Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/XI

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Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 268-269).

XI

LE PASSEREAU SOLITAIRE.

(Publié en 1836.)


Sur le sommet de la tour antique, passereau solitaire, tu vas chantant à la campagne tant que le jour ne meurt pas, et l’harmonie erre par cette vallée. À l’entour, le printemps brille dans l’air et s’égaie dans les campagnes, si bien qu’à le voir le cœur s’attendrit. Tu entends bêler les troupeaux, mugir les bœufs. Les autres oiseaux, contents, font ensemble à l’envi mille cercles dans le ciel libre : ils fêtent leur meilleur temps. Toi, pensif, à l’écart, tu regardes tout cela : sans compagnons, sans vol dédaigneux de l’allégresse, tu évites ces passe-temps. Tu chantes et tu passes ainsi la plus belle fleur de l’année et de ta vie.

Hélas ! combien ton caractère ressemble au mien. Distractions et rires, douce famille de l’âge tendre, et toi, frère de la jeunesse, Amour, regret douloureux de la vieillesse, je ne me soucie pas de vous, je ne sais comment. Que dis-je ? je vous fuis bien loin : comme solitaire et étranger dans mon pays natal, je passe le printemps de ma vie. Ce jour, qui maintenant fait place au soir, est un jour de fête pour notre bourg. Tu entends dans l’air serein un son de cloches, tu entends résonner souvent des coups de feu qui retentissent au loin de villa en villa. Toute la jeunesse du lieu, vêtue de fête, sort des maisons et se répand par les rues. Elle voit, elle est vue et elle se réjouit dans son cœur. Moi, solitaire, je sors dans ce coin désert de la campagne, je remets à un autre temps tout plaisir et tout jeu, et cependant mon regard étendu dans l’air brillant est frappé par le soleil qui, à travers les monts lointains, après ce jour serein, tombe et s’éloigne et semble dire que l’heureuse jeunesse s’en va.

Toi, oiseau solitaire, venu au soir de la vie que te donneront les étoiles, tu ne te plaindras certes pas de ta condition : car tous vos désirs sont le fruit de la nature. Moi, si je n’obtiens pas d’éviter le seuil odieux de la vieillesse, quand mes yeux seront muets au cœur d’autrui, que le monde sera vide pour eux, que le lendemain sera plus ennuyeux et plus importun que le jour présent, que penserai-je alors de mes désirs d’aujourd’hui, de ces miennes années et de moi-même ? Ah ! je me repentirai, et souvent, mais désolé, je me retournerai vers le passé.