Poissons d’eau douce du Canada/Maskinongé

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 76-80).


Fig. 25. — LE MASKINONGÉ. — Maskalunge. — Esox Nobilior

LE MASKINONGÉ


Maskallunge (nom américain).ESOX Nobilior (Thompson).


Le maskinongé est un poisson particulier au Canada et à la région des grands lacs. C’est une espèce de brochet qui parvient à une plus forte taille que l’esox lucius et dont la chair est plus délicate et moins garnie d’arêtes ; on le nomme esox nobilior. Pris en bonne saison, sa chair, d’un rose jaunâtre, est fort appétissante. À l’état frais elle se vend vingt-cinq centins la livre sur le marché, et de douze à quinze centins pour l’exportation. Le mot maskinongé tire son étymologie de deux mots knistineaux, masqua, qui veut dire ours, et anonge, qui veut dire poisson.

Pour les indigènes d’Amérique, l’ours étant l’animal le plus redoutable de leurs forêts, il était naturel qu’ils prêtassent son nom au poisson le plus redoutable de leurs eaux.

Le maskinongé est un brochet, cela ne fait aucun doute, mais il diffère du brochet commun par une tête plus forte, par des taches rosacées brunes et noires sur des flancs d’un gris sombre sous un vernis argenté ; les nageoires sont mouchetées de noir à leur base : la chair est plutôt jaune que blanche, pendant que chez le brochet elle est d’un blanc laiteux. Sur un fond d’un vert sombre ou d’un brun profond tirant sur le bleu, le brochet commun montre des taches blanches ou jaunâtres allongées, mouchetées, plutôt que rosacées, et généralement très nombreuses. Les novices font souvent erreur entre un gros brochet et un maskinongé, mais les vieux routiers ne s’y trompent pas, au premier coup d’œil, et même à la première attaque faite à leur ligne.

On a bien dit que le maskinongé portait plus d’écailles à la joue, mais la chose est contredite d’un endroit à un autre ; les auteurs ne s’accordent pas non plus sur le comptage des rayons de ses nageoires, comme on peut en juger par la dictée suivante :


Br. 20 ; D. 18 ; P. 11 ; V. 14 ; A. 17 ; C. 24.Barnswell.
Br. 18 ; D. 21 ; P. 13 ; V. 11 ; A. 17 ; C. 26.Dr Dekay.
Br. 20;;;D. 21 ; P. 14 ; V. 11 ; A. 17 ; C. 26.Mitchell.
Br. 20;;;D. 22 ; P. 18 ; V. 13 ; A. 20 ; C. 26.Prof. Agassiz.

Thompson, l’auteur américain qui a précisé le mieux les caractères distinctifs des ésocidés, n’a écrit que huit lignes sur le maskinongé, huit lignes que je traduis ici, sévèrement :


Esox nobilior, Thompson-Muskallunge.


« De même forme que celle de E. lucius, sauf la largeur plus accentuée de la tête, en tenant compte de la taille du poisson ; sur les ouïes sont des écailles de dimension égale aux yeux, distribuées en huit rangées sur les deux ouïes et les opercules ; couleur gris foncé ; flancs parsemés de rosaces sombres sur un fond d’argent grisâtre : ventre blanc ; nageoires piquées de taches noires. »

Dekay, Le Sueur, Thompson, Jordan et Gilbert, les autorités les plus respectables en la matière, ne disent rien de plus au sujet du maskinongé.

Prenant au hasard un rapport officiel des pêcheries du Canada, je vois qu’en 1881, le rendement de la pêche du maskinongé a été comme suit :


De Québec au haut de la rivière Ottawa
127,000 pièces
Division Richelieu
1,500 pie"
Div"sionChâteauguay et Beauharnois
112,000 pie"
Div"sionTrois-Rivières
1,200 pie"
Div"sionBerthier et Joliette
5,055 pie"
Div"sionLac Deux-Montagnes et bas Ottawa
1,560 pie"
Div"sionMontréal
3,500 lbs.
Div"sionHaut Ottawa et Gatineau
1,300 lbs.


Entre les sources de l’Ottawa et celles des grands tributaires du lac Saint-Jean, il existe des milliers de lacs dans lesquels le Montagnais et le Tête-de-Boule, le trappeur, et quelquefois le bûcheron (lumberman), seuls, ont pu jeter la ligne, en passant et au hasard. Le plus grand nombre de ces lacs sont peuplés de brochets, de dorés, de maskinongés, de gros chevesnes et autres poissons blancs, qui n’ont jamais été relancés dans leur résidence séculaire : en sorte qu’ils ont pu s’y développer jusqu’aux extrêmes de leur croissance, dans une liberté entière et à l’abri des poursuites de l’homme.

