Polémique à propos d’enseignement entre M. J.-P. Tardivel et M. C.-J. Magnan/La racine du mal (de l’Enseignement primaire)

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LA RACINE DU MAL


(De l’Enseignement primaire du 1er mai 1894).

Dans le dernier numéro de l’Enseignement primaire, j’ai accusé l’esprit public d’être responsable du peu de résultats obtenus dans les écoles primaires de notre province. À l’appui de cette accusation, j’ai cité un passage d’une conférence faite par l’honorable M. G.-A. Nantel sur l’instruction publique, et les paroles du révérend M. S. Corbeil, prêtre, correspondant des Annales Térésiennes, confirmant en tout point l’avancée du ministre des Travaux publics de Québec. Tous deux partagent mon avis et regrettent que les Canadiens-français ne se soucient pas plus de leurs écoles primaires.

Le rédacteur de la Vérité de Québec, M. J.-P. Tardivel, dans son journal du 21 avril dernier, exprime l’opinion que ce manque d’esprit public a sa racine dans « le système scolaire moderne : l’État organisant, dirigeant, contrôlant plus ou moins l’œuvre de l’éducation ». Un peu plus loin, le confrère ajoute : « Convaincus que l’éducation regarde surtout le gouvernement, nos gens ne s’en occupent guère plus que de l’administration des terres publiques ».

Je ferai remarquer ici au rédacteur de la Vérité qu’il existe une grande différence entre la loi des terres et celle qui concerne l’éducation dans la province de Québec, La première centralise absolument l’administration du domaine public, tandis que la seconde laisse à chaque municipalité le droit de contrôler les choses de l’éducation : cotisations scolaires, rétributions mensuelles, constructions d’écoles, engagements des instituteurs et des institutrices, choix des livres, etc., etc. À l’heure qu’il est, chez nous, et cet état de choses existe depuis un demi-siècle bientôt, chaque municipalité scolaire, en matière d’éducation, est quasi indépendante de l’État. De sorte que « s’il n’y a pas d’esprit public dans notre province, lorsqu’il s’agit d’éducation », ce n’est pas que la population « ait été gâtée par la fausse doctrine que la formation de l’enfance et de la jeunesse est une fonction gouvernementale ». Au contraire, notre organisation scolaire est plutôt paroissiale que provinciale, et laisse à chaque municipalité le soin de promouvoir les intérêts de l’enseignement primaire. La racine du mal n’est pas, d’après moi, dans notre système scolaire qui, sans être parfait, abandonne à chaque contribuable la tâche de veiller à l’éducation et à l’instruction de l’enfance. J’affirme une chose que NN. SS. les archevêques et évêques des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa ont reconnue dans leur récente et admirable Lettre pastorale sur l’Éducation. Que l’on me permette de citer ce document :

« Selon les dispositions de la loi civile elle-même, Nous voyons dans cette province le curé de chaque paroisse visiter, inspecter les écoles placées dans le rayon de sa juridiction. C’est là une sauvegarde, une garantie salutaire pour le bien et le progrès moral des enfants ; et, certes, l’Église canadienne ne saurait trop se féliciter de pouvoir ainsi, par l’entremise de ses ministres, suivre d’un œil maternel la formation première de ceux en qui réside l’espoir de la religion et de la patrie. C’est pour elle une joie légitime de voir fonctionner ici un système d’éducation, qui, sans être absolument parfait et sans réunir peut-être toutes les conditions désirables, repose cependant sur une entente cordiale entre l’autorité civile et l’autorité ecclésiastique, et ménage à cette dernière, dans l’approbation des maîtres et des méthodes, une part d’influence propre à sauvegarder les intérêts sacrés de la famille, de la conscience et de la foi. Puisse cette influence grandir encore, au lieu de s’affaiblir ! Que tous les vrais catholiques, au lieu d’en paralyser l’action, l’étendent et la favorisent ! Et notre peuple n’aura pas à se repentir d’avoir aidé, en protégeant les droits augustes et inaliénables de l’Église dans la formation des âmes, des intelligences et des cœurs, au maintien et à la diffusion de cet esprit chrétien, sans lequel les sociétés se corrompent et tombent en ruine. Ces droits sacrés de l’Église, Nous avons le devoir et la volonté bien arrêtée de les conserver dans toute leur intégrité. »

Ainsi, au témoignage de l’épiscopat entier de la province, notre loi d’instruction publique laisse au curé de chaque paroisse et à l’autorité ecclésiastique « une part d’influence propre à sauvegarder les intérêts sacrés de la famille ». Et je répète ce que je disais il y a un instant : la loi abandonne aux autorités paroissiales le soin de taxer les contribuables pour les fins scolaires, elle laisse ces mêmes autorités libres de dépenser leurs revenus à leur guise, enfin, les municipalités gouvernent leurs écoles comme bon leur semble. Un tel système, qui est loin d’être absolument moderne, ne saurait donc constituer un obstacle au développement de l’esprit public. Non, la racine du mal ne me paraît pas être là. La cause du mal que je déplore se trouve dans cette indifférence des autorités civiles, des individus et d’un si grand nombre de journaux catholiques à l’égard des questions d’éducation primaire, de patriotisme, de morale et de religion. Oui, la racine du mal est là et n’est pas ailleurs.

Si les Canadiens-français continuent à dormir lorsque leurs ennemis veillent, tôt ou tard ils succomberont. Il est grandement temps de réveiller l’esprit public, n’attendons pas qu’il soit trop tard.

