Poissons d’eau douce du Canada/Lotte commune

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 174-177).


Fig. 35. — La lotte commune.

LA LOTTE COMMUNE


La Lotte commune, Gadus lota, The Burbot, Ecelpout, Birdbolt (Angleterre). — La Loche (en Canada).


De la famille des gadidés, appartenant au genre gade qui s’honore de compter dans ses rangs la morue franche et le merlan, la richesse de nos mers du nord, la lotte, faisant seule exception à tous ceux de son espèce, vit exclusivement dans les eaux douces. La petite-morue vient pondre à l’entrée de nos rivières et regagne la mer à la suite de l’opération. Le voyage a duré un mois à peine, comme un voyage de noce ordinaire. Mais la lotte naît et vit dans les eaux douces sans jamais visiter la mer non plus que les eaux saumâtres, sauf en hiver et sous les glaces, lorsque ces eaux moins brassées par les marées ont repris une certaine limpidité. Elle habite les eaux de l’Europe centrale où sa chair est très recherchée ; on la trouve en Russie, en Suède, en Angleterre, mais nulle part en Écosse et en Irlande. Au Canada, sa distribution géographique s’étend du Labrador aux montagnes Rocheuses, et du Maine à la baie d’Hudson. Elle se glisse furtivement un peu partout : cette année même (1897) on en a trouvé dans le bassin de l’aqueduc de Montréal — au cœur de la montagne — qu’on a dû vider pour boucher des voies d’eau. On l’estime ici beaucoup moins qu’en Europe pour ses qualités culinaires ; le foie seul est prisé des gourmets. Ses œufs ayant des propriétés purgatives, ne se mangent pas. Très abondante dans les grands lacs du nord et de l’ouest, elle s’y développe parfois jusqu’au poids de trente et cinquante livres ; souvent elle a été une ressource précieuse pour les aborigènes, les trappeurs et les découvreurs de ces régions.

La lotte a beaucoup des mœurs de l’anguille ; le jour, elle se cache sous des pierres ou des crônes, au milieu de racines enchevêtrées ; la nuit, elle se met en chasse de petits poissons, de grenouilles, d’écrevisses, de vers, d’insectes, de toutes bestioles vivantes ou mortes. Depuis l’ouverture du chemin de fer qui relie le lac Saint-Jean à Québec, il en vient de grandes quantités et de fort belle taille, sur le marché de cette ville, toutes provenant du grand lac. Elle peuple plusieurs lacs et rivières qui se déversent dans le lac Saint-Jean ; mais nulle part elle n’atteint d’aussi fortes proportions que dans ce lac. Sur les battures de la côte du sud, en aval de Québec, au bas de l’île d’Orléans, en quelques endroits de la côte Beaupré, on la pêche sous la glace, au printemps, à la ligne à main lancée en fronde, eschée de matières résistantes, de lanières de chair de bœuf ou de foie de porc. C’est un poisson vorace qui mord franchement, mais qui se laisse enlever lourdement, à la manière de la morue, sa congénère des mers, sans offrir aucune résistance.

Les Canadiens-Français de Montréal appellent improprement ce poisson la loche ; à Québec, on lui donne tantôt le nom de queue d’anguille, tantôt celui de barbue, probablement parce qu’il porte, en impériale, un barbillon à l’extrémité de son maxillaire inférieur. Il ne saurait être moins barbu que cela pourtant.

Le corps de la lotte est long — mesurant jusqu’à quatre et cinq pied, chez les plus grandes — arrondi par le milieu, s’amincissant en gagnant la queue pour s’y terminer en fer de lance. Écailles fort petites, nuancées de jaune, de brun roux sur un fond blanc et formant de gracieux dessins, quelquefois uniformément brunes sur le dos ; les jeunes sont plus vivement colorés que les vieux. On observe que les individus pêchés à de grandes profondeurs sont plus pâles que les autres.

« La ligne latérale, chez la lotte, dit Blanchard, partage pour ainsi dire chaque côté du corps en deux moitiés ; elle semble courir dans une dépression qui est souvent assez marquée. Elle est formée d’une suite de petits tuyaux membraneux.

« La tête de ce poisson est déprimée et fort large en dessus, en grande partie couverte de très petites écailles, avec les mâchoires égales et arrondies, ourlées de grosses lèvres, portant onze dents petites et d’inégale grandeur, les yeux ronds, très saillants, placés au niveau du front. L’iris est d’un vert doré. Lorsqu’on examine cette tête en dessus, il est presque impossible de ne pas lui trouver quelque chose de la physionomie du chat ou de la loutre, ce qui provient de sa forme large, et surtout de l’aspect des yeux. L’unique appendice charnu tombant de la mâchoire inférieure, contribue encore à donner à la tête de la lotte une physionomie étrange.

« Vers le tiers inférieur du corps s’élève la première nageoire dorsale, formée de douze à quatorze rayons ; celle-ci, fort petite, est suivie de la seconde dorsale, qui n’a pas moins de soixante-dix à soixante-quinze rayons. Ces nageoires, d’une hauteur très médiocre et presqu’égale dans toute leur étendue, participent de la teinte générale du corps et présentent également des taches brunes bien marquées.

« La conformation intérieure de la lotte offre beaucoup de particularités. Les vertèbres sont très épaisses ; on en compte vingt et une au tronc, portant de longues apophyses transverses qui remplacent les côtes, et pourvues de plis longitudinaux. L’intestin forme deux replis, et il y a environ trente-huit rayons à la queue. L’œsophage et l’estomac sont fort larges, et trente appendices pyloriques. La vessie est grande et munie de parois épaisses. Le foie est volumineux et trilobé. »

Après le brochet, la lotte est le plus vorace de nos poissons d’eau douce. Peu particulière sur le choix de sa nourriture, elle saisit et avale les petits poissons imprudents qu’attire le leurre de son barbillon, lorsqu’elle pêche. Si elle chasse, elle ramasse tout ce qui se trouve à sa portée, vers, sangsues, insectes, mollusques, jeunes rats musqués, et souvent elle s’attaque à des animaux de grande taille que sa vaste bouche lui permet d’engloutir.

La lotte porte de 160,000 à 200,000 œufs, pâles et aussi petits que des graines de pavot ; elle fraie dans les graviers, à mince d’eau, près des rivages, en décembre et en janvier. La durée de l’incubation des œufs est d’environ six semaines. Les jeunes poissons croissent lentement, car on assure que la lotte ne commence à frayer qu’à sa quatrième année.

Je ne présente pas la lotte comme un poisson sportif, il n’en a ni les allures ni la vivacité, ni la force, ni les mœurs ; ce n’est pas non plus un poisson de commerce, mais il peut être précieux pour les colons, les défricheurs, les chasseurs et les bûcherons. C’est à ce point de vue économique et philanthropique que j’ai cru devoir lui donner place dans ce livre.