Poétique nouvelle (1874)/Chant II. — La Cité

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Poétique nouvelleAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 279-288).

CHANT DEUXIÈME


LA CITÉ


La seconde source de la Poésie est en nous-mêmes. — Paris. — Dans la cité surtout se développent les diverses affections de l’âme. — Genres divers qui les expriment. — La satire. — Une élégie. — Évocation d’un drame. — De la comédie d’après Molière.


Ajoutons une corde au divin instrument !
Ô fils de la Nature, esprit doux, cœur aimant,
Nous sommes dans Paris, Paris la grande ville,
Immense tourbillon où la foule servile
Est mêlée à la foule ivre de liberté,
Où l’irréligion touche la piété.
Ici tout se confond : le sacré, le profane ;
La sœur de charité, l’impure courtisane ;
La pauvreté honteuse et le luxe insolent.
La médiocrité marche sur le talent ;
Le génie épuisé, pâle, à bout de ressource,

Meurt, tandis qu’un pervers sort enflé de la Bourse…
Dût ton cœur se briser, poète, cependant
Il faudra te plonger au fond du gouffre ardent.
Comme Dante, il faudra dans cet enfer descendre :
Va vivre dans le feu, nouvelle salamandre !
Satire, jette ici tes austères leçons !
Ah ! si les murs s’ouvraient de toutes ces maisons,
Par les brumeuses nuits, par les sombres novembres,
Des cris de désespoir viendraient de bien des chambres !
Juste indignation, éclate ! Nuit et jour,
Heurte au seuil des palais, hante le carrefour ;
Tes tablettes en main, comme un censeur antique,
Va partout relever la morale publique,
Et punir les forfaits, et venger les malheurs.
Que l’Élégie aussi laisse couler ses pleurs !
Lorsque sa brave sœur, l’œil en feu, se courrouce,
Elle arrive à pas lents, mélancolique et douce,
Plaignant les maux soufferts, consolant l’amitié,
Et versant dans les cœurs endurcis la pitié.
Mais sous les noirs cyprès, toujours, sainte Élégie,
Ta paupière n’est pas de pleurs amers rougie.
Un enfant inconnu, perdu dans la Cité,
Ainsi nous raconta ses belles nuits d’été.
Poète, il avait fait de sa vie un poème.
Marne, en suivant tes eaux, il rêvait sur lui-même.
Vous l’avez vu souvent, fermes de Bagnolet,
Dans vos crèches, heureux de s’abreuver de lait,
Pleurer sur un roman au bord d’une fontaine.
Puis à regret marcher vers la ville lointaine.
Pourtant l’humble rimeur, dans Paris endormi,
Savait (lisons ses vers) retrouver un ami :
« Il chante tous les soirs, prisonnier dans sa cage,

Comme libre il aurait charmé le vert bocage ;
Prêt, au moindre danger, à reprendre son vol,
Il chante à plein gosier, le fervent rossignol !
Dès que le bruit roulant des dernières voitures
S’éloigne, que, fermant partout leurs devantures,
Les marchands fatigués vont chercher le repos,
Lorsque des grands hôtels les lourds battants sont clos,
Lui d’emplir les maisons, les places, les arcades,
De ses traits cadencés, de ses longues roulades !
Et moi qui m’en reviens, solitaire chanteur,
Murmurant les accords échappés de mon cœur,
Je m’arrête pensif devant cette fenêtre
Et, les yeux vers le ciel, j’écoute le doux être ;
Au milieu de Paris je retrouve les bois,
Et comme d’un grand maître on applaudit la voix,
Souvent je dis : « Bravo ! bravo ! mon noble frère ! »
Alors c’est un silence ; et plus forte et plus fière,
La gorge s’enfle, éclate, et mille effusions
Font jaillir le torrent des modulations…
Ainsi, quand la cité sommeille, taciturne,
S’éveille entre nous deux le rendez-vous nocturne ;
Le poète revient près de l’oiseau captif,
Il rêve et s’attendrit à son accent plaintif,
L’honore, le console, et bien des fois lui-même
Il rentre consolé par ce chanteur qu’il aime.
Oh ! si vous découvrez quelque barde ignoré,
Et qui seul, à l’écart, chante en désespéré,
Penseur, arrêtez-vous, et dites sur la route :
« Il est dans le silence une âme qui t’écoute. »
 
Comme les grands déserts ont plus d’une oasis,
Paris a donc lui-même un abri pour ses fils,

Où leurs larmes parfois s’épanchent moins amères,
Où ceux qui sont en proie aux fiévreuses chimères
De la gloire naissante et des jeunes amours
Trouvent, non sans douceur, l’oubli des mauvais jours ;
Et, grâce à l’art des vers, là leurs mélancolies
Par des cœurs éprouvés se sentent accueillies.
 
