Polikouchka/Chapitre 14

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 150-187).


XIV


Une fois dehors, sur l’herbe fraîche, Doutlov marcha du côté de la route, vers le petit tilleul ; il ôte sa ceinture pour retirer sa bourse plus aisément, et y serra son argent. Ses lèvres remuaient, bien qu’aucun son n’en sortit, tandis qu’il refermait sa bourse et se receinturait. Puis il se signa, et s’en alla en zigzag par le sentier, comme ivre, tout entier aux pensées qui lui montaient au cerveau.

Il aperçut devant lui une silhouette de moujik qui venait de son côté. Il appela. C’était Efim qui, armé d’un grand bâton, montait la garde autour de la maison des dvorovi.

— Tiens, l’oncle Semen ! dit Efim joyeusement en s’approchant de lui (il se sentait mal à son aise, tout seul). Eh bien ! avez-vous mené les recrues, petit oncle ?

— Oui. Et toi, que fais·tu ?

— On m’a laissé ici pour garder Iliitch, le suicidé.

— Où est-il ?

— Là, dans le grenier. C’est là, dit-on, qu’il s’est pendu, répondit Efim en montrant du doigt, dans l’obscurité, le toit de la maison des dvorovi.

Doutlov regarda dans la direction de la main, et quoiqu’il n’eût rien vu, il fronça les sourcils, plissa son visage et hocha la tête.

— Le stanovoï est arrivé, m’a dit le cocher ; on va tantôt lever le corps, continua Efim… Comme c’est effrayant, ces choses-là, la nuit ! Pour rien au monde je n’irais là haut de nuit, si l’on m’en donnait l’ordre. Qu’Egor Mikhaïlovîloh me tue jusqu’à la mort[1], je n’irai pas.

— Quel péché ! Quel péché ! répétait Doutlov, visiblement par convenance, et sans penser à ce qu’il disait.

Il allait poursuivre sa route, mais la voix d’Egor Mikhaïlovitch l’arrêta.

— Eh ! garde, viens donc ici, criait Egor du perron.

Lorsque Efim eut répondu, Egor reprit :

— Quel est le moujik qui est avec toi ?

— Doutlov.

— C’est toi, Semen ? Viens aussi.

Doutlov, s’étant approché, distingua, à la lumière d’une lanterne que portait le cocher, Egor Mikhaïlovitch avec un petit fonctionnaire en casquette à cocarde et en manteau. C’était le stanovoï.

— Voilà, le vieux nous accompagnera aussi, dit Egor en l’apercevant.

Le vieillard en fut ennuyé, mais qu’y faire ?

— Et toi, Efim, toi qui es jeune, cours donc au grenier où il s’est pendu, arranger l’escalier, pour que Sa noblesse y puisse passer.

Efim, qui « pour rien au monde ne serait allé à la maison des dvorovi », y courut aussitôt, en frappant le sol avec ses lapti, comme avec des morceaux de bois.

Le stanovoï battit le briquet et alluma sa pipe.

Il demeurait à deux verstes de là. Comme il venait d’être vertement tancé par l’ispravnik[2] pour son ivrognerie, il traversait maintenant une crise de zèle. Arrivé à dix heures du soir, il voulut voir le pendu tout de suite.

Egor Mikhaïlovitch demanda à Doutlov comment il se trouvait ici. Tout en marchant, le vieillard raconta au gérant sa trouvaille, et l’usage qu’en avait fait la barinia. Il ajouta qu’il était venu demander la permission d’Egor Mikhaïlovitch.

Au grand effroi de Doutlov, le gérant lui demanda l’enveloppe et l’examina. Le stanovoï la prit à son tour entre ses mains et, d’un ton sec et bref, réclama des explications.

— Voilà mon argent perdu ! pensa Doutlov.

Il allait déjà s’excuser, lorsque le stanovoï lui rendit la somme.

— Quelle chance a ce lourdaud fit-il.

— Cela tombe bien pour lui, dit Egor Mikhaïlovitch, il vient de conduire son neveu au recrutement ; il va maintenant le racheter.

