Poétique nouvelle (1874)/Chant III. — Le Temple

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Poétique nouvelleAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 289-296).

CHANT TROISIÈME


LE TEMPLE


Dieu, souveraine source de la Poésie. — Les Villes saintes. — Peinture de Rome, terre épique. — Le Vatican : apparition des trois muses, la Poésie, la Philosophie, la Théologie. — Prière au temple de Saint-Pierre. — Consécration du poète.


 
Un même but attire et l’artiste et le sage ;
Le but est radieux, mais long est le voyage ;
Par la Nature fraîche, au feu des passions,
lis viennent au séjour des contemplations,
Vers le pur Idéal ; et leur force est complète :
Ce qui forme le sage a formé le poète.
Sans jamais vous lasser, jusqu’au bord du tombeau,
Vous qui marchez au Bien par le chemin du Beau,
Parcourez l’univers, montez jusqu’aux étoiles ;
Sans pâlir, s’il se peut, soulevant tous les voiles,
Dans l’abîme cherchez l’atome et le géant.
Sûrs de ne rencontrer nulle part le néant ;

Puis, les pieds blancs encor de la neige des pôles,
Poètes, visitez ces grandes métropoles
Où l’Esprit parle haut plus qu’en tout autre lieu,
Où comme dans Éden erre l’ombre de Dieu,
Où le céleste Amour aime à visiter l’homme :
Telle autrefois Sion et telle aujourd’hui Rome.

Ville ! dans quel effroi mêlé de piété,
Moi, faible, j’arrivai devant ta majesté !
Je murmurais : « Artiste, et prêtresse, et guerrière,
De quel nom t’appeler, toi partout la première ? »
Et comme un néophyte en marchant vers l’autel,
Je murmurais encor chaque nom immortel.
Mais bientôt me voilà perdu dans ses ruines,
Poète voyageur, et sur les sept collines
Admirant les forums, les temples, les tombeaux,
Et les marbres savants et les savants tableaux.
Et les héros, les saints, de Romulus à Pierre,
Marchaient à mes côtés couronnés de lumière.
Sol sacré ! terre épique ! Un soir, ivre d’amour,
Ainsi je résumais l’emploi de chaque jour :

En habits négligés sortir de sa demeure,
Entrer dans une église ou dans un grand palais,
Savourer la nature et les arts à toute heure,
Telle est la volupté tranquille où je me plais.

Du royal Aventin aux jardins de Salluste
J’erre ainsi, repassant mes auteurs d’autrefois :
En allant au sénat, sur ces marbres, Auguste
Avec les bruns enfants, dit-on, jouait aux noix.

Prenons la voie antique où, tout pensif, Horace
Cherchait des vers ; voici le saint dépôt des lois ;
Ici tomba César ; premiers de notre race,
Ici le glaive en main parurent les Gaulois.
 
Puis c’est la voie Appienne, où seul arriva Pierre
Pour la tâche où son Maître en mourant l’appelait :
Le dôme qui reluit au loin dans la lumière
Prouve que le pécheur jeta bien son filet.

Et j’adresse un salut à l’immense coupole,
Colosse soulevé par un géant toscan.
Au divin Mac-Aurèle, amour du Capitole,
Au divin Raphaël, amour du Vatican.

Il faut, à mon retour, ne voir que les Romaines,
Sur le seuil des maisons les beaux groupes vivants.
L’eau s’épancher partout aux bassins des fontaines.
Et le lait abonder aux lèvres des enfants.
 
Qu’ils sucent ardemment les fécondes mamelles !
Qu’ils vous regardent fiers aux mères appuyés !
Comme ils plongent leurs mains dans les sources jumelles !
Comme, vifs et joyeux, ils agitent leurs pieds !
 
Tableau qui fait rêver le peintre et le poète…
Mais la nuit calme arrive, et je regarde encor,
À travers la campagne endormie et muette,
À l’horizon bleuâtre un beau nuage d’or.

Chaque jour je t’admire, ô nuage tranquille,
Sur le lac de Némi posé depuis un mois ;
Chaque soir je te vois léger, pur, immobile ;
Image de la paix, dans le ciel je te vois.
 
Oui, ciel inspirateur ! terre de l’épopée !…
Ah ! d’un si beau travail la belle âme occupée
Doit descendre avec moi sur les bords énéens
Où sont marqués les pas des bardes anciens.
Virgile, le saint maître, ici conduisait Dante,
Tempérant de douceur sa vision ardente ;
Des chevaliers chrétiens le poète guerrier.
Tasse offrait son front pâle à l’immortel laurier,
Et le sombre Milton vint y puiser la flamme
Qui, ses regards éteints, illuminait son âme.
Vous donc, bardes futurs, esprits qui chanterez
Les fastes belliqueux et les mythes sacrés,
Ou l’immense nature et la passion libre,
Venez vous féconder aux grandes eaux du Tibre ;
Puis franchissez le pont[1], et, d’anges entourés.
Montez du Vatican les somptueux degrés.
Là, debout sur le seuil, telles que des statues,
Vous attendent trois sœurs diversement vêtues,
Mais toutes trois montrant par l’éclair de leurs yeux
Que leur penser commun va de la terre aux cieux.
Elles vous guideront dans ces chambres sublimes,
Sanctuaire de l’art interdit aux infimes,
Mais où l’extase prend tout généreux mortel
Devant ta divine œuvre, ô divin Raphaël !

