Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/X

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Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 264-267).

X

LE PREMIER AMOUR.

(1831.)


Il me revient à l’esprit, le jour où je sentis pour la première fois l’assaut de l’amour et où je dis : Hélas ! si c’est l’amour, comme il fait souffrir !

Les yeux à toute heure tournés et fixés vers le sol, je regardais celle qui la première et innocemment ouvrit l’entrée de ce cœur.

Ah ! comme tu m’as mal gouverné, amour ! Pourquoi une si douce passion devait-elle apporter avec elle tant de désir, tant de douleur ?

Pourquoi ce plaisir si grand me descendait-il dans le cœur, non pas serein, entier et libre, mais plein de souffrance et de lamentation ?

Dis-moi, tendre cœur, quelle crainte, quelle angoisse éprouvais-tu au milieu de cette pensée auprès de laquelle toute joie t’était un ennui ?

Cette pensée, qui le jour, qui la nuit s’offrait à toi, séductrice, alors que tout paraissait tranquille dans notre hémisphère ;

Inquiète, heureuse et misérable, tu brisais mon corps sur ma couche, et mon cœur palpitait sans trêve.

Et quand triste, fatigué, épuisé, je fermais mes yeux au sommeil, ce sommeil, entrecoupé comme par le délire de la fièvre, me manquait bientôt.

Ô combien vive au milieu des ténèbres surgissait la douce image ! comme mes yeux fermés la contemplaient sous leurs paupières !

Ô quels suaves mouvements se répandaient et se glissaient dans mes os ! Ô comme dans mon âme mille pensées changeantes, confuses,

Se déroulaient. Tel le zéphyr parcourant le feuillage d’une antique forêt en tire un murmure long et incertain.

Et pendant que je me taisais, pendant que je n’agissais pas, que disais-tu, ô mon âme, du départ de celle qui te fit souffrir et palpiter ?

Je ne me sentis pas plutôt brûler de la flamme d’amour, que le vent léger, qui nourrissait cette flamme, s’en alla.

J’étais couché au point du jour, sans penser à rien, et les chevaux qui devaient me rendre solitaire piaffaient sous le logis paternel.

Timide, tranquille et sans expérience, dans l’obscurité je tendais vers le balcon mon oreille avide et mes yeux vainement ouverts,

Pour saisir un mot, s’il devait en sortir de ses lèvres un qui fût le dernier : un mot ! car, hélas ! le ciel m’enlevait tout le reste.

Combien de fois une voix plébéienne frappa mon oreille incertaine, et un frisson me prit et mon cœur se mit à battre au hasard.

Et quand enfin s’éloigna de moi la voix chère à mon cœur et qu’on entendit le bruit des chevaux et des roues ;

Alors resté seul au monde, je me recouchai, et, les yeux fermés, je serrai de ma main mon cœur qui palpitait et je soupirai.

Puis, stupidement, je traînai mes genoux tremblants par la chambre muette. « Quelle autre, disais-je, pourra toucher mon cœur ? »

Alors le souvenir amer se logea dans ma poitrine, et me serrait le cœur à chaque mot, devant chaque visage.

Et un long chagrin me pénétrait le sein, comme quand la pluie du ciel tombe sans interruption et lave mélancoliquement les plaines.

Enfant âgé de deux fois neuf soleils, je ne te connaissais pas, Amour, quand mon cœur né pour pleurer subissait tes premières épreuves,

Quand je méprisais tout plaisir, quand je n’aimais ni le rire des astres, ni le silence de l’aurore tranquille, ni le verdoiement des prés.

Même l’amour de la gloire se taisait alors en moi, qu’il échauffait tant d’ordinaire, au moment où l’amour de la beauté s’y installa.

Je ne tournai plus les yeux vers mes études familières : elles me parurent vaines, elles qui m’avaient fait croire que tout autre désir était vain.

Ah ! comment ai-je été si différent de moi-même ? comment cet amour si grand me fut-il enlevé par un autre amour ? Ah ! combien en vérité nous sommes vains !

Seul mon cœur me plaisait : enseveli dans un perpétuel entretien avec mon cœur, je faisais bonne garde autour de ma douleur.

Le regard fixé sur le sol ou ramené au dedans de moi, je ne souffrais plus qu’il rencontrât, même fugitif et vague, un visage beau ou laid.

L’image immaculée et candide qui était peinte dans mon âme, je craignais de la troubler, comme le vent trouble l’onde d’un lac.

Et ce remords de n’avoir pas joui pleinement, qui alourdit l’âme et change en poison le plaisir qui est passé.

Pendant ces jours lointains me piquait au cœur à tout instant : la honte ne faisait pas encore sa dure morsure dans mon âme.

Au ciel et à vous, âmes nobles, je jure que aucun désir bas ne m’entra dans le cœur, que je brûlai d’un feu pur de toute souillure.

Ce feu vit encore, ma passion vit, et elle respira dans ma pensée la belle image de celle qui ne me donna jamais que des plaisirs célestes,

Et je m’en contente.