— Ah !… fit le stanovoï, et il continua son chemin.

— Tu rachèteras Iliouchka ? dit Egor Mikhaïlovitch.

— Et comment le racheter ? Y aurait-il là assez d’argent ? Et est-il encore temps ?

— C’est ton affaire, répondit le gérant.

Et tous deux suivirent le stanovoï.

Ils s’approchèrent de la maison des dvorovi, dans le vestibule de laquelle les attendaient les gardes puants munis d’une lanterne. Doutlov entra aussi. Les gardes avaient un air coupable, qu’on ne pouvait guère attribuer qu’à la mauvaise odeur qu’ils dégageaient, car ils n’avaient rien fait de mal.

Tous gardaient le silence.

— Où ?… demanda le stanovoï.

— Ici, dit à voix basse Egor Mikhaïlovitch… Efim, ajouta-t-il, toi qui es jeune, marche devant avec la lanterne.

Efim, qui venait de nettoyer l’escalier, semblait maintenant s’être délivré de toute épouvante. Il grimpa gaîment le premier, gravit deux ou trois degrés, puis se retourna et, levant sa lanterne, montra le chemin au stanovoï suivi d’Egor Mikhaïlovitch.

Lorsqu’ils eurent disparu, Dontlov, qui avait déjà posé un pied sur la première marche, poussa un soupir et s’arrêta. Deux minutes se passèrent. Les pas se perdirent dans le grenier. Sans doute ils étaient près du corps.

— Eh ! oncle Semen ! on t’appelle ! cria Efim par le trou. Doutlov gravit l’escalier. La lanterne qui éclairait le stanovoï et le gérant ne laissait voir que le haut de leur corps ; derrière eux quelqu’un, vu de dos : c’était Polikey. Doutlov enjamba la porte, et, faisant le signe de la croix, il s’arrêta.

— Tournez-le, vous autres, disait le staroste.

Personne ne bougea.

— Efim, tu es jeune, lui dit Efim Mikhaïlovitch.

Le « jeune » enjamba la poutre, et tourna Iliitch ; de son air le plus gai, il montrait du regard tour à tour le pendu et les autorités, comme un barnum exhibant un albinos ou bien Julia Pastrana[3], et qui, regardant tantôt le public, tantôt le phénomène qu’il exhibe, est prêt à se rendre à tous les désirs des spectateurs.

— Tourne encore.

Iliitch tourna encore, agita faiblement ses bras, et laissa traîner ses pieds sur le sable.

— Prends-le, ôte-le.

— Ordonnez-vous de couper la corde ? dit Egor Mikhaïlovitch. Donnez la hache, frères !

Il fallut renouveler par deux fois, aux gardes et à Doutlov, l’ordre de se mettre à l’œuvre, tandis que le « jeune » traitait Iliitch comme une charogne de mouton.

On finit par couper la corde, par ôter et recouvrir le corps. Le stanovoï annonça que le médecin viendrait le lendemain, et laissa partir tout le monde.

Doutlov, en remuant ses lèvres, se dirigea vers son logis. D’abord il ne se sentait pas bien ; mais à mesure qu’il approchait du village cette sensation désagréable se dissipait, et la joie envahissait de plus en plus son âme. On entendait, dans les rues, des refrains et des cris d’ivrognes. Doutlov, qui n’avait jamais bu, rentra directement chez lui, suivant son habitude.

Il était déjà tard quand il pénétra dans l’isba. Sa « vieille » dormait. Son fils aîné avec ses petits-fils étaient endormis sur le poêle, et son second fils dans le cabinet noir.

Seule, la baba d’Iliouchka veillait encore. Vêtue d’une chemise sale, qui n’était pas celle des fêtes, les cheveux dénoués, elle était assise sur le banc et sanglotait. Elle ne se leva point pour aller ouvrir à son oncle : elle se borna à hurler et à se lamenter encore plus fort en le voyant entrer dans l’isba. — Au dire de la vieille, elle se lamentait admirablement, quoiqu’elle fût toute jeune et n’eût pas encore beaucoup de pratique.

