Pointes sèches/Pierre Loti

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Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 93-98).


M. PIERRE LOTI


Il y a deux parts dans l’œuvre de M. Pierre Loti. Ses plus fameux ouvrages (à l’exception de Pêcheurs d’Islande) ne sont que des fragments d’autobiographies. Dans Rarahu, dans Aziyadé, dans Madame Chrisanthème, dans Fantôme d’Orient, il a conté ses amours, et c’est à ces épisodes qu’il dut sa première célébrité. Il s’en exhalait un charme incomparable, et auquel la foule ne pouvait être insensible. Pendant dix ans au moins, toutes les Françaises sentimentales furent éprises de M. Pierre Loti. Elles goûtèrent en lui l’homme et l’écrivain ; l’homme qui avait eu d’étranges aventures et qui les confessait avec une fatuité pleine de grâce, l’écrivain qui savait évoquer, avec une puissance extraordinaire, la féerie des climats lointains, et qui, dans ces décors de rêve, plaçait des drames humains et tendres, drames de sang, de larmes et de volupté. Certains lecteurs, moins prompts à s’émouvoir, reprochaient à M. Pierre Loti de trop occuper le public de sa personne. « Que deviendra cet auteur, pensaient-ils, quand il aura passé l’âge où l’on excite les passions ? Car il est destiné à vieillir, comme les hommes vulgaires. Et dans vingt années, lorsqu’il sera devenu chauve et que sa moustache aura blanchi, il ne pourra sans quelque ridicule nous présenter des héroïnes énamourées, fussent-elles noires comme des taupes ou jaunes comme le safran. Or, dès que M. Pierre Loti ne parlera plus de lui-même, de quoi parlera-t-il ? Est-il capable de parler d’autre chose ? » Il est visible que l’écrivain a pressenti cette objection. Sa condition a changé ; le libre et capricieux officier a pris racine ; il s’est marié. Des raisons de convenance s’opposent à ce qu’il continue à narrer ses bonnes fortunes, et je veux croire que, même en eût-il le dessein, il ne trouverait plus dans sa vie, devenue calme, matière à de tels récits. Ne voulant plus se mettre en scène directement, il a créé des héros imaginaires, Yan et Gaud, de poétique mémoire ; le matelot Jean Berney ; le couple de Ramuntcho, si touchant et si simple. La critique, d’abord défiante, dut avouer que ces figures, pour être fictives, n’étaient pas moins vivantes que les figures réelles que M. Loti avait placées dans ses premiers livres. Et c’est ainsi qu’il conquit la place éminente qu’il occupe aujourd’hui dans le roman français contemporain, et que personne ne songe plus à lui contester.

Sur quelles qualités acquises et sur quels dons naturels sont fondés le mérite et la gloire de M. Loti ? Si nous considérons la longue série de ses volumes, nous y relèverons quelques traits qui leur sont communs à tous, et qui me paraissent caractériser son tempérament. Et, d’abord, c’est une admirable sincérité. M. Loti est toujours sincère, même quand il se trompe, même quand il se contredit (cela lui arrive quelquefois). Il n’écrit que sous l’impulsion d’un sentiment vrai. S’il laisse tomber de sa plume des pages tristes, c’est qu’il a l’âme en deuil ; s’il pousse des cris de joie, c’est que son cœur est en fête. Nous sommes sûrs qu’il pense ce qu’il dit, et cette certitude nous inspire, tout ensemble, de la confiance et du respect. M. Loti possède donc une sensibilité très vive. De plus, sa sensibilité est très mobile ; elle varie sans cesse ; elle nous déconcerte, nous surprend et, par cela, nous attache. Ce romancier est un baromètre qu’influence le plus léger changement de température ; ses impressions se succèdent avec une surprenante rapidité ; il est indécis, ainsi que la plupart des sensitifs ; il passe d’un extrême à l’autre, d’une disposition à la disposition opposée. De là des doutes, des angoisses, des embarras qu’il nous confie en toute franchise et qu’il excelle à nous faire merveilleusement saisir. Enfin, M. Loti, qui s’analyse avec une rare perspicacité, a reçu la faculté d’exprimer exactement et complètement ce qu’il sent, de rendre l’infini détail de sa pensée, les plus subtiles, les plus fugitives nuances de ses sensations d’art et de ses mouvements d’âme. Sa langue est d’une souplesse prodigieuse : elle fait corps avec ce qu’elle traduit ; elle ressemble à un délicat tissu qui moule le contour des objets et en épouse la forme. L’adhérence est complète et parfaite... Et l’on ne peut pas dire que cette langue soit recherchée ni savante ; elle est purement intuitive. M. Loti n’a rien d’un rhéteur, il n’a point appris à composer selon les règles classiques : il doit à la seule nature ses qualités de styliste. Remarquez que sa prose n’est jamais déclamatoire, ni guindée, ni même élégante (au sens ordinaire du terme) ; on ne peut guère lui reprocher qu’une nervosité, qu’une fébrilité excessives, mais dans ces défauts mêmes de l’écrivain, nous reconnaissons le tempérament de l’homme. Ils sont compensés d’ailleurs par des avantages supérieurs. Nul ne sait comme l’auteur d’Aziyadé donner en quelques lignes la vision d’un pays et saisir et mettre en lumière les points saillants d’une description.