Les voici ! la première est la Muse elle-même,
Avec sa lyre d’or. Le feuillage qu’elle aime
A décoré son front ; son pas est si léger
Qu’elle semble vers nous, colombe, voltiger.
C’est que pour s’élever aux sphères éternelles
La poésie est prompte à déployer ses ailes ;
D’en haut, lorsqu’elle instruit les peuples et les rois,
La divinité même a parlé par sa voix.
Mais, calme, elle s’arrête avec un doux sourire,
Et ses beaux yeux tournés vers celui qui l’inspire :
— Dieu jeune, demi-nu, sur le Pinde sacré
Apollon radieux chante comme enivré,
Au bruit de son archet, les verts lauriers frémissent,
Hippocrène s’épanche, et dans un chœur s’unissent
Les neuf savantes Sœurs, mélodieuse cour,
Pour dire leur amant, Phébus, le dieu du jour,
Le dieu de la pensée, ardent et bon génie
Qui lance la lumière et répand l’harmonie.
Pâle, les bras tendus, le sublime vieillard,
Lui-même Homère écoute, et tous les fils de l’art,
Grecs, Latins et Toscans (ô Corneille, ô Racine !
Aujourd’hui vous brillez dans cette cour divine),
S’excitent à monter vers la cime d’azur
Où tout ce qu’ils rêvaient est harmonique et pur.
 
Chanteurs, ici pourtant la Muse vous confie
À son austère sœur, à la Philosophie :
Âme éprise du vrai, cœur sans illusion.
Esprit toujours plongé dans la réflexion. —
Voyez dans son école, immense architecture.
Amis de la Sagesse, amants de la Nature,
Voyez-les, jeunes, vieux, avec sérénité,

Par des efforts divers cherchant la vérité.
Armé de son compas d’où la gloire rayonne,
Sur le marbre Archimède inscrit un hexagone ;
C’est le grand Ptolémée, un globe dans la main,
Des astres le premier indiquant le chemin ;
Attentif et muet, près de lui Pythagore
Écoute dans les airs leur passage sonore ;
Cependant, à l’écart, Socrate, pur esprit.
Discute ; c’est le cœur de l’homme qu’il décrit :
Sage révélateur, précurseur de l’Idée,
D’un céleste démon belle âme possédée,
Et qui laisse à ses fils Aristote et Platon
Étendre, formuler sa modeste leçon.
Ô géants du savoir ! l’un, par un geste austère,
Se pose ordonnateur des choses de la terre ;
L’autre, le doigt levé, signe doux et puissant.
Dit que tout monte au ciel et que tout en descend.

Il est vrai ! — Toi qu’un maître appelait Béatrice,
Viens donc aussi vers nous, divine inspiratrice ;
Toi qui parles de Dieu dans la langue du ciel.
Dans nos discours humains répands un peu de miel :
La Muse nous versa son onde avec largesse,
Nous avons écouté la voix de la Sagesse :
Éclaire nos esprits d’un de tes purs rayons.
Toi qui sais la douceur des contemplations.
Pour les bien admirer, ces dernières merveilles,
Ô sainte ! nous t’ouvrons nos yeux et nos oreilles.
« Ô mortels ! le spectacle exposé devant vous,
Les anges même au ciel l’adorent à genoux ;
Sur leurs fronts inclinés ils ramènent leurs ailes.
Tant vives à leurs yeux brillent les étincelles

 
Qui s’élancent sans fin du mystique froment,
Tant Dieu leur est visible au fond du sacrement !
Ils le voyaient aussi, tous ces fervents apôtres,
Et ces graves docteurs, ces Pères et tant d’autres
Par qui fut d’âge en âge avec force établi
Le mystère divin dans la Cène accompli.
Ici sur un autel, table du sacrifice,
Brille la blanche hostie au-dessus du calice,
Et tous, leur livre en main ou leur tiare au front,
Se consultent encor sur le dogme profond :
La lumière du ciel s’épanche et les inonde ;
Dans les rayons dorés chante la bouche ronde
De mille chérubins, et, volant dans les airs,
Les séraphins ardents prolongent leurs concerts ;
Et plus haut, par-dessus la riante couronne
Et la blonde vapeur qui toujours l’environne,
Dans toute sa puissance et son éternité,
Sans voiles apparaît l’auguste Trinité. »

Celle de qui la voix s’élève comme une hymne,
La vierge parle ainsi, puis de sa main divine
Elle vous montre, à vous qui ne parlez qu’en vers,
Le beau temple romain, temple de l’univers.
Saluez les trois Sœurs, savantes interprètes,
Et marchons vers Saint-Pierre, ô bardes, ô prophètes !…
Arcades, triple nef et dôme radieux,
Tombeaux des confesseurs qui remplacez les dieux.
Chaire antique, salut ! Des quatre points du monde
L’homme ici vient prier ; l’âme la plus immonde
Y lave sa souillure, et les plus innocents
Sortent fortifiés par l’huile et par l’encens :
Autel patriarcal, sur tes marches augustes

Donne à tous ces chanteurs un sens droit, des cœurs justes,
Des esprits aisément ouverts à la beauté,
Pour faire aimer le bien avec la vérité,
Et rends forts, au milieu des obstacles vulgaires,
Ces apôtres de l’art, ces doux missionnaires !
 
Et toi, l’espoir de tous, élève de mon choix.
Que j’ai conduit rêveur sous l’ombrage des bois,
Plongé dans la cité, bouillonnante fournaise,
Et que j’amène au temple où le trouble s’apaise,
Initié sans mal en tout temps, en tout lieu,
Toi qui sais la Nature, et l’Âme humaine, et Dieu,
Désormais appuyé sur ta force secrète.
Jeune homme, va chanter ! Dieu te sacre poète.


Séparateur
  1. Le pont Saint-Ange.