La vieille se leva et servit le souper à son mari. Doutlov éloigna de la table la baba d’Iliouchka.

— Assez ! assez ! lui dit·il.

Aksinia alla plus loin se coucher sur le banc, mais sans cesser de hurler. La vieille servit et desservit en silence ; le vieux ne disait pas non plus une seule parole. Après avoir fait sa prière, il éructa, se lava les mains, décrocha du clou le stchoti[4], et passa dans le cabinet noir. Là, il murmura quelque chose à l’oreille de sa « vieille ; celle-ci sortit, et lui se mit à faire claquer les boulettes du stchoti. Puis on entendit un bruit de malle fermée, et Doutlov descendit dans son souterrain.

Quand il revint, il faisait noir dans l’isba ; la torche s’était éteinte.

Dans la soupente où elle s’était couchée, la vieille qui, dans la journée, ne faisait pas le moindre bruit, remplissait maintenant toute l’isba·de son ronflement. La bruyante baba avait aussi fini par s’endormir sur le banc, tout habillée, comme elle était, sans rien sous la tête, et l’on ne l’entendait même pas respirer.

Doutlov fit sa prière, jeta un regard sur la baba d’Iliouchka, hocha la tête, escalada le poêle et s’étendit à côté de son petit-fils. Dans l’obscurité, il laissa tomber d’en haut ses lapti, se coucha sur le dos et, les yeux ouverts, il écouta les cafards qui bruissaient sur le mur, les dormeurs qui soupiraient ou ronflaient, les animaux qui s’ébrouaient dans la cour.

Longtemps il ne put dormir.

La lune se leva, il se fit plus clair dans l’isba.

Doutlov remarqua dans le coin Aksinia, et quelque chose qu’il ne pouvait discerner : était-ce le caftan de son fils, un tonneau placé là par les babas, ou un être humain ? Doutlov dormait-il ou non ? Il se mit à examiner l’objet… Sans doute le mauvais Esprit qui avait poussé Iliitch à son horrible action et dont la mâle influence s’était, cette nuit-là, appesantie sur tous les dvorovi, sans doute touchait-il de son aile jusqu’au village, jusqu’à l’isba de Doutlov, où se trouvait l’argent employé par lui à perdre Iliitch.

Du moins Doutlov le sentait ici. En proie à je ne sais quel malaise, il ne pouvait ni dormir, ni se lever. À la vue de cet objet dont il ne pouvait distinguer la nature, il se rappela Iliouchka, les deux mains liées derrière son dos, et les lamentations cadencées d’Aksinia, il se rappelait Polikey avec ses bras ballants…

Il lui sembla tout à coup que devant la fenêtre, au dehors, quelque chose venait de passer.

— Qu’est-ce donc ? N’est-ce pas le staroste qui vient annoncer ?… Mais comment a-t-il ouvert ? pensait le vieillard en entendant des pas dans le vestibule. Peut-être ma vieille n’a-t-elle pas bien fermé ?

Le chien hurla dans la cour, et lui, il traversa le vestibule, puis, comme le raconta par la suite le vieillard, chercha la porte, dépassa le seuil, se mit à marcher le long du mur en tâtonnant, heurta un tonneau qui résonna, et de nouveau il se remit à tâtonner, comme s’il cherchait le loquet.

Voilà qu’il trouve le loquet. Le vieillard se sent un frisson dans tout le corps. Voilà qu’il saisit le loquet, et qu’il entre avec un visage humain.

Doutlov savait déjà que c’était lui. Il veut faire un signe de croix, mais il ne le peut. Lui, il s’approche de la table recouverte d’un tapis, le retire, le jette par terre, et s’élance sur le poêle.

Alors le vieillard reconnut qu’il avait pris la figure d’Iliitch. Il montrait ses dents ; ses mains se balançaient ; il escalada le poêle, fondit sur le vieillard et tenta de l’étrangler.

— C’est mon argent ! dit Iliitch.

