Polikouchka/Chapitre 7

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 69-81).


VII


Le lendemain matin, devant le perron de la maison des dvorovi, stationnait une petite charrette qui servait au gérant pour ses voyages. Elle était attelée d’un cheval qu’on appelait, je ne sais pourquoi, du nom de Baraban[1].

Anioutka, la fille ainée de Polikey, malgré la pluie mêlée de grêle, malgré le vent froid, se tenait, les pieds nus, à la tête du cheval, le plus loin possible, visiblement effrayée ; d’une main, elle le tenait par la bride, de l’autre elle maintenait une camisole d’un jaune verdâtre, qui, dans la famille, servait tout à la fois de chouba[2], de fichu, de tapis, de paletot pour Polikey, et de beaucoup d’autres choses encore.

Il y avait de l’animation dans le coin. Il y faisait encore sombre. L’aube apparaissait à peine à travers la pluie qui pénétrait par la fenêtre en papier collé. Akoulina laissa un moment sa cuisine et ses enfants : les plus petits, encore au lit, tremblaient de froid, leur couverture ayant été enlevée pour abriter leur père, et remplacée par le fichu de la mère. Akoulina s’occupa de son mari, et mit la dernière main aux préparatifs du voyage.

La chemise était propre. Les bottes, trouées et, comme on dit, demandant la pâtée, l’inquiétaient surtout. Elle commença par ôter son unique paire de bas de laine et les passa à son mari. Puis, prenant un molleton de cheval qui, traînant dans l’écurie, avait trouvé depuis trois jours, grâce à Polikey, une meilleure place dans l’isba, elle s’ingénia à en boucher les trous des bottes, de manière à préserver son mari de l’humidité.

Lui-même, s’étant accroupi sur le lit, s’appliquait à arranger sa ceinture, pour qu’elle n’eût pas l’air d’une corde sale, tandis que la toute petite fille, dans le touloupe qui lui couvrait la tête et dépassait ses pieds, était envoyée chez Nikita pour lui emprunter son bonnet.

Les dvorovi augmentaient encore le tohu-bohu en venant prier Polikey de leur acheter à la ville, qui des aiguilles, qui du thé, celle-ci de l’huile, celui-là du tabac, et la femme du menuisier, un peu de sucre ! Cette dernière avait déjà pris le temps de faire bouillir son samovar, et, pour amadouer Iliitch, lui apportait dans une cruche un breuvage qu’elle appelait du thé.

Nikita ayant refusé de prêter son bonnet, il fallait raccommoder celui de Polikey, c’est-à-dire remettre en place la ouate qui pendait, et coudre le trou avec une aiguille de palefrenier.

Comme Anioutka, transie de froid, avait à peine la force de tenir Baraban, Akoulina alla prendre sa place.

Finalement Polikey, ayant mis sur lui tous les vêtements de la famille, en laissant seulement la camisole et les pantoufles, monta dans la charrette. Il se couvrit, arrangea le foin, s’installa dessus, ramena les guides, se serra davantage d’un air d’importance, et partit.

Son petit garçon, Michka, sortit sur le perron et lui demanda de le voiturer un moment. Machka, qui bégayait encore, dit, elle aussi, qu’« elle voulait être voilulée, et qu’elle avait saud maintenant sans la souba ». Polikey retint Baraban, sourit de son sourire d’homme faible ; Akoulina fit monter les enfants, et, se penchant vers Polikey, lui dit à voix basse de ne pas oublier son serment, et de ne rien boire en route.

Polikey mena les enfants jusqu’à la boutique du maréchal-ferrant ; là les descendit, s’enveloppa encore une fois, arrangea de nouveau son bonnet et partit d’un petit trot soutenu, les cahots faisant trembler ses joues et frapper ses pieds contre la charrette, tandis que Machka et Michka, avec une vivacité égale et piaillant à qui mieux mieux, couraient nus-pieds vers la maison, ce qui attira l’attention d’un chien du village ; il s’arrêta à les observer, puis, baissant tout à coup la queue, il détala vers son logis ; et cela fit crier dix fois plus les héritiers de Polikey.

Le temps était mauvais. La bise coupait le visage de Polikey. Une espèce de neige ou de grêle se mit à lui fouetter la figure, les mains nues qu’il cachait, avec les guides glacées, dans les manches du touloupe, et à crépiter aussi sur la vieille tête de Baraban, qui rabattait ses oreilles et clignotait des yeux.

Bientôt une éclaircie se fit. On voyait distinctement les nuages bleuâtres chargés de neige, et le soleil essaya de briller, mais timidement, tristement, comme le sourire de Polikey.

Celui-ci néanmoins était plongé dans d’agréables rêveries. Lui, qu’on parlait de déporter, qu’on menaçait du recrutement, lui que les paresseux s’abstenaient seuls de battre, lui qu’on chargeait toujours des pires corvées, voilà qu’il s’en va, maintenant, toucher une somme folle ; la barinia a confiance en lui ; il est assis dans la propre charrette du gérant, attelée du propre cheval qui traîne la barinia dans ses voyages, et il roule, ni plus ni moins qu’un dvornik, avec deux guides en cuir dans sa main. Et Polikey se redressait, arrangeait la ouate qui sortait de son bonnet et s’enveloppait de plus belle.

