et par ce moyen elle attendrit le lecteur, et fait passer dans son âme tous les sentiments dont ses personnages sont animés.

Nos différents biographes et bibliographes[19], n’ont pas eu connoissance des Lais de Marie, et n’ont parlé que de ses fables. Le Grand d’Aussy[20] en a traduit quatre, et les a publiés sans en faire connoître l’auteur. Il est probable que ce critique n’avoit jamais entendu parler de la collection des Lais qui existe parmi les manuscrits du Museum Britannicum. Dans l’espèce de préface dont ils sont précédés, Marie se fait connoître et se nomme en commençant.

Le second ouvrage de notre poëte consiste dans un recueil de fables, intitulé le Dit d’Ysopet, qu’il a traduit en vers françois. Il prévient dans le prologue et dans l’épilogue, que ce travail n’a été entrepris qu’à la sollicitation d’un homme qui est la fleur de la chevalerie et de la courtoisie ; en un mot, à la prière du comte Guillaume[21].

Le Grand d’Aussy a traduit librement quelques-unes des fables de Marie[22], et a mis en tête de cette version infidèle une préface[23], dans laquelle il établit que le personnage de Guillaume, est le comte de Dampierre. Cette opinion n’étant fondée sur aucun témoignage, ne doit être regardée que comme une simple conjecture. Si cet écrivain a eu quelques raisons pour avancer un fait aussi étrange, il ne sera pas difficile d’en trouver pour les réfuter ; et la première est que Guillaume, seigneur de Dampierre, second fils de Guy, sire de Bourbon, n’avoit aucun droit au titre de comte.

Dans le XIIIe siècle, ce titre n’étoit point accordé indistinctement aux gentilshommes françois ; il étoit expressément réservé au seigneur, au propriétaire d’une province, ou d’une grande cité dépendante d’un comté. Telles étoient les provinces de Flandre, d’Artois, de Poitou, d’Anjou, de Champagne, de Brie, de Valois, etc., et les villes de Paris, de Sens, de Chartres, d’Évreux, de Mâcon, de Châlons, de Vienne, d’Auxerre, etc. C’est alors que ces grands seigneurs, qui étoient grands vassaux de la couronne, avoient droit au titre de comte, et pouvoient le porter[24] Cette dénomination ne convenoit donc pas à la ville de Dampierre, puisque dans le XIIIe siècle son territoire n’étoit qu’un simple fief appartenant aux seigneurs de ce nom[25]. On pourroit objecter, il est vrai, que, vers l’année 1223 ou 1224, Guillaume de Dampierre épousa Marguerite de Flandre. Mais cette dame ne gouvernoit pas encore le comté de Flandre ; ce ne fut qu’en 1246 qu’elle en prit possession, et à cette époque elle étoit veuve[26]. Guillaume ne porta donc pas le titre de comte, puisque son fils, Guy de Dampierre, ne succéda qu’en 1275[27] à sa mère, et ne fut reconnu comte qu’en 1280[28]. En examinant tous les seigneurs françois qui portèrent le nom de Guillaume, on n’en voit aucun auquel Marie ait pu dédier ses ouvrages. D’ailleurs cette femme, écrivant en Angleterre, elle y composa ses fables ; il est donc à présumer que c’est dans ce royaume qu’il faut diriger ses recherches pour trouver le personnage dont il s’agit. Après y avoir réfléchi, on conviendra sans doute que c’est Guillaume, surnommé Longue-Épée, fils naturel de Henri II, créé comte de Salisbury et de Romare par Richard Cœur-de-Lion, et que Marie appelle la fleur de chevalerie, l’homme le plus vaillant du royaume[29] ; expressions qui s’appliquent parfaitement au caractère de Guillaume-Longue-Épée, si renommé par sa bravoure[30]. Les louanges que lui prodigue Marie, expriment les sentiments de ses contemporains et se trouvent encore dans son épitaphe[31].

Guillaume étant mort en 1226[32], il faut alors que Marie ait publié ses fables avant cette époque ; la brillante réputation qu’elle s’étoit acquise par ses Lais, a sans doute engagé le fils d’Henri II à la solliciter pour traduire une collection de fables qui, dit-elle, existoit alors en anglois. Marie ne pouvoit être arrêtée par la crainte de ne pas réussir dans cette espèce d’apologue, après avoir décrit avec tant de fidélité et de naturel les mœurs de son siècle.