Durant l’été, ces poissons se répandent dans les rivières dont le lac voisin est le réservoir, soit pour y frayer soit à la recherche d’une proie plus abondante ou plus facile.

Au dire des trappeurs, les maskinongés y atteignent des proportions énormes. De fait, dans une excursion que je fis, il y a trente ans, au nord des comtés de Berthier et Joliette, mon guide, Simon 0’Bomsa8ing, Abénakis de Saint-François du Lac, défendit à son fils de se baigner dans le lac Lambert, craignant, disait-il, qu’il fût saisi et noyé par un de ces requins d’eau douce. Néanmoins, je n’en ai jamais vu du poids de plus de cinquante livres.

J’ai souvent entendu parler de maskinongés monstres capturés à l’embouchure de la rivière Ottawa, à Sainte-Anne, autour de l’île Perrault, à Beauharnois, à Valleyfield ; le curé Brassard, de Vaudreuil, vit sa chaloupe renversée par un de ces géants. Par bonheur, il se trouvait près du rivage qu’il atteignit en quelques brassées sans lâcher sa ligne, et une fois sur terre, il amena de haute lutte son redoutable adversaire jusqu’à ses pieds. L’animal pesait cinquante-quatre livres. Un pauvre diable manchot, avec une ligne des plus primitives, sans rouet, en se servant de ses dents, vint à bout, un jour, au lac des Deux-Montagnes, de noyer un maskinongé de trente-sept livres. Au temps du frai, le maskinongé fleure de loin l’odeur du melon. Les vieux pêcheurs ne manquent pas alors de jeter à l’eau leur plus forte ligne eschée d’un chevesne ou d’un chondrostôme, qu’ils laissent glisser dans le sillage de leur canot. Si d’aventure le maskinongé donne et s’enferre, il prend le canot à la remorque, et pour peu qu’il soit de bonne taille, il fournit une course de plusieurs milles avant de demander grâce. Par un temps calme, sur la surface unie d’un lac, ces canots lancés à toute course sans force motrice apparente pourraient faire croire à la sorcellerie.

Le maskinongé habite également l’embouchure des rivières tributaires des grands lacs, venant du nord. Il est assez nombreux dans le Manitoba et le Nord-Ouest.

Cependant, son domaine est bien loin d’être aussi vaste que celui du brochet commun, qui s’étend sur tout l’ancien monde et une partie du nouveau monde, passé le 33e parallèle jusque auprès des régions polaires.

À mon avis, le maskinongé est un poisson aussi désirable que le brochet est méprisable, pour sa vaillance, pour le sport, comme pour ses qualités culinaires. Il mérite d’être cultivé avec soin dans certains lacs étendus des Laurentides, aux eaux claires, frangés de nombreux ruisseaux peuplés de blanchaille. Une culture soignée de ce poisson ferait vite la réputation d’un lac, dans le monde du sport, et doublerait la valeur de sa chair sur la table des gourmets des États-Unis et du Canada. Le goût de la chair du maskinongé du Canada est d’une délicatesse exceptionnelle. Je sais des gens qui sont le trajet entre Ottawa et Carillon, à bord du bateau du galant capitaine Bowie, tous les vendredis, pour manger au dîner un morceau de maskinongé bien flairé sur le marché, bien apprêté sur le bateau.

Le maskinongé a donné son nom à l’un des plus beaux comtés du Canada. À ce propos, je me rappelle une anecdote assez piquante. L’hon. M. Cauchon, député de Montmorency, siégeait à Québec, en même temps que M. Houde, député de Maskinongé. Quoique sans instruction — ayant acquis une certaine aisance dans les chantiers et la culture des terres, jouissant d’une influence assez redoutée pour son esprit aussi caustique que droit — M. Houde ne se laissait piler sur les pieds par personne. Un jour que M. Cauchon était de mauvaise humeur, il apostrophe M. Houde, en le désignant : « Monsieur le député du comté de… de… je ne me rappelle plus, mais… ce que je sais, c’est que son comté a un nom de poisson. »

— Fort bien, réplique vivement M. Houde, fort bien, Monsieur Cauchon, c’est le comté de Maskinongé, Monsieur Cauchon, le maskinongé est un beau poisson, Monsieur Cauchon…, les Juifs en mangent.