Du reste, si Polikey s’imaginait ressembler tout à fait à un riche dvornik, il se trompait. Chacun sait, il est vrai, que même un marchand à 10,000 roule dans une charrette avec des guides en cuir ; c’est la même chose, et ce n’est pas la même chose. On voit un homme barbu dans un caftan noir ou bleu, traîné par un cheval bien nourri, seul dans la charrette : il suffit d’un coup d’œil pour voir si le cheval est en effet bien nourri, si l’homme est lui-même en bon point, comment il se tient, comment il est ceinturé, comment le cheval est attelé, et l’on devine bien vite si c’est avec des mille ou avec des cents que ce moujik fait le commerce.

Tout homme d’expérience, en regardant de près Polikey, ses mains, son visage, sa barbe qu’il laissait pousser depuis quelque temps, sa ceinture, le foin répandu çà et là dans la charrette, le maigre Baraban, eût aussitôt reconnu en lui, non pas un marchand en gros, non pas un dvornik, mais un petit serf qui commercerait non avec des mille, ni des centaines, ni même des dizaines.

Ce n’était pas l’avis de Iliitch Polikey : il se trompait, et se trompait agréablement. « Quinze cents roubles, il va rapporter quinze cents roubles ; s’il le voulait, il tournerait Baraban vers Odessa au lieu de le tourner vers la maison, et il s’en irait où Dieu le mènerait : seulement, il ne fera pas cela ; mais il rapportera fidèlement la somme à la barinia, en disant qu’il en a déjà porté de bien autrement fortes ! »

En passant devant le cabaret, Baraban se mit à tirer la guide de gauche ; il s’arrêta et se tourna de ce côté. Mais Polikey, bien qu’ayant l’argent à lui remis pour les emplettes à faire à la ville, fouetta Baraban de son knout, et poursuivit son chemin.

Il en fit autant devant un autre cabaret. Vers midi, il descendit de sa charrette, ouvrit la porte cochère de la maison du marchand qui hébergeait tous les gens de la barinia, fit entrer son véhicule, détela, mit le cheval au foin, dîna avec les ouvriers du marchand, sans oublier de dire pour quelle importante affaire il était venu, et, s’en fut chez le jardinier avec la lettre dans son bonnet.

La jardinier connaissait Polikey. Après avoir lu la lettre, il lui demanda, avec une visible défiance, si c’était bien à lui que l’argent devait être remis. Polikey voulut se lâcher, mais il n’y réussit point, il ne fit que sourire, de son sourire triste.

Le jardinier lut et relut la lettre et finit par lui remettre la somme. En recevant l’argent, Polikey le mit dans sa poitrine et retourna à l’auberge. Ni le restaurant, ni le cabaret, rien ne put le tenter.

Il sentait dans tout son être une fièvre délicieuse. Il fit plusieurs haltes devant les magasins où des marchandises tiraient l’œil, des hottes, des caftans, des bonnets, des indiennes à jolis dessins, et force victuailles. Il s’arrêtait un moment, puis, s’en allait, le cœur tout réjoui.

— Je puis acheter tout cela, mais je n’en ferai rien.

Il alla au marché acheter ce qu’on lui avait dit, prit toutes ses emplettes et se mit à marchander un touloupe dont on voulait vingt-cinq roubles. Le marchand, en regardant Polikey, doutait fortement qu’il pût faire cet achat. Mais Polikey lui montra sa poitrine, en disant qu’il pourrait, s’il le voulait, acheter toute la boutique, et demanda à essayer le touloupe. Il le chiffonna, souffla sur le poil, s’imprégna de l’odeur, et finit par l’ôter en soupirant.

— Le prix ne me convient pas, dit-il. Si tu me le laissais à quinze roubles ?

Le marchand jeta avec colère le touloupe par-dessus le comptoir. Polikey sortit et, très dispos, rentra à son auberge. Après avoir soupé et donné à Baraban de l’eau et de l’avoine, il monta le poêle, retira l’enveloppe, et l’examina longtemps. Il pria un dvornik qui savait lire de lui lire l’adresse avec ces mots : « Valeur : seize cent dix-sept roubles. »

L’enveloppe était en fort papier, les cachets en cire brune avec une ancre : un grand au milieu et quatre aux quatre coins. Il y avait une petite tache de cire. Polikey regardait tout cela. Il palpa même les angles que faisaient les billets à travers l’enveloppe. Il éprouvait une joie d’enfant à se savoir tant d’argent entre les mains. Il plaça l’enveloppe dans le trou du bonnet, mit le bonnet sur sa tête et se coucha. Mais pendant la nuit il se réveilla plusieurs fois pour tâter l’enveloppe, et chaque fois, en la trouvant à la même place, il ressentait une agréable sensation d’orgueil, à penser que lui, ce Polikey tant décrié, avait tant d’argent sur lui, et qu’il le rapporterait exactement, comme le gérant lui-même ne saurait le faire.


  1. Tambour.
  2. Fourrure de mouton.