J’arrive au mérite essentiel de M. Pierre Loti, à celui qui, je crois, prime tous les autres et explique le mystérieux ascendant qu’exerce ce magicien sur ses lecteurs innombrables. Beaucoup de romans (et non des moins agréables) n’éveillent que ce genre d’intérêt qui s’attache aux combinaisons d’événements. Chez M. Pierre Loti, il y a toujours un prolongement. Des faits particuliers qu’il retrace, jaillissent, peut-être à son insu, ou sans qu’il en ait une conscience très nette, des observations et des idées générales. Il ouvre, de la sorte, chemin faisant, des fenêtres sur l'infini ; et cette puissance de généralisation, en même temps qu’elle développe de vastes horizons devant la pensée, élargit le cadre du livre et en dissipe la monotonie. Par exemple, M. Loti explique, au début de Fantôme d'Orient, les mobiles qui l'ont poussé à entreprendre un dernier pèlerinage à Constantinople. Se trouvant seul une nuit dans sa maison natale, au milieu de son musée de bibelots exotiques, il met la main par hasard sur un bracelet ayant appartenu à Aziyadé. Et soudain, il est pris d’un grand attendrissement et d’un ardent désir de savoir ce que sa chère petite sultane, jadis tant aimée, est devenue. L’ombre d’Aziyadé l’attire : il partira. Puis surgissent les scrupules, les appréhensions. Par la croisée montent vers lui les fraîches exhalaisons des champs ; la douce paix de la maison familiale le pénètre : « Mon Dieu, je vais, pour ce voyage, perdre nos derniers beaux jours d’ici, avec la plus belle floraison de nos roses sur nos murs, et je ne verrai plus, cette année, deux chères robes noires se promener dans notre cour au dernier resplendissement de septembre. Et qui sait, avec tout l’imprévu de mon métier de mer, quand je retrouverai ces choses ? Me voici maintenant indécis, attristé et presque retenu, à cette veille de départ, par le regret de ce que j’abandonne... Puis, brusquement, tout change, dès que je suis rentré dans le logis turc rouge sombre, où luisent les armes ; tout s’oublie, dans l’impatience inquiète de Stamboul, à cause simplement d’une amulette que je suis allé querir au fond d’un coffre et que j’ai rattachée à mon cou. » La vue de cette amulette éveille encore d’autres pensées. Loti songe à la main mignonne qui l’a brodée ; il se demande pourquoi tous les amants, à quelque race qu’ils appartiennent, éprouvent le même besoin d’échanger de petits objets matériels à titre de souvenirs, et l’uniformité de ce penchant lui inspire des doutes sur l’individualité propre des âmes. Nous ne pouvons nous empêcher d’être touchés par ces réflexions. Et cette page qui ne serait, sans elles, que gracieusement mélancolique, prend un accent d’amertume et de tristesse qui vibre au plus profond de notre être.

Il serait aisé de poursuivre cette recherche et de multiplier les citations ; on n’a que l’embarras du choix. Dans les livres intimes de M. Loti comme dans ses livres moins personnels, nous aurions à noter des traits pareils. Nul n’est plus égal à lui-même que cet auteur, dont la force créatrice est en quelque manière impérieuse et spontanée comme un instinct. Dans tout ce qu’il a produit nous le retrouvons avec ses faiblesses et ses prestiges, avec sa mobilité souffrante, ses élans, ses crises, ses étrangetés, ses désespoirs un peu puérils, mais aussi avec ses dons incomparables de peintre et d’évocateur, avec ses nerfs délicats et cette grâce délicieuse qui flotte autour de ses œuvres ainsi qu’un léger encens.