— Laisse·moi, je ne le ferai plus ! voulut et ne put dire Semen.

Iliitch lui écrasait la poitrine de tout le poids d’une montagne entière. Doutlov savait qu’une prière le ferait lâcher prise, il savait quelle prière il fallait dire ; mais cette prière, il ne pouvait l’articuler.

Son petit-fils qui dormait à côté de lui poussa un cri aigu et se mit à pleurer. Le grand-père le serrait contre le mur. Le cri de l’enfant délia la langue du vieillard.

— Que Dieu ressuscite ! dit-il.

Lui lâcha prise un peu. Doutlov continua sa prière, lui descendit du poêle, et le veillard entendit le bruit de ses deux pieds frappant le plancher. Doutlov disait toutes les prières qu’il savait, l’une après l’autre.

Il se dirigea vers la porte, dépasse la table et fit battre si fort la porte derrière lui que toute l’isba en fut secouée. Tous continuèrent pourtant à dormir, sauf le grand-père et le petit-fils.

Doutlov priait toujours et tremblait de tous ses membres. L’enfant finit par se rendormir en pleurant et en se pressant contre son grand-père.

Tout se tut de nouveau. Doutlov restait étendu sans mouvement. Les coqs chantaient de l’autre côté du mur, au-dessous de son oreille. Il entendit les poules se remuer ; les jeunes coqs s’essayaient à chanter comme les vieux, mais sans y arriver.

Quelque chose bougea dans les pieds du vieillard : c’était un chat. Il bondit du poêle par terre, sur ses pattes moelleuses, et s’en alla miauler auprès de la porte. Doutlov se leva, et ouvrit la fenêtre. Il faisait sombre et sale au dehors.

Il sortit en faisant le signe de la croix et gagna la cour où étaient les chevaux. On voyait que le patron[5] était aussi passé par là. La jument, au-dessous de l’avant-toit, s’était embarrassée dans son licou ; elle avait renversé le son, et, la jambe en l’air, la tête tournée, elle implorait son maître. Le poulain était tombé sur le fumier. Doutlov le remit sur ses pieds, délivra la jument, lui donna à manger et rentra dans l’isba.

La vieille se levait. Elle alluma la torche.

— Réveille les enfants. Je vais à la ville.

Ayant pris un cierge devant les icônes, il l’éclaira et descendit dans le souterrain. Quand il en revint, ce n’était plus seulement chez lui, mais chez tous les voisins que les lumières brillaient. Les jeunes gens étaient déjà levés et prêts à partir. Les babas sortaient et rentraient avec des seaux et des jattes de lait. Ignat attelait une charrette, le cadet graissait l’autre. La jeune femme ne hurlait plus ; après s’être habillée et coiffée d’un fichu, elle s’était assise sur un banc, en attendant le moment d’aller à la ville faire ses derniers adieux à son mari.

Le vieux semblait plus renfrogné que d’habitude. Sans rien dire à personne, il passa son caftan neuf, se ceintura, et, prenant tout l’argent d’Iliitch, il se rendit chez Egor Mikhaïlovitch.

— Dépêche-toi donc ! cria-t-il à Ignat qui faisait pivoter la roue sur le moyeu soulevé et graissé. Je vais revenir tout de suite, que tout soit prêt à mon retour.

Le gérant venait de se lever. Il prenait du thé et faisait lui-même ses préparatifs de départ pour la ville, où il devait livrer les recrues.

— Que veux-tu ? demanda-t-il.

— Moi, Egor Mikhaïlovitch, je voudrais racheter mon petit. Faites-moi donc une grâce. Vous m’avez parlé ces jours-ci d’un remplaçant que vous connaissiez à la ville. Apprenez-moi comment je dois m’y prendre ; pour moi, je n’y connais pas grand’chose.

— Eh bien ! tu as réfléchi, alors.

— Oui, j’ai réfléchi, Egor Mikhaïlovitch. Ce serait pitié, c’est le fils de mon frère. Qu’il soit ceci ou cela, ce serait pitié tout de même… Que de péchés il engendre, l’argent !… Faites-moi donc la grâce de me renseigner, dit-il en saluant jusqu’à terre.

