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Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/V

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Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 245-247).

V

À UN VAINQUEUR DU JEU-DE-PAUME.

(1824.)


Apprends, noble jeune homme, à connaître le visage et l’agréable voix de la gloire, et combien la vertu laborieuse est au-dessus d’un loisir efféminé. Applique-toi, applique-toi, magnanime champion, si tu veux ravir la gloire, comme une proie, au torrent des années ; applique-toi et lève ton cœur vers de hauts désirs. L’arène retentissante, le cirque et les frémissements de la faveur t’appellent à des actes illustres. Tu es fier de ta jeunesse et la patrie aimée te prépare aujourd’hui à renouveler les antiques exemples.

Il ne teignit pas sa droite du sang barbare à Marathon, celui qui regarda stupidement les athlètes nus, le champ d’Élée et la palestre périlleuse ; la palme bienheureuse et la couronne ne le piquèrent pas d’émulation. Et sans doute il avait lavé dans l’Alphée la crinière poudreuse et les flancs de ses cavales victorieuses celui qui guida les enseignes grecques et les épées grecques dans les pâles bataillons des Mèdes fugitifs et fatigués : il s’en éleva un cri de désespoir du sein profond de l’Euphrate et de la rive esclave.

Nommera-t-on inutile celui qui découvre et secoue les étincelles cachées de la vertu native, et qui ravive la chaleur caduque du souffle vital dans les poitrines malades et enrouées ? Depuis que Phébus pousse son triste char, les œuvres des mortels sont-elles autre chose qu’un jeu ? et la vérité est-elle moins vaine que le mensonge ? La nature nous a entourés de joyeuses tromperies et d’ombres heureuses : et là où la coutume absurde n’a pas donné un aliment aux nobles erreurs, le peuple a changé les glorieuses occupations pour des loisirs obscurs et stériles.

Un temps viendra peut-être où les ruines des monuments italiens seront insultées par les troupeaux et où les sept collines sentiront la charrue ; et peut-être, après peu de soleils révolus, l’astucieux renard habitera les cités latines, et de noires forêts murmureront parmi les hautes murailles, si les destins n’ôtent pas aux âmes perverties l’oubli funeste des choses de la patrie et si la ruine déjà mûre n’est pas détournée de nos peuples avilis par le ciel qu’aura rendu clément l’évocation des hauts faits des aïeux.

Qu’il te coûte, brave adolescent, de survivre à la patrie malheureuse. Tu aurais été illustre pour elle alors qu’elle avait sa couronne brillante, dont elle est dépouillée par notre faute et par le destin. Temps passés ! personne aujourd’hui ne s’honore d’une telle mère. Pour toi cependant, élève ton âme jusqu’au ciel. Notre vie, à quoi est-elle bonne ? seulement à la mépriser. Elle est heureuse, alors qu’enveloppée dans les périls elle s’oublie elle-même, quand elle ne mesure pas la perte des heures vermoulues et lentes et n’en écoute pas la fuite ; elle est heureuse, alors que, le pied poussé vers le passage léthéen, nous la revoyons plus attrayante.