NN. SS. les évêques constatent, dans le document mentionné plus haut, ce manque d’esprit public à l’égard de l’éducation et de l’instruction de la jeunesse :

« C’est pour Nous un devoir et un bonheur de reconnaître ici les éminents services que rendent à nos populations des villes et des campagnes mêmes les plus reculées, tant d’institutrices et d’instituteurs laïques vraiment catholiques, qui se dévouent à l’instruction des enfants avec un zèle et une habilité dignes des plus grands éloges. Nous formons des vœux ardents pour que leurs travaux, à la fois si pénibles et si méritoires, soient mieux appréciés de tout le monde et plus généralement rémunérés à l’avenir. »

Les italiques sont de moi.

Il est donc, incontestable que l’indifférentisme qui règne en maître, chez nous, est le grand, l’unique coupable. Cette plaie sociale n’a certainement pas été occasionnée par notre système scolaire établi en 1846. Dès cette époque, feu M. le Dr Meilleur, premier Surintendant de l’Instruction publique, déplorait le mal que j’ai signalé à maintes reprises depuis quelques années. Dans un rapport de M. l’inspecteur d’écoles Dorval, en date du 2  janvier 1856, je lis ce qui suit :

« Des instituteurs que j’ai vus, bien peu exercent leur profession par choix ou par vocation ; la plupart d’entr’eux ne sont instituteurs que par circonstance et la raison en est toute naturelle ; jusqu’ici on les a payés si peu ou si mal, que nul ne veut exercer cet état s’il n’y est contraint. Ceux qui se dévouent à l’enseignement par nécessité sont encore forcés par la même nécessité à courir sans cesse après un meilleur salaire ; et pour cela à changer sans cesse de municipalité. Les enfants changent de maître, changent de livres, et ils perdent un temps infini à se faire à la méthode nouvelle du nouveau maître ; je ne vois rien, vraiment, de plus préjudiciable à la cause générale de l’instruction publique ; je ne vois rien qui la déprécie plus aux yeux du peuple que cette transmigration (qu’on me passe le mot) des instituteurs « cherchant partout de quoi vivre et n’en trouvant presque nulle part ».

À cette époque reculée, qui fut témoin des débuts du système scolaire que nous possédons aujourd’hui, est-ce que la population avait déjà « été gâtée par la fausse doctrine » ? Cela me paraît difficile à soutenir.

Il n’y a pas à le nier : depuis nombre d’années, le peuple de la province de Québec manque d’énergie, de vigilance, de cœur, disons le mot. C’est à cette triple faiblesse que nous devons les maux qui affligent actuellement les bons catholiques.

Eh bien ! je voudrais un retour sérieux de l’esprit public vers l’école élémentaire, l’école du grand nombre, complément indispensable de la famille et véritable portique du temple dans un État chrétien ; je voudrais que ceux qui se consacrent au professorat laïque par vocation trouvassent les moyens de vivre honorablement dans leur état et ne fussent jamais tentés de chercher ailleurs une consolation aux ingratitudes qui, jusqu’ici, ont formé la part la plus considérable de leurs honoraires.

Dans la dernière partie de son article, M. le rédacteur de la Vérité indique un remède au mal que je dénonce : « Qu’on donne à l’organisation scolaire la forme qui est tout indiquée dans un pays comme le nôtre : la forme paroissiale et diocésaine. Que l’organisation scolaire s’identifie avec l’organisation paroissiale et diocésaine. Que le curé soit ex officio le président des écoles de sa paroisse devenues des écoles paroissiales au lieu de municipales. Que l’évêque soit le directeur général, l’inspecteur en chef des écoles de son diocèse. Que le bureau scolaire de chaque localité, présidé par le curé, soit une institution vraiment paroissiale, fonctionnant comme fonctionnent les fabriques ».

Certes, le plan de M. Tardivel est admirable en théorie, mais est-il réalisable ? Serait-il opportun d’empêcher l’État, du moment qu’il est chrétien (et je ne vois pas pourquoi la province de Québec ne se donnerait pas toujours un gouvernement réellement chrétien) de s’occuper en aucune façon de l’instruction publique ? La doctrine de Léon XIII est formelle sur ce point. Indiquant aux catholiques leurs devoirs civils, le souverain Pontife, dans la bulle Immortale Dei, les exhorte « à s’appliquer surtout à faire en sorte que l’autorité publique pourvoie à l’éducation religieuse et morale de la jeunesse, comme il convient à des chrétiens ; de là surtout dépend le salut de la société ».

L’Église ne veut donc pas que les autorités civiles et politiques restent indifférentes aux choses de l’éducation. Au contraire, elle fait un devoir aux États chrétiens de l’aider à pousser la jeunesse dans la voie du bien, du beau et du vrai. Et comme il est facile (à la condition que l’esprit public le veuille) de mettre un gouvernement vraiment chrétien à la tête de la province, pour quelle raison se priverait-on du concours précieux d’une saine administration civile.

La mission de l’Église, ce semble, est d’éclairer, de guider les peuples dans le chemin de la vie. Mais « aide-toi et le ciel t’aidera ». Les sociétés, par la voix des chefs et des autorités qu’elles se choisissent, doivent donc faciliter l’action de l’Église dans le domaine de l’éducation. C’est ainsi que Garcia Moreno, d’admirable mémoire, l’avait compris. Il n’est jamais venu à l’idée du vaillant président de l’Équateur de jeter entièrement sur les épaules des évêques le lourd fardeau d’une organisation scolaire. Il est du devoir des laïques d’aider le clergé à supporter « le poids du jour ». Et une telle union seule est capable de produire des fruits sérieux. On aurait tort, je crois, de creuser un abîme entre deux puissances qui, suivant les enseignements de Rome, doivent sans cesse se donner la main au lieu de se tourner le dos. Si les droits de l’Église sont méconnus quelque part dans nos lois d’éducation, que l’on répare au plus tôt une semblable injustice. Mais, de grâce, ne séparons pas ce qui doit rester uni, ne divisons pas nos forces au moment où l’union est plus nécessaire que jamais.