Comme toujours en pareille occasion, Egor Mikhaïlovitch prit une mine absorbée, pinça ses lèvres, et, sans proférer une parole, il réfléchit à la chose. Puis il écrivit deux petits billets et expliqua ce qu’il aurait à faire à la ville.

Quand Doutlov revint à son logis, la jeune femme en était déjà partie avec Ignat, et la jument maigre, tout attelée, le ventre plein, attendait devant la porte-cochère. Il arracha un bâton de la haie, se serra dans son caftan, monta dans la charrette et fouetta le cheval.

Doutlov le fit courir si vite que son ventre eût bientôt diminué. Il ne le regardait plus de peur de le plaindre. La crainte d’arriver trop tard, après l’immatriculation, le torturait… Iliouchka serait pris comme soldat, et l’argent du diable resterait entre ses mains.

Je ne m’étendrai pas sur tout ce qui arriva à Doutlov ce matin-là. Je dirai seulement que tout lui réussit à merveille. Chez le patron auquel l’adressait Egor Mikhaïlovitch, il trouva un remplaçant tout près, qui avait déjà dépensé vingt-trois roubles et que le conseil de révision avait déclaré bon pour le service.

Le patron demandait quatre cents roubles du remplaçant ; l’acheteur, un mechtchanine[6] qui marchandait depuis trois semaines, n’en voulait donner que trois cents.

Doutlov conclut l’affaire en deux mots.

— Veux-tu vingt-cinq roubles en sus des trois cents qu’on t’offre ? dit-il en lui tendant la main, mais visiblement disposé à donner encore davantage.

Le patron retira sa main et maintint son prix de quatre cents roubles.

— Tu ne veux pas pour vingt-cinq ? répéta Doutlov, qui saisit de sa main gauche la main droite du patron et menaça de toper avec sa main droite… Tu ne veux pas ? Eh bien ! que Dieu t’assiste ! dit-il brusquement en frappant sur la main du patron et en se détournant d’un seul mouvement de tout son corps… Eh bien ! soit. Je le prends à trois cent cinquante ; fais le reçu et amène le jeune homme. Et maintenant, voilà l’acompte. Est-ce assez de deux rouges[7].

Doutlov se déceintura et sortit l’argent.

Quoiqu’il ne retirât pas sa main, le patron semblait toujours fort peu décidé, et, sans prendre l’acompte, il réclamait encore des pourboires et des rafraîchissements pour le remplaçant.

— Ne pèche pas, répétait Doutlov en lui donnant la somme… Nous mourrons tous un jour, reprit-il d’une voix si douce, si évangélique, si assurée, que le patron dit :

— Eh bien ! soit !

Et ils topèrent encore une fois.

On réveilla le remplaçant, qui cuvait toujours son vin depuis la veille, on l’examina, et tous ensemble se rendirent au recrutement. Le remplaçant était fort gai ; il demanda du rhum, les Doutlov lui donnèrent de l’argent pour en acheter, et il ne s’intimida un peu qu’en pénétrant dans le vestibule du bureau militaire.

Là, le vieux patron en caftan bleu, et le remplaçant en touloupe court, ses arcades sourcilières relevées, ses yeux écarquillés, attendirent longtemps. Longtemps ils causèrent à voix basse ; ils demandaient quelque chose ou quelqu’un, ôtaient, je ne sais pourquoi, leurs bonnets devant chaque scribe, saluaient, et écoutaient d’un air absorbé la réponse que leur apportait le scribe connu du patron.

Déjà tout espoir était perdu de terminer aujourd’hui l’affaire, et le remplaçant recouvrait sa gaîté et son assurance, lorsque Doutlov aperçut soudain Egor Mikhaïlovilch. Il se cramponna aussitôt à lui, le salua et implora son aide.

