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Politique coloniale de la France/04

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POLITIQUE COLONIALE
DE LA FRANCE

L’ALGERIE

L’IMMIGRATION ET LA COLONIE EN 1859.



I.

On a vu ce que l’administration des Français et des indigènes a fait pour l’Algérie, ce qu’il lui reste à faire encore[1]. C’est sur la population même des colons, sur les moyens de l’accroître, de favoriser ses progrès dans l’agriculture, dans l’industrie et le commerce, que noire attention doit se porter maintenant. Le climat, les races, l’immigration, le régime de la propriété, l’installation des centres de travail, les ressources naturelles, les voies de communication, tels sont les points principaux à signaler et à mettre en lumière dans ce nouveau domaine d’études et de recherches.

Sous le rapport sanitaire comme sous le rapport agricole, le climat de l’Algérie a été l’objet d’appréciations généralement peu indulgentes. Le premier malheur de notre colonie a été d’appartenir à l’Afrique, un nom qui évoque infailliblement l’image de déserts aux sables brûlans, patrie des lions, des tigres et de toutes les bêtes féroces de la création : premier préjugé, car l’Algérie n’a rien d’africain. Par sa latitude, qui dépasse à peine de quelques degrés au sud celle de l’Espagne et de l’Italie méridionales, comme par ses formations géologiques et sa constitution météorologique, elle appartient à l’Europe, qu’elle rejoint par des ramifications sous-marines, dont les Baléares, la Sardaigne, la Corse, la Sicile, émergeant du sein de la Méditerranée, sont les cimes culminantes. Entre ces îles et l’Algérie, la mer est un lien, tandis qu’entre l’Algérie et l’Afrique intérieure le désert est une barrière. Dans le public lettré, les mêmes préventions ont été entretenues par quelques médecins de France, qui s’obstinent à décrier le climat algérien comme mortel pour la race indo-germanique. Sans combattre hors de propos une telle opinion par des chiffres et des faits, on peut leur opposer le sentiment unanime des habitans européens, dont l’autorité pratique vaut bien les études de cabinet. Les colons ne croient pas à cette incompatibilité que dément le spectacle quotidien qu’ils ont sous les yeux; ils se moqueraient de l’écrivain qui voudrait leur persuader qu’ils ne peuvent vivre et travailler sous de tels cieux. En des questions de cet ordre, il y a comme un sens intime des populations bien supérieur à la science théorique, dont les erreurs du reste ont été victorieusement réfutées par les médecins de la colonie.

Les fièvres intermittentes d’Afrique sont pourtant une douloureuse réalité en Algérie, et la mortalité des Européens y est un peu plus forte que dans les pays mêmes d’où viennent les émigrans. Pour les fièvres, d’une voix unanime, la presque totalité d’entre elles est expliquée par des circonstances locales bien connues : les défrichemens d’un sol vierge, les mouvemens de terres lors de la fondation des villages, surtout les eaux stagnantes en flaques et en marécages, causes toutes accidentelles. On ne peut imputer au climat qu’une seule influence vraiment funeste : c’est la brusque transition des chaleurs du jour aux fraîcheurs de la nuit, première épreuve d’acclimatation qui nécessite quelques précautions hygiéniques. A l’oubli de ces précautions doit s’attribuer pour une bonne part la mortalité un peu plus grande qui se constate en Algérie; l’autre part revient à l’abus des boissons et des plaisirs, la sobriété, partout utile, étant indispensable dans les régions chaudes. A voir la misère, l’ignorance et l’insouciance de la plupart des émigrans, l’on s’étonne plutôt qu’il n’en périsse pas davantage.

Sous le rapport agricole, le climat algérien est plus facile encore à justifier. Il a été méconnu par les cultivateurs et les agronomes du nord de la France, un peu rebelles à l’intelligence de cette grande loi météorologique, tout à fait opposée à leurs habitudes, qui divise l’année en deux saisons principales, l’une pluvieuse, l’autre sèche, liées par deux courtes saisons de transition. Ils accusent de caprices une atmosphère qui est en réalité moins irrégulière et plus propice à l’agriculture que celle des pays septentrionaux, où la pluie s’entremêle à la chaleur pendant toute l’année. Bien étudié et bien compris dans l’harmonie de ses lois, le climat algérien supporte la comparaison avec le climat des zones tempérées ou torrides, et particulièrement avec celui des États-Unis, auquel on l’oppose volontiers pour expliquer les progrès plus rapides de la colonisation américaine. Dans la grande république de l’Union, les états du nord subissent pendant six mois des frimas qui interdisent le travail extérieur ; les états du centre sont ravagés par les inondations et les fièvres qui désolent les immenses vallées du Missouri et du Mississipi ; les états du sud ont la fièvre jaune sur le littoral, et dans l’intérieur la sécheresse, les sauterelles, des écarts excessifs de chaleur et de froid. Pour ne parler que du Texas, où courent les émigrans allemands comme à un paradis terrestre, et où les villes se multiplient avec une étonnante rapidité, l’échelle des variations de température oscille de — 15° centigrades à + 45°, à l’ombre bien entendu. De tels rapprochemens sont bien propres à faire apprécier une nature dont le charme puissant rappelle toujours vers l’Algérie le cœur de ceux qui y ont une fois vécu. Les nuits y brillent d’une incomparable magnificence, et l’on peut jouir de leurs calmes harmonies pendant de longues heures sans aucune impression de froid. Les journées d’hiver sont si tièdes, les soirées d’été ventilées par de si fraîches brises, que l’Europe et la France même paraissent longtemps inhabitables à qui s’est tant soit peu habitué à ce doux climat. Ainsi commencent du reste à le penser non-seulement les malades, mais les nombreux étrangers bien portons qui, depuis quelques années, se rendent en Algérie. Ils n’entendent y passer que l’hiver ; beaucoup y restent l’été, quelques-uns y enchaînent leur vie entière.

La distribution des eaux pluviales, toute différente de ce qu’elle est en Europe, a été une autre cause d’erreurs pour l’agriculture. Tandis qu’en Europe l’humidité du sol est en excès, et que le souci principal est de s’en débarrasser, elle n’est jamais importune dans une contrée où elle mesure la prospérité. Les peuples du midi le savent, et ne se plaignent jamais que les cataractes du ciel s’ouvrent trop libéralement, tandis que les hommes du nord de l’Europe, ne pouvant refaire leurs idées et leurs pratiques, se lamentent ou se croisent les bras à regarder tomber les averses et couler les torrens, sans songer à élever des barrages, à creuser des réservoirs dans les montagnes, des canaux dans les plaines, des citernes autour des maisons. La richesse liquide se perd à la surface ou dans les entrailles du sol, et s’en va stérilement s’engloutir dans la mer, quand elle ne s’extravase pas à droite et à gauche en nappes stagnantes et marécageuses. D’exactes observations ont constaté que la couche de pluie annuelle varie, dans les provinces de Constantine et d’Alger, de 500 à 1,100 millimètres, autant et plus qu’en France ; sur le littoral seul d’Oran, elle est plus faible, et se réduit quelquefois à 300, ce qui assure à cette province, en compensation d’une moindre humidité, le privilège des cultures subtropicales, telles que le coton. L’étendue totale des terres actuellement irrigables dans le Tell algérien est évaluée à 800,000 hectares sur 15 millions ; des barrages la porteraient à 1 million et peut-être davantage : au moyen de puits ordinaires et de puits artésiens, elle deviendrait en quelque sorte illimitée, si la dépense pouvait toujours être couverte par le rendement.