Elle avoit cette pénétration qui fait distinguer au premier aperçu les différentes passions de l’homme, saisir les diverses formes qu’elles prennent et qui, en remarquant les objets qui attirent leur attention, fait découvrir à l’instant même les moyens qu’elles emploient pour y parvenir. Tous ces avantages ont été développés dans les premières productions de Marie, et on les retrouve encore dans ses autres écrits.

Ses fables, composées avec cet esprit qui pénètre les secrets du cœur humain, se font remarquer sur-tout par une raison supérieure, un esprit simple et naïf dans le récit, par une justesse fine et délicate dans la morale et les réflexions. Car la simplicité du ton n’exclut point la finesse de la pensée ; elle n’exclut que l’afféterie. On y retrouve cette simplicité de style particulière à nos romans anciens, et qui fait douter si la Fontaine n’a pas plutôt imité notre auteur que les fabulistes d’Athènes et de Rome. L’inimitable Bon-homme n’auroit point trouvé dans Ésope et dans Phèdre les avantages qui lui ont été offerts par Marie. À la moralité simple et nue des récits du fabuliste phrygien, l’affranchi d’Auguste joignit l’agrément de la poësie. On connoît la pureté de son style, sa concision, son élégance. Marie écrivant en françois, dans un temps où la langue, encore dans son enfance, ne pouvoit offrir que des expressions simples et sans art ; elle y joignit des tournures agréables, et une manière naturelle de tourner la phrase sans laisser apercevoir le travail ; Ésope et Phèdre, ayant au contraire écrit en grec et en latin, n’ont pu fournir à la Fontaine que des sujets et des idées, tandis que Marie lui présentant les uns et les autres, a pu lui suggérer aussi des expressions, des tournures et même des rimes. Il est inutile de faire remarquer que dans les ouvrages de la Fontaine, il se trouve une foule de mots anciens qui, sans un commentaire, seraient inintelligibles.

La dernière production de Marie est l’histoire, ou plutôt le conte du Purgatoire de Saint Patrice[33], traduit du latin et mis en vers françois. On connoît trois textes latins du récit de cette fable, composés par les moines Henri, de Saltrey et Josselin de Citeaux.

Marie a dédié son poëme à un Prud’homme qui, l’honorant de son estime et de son amitié, répand sur elle ses bienfaits. Le peu de détails que donne cette femme relativement à cet hommage, ne permet pas de faire connoître le personnage auquel elle s’est adressée[34].

Il est possible que Marie soit encore auteur de quelques autres pièces de poësie ; mes recherches ont été vaines à cet égard.


  1. Cette notice est en partie traduite d’une excellente dissertation sur les poëtes anglo-normands, insérée dans l’Archœologia ; or miscellaneous tracts relating to antiquity, vol. XIII, p. 36. L’auteur est M. l’abbé Gervais de La Rue, professeur d’histoire à l’académie de Caen, l’un des hommes les plus versés dans l’histoire de la littérature du moyen âge.
  2. Alain, duc de Bretagne, avoit accompagné le duc Guillaume dans son expédition d’Angleterre, et s’étoit particulièrement distingué à la fameuse bataille d’Hastings, qui eut lieu le 14 octobre 1066. Pour récompenser les services que lui avoit rendus Alain, son beau-père, Guillaume lui donna quatre cent quarante-deux terres dans la province d’Yorck, lesquelles par suite formèrent le duché de Richemont. Nombre de seigneurs armoricains et normands s’étant également signalés, reçurent des récompenses de la même espèce. Les ducs de Bretagne inféodèrent une grande partie de ces terres à des chevaliers, et parmi les seigneurs établis en Angleterre dans les XIe et XIIe siècles, on remarque des branches des familles d’Auray, du Boterel, de Chasteaubriant, de Guyon, de Maillé, de Montbourcher, de Montgommery, de Rohan, de Tintiniac, etc. On y remarque aussi une branche de la famille des Montmorency ; c’est peut-être la souche des Montmorency-Morès établie en Irlande.
  3. Parmi les manuscrits de la Bibliothèque Harléiène, no 978.
  4. Prologue des Lais, vers 39 et 40. Lai du Chevre-Feuille, vers 5 et 6.
  5. La chevalerie étoit ainsi appelée, par assimilation à la prêtrise. Voyez Le Grand d’Aussy, Fabliaux, in-8o, t. i, p. 144.
  6. Les éperons d’or ou dorés étoient le signe distinctif des chevaliers : les écuyers ne pouvoient en porter que d’argent. Aussi lors de la réception d’un chevalier, la première pièce de l’armure qu’il commençoit à prendre étoit les éperons d’or, et lors de la dégradation la première cérémonie étoit de les lui couper ou de lui faire chausser les éperons d’argent.
  7. Ses Lais soleient as Dames plaire,
    De joie les oient et de gré,
    Car sunt selun lor volenté.

