Pointes sèches/Aurélien Scholl

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Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 85-92).


M. AURÉLIEN SCHOLL


Son nom est assuré de survivre, sinon son œuvre. On dira plus tard Scholl, comme on dit Chamfort. Et l’on citera ses mots, dont quelques-uns seront apocryphes. Depuis bientôt un demi-siècle, on attribue à Scholl toutes les plaisanteries spirituelles qui éclosent sur le boulevard. Il n’a pas besoin de ce surcroît, ayant son propre fonds qui suffit. Mais on ne prête qu’aux riches…

Comment il quitta sa ville natale, comment il vint à Paris, il l’a raconté en des pages sémillantes. Il avait seize ans ; il achevait sa rhétorique au lycée de Bordeaux, dont il suivait les cours comme externe, et il amalgamait les vers latins avec la critique théâtrale. Il rendait compte, dans une feuille locale, des pièces nouvelles. Ses parents ignoraient, bien entendu, ce scandaleux vagabondage. Un incident imprévu le leur révéla. Une dame se présente chez eux et demande à parler à Aurélien. « Que voulez-vous à cet enfant ? répliquent-ils d’un air courroucé. — Je suis une des pensionnaires du Grand-Théâtre, et je viens le remercier de son dernier article… » On juge de l’accueil que reçut notre potache quand il rentra, sa serviette sous le bras : « Une actrice ! Tu nous envoies des actrices ! Eh bien ! tu les prieras d’aller te rejoindre ailleurs. Je ne veux pas de cela à la maison ! » Le professeur de Scholl, M. Garçonnet, qui devait occuper plus tard une chaire à la Sorbonne, se montrait moins rude que son père : « Vous qui êtes influent, lui disait-il, tâchez donc de m’avoir, par-ci, par-là, une loge. » Il n’en fallait pas tant pour exalter l’imagination d’un futur homme de lettres, qui était déjà sensible à la flatterie… Sa préoccupation, le but où tendait son secret désir, c’était Paris, qu’on n’avait pas encore appelé la Ville-Lumière, mais qui était seul dispensateur de la grande renommée. Scholl aimait Bordeaux du fond de l’âme ; il avait même des raisons particulières d’y être attaché, car il y connaissait une certaine Léopoldine, grisette et blanchisseuse de son état, qui lui donnait beaucoup de satisfaction. L’amour et l’ambition ne vont pas souvent ensemble. Scholl ayant à choisir entre la gloire et Léopoldine, n’hésita pas : il sacrifia Léopoldine. Et il demanda à l’auteur de ses jours la permission d’aller chercher fortune dans la « capitale ». Celui-ci s’éleva avec véhémence contre ce dessein. « Si encore, tu devais gagner un jour douze mille francs par an, comme M. Jules Janin !… — J’espère bien gagner davantage ! — Jeune présomptueux ! — Alors c’est un refus ? — Catégorique ! » Aurélien, qui n’était pas patient, — c’est là son moindre défaut ! — résolut de prendre la poudre d’escampette. Mais où trouverait-il l’argent nécessaire à ce coûteux voyage ? Il avait bien une tirelire où sa mère glissait une pièce de cinq francs chaque fois qu’il consentait à « se purger ». Il se purgeait rarement et cassait souvent la tirelire. Il vendit ses dictionnaires, ses livres de classe. Il désespérait de réunir le magot rêvé, et maudissait la barbare tyrannie qui écrasait dans l’œuf sa vocation, lorsque sa sœur vint à son secours. Elle admirait Aurélien, elle partageait ses espérances. Elle lui dit : « Veux-tu mes économies ? J’ai six cents francs dans le fond de ce tiroir. Tu me les rendras quand tu pourras ! » Scholl embrassa la chère enfant en versant des pleurs de reconnaissance, et s’occupa de tout préparer pour sa fuite. Il acheta une malle qu’il déposa chez Léopoldine, y empila son habit noir, ses bottines vernies (il comptait se répandre à Paris dans la haute société) ; quelques chemises fraîchement blanchies (Léopoldine y avait mis tout son cœur) ; il s’assura d’une place sur la diligence. Et fouette cocher ! Trente-six heures plus tard, il débarquait rue du Bouloi, où les voitures publiques de Laffitte et Gaillard avaient leur remise. Les trente louis de la petite sœur étaient légèrement écornés. Mais Scholl se sentait un courage à toute épreuve. Il regarda sans frayeur ces rues populeuses, ce ciel brumeux, hostile aux nouveaux venus : « À nous deux, Paris ! » Il se dirigea d’instinct vers le boulevard des Italiens ; et comme il passait devant le perron de Tortoni, brillamment illuminé, une voix intérieure lui cria : « Ce sera là ton domaine ! »