Les chutes d’eau offrent une richesse d’un autre ordre en forces motrices. Tout le versant nord de la chaîne atlantique s’incline en pentes rapides, sur lesquelles coulent de très nombreux ruisseaux, dont la vitesse accroît la puissance. Minoteries, huileries, forges, papeteries, usines de tout genre, en tireraient parti sans nuire à l’agriculture, qui, dans les plaines, réclame l’usage presque absolu des eaux. L’inventaire de ces forces peu connues et peu appréciées permettrait d’opposer bien des compensations au vice le plus grave du système hydrographique de l’Algérie, l’absence de ces larges et profondes voies navigables qui ont tant contribué à la fortune des États-Unis.

Quant au sol, les terrains de sédiment, les plus fertiles de tous, y dépassent en énorme proportion les terrains cristallins. Le sol argilo-calcaire, mêlé de sable, qui est le sol normal, y constitue, avec les alluvions, le fond des plaines, et recouvre les coteaux qui les encadrent. Très rarement l’abondance d’argile y empêche la production ; le sable s’y trouve plus fréquemment en excès, sans jamais pourtant rendre stériles les terres les plus légères, pour peu qu’un filet d’eau les arrose. Généralement la couche végétale est assez épaisse pour permettre la culture, même au sein des montagnes et sur les plateaux supérieurs, sur leurs croupes arrondies et leurs flancs, quand la pente n’est pas trop abrupte. C’est ainsi que la Grande-Kabylie, la contrée la plus montagneuse de toute l’Algérie, est en même temps la plus cultivée et la plus peuplée. L’indépendance et la sécurité ayant permis à l’industrie agricole de s’y élever au niveau des besoins, la nature, que l’on aurait à distance jugée sauvage et rebelle, a répondu à l’appel de l’homme. Toutes les régions montueuses au-dessous de 1,000 ou 1,200 mètres d’altitude se prêteront à un pareil progrès.

Pour traduire en un langage familier à l’économie politique et rurale la fertilité de l’Algérie, nous n’invoquerons pas les exemples merveilleux de l’antiquité ni des temps modernes cités dans la plupart des livres : les faits courans et les moyennes nous suffiront. Dans les années médiocres, les colons européens obtiennent avec une semence de 80 à 100 litres de blé un rendement de 11 à 12 hectolitres à l’hectare sur des terres labourées d’ordinaire une seule fois, deux au plus, et cultivées sans fumier cinq ou six années de suite. Un tel résultat, sans avoir rien de prodigieux, atteste dans le sol une grande fécondité, et fait entrevoir ce qu’obtiendraient des cultivateurs plus experts, opérant avec des capitaux et des engrais, donnant au sol les façons nécessaires d’après des assolemens bien entendus. La terre africaine aurait peu de rivales assurément. Aussi inspire-t-elle une véritable admiration à tous ceux qui la manient. « Ce n’est pas des récoltes qu’elle donne, mais de l’or, » nous disait un jour un kaïd ravi de joie au milieu de beaux champs de coton, dont il nous montrait les rameaux penchés sous le poids de leurs grosses et blanches capsules.

Grand comme la France, ce fertile territoire se partage entre les deux classes de population que nous retrouvons en présence dans tout le cours de cette étude, les indigènes et les Européens : les premiers disséminés dans la double région du Tell et du Sahara, les seconds distribués seulement dans le Tell, sauf deux ou trois postes, tels que Laghouat, Biskara et Geryville (el Biod), qui appartiennent au versant saharien. Des uns aux autres, l’inégalité de population est extrême : tandis que les indigènes comptent environ 2,300,000 âmes, les Européens ne sont guère plus de 180,000, avec l’armée en sus. Établir dans la zone cultivable, le Tell, des rapports numériques moins inégaux, en vue de la sécurité publique comme de la colonisation, tel doit être un des premiers soucis du gouvernement. Dans cette œuvre, si elle est conduite avec tact, intelligence et énergie, la race indigène sera plutôt une ressource qu’un obstacle. De tout temps en effet on l’a vue venir en aide aux vainqueurs, même en pleine période de guerre, et surtout la veille ou le lendemain des combats. Elle n’a jamais abandonné les villes, où elle est représentée par des ouvriers forains organisés en corporations de berramis (étrangers) sous la conduite d’un syndic; ces ouvriers s’emploient à tous les travaux trop infimes ou trop rudes pour des Européens. On distingue parmi eux les Biskris, originaires du pays qui entoure Biskaia; les Mozabites'', venus du groupe d’oasis méridionales qui porte leur nom; les Laghouati, enfans de Laghouat ; les Kabyles, descendus des sommets de la Kabylie : tous laborieux et honnêtes émigrans, dans le genre des Auvergnats et des Savoyards, qui quittent le pays natal avec esprit de retour, et finissent, à force de labeur, d’épargne et de probité, par amasser un petit pécule qui leur permet de revenir un jour au village paternel acheter un fusil et une femme, un jardin et une maison, un cheval ou un chameau, images séduisantes qui soutiennent leur courage et constituent leur idéal de bonheur. Nous ne parlons que pour les nommer des ouvriers domiciliés, tels que les Juifs et les Maures, qui s’adonnent à tous les métiers où l’adresse a plus de part que la force ; ils travaillent surtout pour les indigènes.

Dans les campagnes se retrouvent les Kabyles, qui arrivent par bandes au commencement de la saison sèche, pour ne revenir au village qu’après la moisson terminée et la ceinture garnie, lis se rencontrent dans les champs avec les Arabes, entendus comme eux aux labours, aux semailles, aux irrigations, à la garde et à la coupe des récoltes : ceux-ci, moins endurcis à la vie de fatigue et élevés dans la vie pastorale, se font volontiers les bergers des troupeaux des Européens. En toute occasion, la colonisation recrute parmi les uns et les autres, comme hommes de peine ou journaliers, des auxiliaires fort appréciés, car ils ne manquent ni d’intelligence ni d’habileté manuelle, et se montrent dociles à la direction qui leur est donnée. Dans les concours de charrues, ils disputent quelquefois les prix aux laboureurs européens.

Arabes et Kabyles sont également utiles comme producteurs pour leur propre compte. Quoique moins actifs que les Européens, ils sont si nombreux que le chiffre total de leur production ne manque pas d’importance. Grâce à eux, les marchés sont approvisionnés de grains, de fruits et d’huiles, de bestiaux et de laine, sans compter une multitude de denrées et marchandises dont le rôle est secondaire. Ils alimentent ainsi l’armée, les villes, les villages ; ils fournissent au commerce ses principales matières d’échange. Aussi est-on en droit de juger sévèrement, au nom de l’économie politique comme de l’humanité, tout système de refoulement et d’extermination qui nous eût affamés nous-mêmes en nous privant du concours des indigènes. Par ces violences, la conquête comme la colonisation auraient été rendues plus difficiles. Les écrivains se trompent qui voient dans la présence d’une population à demi civilisée un obstacle à nos progrès, et félicitent les États-Unis de n’avoir affaire qu’à des sauvages. Presque aussi dangereux comme ennemis, les sauvages sont bien moins utiles dans la paix ; ils ne travaillent, ni ne produisent, ni ne consomment. Les Arabes ne sont pas sans doute de grands consommateurs, ni partant de bons contribuables ; c’est leur côté faible : au lieu de commercer par voie d’échange, ils vendent beaucoup et achètent peu. Ils ne peuvent pourtant échapper à toute influence européenne; de proche en proche, ils se civilisent quelque peu par des goûts de-bien-être, par des dépenses utiles ou superflues qui pénètrent sous la chaumière et la tente, et restituent ainsi quelque partie de numéraire à la circulation.

