Poisson (Arago)/13

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Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 640-645).
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THÉORIE DE LA CHALEUR.


Poisson s’est occupé de la question capitale touchant la propagation de la chaleur dans les corps solides, et particulièrement dans le globe terrestre. Il a donné la mesure de l’importance qu’il attachait à ce travail, en en faisant l’objet d’une publication séparée.

J’ai essayé, dans la biographie de Fourier, de tracer l’historique de nos connaissances sur ce sujet. J’ai eu alors l’occasion de prouver que l’honneur d’avoir formé les équations complètes relatives à la propagation de la chaleur dans un corps homogène appartient incontestablement à l’ancien secrétaire de l’Académie. À cet égard, Poisson n’a rien prétendu innover. Il a voulu seulement établir les mêmes formules par des procédés analytiques plus clairs et moins sujets à difficultés. Ce but, nous pouvons assurer qu’il l’a atteint ; mais était-ce un motif pour autoriser l’illustre géomètre à donner à son ouvrage, dans un moment d’humeur, presque identiquement le titre que porte le traité de son prédécesseur ? Je ne le pense pas. Attachons-nous à renfermer nos débats dans le sein des académies ; c’est là seulement qu’ils peuvent être utiles. Il y a toujours dans le public des individus qui cherchent à tout envenimer ; ils saisissent avec empressement l’occasion qui leur est offerte de mêler leur nom inconnu à celui des hommes supérieurs momentanément séparés par des difficultés scientifiques. Ces parasites de la pire espèce ont constamment nui à la tranquillité des savants et aux progrès de leurs études.

Ce n’est pas seulement sur la manière d’établir les équations du mouvement de la chaleur que les deux grands géomètres diffèrent ; on trouve entre eux des discordances radicales, particulièrement à l’égard d’une des plus importantes conséquences de cette théorie.

Fourier avait déduit de ses formules que si la terre, depuis l’origine des choses, n’avait reçu de chaleur que du soleil, on trouverait, en pénétrant dans sa masse, à une profondeur suffisante, une température constante à toutes les époques de l’année, ce qui est conforme aux observations. À la profondeur des souterrains de l’Observatoire, à 28 mètres au-dessous du sol, il n’y a ni hiver ni été : le thermomètre marque le même degré, et cela jusqu’à la précision des centièmes, dans toutes les saisons et dans toutes les années.

Il résulte également des calculs de Fourier que, dans la même hypothèse, la température des couches inférieures, pour un lieu donné, devrait être la même à toutes les profondeurs accessibles. Ce résultat est démenti par les observations. À Paris, par exemple, la température de la terre, près de la surface, est de 10°.8 ; dans les souterrains de l’Observatoire, on trouve déjà près de 11°. 8, et la température des couches que traversent les eaux du puits de Grenelle, à la profondeur de 548 mètres, est de 27°. 5. Il y a donc quelque chose d’inexact dans la supposition que Fourier a soumise au calcul, dans la supposition que la terre aurait reçu toute sa chaleur du soleil. Fourier expliqua la température croissante des couches intérieures du globe, en admettant qu’à l’origine la terre, soit à l’état solide, soit à l’état gazeux, avait une température considérable indépendante de la chaleur solaire. Fourier déduisit des accroissements rapides, observés aux profondeurs où l’on est descendu dans l’intérieur du globe, cette conséquence que, à sept ou huit lieues au-dessous de terre, toutes les matières connues doivent être en fusion. Ainsi se trouvait justifiée la conception purement hypothétique qui faisait de la terre un soleil encroûté, un globe incandescent recouvert d’une mince couche solide.

Après avoir jeté un coup d’œil dédaigneux sur les plus grands monuments que l’orgueil ou la flatterie aient jamais construits, sur les pyramides d’Égypte, Bossuet s’écria : « Quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout : ces pyramides étaient des tombeaux. » Ces paroles ont été beaucoup admirées. Mais, je vous le demande, quels magnifiques rapprochements, quels élans sublimes ne fussent pas sortis de la plume de l’évêque de Meaux, si, de son temps, on eût su que les montagnes des Alpes, des Cordillères, de l’Himalaya, dont les cimes neigeuses semblent menacer le ciel, que les fleuves majestueux qui s’échappent de leurs glaciers et roulent jusqu’à l’Océan leurs flots impétueux, que ces contrées, tantôt couvertes d’une végétation luxuriante, et tantôt d’âpres frimas, que ces continents, dont les hommes se disputent les lambeaux comme des bêtes fauves, n’étaient que des accidents microscopiques sur la mince scorie qui recouvre la masse incandescente de notre globe.

