Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Œuvres morales/X

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Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome deuxièmep. 189-199).

X

Dialogue d’un Physicien et d’un Métaphysicien.


Le physicien.

Eureca, eureca.

Le métaphysicien.

Qu’est-ce ? qu’as-tu trouvé ?

Le physicien.

L’art de vivre longuement.

Le métaphysicien.

C’est ce livre que tu portes ?

Le physicien.

Oui, c’est là que je l’explique. Grâce à cette invention, si les autres vivent longtemps, je vivrai pour le moins éternellement : je veux dire que j’acquerrai une gloire immortelle.

Le métaphysicien.

Si tu veux suivre mon conseil, trouve une cassette de plomb, enfermes-y ce livre, enfouis-le dans la terre, et, avant de mourir, souviens-toi de laisser une indication écrite, afin qu’on puisse aller le déterrer quand on aura trouvé l’art de vivre heureux.

Le physicien.

Et en attendant ?

Le métaphysicien.

En attendant il ne sera bon à rien. J’en ferais plus de cas s’il contenait l’art de vivre peu de temps.

Le physicien.

Cet art-là est connu depuis longtemps et n’a pas été difficile à trouver.

Le métaphysicien.

De toute façon, j’en fais plus de cas que du tien.

Le physicien.

Pourquoi ?

Le métaphysicien.

Parce que si la vie n’est pas heureuse, et elle ne l’a pas été jusqu’à présent, mieux vaut l’avoir courte que longue.

Le physicien.

Oh ! pour cela, non ! car la vie est un bien par elle-même, et chacun la désire et l’aime naturellement.

Le métaphysicien.

Ainsi le croient les hommes, mais ils se trompent, comme le vulgaire se trompe en croyant que les couleurs sont des qualités des objets, quand elles sont des qualités de la lumière. Je dis que l’homme ne désire et n’aime que sa propre félicité. Par conséquent il n’aime pas la vie, si ce n’est en tant qu’il la tient pour un instrument ou une matière de félicité. Ainsi, il en vient à aimer la félicité et non la vie, bien que très souvent il attribue à l’une l’amour qu’il porte à l’autre. Il est vrai que cette erreur et celle des couleurs sont toutes deux naturelles. Mais, comme preuve que l’amour de la vie n’est pas naturel chez les hommes ou plutôt n’est pas nécessaire, on voit qu’un très grand nombre d’hommes, aux temps anciens, choisirent de mourir quand ils pouvaient vivre ; de notre temps même, beaucoup désirent la mort en diverses circonstances et quelques-uns se tuent eux-mêmes, ce qui ne pourrait arriver si l’amour de la vie était par lui-même la nature de l’homme. Mais, comme la nature de chaque vivant est l’amour de sa propre félicité, le monde s’écroulerait avant que quelqu’un d’entre eux cessât de l’aimer et de la rechercher. Quant à la question de savoir si la vie est un bien par elle-même, j’attends que tu me le prouves, avec des raisons physiques ou métaphysiques empruntées à n’importe quelle doctrine. Pour moi, je dis que la vie heureuse serait sans doute un bien, mais comme heureuse, non comme vie. La vie malheureuse, en tant que malheureuse, est un mal, et, attendu qu’il est dans la nature, du moins dans celle des hommes, que la vie et l’infélicité ne peuvent se séparer, tire toi-même les conséquences de cela.

Le physicien.

De grâce, laissons cette question, qui est trop mélancolique, et, sans trop de subtilités, réponds-moi sincèrement. Si l’homme vivait ou pouvait vivre éternellement (je veux dire sans mourir, et non après sa mort), crois-tu que cela ne lui plairait pas ?

Le métaphysicien.