À ce moment, aux environs de 1850, une évolution se dessinait chez les jeunes gens. En littérature, ils sortaient du mouvement romantique et y étaient encore à demi plongés. En politique, ils s’étaient nourris d’un certain idéalisme humanitaire et sentimental, et ils éprouvaient comme un mystérieux besoin de réagir contre ces doctrines et ces tendances. Chaque génération s’insurge contre la génération qui est venue avant elle ; et ces revirements sont la condition même du progrès, puisqu’ils donnent une direction et une impulsion nouvelle au mouvement des idées. Aurélien Scholl tombait en pleine insurrection. Les poètes, las d’épancher leur enthousiasme, jetaient les fondements du Parnasse, qui proscrivait l’émotion et prescrivait le culte de la rime millionnaire. Les romanciers délaissaient l’imagination pour l’étude de la vie et s’efforçaient d’être « scientifiques ». Les dramaturges s’intéressaient aux questions sociales, et déjà l’on voyait poindre les pièces à thèses. Ceux qui n’étaient tout à fait ni des romanciers, ni des dramaturges, ni des poètes, se jetaient à corps perdu dans le journalisme et le transformaient. Ils y étaient aidés par les circonstances. L’empire, en supprimant la liberté de la presse, en lui imposant un contrôle incessant et rigoureux, l’obligeait à devenir plus frivole. Les feuilles, ne pouvant s’occuper des affaires d’État, se rattrapaient sur les affaires mondaines. À côté des journaux dogmatiques, demeurés fidèles à la tradition d’Armand Carrel, se fondèrent de nombreuses gazettes, très vives d’allure, et qui se cantonnèrent sur le terrain de la littérature et des mœurs. De brillants écrivains s’y révélèrent : Auguste Villemot, Arsène Houssaye, Charles Monselet, Eugène Chavette, Edmond About, Francisque Sarcey, Hector Pessard, Jules Claretie, Rochefort… Aurélien Scholl avait sa place marquée dans cette phalange. Après avoir collaboré à d’éphémères organes, tels que la Naïade, journal pour lire au bain, imprimé sur tissu imperméable, et le Satan, qui s’élaborait dans l’officine d’un marchand de vins, il entra au Figaro, il fonda l’Événement et le Nain jaune. Du jour au lendemain, il devint célèbre. Il avait une note à lui, une façon de trousser l’anecdote et de décocher le trait, une verve alerte et mordante qui conquirent le public. Pendant vingt ans, il se dépensa avec une inconcevable prodigalité.

Je me suis amusé à compulser la collection de ces vieux papiers. Tout d’abord, on en est étonné : ces numéros de huit grandes pages ne renferment que des échos, des nouvelles à la main et des causeries légères. Ce bavardage semble futile. Et peu à peu on s’y laisse reprendre. On est émerveillé de la quantité d’esprit qui s’y gaspillait. Trois fois par semaine, Aurélien Scholl improvisait ses cinq ou six colonnes. Il brodait sur n’importe quoi des variations qui n’étaient presque jamais indifférentes. Et autour de lui se formait une légende. Il plaisait aux femmes, et il était batailleur. Il eut je ne sais combien de duels, seize ou dix-sept, avec des confrères, avec des clubmen, avec M. Sarcey, avec M. de Dion. Enfin, il portait un monocle, et cet appareil, qui n’était pas un vain ornement et qui venait en aide à la myopie du chroniqueur, prit un caractère symbolique. Ce monocle effronté, vissé dans l’œil, et volontiers insolent, le complétait dans l’opinion de la foule, et résumait ce que le personnage de satiriste boulevardier comporte d’aplomb, d’impertinence, de hardi caquet. Il fut convenu que tout journaliste qui ne s’occupait pas exclusivement d’économie politique devait avoir un monocle. Et tous eurent des monocles, à l’exemple d’Aurélien Scholl. Celui-ci voyait grandir sa réputation, et s’accommodait du rôle qui lui était assigné : il le jouait à merveille. Il ne se bornait pas à écrire ses chroniques, il les « causait ». Chaque soir de cinq à sept, autour d’une table de café, il tirait son feu d’artifice et lançait à tous venants des fusées, qui parfois étaient meurtrières. C’est lui qui, interpellant un méchant auteur nouvellement décoré, et dont la boutonnière, trop large, laissait échapper le ruban rouge, s’écria, avec ce ricanement qu’on lui connaît : « Inutile de remettre ce ruban ! Il tombera toujours. Votre boutonnière ne peut s’empêcher de rire !! » Ces trouvailles, qu’on se répétait le lendemain, mettaient Paris en joie. Et c’est ainsi que Scholl affirma sa royauté. Il produisait, entre temps, car il fut grand travailleur, des comédies spirituelles, des romans et des contes ingénieux, voire quelques vers, qui valaient pour le moins ceux de Mürger. Tout ceci ne comptait pas. Scholl avait son étiquette : il était l’homme de France qui faisait le plus de « mots ». Et il fit des mots, sans se lasser, le plus aisément du monde ; les mots lui venaient comme les fruits viennent aux arbres, par l’impulsion d’une force naturelle : mais ils lui venaient en toutes saisons…

Aujourd’hui, M. Scholl est arrivé à l’âge où les généraux quittent le commandement et le passent aux cadets. Il s’est un peu détaché du journalisme ; il montre une politesse bienveillante aux jeunes cannibales du Mercure de France et de la Plume, qui l’honorent, en retour, de quelques égards. Mais je crains que, de part et d’autre, cette sympathie ne manque de sincérité. Et M. Scholl est, je pense, très heureux. Il a rempli sa destinée, il a gardé sa belle humeur. Il aime les animaux, et sa maison en est pleine, ainsi que d’amis. Il a son perroquet Antoine et son camarade Chincholle, auxquels il a voué une grande affection. N’établissez, je vous prie, aucune assimilation entre M. Chincholle et Antoine. Antoine est un être au cœur sec, égoïste et vicieux. M. Chincholle est le meilleur et le plus fin compagnon… L’éminent chroniqueur vieillit de la sorte, si c’est vieillir que conserver, sous la neige des cheveux, la bienveillance et la gaîté, cette double jeunesse du cœur et de l’esprit.