Le chiffre de la population européenne[2] s’élève à 180,000 habitans; c’est la moitié environ de la population d’un département français! Sur ce nombre, 112,000 habitent les villes, c’est le contingent de l’administration, du commerce et de l’industrie naissante; 23,000 habitent la campagne sans se livrer à l’agriculture, c’est le contingent des petits commerces de village; le nombre des cultivateurs se réduit à 45,317 personnes, représentant à peu près 10,000 familles de colons, la population d’un simple arrondissement : résultat bien humble et véritablement affligeant, n’hésitons pas à le déclarer, de vingt-sept ans d’occupation, de deux milliards de dépenses!

Chacun de ces peuples apporte à l’œuvre commune de la colonisation son lot de bonnes qualités. Le Français se distingue par un élan intrépide et aventureux, par l’esprit alerte, les habitudes souples, la gaieté dans les privations, l’intelligence directrice. Son humeur, sociable jusqu’à la familiarité, le rend admirablement propre à concilier tous les contrastes, à faire accepter toutes les prétentions. Exempt de tout préjugé de race et de classe, de religion et de couleur, il tend à tout le monde une main confiante d’abord et bientôt amicale; il fait aimer son commandement malgré ses caprices et son caractère malgré ses défauts.

L’Espagnol, en y comprenant le Mahonnais des îles Baléares, est le pionnier de l’Afrique septentrionale. Son tempérament, acclimaté d’avance, se plaît aux chaleurs; son bras de fer s’attaque aux palmiers nains les plus enracinés, aux jujubiers les plus épineux, avec une ardeur que la résistance aiguise et n’amortit pas. Bien loin de dédaigner sa rude besogne, il la prise haut et l’aborde comme une fête. La famille partage sa destinée et le fortifie de ses douces influences; le travail se divise entre tous ses membres : le champ pour l’homme, la maison pour la femme, les enfans vont de l’un à l’autre. Quand une sobriété d’anachorète a quelque peu grossi l’épargne, la première dépense de luxe est pour une guitare, écho criard des amours et des joies. La fièvre vient-elle arrêter le bras du vaillant travailleur, il la subit avec une résignation toute chrétienne et même quelque peu musulmane, comme la rançon fatale de sa misère. Dans la province d’Alger les Mahonnais, dans celle d’Oran les Espagnols de l’Andalousie, ont exécuté la meilleure part des défrichemens et créé les jardins maraîchers qui entourent les villes d’une ceinture verdoyante. La culture comme la consommation du tabac ont pour eux un attrait particulier, et leurs femmes excellent dans la fabrication des cigares. Là s’arrêtent leurs qualités. Ne demandez pas aux Espagnols de se montrer doux et sociables envers les autres étrangers, surtout envers le Juif ou le musulman : leur âme ne se dépouille pas plus de son âpre orgueil que leur corps musculeux de sa couverture de laine. A voir leurs fières allures en un temps où ils sont confondus dans la foule, on devine ce que devait être leur domination, et l’histoire, qui nous les montre maîtres de la régence d’Alger pendant deux siècles sans qu’ils aient rien fondé hors des villes, s’explique d’elle-même.

Dans la province de Constantine, les Maltais jouent un rôle pareil pour la culture; mais leur énergie n’a rien de hautain, et leurs goûts les portent en même temps vers les petits commerces et les petites industries; ils excellent à raffiner l’épargne au point de faire aux marchands et boutiquiers juifs une sérieuse concurrence. Les Italiens promènent hors de leur pays la variété de tendances dont la politique les accuse comme d’un défaut. Tandis que les Génois rivalisent avec les Mahonnais pour les cultures maraîchères et la pêche, les Piémontais sont plutôt industriels, briquetiers, maçons, tailleurs de pierres, charpentiers, menuisiers, et par ces aptitudes ils se rapprochent des Suisses, chez qui elles sont communes. Les Allemands réunissent les qualités les plus diverses : caractère sérieux, sens moral développé, instruction première, patience inépuisable, vertus de famille; ils seraient parfaits, s’ils résistaient un peu mieux à la tentation de retremper leurs forces, épuisées par des chaleurs inaccoutumées, dans des boissons plus excitantes que toniques : erreur d’hygiène plutôt que faute de morale, qui fait mal à propos croire à des difficultés particulières d’acclimatation pour eux. La transition du nord au sud serait plus sensible encore aux peuples de l’Europe septentrionale, et doit faire peu regretter qu’ils se tiennent à distance.

Les nations que nous venons d’énumérer peuvent suffire au recrutement, en y ajoutant le Portugal, dont les habitans unissent les qualités des Espagnols à des mœurs un peu plus sociables. Dans quelle mesure convient-il de faire appel à ces diverses nations, et quelle chance a-t-on d’attirer leurs émigrans vers le nord de l’Afrique ? Essayons de l’indiquer.

À écouter certains conseils, l’Algérie ne devrait appeler que des Français, pour mieux assurer la prépondérance des mœurs et des lois de la mère-patrie, de son culte et de sa langue, et même la consommation des produits nationaux. Ce conseil est un contre-sens : il méconnaît le trait caractéristique du génie colonisateur de la France, qui est l’aptitude à conduire et assouplir sous une main bienveillante les élémens les plus hétérogènes. C’est là sa vertu comme peuple, vertu supérieure à la fierté anglaise pour le ralliement des races et des sociétés les plus divergentes. Par une conséquence de sa qualité de vainqueur et de sa sociabilité, le Français se plaît médiocrement à défricher dans la solitude les terres et les forêts vierges, ce qui est la joie de l’Espagnol en Afrique comme de l’Anglo-Saxon en Amérique. Le priver d’auxiliaires qui acceptent volontiers sa direction et son salaire, autant vaudrait refuser des soldats à un officier. D’autres raisons invitent à ne pas compter que sur lui. Par diverses causes telles que l’humeur peu voyageuse, la douceur du climat et de la vie, surtout la propriété du sol et toutes les industries facilement accessibles, les Français émigrent peu. Tandis que, depuis dix ans, l’Angleterre a compté jusqu’à 2, 750, 000 émigrans et l’Allemagne 1,200,000, il n’en est parti de France que 200, 000, une moyenne de 20,000 par an, nombre qui semble même baisser. L’émigration à l’étranger se répartit presque exclusivement entre les Basques et les Alsaciens : les premiers se rendent sur les bords de la Plata, où s’est formée depuis près d’un demi-siècle une colonie française nombreuse et industrieuse ; les seconds se disséminent un peu par toute l’Amérique, principalement aux États-Unis. Tout insignifiante que paraisse la sortie de 20,000 individus par an, largement compensée d’ailleurs par l’arrivée des étrangers, l’émigration est si peu populaire auprès de la classe moyenne, que ce mouvement excite déjà de sérieuses inquiétudes et motive des plaintes. Dans les Basses-Pyrénées, tous les ans, le conseil-général et le préfet s’épuisent en expédiens et en protestations pour conjurer ce qu’ils appellent la dépopulation du pays. L’Algérie elle-même n’échappe pas à ces anathèmes, bien qu’ils tombent en première ligne sur Montevideo. Il y a quelques années, le préfet de la Haute-Saône ayant dirigé vers l’Atlas quelques centaines de familles franc-comtoises, le conseil-général du département, à sa première session, signala comme une calamité ce détournement de bras de la campagne au profit de la colonie. Quand l’esprit public est si mal disposé, il n’y a rien à lui demander ; heureux doit-on s’estimer s’il n’élève pas d’autre obstacle que son inertie. Fût-il plus bienveillant, la population rurale, celle dont l’Algérie aurait le plus besoin, est loin d’être surabondante en France, et s’il y a quelque part pléthore dans les villes, le contingent qui les embarrasse ferait de médiocres colons. L’apport de la métropole doit consister surtout dans les intelligences et les capitaux.