À une supposition fabuleuse je répondrai par une fable, d’autant plus que je n’ai jamais vécu éternellement et que je ne puis te répondre par expérience. D’ailleurs, je n’ai même jamais parlé à quelqu’un qui fût immortel, et, sauf dans les fables, je ne trouve nulle mention de personne semblable. Si Cagliostro était ici, il pourrait peut-être nous donner un peu de lumière, lui qui a vécu plusieurs siècles ; et pourtant, puisqu’il est mort comme les autres, il ne semble pas qu’il fût immortel. Je dirai donc que le sage Chiron, qui était dieu, s’ennuya de la vie avec le temps, obtint de Jupiter la permission de mourir et mourut. Or imagine, si l’immortalité déplaît aux dieux, ce qu’elle ferait aux hommes. Les Hyperboréens, peuple inconnu, mais fameux, chez lesquels on ne peut pénétrer ni par terre ni par eau, riches de tous biens et spécialement de beaux ânes, dont ils font des hécatombes, peuvent, si je ne me trompe, être immortels, parce qu’ils n’ont ni infirmités, ni fatigues, ni guerres, ni discordes, ni disettes, ni vices, ni fautes, n’en meurent pas moins tous, car au bout de mille années de vie ou environ, las de la terre, ils sautent volontairement d’un certain rocher dans la mer et s’y noient. Voici une autre fable. Les deux frères Biton et Cléobis, un jour de fête, les mules n’étant pas prêtes, s’attelèrent au char de leur mère, prêtresse de Junon, et la conduisirent au temple : la prêtresse supplia la déesse de récompenser la piété de ses fils par le plus grand bien qui puisse arriver aux hommes. Junon, au lieu de les rendre immortels, comme elle l’aurait pu et comme c’était alors l’habitude, fit que tous les deux moururent doucement à ce même moment. La même chose arriva à Agamède et à Trophonius. Quand ils eurent fini le temple de Delphes, ils prièrent instamment Apollon de les payer ; le dieu répondit qu’il les satisferait au bout de sept jours : ils n’avaient, en attendant, qu’à faire chère lie à leurs frais. La septième nuit il leur envoya un doux sommeil, dont ils ne se sont pas encore éveillés, et ils ne demandèrent pas d’autre paie. Mais puisque nous sommes sur les fables, en voici une autre, au sujet de laquelle je vais te poser une question. Je sais qu’aujourd’hui vos pareils tiennent pour certain que la vie humaine, dans n’importe quel pays habité et sous n’importe quel ciel, dure naturellement, sauf de petites différences, la même quantité de temps en moyenne. Mais un de ces bons anciens raconte que les hommes, dans certaines parties de l’Inde et de l’Éthiopie, ne subsistent pas au delà de quarante ans : celui qui meurt à cet âge, meurt très vieux, et les enfants de sept ans sont en âge de se marier. Nous savons que cette dernière affirmation se trouve être à peu près vraie dans la Guinée, dans le Decan et dans les autres lieux placés sous la zone torride. Donc, en supposant qu’il se trouve une ou plusieurs nations où les hommes en général ne dépassent pas quarante ans, et que cela ait lieu naturellement, et non, comme on l’a cru des Hottentots, par d’autres causes, je te demande si pour cela il te semble que les peuples en question doivent être plus malheureux ou plus heureux que les autres.

Le physicien.

Plus malheureux sans doute, puisqu’ils meurent plus tôt.

Le métaphysicien.

Je crois le contraire, et pour le même motif. Mais là n’est pas l’essentiel. Fais un peu attention. Je niais que la vie pure, c’est-à-dire le simple sentiment de l’être, fût chose aimable et désirable par nature. Mais ce qui est peut-être plus digne du nom de vie, je veux dire la puissance et l’abondance des sensations, est naturellement aimé et désiré de tous les hommes, car toute action et toute passion vives et fortes, pourvu qu’elles ne soient ni déplaisantes ni douloureuses, sont agréables par le seul fait qu’elles sont vives et fortes, même s’il y manque tout autre qualité aimable. Or, chez ces hommes dont la vie se consumerait naturellement dans l’espace de quarante ans, c’est-à-dire dans la moitié du temps destiné par la nature aux autres hommes, cette vie dans chacun de ses éléments serait le double plus vive que la nôtre ; en effet, ces hommes devant croître et arriver à la perfection, et, d’autre part, se flétrir et périr en moitié moins de temps, les opérations vitales de leur nature seraient proportionnées à cette accélération de la vie, c’est-à-dire plus fortes du double que chez les autres à chaque instant de la durée ; en outre, les actions volontaires de tels hommes, leur mobilité, leur vivacité extrinsèques, correspondraient à cette plus grande efficacité. Ainsi, en un moindre espace de temps, ils auraient une quantité de vie égale à la nôtre. Comme elle se distribuerait entre un moins grand nombre d’années, elle suffirait à les remplir ou n’y laisserait que de faibles vides, tandis qu’elle est insuffisante pour un espace double ; les actions et les sensations de ces hommes, étant plus fortes, pourraient occuper et vivifier toute leur vie, au lieu que dans la nôtre, qui est beaucoup plus longue, il reste de nombreux et grands intervalles, vides de toute action et de toute affection vives. Et comme ce n’est pas simplement le fait d’être, mais le fait d’être heureux, qui est désirable, comme le bonheur ou le malheur de chacun ne se mesure pas au nombre de ses jours, j’en conclus que la vie de ces nations, qui serait d’autant moins pauvre de plaisir, ou de ce que nous appelons ainsi, qu’elle serait plus brève, devrait être préférée à notre vie et même à celle des premiers rois d’Assyrie, d’Égypte, de Chine, d’Inde et d’autres pays, qui vécurent, pour en revenir aux fables, des milliers d’années. Je n’ai donc pas souci de l’immortalité et je la laisse volontiers aux poissons à qui Leeuwenhock la promet, pourvu qu’ils ne soient mangés ni par les hommes ni par les baleines ; et même, au lieu de retarder ou d’interrompre la végétation de notre corps pour allonger la vie, comme le propose Maupertuis, je voudrais que nous pussions l’accélérer assez pour qu’elle se réduisît à la mesure de celle de certains insectes, nommés éphémères, dont on dit que les plus vieux ne passent pas l’âge d’un jour, et néanmoins meurent bisaïeux et trisaïeux. J’estime qu’alors nous n’aurions pas le temps de nous ennuyer. Que penses-tu de ce raisonnement ?