L’hypothèse de Fourier d’une chaleur d’origine a été généralement adoptée par les géomètres et par les physiciens. Poisson ne s’en est pas montré satisfait. Il voit une difficulté dans la température excessive qu’aurait le centre de la terre, température qui, à raison d’un trentième de degré d’accroissement par mètre de profondeur, nombre donné par les observations faites près de la surface, surpasserait deux millions de degrés. Les matières soumises à cette température seraient, suivant notre confrère, à l’état de gaz incandescent. Il en résulterait une force élastique, à laquelle la croûte solidifiée du globe ne pourrait pas résister. Poisson, en s’appuyant sur l’aplatissement des planètes dans le sens de leurs axes de rotation, croit, avec tous les géomètres, qu’elles ont été originairement fluides ; mais il lui paraît vraisemblable que leur solidification a commencé par le centre, et non par la surface, et il trouve là une autre difficulté contre les conceptions de Mairan, de Buffon et de Fourier.

Pour expliquer les températures croissantes avec la profondeur que donnent les observations des sources artésiennes et des galeries de mines, Poisson a recours aux considérations suivantes : toutes les étoiles ont des mouvements propres plus ou moins sensibles ; notre soleil est une étoile ; donc il doit se transporter avec son cortége de planètes dans différentes régions de l’espace, conséquence qui est d’ailleurs confirmée par les observations directes. Or, ces régions ne sont probablement pas toutes à la même température ; notre terre décrit son ellipse autour du soleil, tantôt dans une région chaude, tantôt dans une région froide ; partout elle doit tendre à se mettre en équilibre de température avec le milieu où elle circule. Supposons qu’après avoir été ainsi soumise à une température un peu élevée, la terre vienne à subir l’influence d’un milieu comparativement plus froid ; ses températures iront évidemment en augmentant de la surface vers le centre ; le phénomène serait inverse si on observait les températures terrestres lorsque notre globe, après avoir subi l’influence d’un milieu froid, traverserait une autre région comparativement chaude.

Telle est, en substance, l’explication proposée par Poisson des températures terrestres croissantes avec la profondeur. Pour soumettre cette théorie à l’épreuve d’une expérience directe, l’auteur propose de mesurer, à l’aide des moyens que la physique possède aujourd’hui, le rayonnement de l’espace dans différentes directions. Je crois que l’expérience que notre confrère désirait a été faite par Wollaston et Leslie, mais sans conduire à des résultats décisifs. Il n’échappera à personne que, dans l’hypothèse de Poisson, les températures ne devraient pas croître proportionnellement à la profondeur, ce qui, dans les limites où l’on a opéré, est démenti par les observations.

En résumé, la véritable cause des anomalies dans les températures terrestres observées par les physiciens est encore, comme le disait Pline dans son magnifique langage, enveloppée dans la majesté de la nature.

Le bel ouvrage de Poisson est terminé par l’application de ses formules générales aux températures terrestres, observées dans la partie solide du globe, à des profondeurs peu considérables. La lecture de ce chapitre ne saurait être trop recommandée aux météorologistes ; les applications qu’on y trouve les intéresseront au plus haut degré, et soit que l’on considère les variations de température à différentes profondeurs ou les époques des maxima et des maxima, les résultats des calculs sont généralement d’accord avec les observations. On doit savoir gré à Poisson d’être sorti de ces symboles généraux auxquels les géomètres s’arrêtent trop souvent, d’avoir compris que c’est en traduisant en nombres des formules effrayantes quelquefois par leur complication, que l’analyse peut contribuer à l’avancement de la physique du globe ; d’avoir reconnu, si cette assimilation m’est permise, que la vérité est contenue dans ces formules mystérieuses comme l’Apollon du Belvédère l’était dans un bloc de marbre de Paros, et qu’il ne fallut rien moins que le ciseau d’un sculpteur de génie pour le dégager et l’offrir à l’admiration des siècles.