Les états étrangers nous offrent seuls des pépinières d’émigrans. Pour y puiser avec succès, recherchons d’abord pourquoi ce large courant, qui entraîne tous les ans vers le Nouveau-Monde près d’un demi-million d’individus, s’obstine à fuir les rivages africains. Les causes de ce phénomène de répulsion sont multiples, et quelques-unes à peu près invincibles. Il faut compter en première ligne la puissance des habitudes qui règnent depuis 1815, époque où les révolutions survenues en Europe tournèrent les regards et les espérances vers l’Amérique du Nord, puis le nombre considérable de familles déjà émigrées qui deviennent autant de foyers d’attraction pour les parens, les amis, les compatriotes même, dans un rayon étendu du pays natal. Les Anglo-Irlandais retrouvent dans le Canada et le nord des États-Unis l’analogie du climat, qui entraîne jusqu’à un certain point celle des cultures, et en outre l’analogie de la langue, de la religion, des institutions politiques et civiles, qui les suivent même au cap de Bonne-Espérance et en Australie. Pour cette dernière colonie comme pour la Californie, les mines d’or ont été un aimant d’une suprême puissance. Hollandais et Belges émigrent peu, et leur choix incline vers les pays qui jouissent d’une grande liberté politique, comme celle dont ils ont l’habitude. Les Allemands recherchent aussi la liberté, parce qu’ils en sont privés ; ils retrouvent en outre dans l’Amérique du Nord leur climat, leur langue, leur religion, tout cela consolidé par de nombreuses alliances de sang et d’idées.

À ces attraits puissans l’Algérie avait quelque droit à opposer le voisinage, les relations faciles avec la mère-patrie et par conséquent un retour aisé, la liberté civile et religieuse, la douceur et l’égalité dans les mœurs sociales, la justice et la probité dans les institutions ; mais l’administration s’est toujours abstenue de faire briller ces amorces aux yeux des étrangers. Dans une commission instituée en 1854 pour étudier la question d’émigration, le représentant du ministère de la guerre déclara que le temps n’était pas encore venu de tenter aucun effort pour détourner vers l’Afrique le courant qui se dirigeait vers le Nouveau-Monde, et cette déclaration traduisait fidèlement la politique invariable de tous les ministères antérieurs. Jamais aucun d’eux n’a fait appel à l’Europe pour peupler et cultiver l’Algérie. Aucun consul français à l’étranger n’a reçu des ordres dans le sens d’un tel dessein; bien au contraire, les instructions adressées aux préfets des départemens frontières ont eu pour objet, par l’exagération des formalités et des justifications, de ralentir plutôt que d’accélérer le mouvement de l’émigration. La naturalisation est restée le privilège d’un séjour décennal et d’un décret impérial accordé après de longues enquêtes et formalités. Malgré cette conduite si peu encourageante, il a suffi que l’Algérie fût, de notoriété publique, destinée à être colonisée pour faire affluer un si grand nombre de demandes de concessions, que la dixième partie tout au plus a pu être accueillie. Combien de bras, d’intelligences et de capitaux ont été ainsi écartés, aucun calcul précis ne peut le dire, car la statistique officielle, après avoir commencé des révélations à ce sujet, les a bientôt après suspendues.

Cette inertie de l’autorité directrice n’a pas permis de former ces compagnies d’émigration qui, en Allemagne, en Suisse, en France même[3], se font les auxiliaires des états qui veulent recruter des colons. Qu’auraient-elles pu promettre ou annoncer, ignorant les terres disponibles et les conditions à espérer de l’état? Ainsi le champ reste livré, sans concurrence, aux agens de l’émigration australienne et américaine, qui ne se font faute de tout décrier de l’Algérie : le climat, le sol, surtout le régime politique et administratif. Par eux inspirés et soldés, les journaux allemands ne manquent pas une occasion d’exalter l’Amérique aux dépens de sa jeune rivale. Nul intérêt contraire ne veille à rétablir la vérité : on lutterait d’ailleurs à grand’peine contre cette opinion, universellement accréditée naguère, que l’Algérie, soumise au régime militaire, ne saurait être la patrie d’hommes qui veulent être libres. Une politique nouvelle, bien hautement proclamée et appliquée avec persévérance, pourra seule modifier ces premières répulsions, moins vives heureusement dans les états méridionaux de l’Europe, d’où vient à l’Algérie la population qui lui convient le mieux.

Prendre si nettement parti pour l’émigration européenne, c’est du même coup se déclarer l’adversaire décidé de tout plan d’immigration asiatique et africaine appliqué à l’Algérie. Divers projets, conçus par des spéculateurs, appuyés par des publicistes, ont suscité une émotion que nous estimons bien fondée : sans les discuter à fond, nous constaterons seulement qu’entre les colonies lointaines et l’Algérie, nulle similitude n’existe quant aux besoins et aux ressources en main-d’œuvre. L’Algérie possède une population indigène qui concourt au travail et à la production; elle peut recruter à son gré des travailleurs dans toute l’Europe, et particulièrement dans les états méditerranéens. Il est vrai que leurs émigrans, membres de sociétés civilisées, sont plus exigeans sur la dignité humaine que des noirs, voire des Indiens et des Chinois; ils réclament des droits, des libertés et des garanties; ils ont voix et plume pour se plaindre. Au régime militaire ils préfèrent le régime civil. Dans cette supériorité morale, nous ne saurions voir qu’un titre de plus aux préférences de la colonie. Si leur main-d’œuvre coûte plus cher, elle est plus intelligente et plus réellement productive.

Notre réprobation est plus absolue contre les Indiens et les Chinois, fils de civilisations perverties, que contre les nègres, grands enfans qui peuvent s’élever par nos soins à l’adolescence. Un trait de mœurs recommande surtout ces derniers : ils aiment la vie de famille autant que les autres la dédaignent. A leur égard, nous ne condamnons que les razzias féroces, les violences de l’esclavage, les ruses des contrats employées pour les recruter et les emmener. Que, par des moyens non désavoués par l’humanité, la France les enlève aux misères du Soudan en faisant retentir à leurs oreilles les joies de la terre promise: que librement ils quittent leurs foyers, traversent le désert et s’installent chez les colons ou les Arabes, nouant et dénouant à leur gré la chaîne de leurs engagemens, l’Algérie acceptera volontiers une main-d’œuvre qui, sans être très intelligente ni très active, ne manque pas de valeur, car elle est docile, affectueuse et honnête, qualités que l’économie rurale fait entrer même dans ses calculs, que le cœur surtout aime à trouver dans des collaborateurs, et qu’il chercherait en vain dans les Chinois et les Indiens. Ce ne serait pas un phénomène inconnu que l’infiltration en détail en Algérie de la race noire, qui est très répandue dans les oasis du Sahara, où, mieux que les races arabe et berbère, elle résiste aux influences paludéennes. Certains noirs arrivent librement avec les caravanes par Insalah, Ridamès, R’ât; les autres, c’est le plus grand nombre, venus comme esclaves, restent dans les familles comme serviteurs volontaires, ou prennent la liberté que leur offre le sol français. Nul préjugé de couleur n’existant dans les populations arabes, des alliances de sang entrent dans les habitudes domestiques, et il en naît des générations de mulâtres à tous les degrés, qui du noir au blanc passent par la gamme entière des couleurs. Le gouvernement moral et politique des tribus se trouve souvent en leurs mains, même dans le Tell, où ces alliances sont fréquentes, aussi bien que dans le Sahara.