Mais entends-tu gémir les tragiques douleurs ?
L’homme, hélas ! n’est jamais sans un sujet de pleurs.
Nous voici parvenus sur la place publique…
Dans un marais de sang ici la France antique
Disparut ! un roi saint, son épouse, sa sœur,
Un poète au cœur d’or, généreux défenseur,
Et de saints magistrats, et des prêtres sublimes,
Des femmes, des vieillards, et cent mille victimes !
Une pierre a couvert le hideux échafaud,
Mais le sang fume encore, il bout, il parle haut.
Ô sombre tragédie ! ô drame lamentable !
Que nous font désormais les héros de la Fable,
César même et Brutus, le stoïque assassin ?
Là mourait un tyran, ici mourut un saint.
Toute une nation, justement affranchie.
Soudain ivre de sang et folle d’anarchie,
À son brillant passé sans regret dit adieu,
Répudiant ses mœurs, ses grands hommes, son Dieu.
Ceux qui la conduisaient dans sa nouvelle voie
De ses déchaînements les premiers sont la proie
Puis sous le couperet elle traîne en janvier
Celui que tout martyr aurait droit d’envier
Aux mains de trois bourreaux, sur cette horrible place,
On dépouille le Christ devant la populace,
Le doux Capétien, le fils de Saint Louis,

 
Au front loyal et pur, orné de fleurs de lis,
L’esprit haut, le cœur tendre appelé Louis Seize,
Client par qui vivront Malesherbe et de Sèze !
Mais l’hostie a changé l’échafaud en autel,
Et l’âme en pardonnant s’éleva vers le ciel.

À présent, levez-vous pour les races futures.
Fleurs d’une ère nouvelle, institutions pures.
Libre fraternité, droit pour chacun égal :
Bien, durement acquis, répare enfin le mal !
De tes palmes surtout décorant notre histoire,
Emporte nos guerriers dans tes bras, ô Victoire !
Sur la place sanglante et sur le boulevard,
Chants de mort, taisez-vous ! Sonne, Chant du Départ !
Hoche, Marceau, Desaix, toi, jeune Bonaparte,
Soldats pauvres et nus, hommes dignes de Sparte,
Partez ! Quels noms obscurs au soleil vont surgir !
Arcole, Marengo, le lointain Aboukir !
Ces Gaulois, les voilà de nouveau par le monde,
Et le monde soumis par leur sang se féconde.
Austerlitz, léna, sur vos sillons glacés,
Héroïque semence, ont germé nos pensers !
Ô sinistre Moscou !… Cependant, fils des Gaules,
Nous sommes les premiers entrés sous tes coupoles !
Oui, le Kremlin a vu, telle Rome autrefois.
Dans ses remparts sacrés arriver les Gaulois ;
Il a vu, triomphant, dans sa ville enflammée,
Le colosse du monde avec sa grande armée !

Toi, poète, voici quel hymne triomphal
Tu peux mêler aux cris de ce drame fatal.
À nos fastes vivants si ton âme s’inspire,

Écris d’après toi seul comme faisait Shakspeare.
Aux rhéteurs de jeter dans un moule pareil
Des choses que deux fois ne vit point le soleil :
Parfois humble est la forme, elle est parfois hardie ;
La forme sort du fond de toute tragédie ;
Mais, quel que soit le fond, ou profane ou sacré,
Que chaque spectateur de terreur pénétré,
Ou d’une pitié douce ému pour la victime,
Sorte ami du malheur et détestant le crime !

À présent, par les bois de ces jardins fleuris,
Achevons en causant nos courses dans Paris.
Mais, poète attristé, que ton front se relève !
S’il n’a point de pavé que n’ait rougi le glaive,
Paris est cependant, merveilleuse cité,
La ville du plaisir et de la liberté.
Tous, vers ses boulevards, ses bals et ses théâtres,
Du Nord et du Midi, s’en viennent idolâtres,
Sur l’asphalte oubliant leurs bosquets d’orangers,
Leurs somptueux palais pour ces salons légers
Où dans un cercle frais de femmes au teint rose
On plaisante sans fiel, avec grâce l’on cause.
Mais, ville du bon goût et des charmants hivers,
Que vous devez aussi rassembler de travers !
Oui, c’est bien dans vos murs, au centre de l’Europe,
Que devait naître un jour l’auteur du Mesanthrope.