    Denys Pyramus, Vie de saint Edmond,
    ms. Biblioth. Cottoniène, Domitien, A. XI.
  8. Au commencement.
  9. Vers 43 et suivants.
  10. Voyez le Lai du Fresne, vers 198.
  11. We’rewolf, homme-loup, loup-garou, homme qui a le pouvoir de se transformer en loup.
  12. Goatleaf, bouc et feuille, pour chèvre-feuille.
  13. Night’ingale, rossignol ou oiseau chanteur.
  14. Œuvres, p. 579
  15. Recherches de la France, liv. VIII, ch. 1, p. 754.
  16. Hist. de la Poësie françoise, p. 157.
  17. Fabliaux et Contes, in-8o, t. III, p. 441 ; t. IV, p. 151.
  18. Kar mult l’ayment, si l’unt mult cher
    Cunte, Barun et Chevaler,
    Et si en ayment mult l’escrit.

    Denys Pyramus, Vie de saint Edmond.
  19. Fauchet, Œuvres, p. 579. — La Croix du Maine, Bibliothèque franç., t. II, p. 89. — Du Verdier, ibid., t. V, p. 23. — Pasquier, Recherches des recherches, t. I, liv. VIII, ch. I, p. 754. — Du Cange, Glossarium med. et infim. lat., t. V, p. 532. — Massieu, Hist. de la poésie françoise, pag. 157. — Histoire littéraire des femmes françoises, t. I, p. 32. — Dictionnaire historique, IXe éd., art. Marie de France. — Madame Fortuné Briquet, Dict. des Femmes célèbres. — Mademoiselle de Kéralio (femme Robert), Collection des meilleurs ouvrages françois composés par des femmes, tom. II, pag. 4. — Le Petit Magasin des Dames, Ve année (1807), pag. 1—8. — L’abbé Guillon, dans son édition des Fables de la Fontaine ; Paris, an XI (1803), 2 vol. in-8o. — Poésies de Clotilde de Surville, Préface, p. xxxi et xcix. On ne peut rassembler plus d’erreurs et plus de faussetés que ne l’a fait M. de Surville, dans les deux articles qu’il a donnés sur Marie. En rapportant l’épilogue qui termine les fables, il s’est non-seulement permis de couper et de retrancher suivant son bon plaisir, mais encore d’altérer le texte et de composer des vers qu’il attribue à notre poëte. En comparant la fable de la Mors et de li Bosquillon avec celle que je publie, on sera bientôt convaincu de la supercherie, et je pense qu’on sera réellement affecté de voir qu’un auteur, d’ailleurs recommandable, ait employé des moyens aussi condamnables pour tromper le public.
  20. Fabliaux, tom. I, p. 93, Lai de Lanval ; p. 120, Lai de Graelant ; t. III, p. 244, Lai de l’Espine ; p. 251, Lai de Gugemer.
  21. Pur amur le cunte Williaume,
    Le plus vaillant de cest royaume,
    M’entremis de cest livre feire
    Et de l’anglois en roman treire, etc.

    Conclusion des Fables de Marie.
  22. Ibid., t. IV, p. 169—248.
  23. Ibid. p. 151
  24. Dict. raisonné de Diplomatique, au mot Comte.
  25. La Martinière, Dict. géogr., au mot Dampierre.
  26. Art de vérifier les dates, chap. Des Comtes de Flandre.
  27. Brunet, Abrégé chronol. des grands fiefs de la couronne de France, p. 495.
  28. Art de vérifier les dates.
  29. Voyez le Prologue des Fables, v. 30.
  30. Sandfort’s, Genealogical History of the Kings of England, p. 114. Matth. Paris, p. 491, 524, 525, 529, 534, 558, 572.
  31. Flos Comitum, Willelmus obiit, stirps regia, Longus
    Ensis vaginam cœpit habere brevem.

  32. Sandford, ibid.
  33. Bibliothèque du Roi ms. N, no , fo 102—122, vo fonds de l’Église de Paris ; cette pièce contient 2302 vers ; Museum Britannicum, Bibl. Cottoniène, A. VII. Dans cette copie la version contient près de 1800 vers, et Marie n’y est pas nommée.
  34. Voyez la notice placée en tête du Purgatoire de Saint Patrice.