Plus près de nous, les états limitrophes de Tunis et de Maroc fournissent dès à présent à l’Algérie un double courant d’émigration. Dans la province d’Oran surtout, les Marocains accourent dès qu’il y a des salaires à gagner. Bons manœuvres dans les villes et sur les routes, bons travailleurs de terre dans les campagnes, leur salaire, qui varie, suivant les saisons, entre 2 francs et 2 francs 50 centimes par jour, modère la hausse de la main-d’œuvre européenne sans l’avilir. Malgré ce qu’offre d’avantageux leur concours, les Marocains ont deux torts graves qui rendent préférable la population chrétienne : une rudesse de mœurs trop souvent dangereuse pour la sécurité, et ce que nous appellerons l’absentéisme des salariés, non moins funeste que l’absentéisme des propriétaires. Le pays qui les paie ne profite pas de l’accroissement de leur famille, dont le bénéfice reste acquis à un pays musulman, et on peut dire ennemi; leurs salaires, au lieu d’être dépensés sur place en consommations reproductives, aliment de l’agriculture et de l’industrie, disparaissent de la circulation, et sont emportés presque intacts dans leurs villages.

Ainsi tout nous ramène à l’immigration européenne, les intérêts. matériels comme les intérêts politiques et moraux. Elle seule mérite à un haut degré les sympathies publiques et administratives. Pour accourir du midi et du centre de l’Europe (il faut à peu près renoncer au nord), elle ne réclame que la liberté de venir et la facilité de s’installer avec des garanties qui protègent les droits reconnus. Pour l’attirer, des mesures générales sont nécessaires au lieu de triages individuels. Les populations, comme toutes les forces de la nature, cherchent leur équilibre et coulent où les entraîne la gravitation, c’est-à-dire le besoin, l’intérêt, le bien-être : ubi bene, ibi patria. L’art de l’ingénieur consiste, non à transporter les eaux du fleuve goutte à goutte au sein des campagnes qui doivent être fécondées, mais à lui tracer de larges et profondes issues dans le sens de sa pente naturelle. Le lit à creuser pour faire écouler l’immigration est un milieu social où puissent se déployer à leur aise toutes les nobles aspirations de l’homme, et à leur tête l’amour de la propriété, cette passion que le sophisme a quelquefois flétrie comme la cause de la première usurpation, tandis qu’elle est le principe de la dignité de l’homme et la source de sa domination sur la nature : instrument de liberté plus encore que de richesse.

Une loi fut votée en 1851 pour établir la propriété en Afrique sur les mêmes bases qu’en France : elle fit quelque bien, moins pourtant que ne s’en promettaient les auteurs, car elle laissa subsister intact le fatal système des concessions, un des pires rouages du mécanisme algérien, qui absorbe toute force vive, l’amortit, l’anéantit. Aux fruits l’arbre se juge. Au 31 décembre 1854, dernière date des informations officielles, l’administration avait concédé à dix-sept mille solliciteurs une étendue totale de 194,000 hectares, soit le tiers à peu près d’un moyen département de France. Vingt-quatre ans de travaux herculéens pour un aussi pauvre résultat! Pendant ce temps, des milliers de demandes affluaient et s’entassaient dans les cartons de toutes les administrations, et des milliers d’autres renonçaient à se présenter, désespérant de se faire accepter. Tel est en effet un premier et grave grief contre les concessions : par elles, le mouvement de la colonisation se règle sur l’activité des bureaux, elle-même limitée par bien des causes, — le temps, le zèle, les crédits, l’insuffisance du personnel. Les demandes les mieux accueillies ne mettent guère moins de six mois, d’ordinaire un ou deux ans, quelquefois cinq ou six, avant de recevoir une solution. L’administration marche avec sa lenteur traditionnelle, pendant que les émigrans consument dans les villes et sur les avenues de tous les bureaux la meilleure part de leurs épargnes. La concession obtenue est provisoire, subordonnée à l’accomplissement de conditions inexécutables, qui livrent le possesseur à la discrétion des autorités locales, investies d’un pouvoir arbitraire. Le caractère provisoire de la propriété détruit ce qui en est l’essence même, la sécurité, le crédit, la liberté d’action, l’indépendance personnelle. Le titre définitif ne s’accorde qu’à la longue, après des années entières d’instances : en tels villages fondés depuis dix ans et plus, les colons ne l’ont pas encore obtenu. Sur les 194,000 hectares concédés au 31 décembre 1854, 31,000 seulement étaient affranchis des clauses résolutoires, c’est-à-dire moins d’un sixième. Une colonie où la propriété rurale flotte ainsi entre le droit et le fait, entre une possession octroyée et une dépossession arbitraire, n’est pas solidement assise. La faveur et les sollicitations y amollissent les caractères, si elles ne les pervertissent, et l’énergie de l’homme s’emploie moins à conquérir une fortune honorable par son travail qu’à mériter les regards bienveillans et les dons généreux de l’autorité.

Les concessions doivent faire au plus tôt place aux ventes, en Algérie comme aux États-Unis, comme dans les colonies anglaises, comme en tout pays où le gouvernement veut sérieusement coloniser. La vente seule établit l’égalité de chances entre les prétendans. A leur bonne volonté elle n’oppose aucune lenteur; elle les dispense de justifications dérisoires et d’onéreux engagemens; elle donne des titres définitifs qui du même coup affranchissent l’homme, le citoyen, le propriétaire. La propriété foncière peut alors, à l’abri de toute crainte, trouver tout le crédit auquel elle a droit. La spéculation, dont on redoute l’avènement, devient un bienfait le jour où elle secoue la torpeur léthargique due à l’excès d’intervention administrative.

Le principe des ventes l’emporte aujourd’hui sur celui des concessions dans l’esprit public, mieux éclairé qu’autrefois, et dans l’administration elle-même, qui en a fait quelques heureuses applications dans les trois provinces. La dissidence ne survit guère que sur les modes d’exécution, les uns se tenant pour satisfaits de la vente aux enchères telle qu’elle a été pratiquée dans les premiers essais, les autres lui préférant la vente à prix fixe et à bureau ouvert, comme aux États-Unis et dans les colonies anglaises. Les deux modes peuvent s’allier dans une combinaison facile qui est la vraie méthode américaine : la mise en adjudication à jour fixe, suivie de la vente permanente et à bureau ouvert sur la mise à prix pour toutes les terres qui n’ont pas trouvé d’enchérisseur.