Egor Mikhaïlovitch fit si bien que, vers les trois heures, le remplaçant étonné était, à son grand déplaisir, amené dans la salle du recrutement et soumis à la visite. Là, au milieu de l’hilarité qui, je ne sais pourquoi, gagnait tout le monde, du garde jusqu’au président, il fut déshabillé, rasé, rhabillé, et renvoyé. Cinq minutes après, Doutlov comptait l’argent, recevait la quittance, et, après avoir dit adieu au patron et au remplaçant, il se dirigeait vers la maison du marchand où étaient descendues les recrues de Pokrovsky.

Ilia était assis avec sa jeune femme dans un coin de la cuisine du marchand. En voyant entrer le vieillard, ils cessèrent de parler, et fixèrent sur lui leurs regards à la fois soumis et hostiles. Comme toujours, le vieux fit sa prière ; puis il se ceintura, prit un papier, et appela lgnat, son fils aîné, ainsi que la mère d’lliouchka, laquelle se trouvait dans la cour.

— Ne pêche pas, toi, Iliouchka, Iliouchka, dit-il en allant à son neveu. Hier soir, tu m’as dit un mot… Est-ce que je n’ai point de pitié pour toi ? Je n’ai pas oublié comment mon frère t’a confié à moi. T’aurais-je livré, si j’avais pu te racheter ?… Dieu m’a donné le bonheur, et je n’ai plus hésité. Le voilà, le papier ! fit-il en déposant sur la table la quittance dont ses doigts raidis essayaient d’effacer les plis.

Tous les moujiks de Pokrosvky, les employés du marchand, et jusqu’à des étrangers, pénétrèrent de la cour dans l’isba. Tous devinèrent de quoi il s’agissait, mais aucun n’interrompit les solennelles paroles du vieillard.

— Le voilà, le papier ! J’ai donné pour cela quatre cents roubles ! Ne fais donc pas de reproches à ton oncle !

Ilia se leva ; mais il garda le silence, ne sachant que dire. Ses lèvres tremblaient d’émotion. Sa vieille mère allait s’approcher de Doutlov et lui sauter au cou en sanglotant ; mais le vieillard, d’un geste lent et impérieux, l’écarta, et continua son discours.

— Tu m’as dit hier un mot, répéta-t-il encore ; avec ce mot, tu m’as percé le cœur comme avec un couteau. C’est à moi que ton père te confia, je t’ai regardé comme mon fils ; si je t’ai offensé en quelque chose, c’est que chacun est exposé à pécher… Dis-je vrai, frères orthodoxes ? fit-il aux moujiks qui l’entouraient… J’en prends encore à témoin ta propre mère qui est ici, et ta jeune femme…Voilà pour vous la quittance. Que Dieu nous délivre de cet argent ! Et moi, pardonnez-moi, au nom du Christ !

Et Doutlov, ramenant sur sa poitrine un pan de son caftan, se laissa glisser lentement sur ses genoux, et salua jusqu’à terre llia et sa jeune femme. En vain les jeunes gens voulurent-ils le retenir ; ce ne fut qu’après avoir touché du front le sol, qu’il se releva, s’épousseta et s’assit sur le banc.

La mère et la jeune femme d’Iliouchka poussaient des hurlements de joie. La foule approuvait. « C’est justice ! disait une voix. — C’est une chose de Dieu, c’est bien ! disait un autre. — Qu’est-ce donc que l’argent ? faisait un troisième ; avec de l’argent, on ne peut pas acheter un homme, un travailleur ! — Quelle joie pour eux ! disait-on encore. Il n’y avait qu’un seul cri : « c’est un homme juste ! » Seuls, les moujiks désignés comme recrues gardaient le silence ; ils sortirent sans bruit de l’isba.

Deux heures après, les deux charrettes de Doutlov quittaient le faubourg de la ville.

Dans la première, attelée d’une jument maigre, au ventre rentré, au cou en sueur, se trouvait le vieux avec Ignat. À l’arrière ballottaient des paquets, une petite casserole, des pains et des kalatchi[8].