Le physicien.

Je pense qu’il ne me persuade pas, et que, si tu aimes la métaphysique, je m’attache à la physique. Je veux dire que si tu regardes les choses subtilement, je les regarde en gros et je m’en contente. Aussi, sans prendre en main le microscope, je juge que la vie est plus belle que la mort, et je lui donne la pomme, en les laissant toutes deux vêtues.

Le métaphysicien.

Ainsi jugé-je, moi aussi. Mais quand je me rappelle la coutume de ces barbares qui, pour chaque jour malheureux de leur vie, jetaient dans un carquois une pierre noire, et, pour chaque jour heureux, une pierre blanche, je pense à la petite quantité de pierres blanches et à la grande quantité de noires qui devaient se trouver dans ces carquois à la mort de chacun de ces hommes. Et je désire voir devant moi toutes les pierres des jours qui me restent et avoir la permission de faire un triage, c’est-à-dire de jeter toutes les noires et de les ôter de ma vie, et de ne me réserver que les blanches : et pourtant je sais qu’elles ne feraient pas un gros tas et qu’elles seraient d’un blanc bien trouble.

Le physicien.

Beaucoup d’hommes, au contraire, quand toutes leurs pierres seraient noires et incomparablement noires, voudraient pouvoir y en ajouter d’autres, même aussi noires : parce qu’ils tiennent pour certain qu’aucune pierre n’est aussi noire que la dernière. Et ces hommes-là, dont je suis, pourront en effet ajouter beaucoup de pierres à leur vie en pratiquant l’art qui est enseigné dans mon livre.

Le métaphysicien.

Que chacun pense et agisse à son humeur : la mort aussi ne manquera pas de faire à son gré. Mais si tu veux, en prolongeant la vie, être vraiment utile aux hommes, invente un art qui multiplie le nombre et la force de leurs actions et de leurs sensations. De la sorte, tu accroîtras réellement la vie humaine, et, en comblant ces intervalles démesurés où nous durons plutôt que nous ne vivons, tu pourras te vanter de la prolonger, et cela sans aller en quête de l’impossible et sans faire violence à la nature, en la secondant au contraire. Ne te semble-t-il pas que les anciens vivaient plus que nous, quoique tous les dangers auxquels ils étaient exposés les fissent périr plus tôt que nous ? Et tu rendras un très grand service aux hommes dont la vie fut toujours, je ne dis pas d’autant plus heureuse, mais d’autant moins malheureuse, qu’elle fut plus fortement agitée, plus longtemps occupée, sans douleur ni malaise. Mais pleine de loisir et d’ennui, ce qui revient à dire vide, elle semble justifier cette pensée de Pyrrhon, qu’entre la vie et la mort il n’y a pas de différence. Si je le croyais, je te jure que la mort ne m’épouvanterait pas peu. Mais, enfin, la vie doit être vivante, c’est-à-dire une vraie vie, ou la mort la surpasse incomparablement en valeur.