Polikouchka/Chapitre 12

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 126-133).


XII


La fête fut assez tristement célébrée dans les cours de Pokrovsky. Quoique la journée fût belle, les rues étaient à peu près désertes, les jeunes filles ne se réunissaient point pour chanter des chœurs ; les ouvriers venus de la ville ne jouaient ni de l’accordéon ni du balalaïka[1], et ne riaient pas avec les jeunes filles.

Tous demeuraient dans leurs coins, et s’ils parlaient, c’était à voix basse, comme s’il y avait eu quelque mauvais esprit qui pût les entendre.

La journée se passa encore tant bien que mal. Mais le soir, quand il commença à faire noir, les chiens hurlèrent, le vent se leva et siffla dans les cheminées, et la terreur étreignit tous les habitants de la maison des dvorovi : ceux qui avaient des cierges les allumaient devant les icônes ; ceux qui se trouvaient seuls dans leur coin allaient demander l’hospitalité à leurs voisins ; tel qui avait à se rendre à l’étable ne s’y rendit point, sans pitié pour ses bêtes laissées jusqu’au matin sans nourriture. Et l’eau bénite, précieusement conservée dans de petits flacons, fut entièrement consommée pendant cette nuit-là.

Plusieurs même entendirent cette nuit quelqu’un se promener d’un pas lourd au-dessus de leurs têtes, et le maréchal ferrant vit distinctement un serpent qui volait droit au grenier.

Dans le coin de Polikey, d’où la folle et les enfants avaient été emmenés, les voisins récitaient les psaumes des morts, avec deux petites vieilles et une religieuse qui, dans l’ardeur de son zèle, lisait les psaumes non pas seulement pour l’enfant, mais pour tous ces malheurs. Ainsi l’avait voulu la barinia.

Les pelites vieilles et la religieuse entendirent, elles aussi, la poutre trembler et quelqu’un sangloter là-haut, à la fin de chaque psaume, et tout rentrait dans le silence quand on lisait que Dieu était ressuscité.

La femme du menuisier avait invité sa commère : toutes deux, cette nuit, sans dormir, burent force thé, toute la provision de la semaine. Elles ouïrent également trembler les poutres là-haut, et des sacs, eût-on dit, tomber sur le plancher.

Tous seraient morts de peur sans les moujiks de garde, qui rendirent quelque courage aux dvorovi. Ces moujiks s’étaient couchés dans le vestibule, sur du foin ; ils assurèrent ensuite avoir ouï pareillement des prodiges dans le grenier, quoiqu’ils eussent passé cette nuit à parler tranquillement entre eux du recrutement, à mâcher du pain, à se gratter. Ils remplirent le vestibule d’une odeur caractéristique de moujiks, à tel point que la femme du menuisier se mit à cracher en passant, et à dire, d’un ton insultant, que c’étaient bien là de vrais moujiks.

Quoi qu’il en fût, le pendu pendait toujours au grenier ; et il semblait que le mauvais Esprit lui·même eût, pendant cette nuit, couvert de sa grande aile la maison des dvorovi, et, plus près d’eux que jamais, les tint sous son influence maléfique. Du moins c’était ce que chacun croyait. Je ne sais si cette croyance était fondée, je pense même qu’elle n’était pas fondée du tout. Je pense que si un homme courageux, pendant cette nuit d’épouvante, avait pris une bougie, une lanterne ; si, faisant un signe de croix, ou même sans signe de croix, il était entré dans le grenier et, déchirant lentement devant lui, par la flamme de sa bougie, la terreur de la nuit, éclairant les poutres, le sable du parquet, les tuyaux du poêle couverts de toiles d’araignées, les pèlerines oubliées par la femme du menuisier, il avait marché jusqu’à Iliitch, sans se laisser gagner par l’épouvante, et levé la lanterne à la hauteur de son visage, alors il aurait aperçu le corps bien connu de Polikey, maigre, les pieds sur le sol (la corde s’était allongée), incliné d’un côté, comme une masse inerte, la chemise déboutonnée sur le cou, qui ne portait plus de croix, la tête retombée, sur la poitrine, et ce bon visage aux yeux ouverts et fixes qui ne voyaient plus, ce sourire doux et coupable, avec un air de sévérité sévère et un apaisement dans tout le corps.

Ma foi, la femme du menuisier, blottie dans le coin de son lit avec ses cheveux en désordre, ses yeux hagards, et prétendant ouïr comme des bruits de sacs qui tombent, était certes plus terrible, plus effroyable d’aspect qu’Iliitch, quoiqu’on l’eût dépouillé de sa croix pour la poser sur la poutre.

En haut, c’est à dire chez la barinia, la même terreur sévissait. Il régnait dans sa chambre une odeur d’eau de Cologne et de pharmacie.

Douniacha chauffait de la cire jaune et la versait dans de l’eau froide. Pourquoi faisait-elle du « spousk[2] ? » Je ne sais, mais on en faisait chaque fois que la barinia se trouvait indisposée, et à cette heure elle était bouleversée jusqu’à en être malade.

La tante de Douniacha, pour lui donner du courage, était venue passer la nuit avec elle. Toutes les quatre étaient assises dans la dievitchia[3] avec la petite Aksioutka, et causaient.

— Et qui ira chercher de l’huile ? demanda Douniacha.

— Pour rien au monde je n’irais, fit d’un ton décidé la seconde servante.

— Voyons, vas-y avec Aksioutka.

— Moi j’irai bien toute seule, je n’ai pas peur, dit Aksioutka, qui se sentit aussitôt envahir par la peur.

— Eh bien ! va, petite vaillante, demandes-en à la babouchka Anna dans un verre et apporte-le sans le renverser, lui dit Douniacha.

Aksioutka prit d’une main sa robe ; comme ce mouvement l’empêchait de mettre ses deux bras en branle, elle fit aller deux fois plus vite, le long de son corps, sa main restée libre, et vola. Elle avait peur, elle sentait que si elle voyait ou entendait n’importe quoi, fût-ce sa propre mère, elle mourrait de terreur. Les yeux fermés, elle volait par le sentier qui lui était familier.


  1. Espèce de guitare.
  2. Cette préparation d’huile et de cire jaune chauffée et répandue dans l’eau froide est considérée par le peuple comme un spécifique contre la migraine et les névralgies. On la verse sur la tête du malade.
  3. C’est la chambre des servantes.