En un pays nouveau, la valeur primitive du sol est nulle, et le prix ne représente que les frais qui ont été nécessaires pour le rendre accessible, pour l’allotir, effectuer la vente, délivrer le titre : c’est le prix de revient en un mot. Ce principe, expression des faits, condamne une spéculation à la hausse vers laquelle l’administration algérienne montra un penchant fort regrettable à une époque où elle aliénait des immeubles en stipulant le prix payable en rentes. Il importe beaucoup que le colon conserve pour la mise en valeur du sol le plus de capitaux possible. D’étranges illusions ont longtemps couru, et elles ne sont pas encore tout à fait évanouies, sur la convenance de mettre aux mains des pauvres, des prolétaires, les terres algériennes. Bon gré, mal gré, le capital s’impose, comme une absolue nécessité, à ceux qui le dédaignent ou le détestent le plus. Seulement, quand les colons ne l’apportent pas, l’état doit le fournir. Ainsi on a vu l’administration, pendant plus de vingt ans, et surtout en 1848 et 1849, à la concession des terres ajouter des dons plus ou moins gratuits en matériaux de construction, semences, bestiaux, outils aratoires, vivres, même en argent. D’une main, le trésor prélevait une somme d’impôts sur les contribuables français, et de l’autre la répartissait aux colons algériens pour la plus grande gloire de l’initiative gouvernementale, de la colonisation officielle et de la petite culture. Fier d’une apparence de succès qui se mesurait au nombre des familles installées et des villages bâtis, sans tenir compte de ce qu’il en coûtait, ni de la disparition successive de tous ces malheureux, l’état faisait en même temps les conditions les plus dures aux capitalistes, que les préjugés populaires dénonçaient comme d’avides spéculateurs; Il maintenait un régime politique qui les tenait à distance, comme s’il eût redouté en eux des rivaux d’influence et de pouvoir pour les généraux et les préfets.

Des idées plus saines ont réussi à se faire jour, et l’état ne fournit plus le capital de premier établissement à ceux qui n’en ont pas; mais il n’ose encore compter sur l’émigration pour l’apporter, et il tournerait plus volontiers ses espérances vers les compagnies financières. Sans repousser celles-ci, que l’on ne se hâte pas de désespérer des familles qui en d’autres pays ont fait leurs preuves. Les relevés statistiques les plus certains, et qui se comptent déjà par milliers, établissent que tout émigrant allemand emporte une somme moyenne de 500 francs par tête, soit de 2,000 à 3,000 francs par famille : trop peu encore pour une installation définitive à la tête d’une ferme, assez pour les premiers besoins et de modestes débuts. Le labeur quotidien donnera le reste. Les émigrans trop pauvres pour s’établir dès leur arrivée à leur propre compte concluront d’abord quelque contrat d’engagement comme métayers, colons paritaires, salariés même. Leurs bénéfices et leurs épargnes, grossissant d’année en année, leur permettront d’acheter à leur tour un lot de terre, gage justement ambitionné d’indépendance autant que de fortune. A débuter par le rôle de propriétaire sans ressources suffisantes, une famille se condamne infailliblement a la misère de tous les jours et à une ruine finale et prompte, dont la main tutélaire de l’état ne saurait la préserver, car l’état ne peut devenir en définitive le banquier de tout le monde et payer toutes les dettes.

Sans ce double ressort, le capital importé et le travail persévérant, point de salut pour les colons. Le crédit, tel du moins qu’il est constitué en Algérie, n’offre à la plupart d’entre eux que de fallacieuses amorces. Le crédit foncier n’y existe pas à l’état de grande institution, malgré les nombreux efforts qu’on a tentés pour l’organiser, tantôt en faisant appel à la puissante société de ce nom qui fonctionne en France et qui n’a pas mission d’étendre ses opérations à l’Algérie, tantôt en associant entre eux les propriétaires d’une province. Le caractère provisoire de la propriété, l’incertitude des revenus, la fluctuation de la valeur capitale entre des prix toujours incertains et dans tous les cas très peu élevés comparativement au produit, sont les principaux obstacles qui longtemps encore sans doute paralyseront tous les bons désirs en faveur de la propriété foncière. Les placemens sur immeubles chez les notaires sont peu nombreux, et plutôt sur les maisons que sur les terres. Le crédit agricole semblerait moins difficile à introduire au moyen du prêt sur récoltes pendantes, que pratiquent, conformément à leurs statuts, les banques de la Réunion et des Antilles. Bien qu’en Algérie la propriété, plus morcelée, se prête moins à cette opération que la grande propriété des anciennes colonies à esclaves, les récoltes y présentent en bien des cas des garanties sérieuses et qui pourraient suffire, jointes à la signature de l’emprunteur. La banque de l’Algérie n’est accessible aux cultivateurs ni par ce moyen ni par le crédit direct : ils ne peuvent arriver jusqu’à elle que par l’intermédiaire de négocians qui joignent aux 6 pour 100 de l’escompte prélevé par la banque un minimum de 4 pour 100 d’agio pour eux-mêmes, soit un escompte total de 10 pour 100, le moins élevé que puissent espérer les propriétaires les plus solvables. Pour les emprunteurs dont la solvable paraît tant soit peu douteuse, l’intérêt n’a plus de moyenne, parce qu’il n’a plus de limites ; à 2 pour 100 par mois, il passe pour n’être pas exorbitant. Des lois répressives provoquées par un tel état de choses sont restées sans effet utile. Au mois de novembre 1848, le gouvernement rendit applicable à l’Algérie la loi sur l’usure : l’intérêt civil et l’intérêt commercial étaient en même temps portés au double. Malgré cette concession, l’arrêté du général Cavaignac dut être rapporté au bout d’une année d’expérience : l’argent des prêts s’était ostensiblement retiré de la circulation, et le taux déguisé des emprunts devenu plus usuraire que jamais. Contre un mal aussi grave, il n’est aucun remède artificiel et soudain ; ni la Banque de Fiance, dans ces derniers temps invoquée par quelques-uns pour remplacer la banque de l’Algérie, ni les banques cantonales, qui seraient constituées par dotations officielles, ni la multitude des caisses de crédit et d’escompte, toujours pompeusement annoncées, puis croulant bientôt pour renaître passagèrement de leurs cendres : rien de tout cela n’y fera. La cherté des capitaux, comme de toute marchandise soit recherchée, ne diminuera que par l’abondance de l’offre, qui ne pourra naître elle-même que d’une abondance et d’une concurrence réelles : celles-ci ne viendront qu’avec une organisation sociale et économique assez libérale pour favoriser en Algérie la multiplication naturelle des capitaux, assez protectrice pour les attirer du continent, où ils surabondent. Le taux sera d’ailleurs, pendant bien des années encore, plus élevé qu’en France, résultat inévitable de la demande universelle qu’excite l’ardeur des entreprises, et juste récompense des risques encourus et de l’importance des services.


II.

Tels sont les élémens de toute colonisation, la nature, les populations, les capitaux. Au moment de les unir dans une alliance féconde, les deux forces dont nous suivons l’essor, l’état et l’individu, se sont trouvées en présence. Chacune d’elles aspirait au premier rôle : la première au moyen de la discipline régulière de tous les agens et de tous les instrumens de la production, la seconde par leur essor libre, au risque même d’un peu de confusion. L’état l’a emporté; il a subordonné toute entreprise coloniale à un allotissement officiel, précaution admissible, et en outre à la création de villages autour desquels il distribuerait à son gré la petite, la moyenne et la grande propriété. Tout aspirant colon a dû recevoir son rang, son numéro et jusqu’à l’emplacement de sa maison des mains de l’état: véritable embrigadement. En vain la dissémination de quelques fermes dans la campagne a été autorisée à titre d’exception; le village officiel est resté généralement le noyau central autour duquel toutes les molécules ont dû s’agglomérer dans une intime cristallisation. Se répandre au dehors était presque aussi criminel qu’une désertion. Telle a été jusqu’à ce jour la méthode dominante qui, d’une province à l’autre, n’a différé que dans les détails d’exécution, ici les villages étant groupés en réseau compacte, ailleurs distribués de préférence le long ou à proximité des routes.