Dans la seconde charrette, que personne ne conduisait, avaient pris place, heureuses, portant haut la tête, un fichu noué dans les cheveux, la femme et la mère d’Ilia. La jeune baba dissimulait sous ses vêtements une bouteille de vodka. Iliouchka, le visage rouge, tournant le dos au cheval, s’était assis sur le devant, et mangeait du kalatch sans cesser de parler.

Et le bruit des voix, le roulement des charrettes sur le pavé, le souffle des chevaux, tout se fondait en une unique et joyeuse rumeur, les chevaux fouettaient l’air de leurs queues et, sentant qu’on prenait le chemin du logis, accéléraient leur course. Les passants à pied, à cheval et en voiture, se retournaient involontairement pour regarder cette heureuse famille.

Juste au sortir de la ville, les Doutlov rencontrèrent le convoi des recrues, qui s’étaient groupées en rond devant un cabaret. La casquette rejetée sur la nuque, un conscrit, avec cette expression artificielle que donne à l’homme une tête rasée, frappait gaîment un balalaïka ; un autre, sans bonnet, levant dans sa main une grande bouteille de vodka, dansait au milieu du cercle.

Ignat arrêta le cheval et descendit pour rajuster le trait. Tous les Doutlov, battant des mains et manifestant leur joie, regardèrent curieusement l’homme qui dansait. Le conscrit semblait ne voir personne, mais, devant ce public qui se pressait de plus en plus nombreux autour de lui, il se sentait redoubler d’entrain et d’habileté. Il dansait à merveille. Ses sourcils étaient froncés, son visage coloré demeurait impassible, sa bouche se figeait en un sourire qui, depuis longtemps, avait perdu toute expression. Il semblait que toutes les puissances de son âme tendissent uniquement à poser, le plus rapidement possible, un pied après ; l’autre, tantôt sur le talon, tantôt sur la pointe.

Parfois il s’arrêtait brusquement, et clignait de l’œil au joueur de balalaïka, qui, à ce signal, pinçait plus vivement toutes les cordes à la fois, frappant même le bois du revers de sa main. Le conscrit demeurait un moment immobile, tout en ayant l’air de danser encore : puis il recommençait à se mouvoir lentement, en balançant ses épaules, et soudain il s’enlevait du sol, retombait sur ses jarrets pliés et, sans changer de posture, dansait avec une clameur sauvage[9].

Les gamins poussaient des cris de joie, les femmes hochaient la tête, les hommes souriaient et approuvaient. Un vieux sous-officier, qui se tenait tranquillement auprès du danseur, semblait dire :

— Cela vous étonne ! moi, je connais cela depuis longtemps !

Le joueur de balalaïka paraissait fatigué ; il regarda nonchalamment autour de lui, tira de son instrument un faux accord, frappa brusquement le bois avec le revers de sa main, et la danse finit.

— Eh ! Aliokha[10] ! dit le joueur de balalaïka au danseur en lui montrant Doutlov, voici ton parrain !

— Oui, mon cher ami, s’écria Aliokha, ce même conscrit acheté par Doutlov.

Et titubant à chaque pas sur ses pieds fatigués, élevant au-dessus de sa tête la bouteille de vodka, il marcha vers la charrette.

— Michka ! un verre ! cria-t-il. Patron, mon cher ami, ah ! quelle joie, ma foi ! ajouta-t-il en donnant de sa tête ivre dans la charrette.

Il invita moujiks et babas à boire de la vodka avec lui. Les moujiks burent ; les babas refusèrent.

— Mes amis, de quoi pourrais-je vous faire cadeau ? s’écriait Aliokha en étreignant le vieux.

Une marchande se trouvait là, dans la foule, avec son éventaire. Aliokha l’aperçut, lui arracha toute sa marchandise, et jeta le tout dans la charrette.

— N’aie pas peur !… Je… paie… rrr… ai, diable ! fit-il d’une voix pleurarde.

Et sortant de sa poche une bourse pleine d’argent, il la jeta à Michka.

Il s’était accoudé à la charrette et, les yeux mouillés, dévisageait les Doutlov.

