Polikouchka/Chapitre 9

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 96-102).


IX


Quand tous les bruits se furent tus, Polikey, comme si c’eût été lui le coupable, descendit doucement et fit sans bruit ses préparatifs de départ. Il n’était pas à son aise auprès des recrues. Déjà les coqs se répondaient par des cris de plus en plus nombreux.

Baraban avait mangé toute son avoine ; il était en train de boire. Iliitch l’attela et dégagea sa charrette d’entre les charrettes des moujiks. Son bonnet, avec ce qu’il contenait, était en bon état ; et les roues de son petit véhicule se mirent à rouler bruyamment sur le sol glacé de la route de Pokrovsky. Il ne respira plus librement qu’une fois hors de la ville : jusque-là il lui avait semblé, sans qu’il sût pourquoi, qu’on allait le poursuivre, l’arrêter, lui lier les mains, et l’emmener à la place d’Ilia.

Était-ce froid ou peur ? mais un frisson lui secouait le dos, et il fouettait sans répit Baraban. Le premier homme qu’il rencontra, c’était un pope, coiffé d’un grand bonnet d’hiver et accompagné d’un domestique. Polikey sentit redoubler son inquiétude.

Mais quand il fut sorti de la ville, sa frayeur se dissipa peu à peu. Baraban marchait lentement, la route devenait plus visible. Iliitch ôta son bonnet et tâta l’argent.

— Si je le mettais dans ma poitrine ! pensait-il. Mais pour cela il faudrait peut-être encore déboucler ma ceinture. Je vais attendre d’avoir passé la colline : je descendrai alors de ma charrette et je m’arrangerai… Le bonnet est bien cousu par en haut, et la doublure en est en bon état. Décidément je n’ôterai mon bonnet qu’à la maison.

Après avoir descendu la colline, Baraban se mit de lui-même à gravir la montée au galop, et Polikey, aussi désireux que Baraban d’être rendu au plus tôt, ne fit rien pour le retenir. Tout allait pour le mieux, il le pensait du moins ; et il se prit à rêver à la reconnaissance de la barinia, aux cinq roubles qu’elle lui donnerait, à la joie de tous les siens.

Il prit son bonnet, toucha la lettre encore une fois, le renfonça plus profondément sur sa tête et sourit. La peluche du bonnet était entièrement usée ; et le soin que la veille Akoulina avait apporté à en repriser la déchirure devait justement avoir pour effet de le déchirer d’un autre côté. Le geste par lequel Polikey avait cru, dans l’obscurité, cacher plus avant dans la ouate la lettre de l’argent, ce fut précisément ce geste qui déchira le bonnet ; et l’enveloppe sortit par un coin hors de la peluche.

Le jour vint, et Polikey, qui n’avait pas dormi de la nuit, s’assoupit, après avoir encore enfoncé le bonnet sur sa tête, et fait par là même sortir de plus en plus la lettre. Tout en dormant, il dodelinait de la tête contre la ridelle de la charrette. Il ne se réveilla que dans le voisinage de sa maison. Son premier mouvement fut de porter la main à son bonnet. Il était bien assujetti à sa tête. Il ne l’ôta pas, convaincu que l’enveloppe s’y trouvait. Il rendit la bride à Baraban, arrangea le foin, se donna de nouveau l’air d’un dvornik, en regardant fièrement autour de lui, et se dirigea vers son logis.

Voici la cuisine, voici la maisonnette, voici la femme du menuisier qui porte des toiles, voici le bureau, voici l’habitation de la barinia, où Polikey se fit tout de suite reconnaître pour un homme sûr et honnête, « on peut dire d’un homme tout le mal qu’on veut ; » il se voit déjà devant la barinia, « Eh bien ! je te remercie, va-t-elle lui dire, Polikey ; voilà trois roubles pour toi ! » Et peut-être cinq, et peut-être dix roubles ; et elle lui fera encore servir du thé, peut-être même de la vodka. Par ce froid-là, cela ne ferait pas de mal…

— Avec dix roubles, nous ferons bien le fête, et nous achèterons des bottes. On rendra à Nikita ses quatre roubles et demi ; soit ! — car il commence à devenir trop importun.

À cent pas de sa maison, Polikey fit claquer son fouet, ajusta sa ceinture, ôta son bonnet, arrangea ses cheveux, puis, sans se presser, enfonça la main dans la doublure. Sa main furetait dans le bonnet, de plus en plus fiévreuse ; il y mit aussi l’autre main. Son visage pâlissait, pâlissait ; une main passa au travers… Polikey se jeta à genoux, arrêta le cheval et se mit à chercher partout dans la charrette, dans le foin, parmi les emplettes, dans sa poitrine, dans ses culottes : pas d’argent.

— Mon petit père, mais qu’est-ce donc que cela ? que va-t-il en advenir ? gémissait-il en s’arrachant les cheveux.

Mais il se rappelle tout à coup qu’on peut l’apercevoir. Il fait faire volte-face à Baraban, remet son bonnet, et fouette à tour de bras le cheval étonné et mécontent.

— Je déteste d’aller avec Polikey, avait l’air de penser Baraban. Une fois dans sa vie, il me donne à manger et à boire au bon moment ; et ce n’était que pour me leurrer de la sorte ! Comme j’ai galopé pour être plus vite de retour au logis, je suis fatigué, et je commence à peine à sentir notre foin, qu’il me fait retourner…

— Eh ! va ! diable ! criait à travers ses larmes Polikey, debout sur sa charrette, en tirant de la bride sur la bouche de Barahan et en le fouettant de son knout.