Mauvaise méthode, croyons-nous. Tout village officiel coûte de 100 à 200,000 francs à fonder, ce qui, à raison des crédits toujours limités du budget, réduit à une demi-douzaine par an le nombre de ces créations. Tout l’élan de l’émigration et de la colonisation se trouve ainsi réglé sur des allocations financières dont le gouvernement et le corps législatif sont les seuls juges et les administrations locales les seuls instrumens. Un village décrété ou construit d’avance, préalablement à toute installation de colons, avec fixation du nombre précis des maisons qu’il doit contenir, des lots de terre qui doivent l’entourer, des âmes qui doivent le peupler, est un véritable contre-sens et un anachronisme dans l’ordre naturel de la colonisation. Toute agrégation de maisons répond aux besoins de l’industrie, du commerce et de l’administration publique, non à ceux de l’agriculture, qui a besoin d’installer la ferme avec ses bestiaux et ses instrumens de travail à portée des terres à cultiver. L’Angleterre et les États-Unis, qu’il faut bien se résoudre à consulter en matière de colonisation habile et heureuse, n’ont garde de procéder ainsi. Leurs ingénieurs divisent chaque unité territoriale en sections, dont l’une, la plus centrale, est réservée pour les écoles, les églises et autres édifices de la communauté. Le reste est mis en vente, et les acquéreurs s’installent sur leur lot, où il leur plaît et comme il leur plaît. Les besoins des échanges ne tardent pas à développer le point central, qui grandit et devient un village, puis un bourg et une ville, par une sorte de naturelle et vigoureuse végétation, sans en demander la permission, ni imputer la dépense à l’état. Le village compacte de l’Algérie, venu avant terme, copié sur ceux de France, sans tenir compte des causes historiques qui ont ici resserré les populations des campagnes, est contraire à l’esprit rural, cette force morale de l’agriculture, si justement signalé par M. de Lavergne comme une des sources de la prospérité de l’Angleterre : il ne favorise que les cabarets, l’oisiveté, le jeu.

Le village à priori est coupable d’autres torts encore : il entraîne le morcellement exagéré des concessions. Tandis qu’en Europe l’économie rurale ne se résigne au morcellement qu’à contre-cœur, comme à une conséquence fatale de l’égalité des partages et de l’élévation du peuple, en Algérie l’administration l’a introduit dès le début, de gaieté de cœur, sans aucune nécessité. Il n’est pas rare qu’une modeste concession de huit ou dix hectares soit découpée en quatre ou cinq lots, obstacle invincible à la surveillance, à l’irrigation, à toute culture d’ensemble, nouvelle cause de fausses dépenses en allers et retours, en transports. Quand surviennent les décès, tout enfant a droit, comme en France, à une part de chaque nature de biens dans l’héritage paternel. Si le sol est ainsi émietté à la naissance même de la société, que sera-t-il plus tard?

Ce n’est pas que les avantages de la moyenne et de la grande propriété soient méconnus : les représentans de l’état ont toujours eu le bon esprit de les proclamer, et ils auraient été irréprochables, s’ils n’avaient eu la prétention de faire eux-mêmes le classement des trois catégories de propriété, au lieu de les laisser s’agencer et se pénétrer par le libre jeu des intérêts. Avec la concession des terres, cette intervention de l’état ne pouvait s’éviter; avec les ventes, elle sera inutile, à moins que l’état ne s’avise, ce qui est fort à craindre, de fixer d’avance, non une étendue moyenne pour tous les lots d’un territoire, mais une étendue spéciale et diverse pour chaque lot, au gré de ses appréciations, beaucoup moins sûres que celles d’une spéculation intelligente. La population s’est montrée moins éclairée que le gouvernement en laissant percer en mainte occasion une jalousie haineuse contre les grandes propriétés, et les écrivains lui sont trop souvent venus en aide en évoquant le spectre des latifundia qui perdirent Rome. Ces latifundia modernes, qui ont donné lieu à tant de plaintes, sont quelques douzaines de fermes d’un millier d’hectares à peu près, les unes librement acquises à prix d’argent des propriétaires indigènes, les autres concédées en un temps et sur des points où la prise de possession du sol était un acte de courage et une démonstration politique autant qu’une honorable entreprise agricole. Si l’étendue de ces fermes est hors de proportion, ce qui est le cas habituel, avec les ressources des propriétaires, elles ne tarderont pis à rentrer dans le courant de la circulation, suivant le vœu de l’intérêt public. Dans le cas contraire, la grande propriété, convenablement exploitée, devient une force pour la colonie : elle attire des bras et emploie des capitaux considérables, occupe et satisfait des intelligences élevées, instrumens du progrès colonial; elle est le piédestal des familles puissantes et riches, qui sont un fort utile contre-poids à la pression de l’état et de ses agens, et permettent à l’agriculture de marcher de front avec l’industrie et le commerce. La colonie est assez défendue par l’esprit et les lois du temps contre l’aristocratie territoriale pour ne pas craindre de lui demander les services que peuvent rendre ses lumières et ses influences.

Si l’état eût écouté les conseils de certains députés ou écrivains, sa sollicitude ne se fût point bornée à fixer l’emplacement des villages, à installer des colons, à leur assigner et un lot de ville et un lot des champs avec la symétrique uniformité qu’il y a mise. C’est encore, à leur sens, trop de liberté et de confusion. Il eût soigneusement prévenu le mélange des populations, en réservant chaque village aux seuls habitans d’un même département, qu’il eût transportés dans leur patrie nouvelle avec toutes leurs habitudes, comme ces grands arbres qu’on transplante dans un sol pareil à celui où ils ont poussé, avec le terrain qui entoure leurs racines. Pour accomplir ces projets paternels, l’état aurait invité les quatre-vingt-six conseils-généraux de France à voter une modeste allocation de 3 à 4,000 francs par famille émigrante, pour avoir la gloire de fonder en Afrique un village qui eût porté au-delà des mers le nom du chef-lieu. Les pauvres gens devant avoir naturellement la préférence, la misère eût été déracinée en France du même coup qui créait la richesse en Algérie! Le plan était trop administratif pour ne pas sourire au gouvernement, qui a en effet adressé quelques circulaires aux conseils-généraux afin de sonder leurs intentions. Aucun n’a daigné agréer un projet qui se traduisait en lourdes dépenses pour les budgets de département. En le repoussant au nom de l’économie, ces conseils ont fait en outre un acte de bon sens et de sagesse dont l’Algérie doit leur être profondément reconnaissante. Rien n’est plus contraire à l’intérêt de toute colonie, que la prétention d’isoler les populations d’après leur origine; leur intime union peut seule faire une nation homogène. Lord Elgin, qui, avant de s’illustrer en Chine et au Japon, avait habilement gouverné le Canada, constate dans ses rapports que le bien-être matériel et moral des populations émigrantes est bien plus élevé dans les groupes où les races diverses d’Europe se sont fondues que là où elles ont vécu isolées. Et encore en Amérique le classement se fait-il par grandes familles nationales : Anglais, Irlandais, Allemands, Français, Suisses. Qu’eût-il pensé de la prétention de parquer les émigrans par départemens ou par provinces? Un tel plan, et c’est son pire côté, transporte dans la colonie le paupérisme de la métropole, qu’un secours de quelques milliers de francs ne saurait supprimer, dès qu’il doit être englouti dans la création d’une exploitation agricole; il livre enfin la colonisation aux conseils-généraux et aux préfets de France, nouveaux rouages officiels ajoutés à un mécanisme qui en a déjà beaucoup trop, mauvais instrumens d’une œuvre qu’ils ne connaissent pas, qu’ils aiment médiocrement, et qu’ils ne peuvent à distance conduire ni surveiller. Toute combinaison de ce genre méconnaît d’ailleurs une des lois les plus constantes de toute émigration. L’émigrant n’aime pas à se fixer dès le premier jour de son arrivée, il veut courir le pays, voir et choisir lui-même le lieu où il fixera sa demeure définitive : instinct de prudence et de liberté qui le conseille bien.