— Laquelle est la mère ? demanda-t-il. N’est-ce pas toi ? Je veux aussi te donner quelque chose.

Il resta songeur un instant, fouilla dans ses poches, trouva un fichu neuf plié, prit une serviette dont il était ceint par·dessous son manteau, ôta vivement de son cou un foulard rouge, fit du tout un paquet et le fourra sur les genoux de la vieille.

— Prends, je t’en fais cadeau, dit-il d’une voix qui devenait de moins en moins distincte.

— Mais pourquoi donc ? je te remercie, mon fils. Quel simple garçon ! disait la vieille, en s’adressant au vieux Doutlov qui s’approchait de la charrette.

Aliokha se tut ; étourdi, comme s’endormant, il laissait de plus en plus tomber sa tête sur sa poitrine.

— C’est pour vous que je pars, c’est pour vous que je me perds… et c’est pourquoi je vous donne des cadeaux !

— Il a peut-être une mère, lui aussi ! fit quelqu’un dans la foule… Quel simple garçon ! Malheur !

Aliokha releva la tête :

— Oui, j’ai une mère, dit-il, et un père aussi… Ils ne veulent plus me connaître… Écoute-moi, vieille ! ajouta-t-il en saisissant par la main la mère d’Iliouchka. Je t’ai fait un présent, écoute-moi, par N.-S. J.-C. ! Va-t-en dans le village de Vodnoïé, demande la femme de Nikon ; c’est elle qui est ma mère. Entends-tu ? Et dis à cette vieille, à la vieille de Nikon, la troisième isba du coin, près du nouveau puits… Dis-lui qu’Aliokha, son fils… par conséquent… Musicien, recommence… ! vociféra-t·il.

Et il se remit à danser, en murmurant quelque chose, et en jetant par terre la bouteille avec le reste de vodka.

Ignat remonta dans la charrette. Il allait toucher les chevaux.

— Adieu ! que Dieu te garde !… fit la vieille en fermant sa chouba.

Aliokha s’arrêta tout à coup.

— Allez tous au diable ! hurla-t-il en les menaçant de son poing ! Que ce soit ta mère[11] !…

— Ohl mon Dieu ! murmura la mère d’Iliouchka en se signant.

Ignat fouetta la jument, et les charrettes se remirent à rouler. Alexey — le conscrit — tenait le milieu de la route et, les poings serrés, avec une expression de colère sur son visage, il injuriait les moujiks de toute la force de ses poumons.

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? Marchez donc, mangeurs d’hommes ! criait-il. Tu ne m’échapperas pas, mille diables !…

La voix lui manqua, et il tomba de tout son haut sur le sol, comme fauché.

Bientôt les Doutlov furent dans les champs. Ils se retournèrent : les recrues avaient disparu. Après avoir fait cinq verstes au pas, Ignat descendit de la charrette de son père, où le vieillard venait de s’endormir, et marcha à côté de celle d’Iliouchka. Ils vidèrent ensemble un flacon de vodka acheté à la ville. Un peu plus loin, Ilia se mit à chanter, et les babas l’accompagnèrent. Ignat, de la voix, battait allègrement la mesure de la chanson.

Vivement, à leur rencontre, courait une jolie troïka ; le cocher, d’un air dégagé, leur cria de se garer ; quand il fut à côté des deux joyeuses charrettes, le postillon se retourna, cligna de l’œil et d’un geste montra les rouges figures des moujiks et des babas qui, parmi les cahots, continuaient leur chanson.


  1. Location populaire, tuer sur le coup.
  2. Commissaire central de police.
  3. Nom d’une femme à longue barbe, populaire en Russie.
  4. Casier à calculer, d’un usage journalier en Russie.
  5. C’est ainsi que les moujiks appellent le mauvais esprit.
  6. Petit bourgeois.
  7. Un billet rouge vaut 10 roubles.
  8. Espèce de pains beurrés.
  9. C’est la danse populaire, la Cosaque.
  10. Diminutif d’AIexey.
  11. Juron inachevé et intraduisible. (Tecum coeat mater tua.)