Chut ! voici son image. Ami, découvrons-nous !
Sous ce front incliné quel œil profond et doux !
Comme on sent de ce cœur tout miné par la fièvre
Monter un rire humain sur cette épaisse lèvre !
Devant ce haut penseur découvrons-nous, ami !

Un de ses plus fervents (qui peut l’être à demi ?)
Assurait que, la nuit, revenant d’une fête,
Où le punch alluma sans doute un peu la tête,
Il vit parler ce bronze ; abaissant le sourcil,
Molière le comique, hêlas ! parlait ainsi :

« À mes pieds, jour et nuit, belle Muse accoudée,
Muse, console-moi, tant j’ai l’âme obsédée
Rien qu’à voir, comparant les jours présents aux miens,
Sous les habits nouveaux tous les vices anciens.
L’homme, le même au fond, seulement se transforme.
Cependant de quel rire inépuisable, énorme.
Tous deux nous poursuivions les travers de nos temps,
Grands seigneurs et bourgeois, et fourbes et pédants !
Car l’austère raison a pour sœur la satire,
Le méchant mis à nu s’enfuit devant le rire :
Je le croyais du moins… je le croirai toujours…
Naïf espoir de l’art où s’épuisent nos jours !
Oui, j’ai là sous la main pour trente comédies
De mille traits mordants mes tablettes fournies.
Vicomtes et marquis, jadis tout parfumés.
Ducs, en cochers anglais aujourd’hui transformés,
Tudieu ! je vous suivrais jusqu’en vos écuries !
Les nôtres, vains, légers, tout pleins de vanteries,
Sous leurs panaches blancs et sous leurs rubans verts,
Faisaient gloire du moins de se connaître en vers ;
Et parmi cent beautés aux manières exquises,
Nous avions Sévigné, la perle des marquises,
Ninon, esprit hardi, La Fayette, esprit droit,
Et même Maintenon, qui régna près du roi.
Vraiment monsieur Jourdain, si fort que j’en plaisante,
Savait à cœur ouvert rire avec sa servante,

Ses propos avisés ne le blessaient en rien ;
Le bonhomme Chrysale aussi s’en trouvait bien ;
Mais leurs bourgeois gourmés, leurs banquiers, hommes graves
N’ont plus que des muets et quasi des esclaves :
« Silence, ou je vous chasse ! » Et tous d’égalité
Ensuite ils parleront et de fraternité ;
Oui, pour mieux abaisser les têtes les plus hautes,
Pour agiter l’État, qui trois fois par leurs fautes
Ou par leurs trahisons croule et les laisse enfin
Tout pâles devant ceux qu’ils menaient par la faim !
Le peuple aurait aussi mes censures loyales.
Enfant du vieux Paris et des piliers des Halles,
J’ai vu le fond secret de maint noir atelier,
Et plus d’un cœur mauvais, sous plus d’un tablier.
Je fais leur large part aux gênes de la vie,
Sans jamais excuser la bassesse et l’envie.
Mais il est en tout temps des écrivains menteurs.
Comme jadis les rois, le peuple a ses flatteurs.
Ceux qui plaignent le pauvre au riche font la guerre,
Car, les devoirs du pauvre, ils n’en parlent plus guère :
Je voudrais l’éclairer par un double savoir,
En face de son droit lui montrer son devoir.
Aujourd’hui tout est piège et mensonges infâmes ;
Pour réussir, on flatte et le peuple et les femmes.
Êtres purs et charmants avec qui je me plus,
Isabelle, Henriette, Agnès, vous n’êtes plus !
On a sous d’autres noms Philaminte et Bélise,
Puis des femmes jockeys ou quêteuses d’église ;
Marinette au marché ne va plus qu’en chapeau,
Et s’enquiert de la rente et rêve d’un château.
Oui, voilà plus d’un trait, belle Muse, ô ma mie !
Que j’aimerais lancer en mainte comédie,

 
Et dans un style ouvert, à l’aise, copieux,
Tel que me l’a soufflé votre masque joyeux. »

De la sorte il parlait, lui le sage, l’artiste.
Le grand contemplateur au rire bon et triste.
Et ces épanchements d’un passant recueillis,
Par moi, nouvel écho, sont encore affaiblis.
Oh ! quel heureux poète, héritier de Molière,
Si celui qu’enseignait cette voix familière
Avait su retenir le secret attrayant
De l’art grave et joyeux qui corrige en riant,
Chaque mot sur les mœurs, l’esprit, le caractère,
Fonds qui se modifie et jamais ne s’altère,
Et, vieilli, reparaît avec variété
Dans ce monde mouvant qu’on appelle Cité !


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