La production, à son tour, a été trop souvent engagée dans de fausses voies par les idées préconçues et l’abusive pression de l’état. L’agriculture a été posée comme base unique de la colonisation à l’exclusion de l’industrie; en fait de produits agricoles, une faveur exagérée a surexcité les cultures dites commerciales de préférence aux cultures alimentaires, et les plantes exotiques aux dépens des plantes indigènes. C’étaient là autant de fausses manœuvres qui, accumulées pendant une vingtaine d’années sur tous les points de la colonie, dans tous les villages et toutes les fermes, ont entraîné bien des revers et des découragemens.

Si la préférence accordée à l’agriculture sur l’industrie n’avait atteint de son indifférence que les grandes manufactures, fruits d’une civilisation avancée, qui ne mûrissent qu’au sein des pays où abondent les capitaux et les populations, ce sentiment eût été juste. Malheureusement elle s’est étendue même aux fabrications les mieux appropriées au milieu algérien, celles qui dégrossissent et manipulent les matières brutes que fournissent la nature et l’agriculture, bien que la place légitime de ces industries soit marquée au début de toute colonisation au même titre que les entreprises purement agricoles. En mettant les denrées et les matières premières à la portée de la consommation locale, en les allégeant de leur poids en vue de l’exportation, l’industrie leur ouvre des débouchés qui, sans elle, leur seraient inaccessibles : elle devient une source précieuse de travaux et de salaires.

La politique invite, autant qu’une intelligente spéculation, à conduire de front ces deux branches d’activité. L’industrie se recommande par son caractère inoffensif, profitable même aux populations indigènes, et se montre bien supérieure en ce point à l’agriculture. Malgré tous les ménagemens, la colonisation agricole ne peut guère se déployer sans froisser à un certain degré les intérêts et les habitudes des Arabes, en réclamant un sol qu’ils occupaient tant bien que mal, en les resserrant, en suscitant leurs sourdes inquiétudes. La colonisation industrielle au contraire est pour eux un vrai bienfait. L’Arabe ne tire aucun parti des chutes d’eau, des carrières, des mines, des forêts, des eaux thermales. Les usines et les ateliers installés autour de lui ne troublent aucune habitude et ne froissent aucun intérêt; il y apporte volontiers ses grains à moudre et ses olives à presser. Le bienfait profite aussi aux colons, dont la plupart viennent des villes et ont des aptitudes plutôt industrielles qu’agricoles, bonnes à conserver et à développer. Pour cela, des encouragemens factices sont superflus : il suffit de favoriser l’exploitation des richesses naturelles en accordant avec empressement les autorisations nécessaires, en ouvrant aux produits de l’industrie manufacturière les débouchés extérieurs avec autant de libéralité qu’à ceux de l’agriculture.

Celle-ci souffre, elle a surtout beaucoup souffert de quelques erreurs économiques propagées par le gouvernement. Le bon sens des colons, livré à lui-même, les eût invités à produire ce que le sol et le climat fournissaient de meilleure qualité, en plus grande abondance, au plus bas prix, ce qui leur demandait le moins de capitaux et de main-d’œuvre, ce qui rendait au plus vite les avances, trouvait un plus facile débouché, imposait moins de mécomptes à leur inexpérience. Les céréales et les bestiaux se trouvaient par là recommandés en première ligne, puis les laines, les huiles, les vins, les fruits, les choses les plus simples et de l’emploi le plus général, qui sont les objets de la spéculation agricole, comme les curiosités rares et phénoménales sont les objets de l’horticulture. Sous un autre nom, la culture extensive se recommandait plutôt que la culture intensive à des colons généralement peu aisés, les produits annuels et bisannuels plutôt que les produits à long terme. Dans tous les pays où l’état ne se mêle pas de diriger l’agriculture sous prétexte de la patronner et de l’éclairer, les cultivateurs ne procèdent que d’après ces règles tellement élémentaires qu’elles dérivent plutôt du simple bon sens que de la science.

Pour le malheur de nos colons, il en fut autrement en Algérie. Préfets et généraux se mirent en tête que les céréales et les bestiaux n’étaient bons que pour les Arabes; à des colons civilisés et français, il fallait des cultures moins grossières. En vertu de cet entraînement irréfléchi vers les nouveautés, on lança les pauvres et ignorans cultivateurs à la recherche de l’inconnu : on leur vanta l’une après l’autre ou simultanément vingt plantes nouvelles. De toutes celles qui survivent, acceptées par le climat, telles que le tabac, le coton, le mûrier, la garance, le lin, la vigne, il n’en est pas une dont les colons ne se soient avisés d’eux-mêmes les premiers à l’heure opportune. Pour les autres, elles sont tombées à peu près toutes ou s’en vont de jour en jour; mais ce n’est pas l’état qui a payé les frais des expériences. La culture intensive, à grands renforts de capitaux et de bras, avait aux yeux des représentans du pouvoir l’avantage de tirer un plus grand parti d’une même contenance de terres, de distribuer un plus grand nombre de colons sur une étendue donnée de territoire; elle permettait un peuplement plus dense et justifiait l’extrême morcellement. C’était son côté spécieux et fallacieux en même temps, car cette population, trop serrée sur le sol, ne pouvant se procurer des engrais par l’élève du bétail, ni établir des assolemens par la rotation des cultures, devait bientôt épuiser la fécondité naturelle de la terre, et étouffer sur ses petits lots, ainsi qu’il est arrivé. Toute colonisation naissante réclame de larges espaces.

Dans cette tendance, le gouvernement prenait appui, il est juste de le reconnaître, sur l’esprit public français, qui, trompé par ce mot de colonie, croyait avoir affaire aux Antilles ou à Bourbon, et demandait à l’Algérie des denrées coloniales. À ce préjugé se joignaient les intérêts et les doctrines protectionistes, qui posaient, comme un principe hors de toute atteinte, que l’Algérie ne devait pas faire concurrence à la métropole par des produits similaires aux siens, qu’elle devait viser seulement à combler les lacunes de la production française : double et grave erreur dont l’Algérie a été victime. Située entre les 35e et 37e parallèles nord, séparée du tropique du Cancer par douze degrés de latitude, l’Algérie n’a rien de tropical; comprise dans le bassin méditerranéen, sur sa lisière méridionale, elle est une région analogue, pour le climat et les productions, à toutes celles qui forment le vaste amphithéâtre dont les assises inférieures se baignent dans cette mer : l’Espagne, la Fiance méridionale, l’Italie, la Sicile, Malte, la Grèce. La science botanique a constaté que nulle plante des contrées tropicales ne croissait spontanément sur son territoire; sa flore a ses analogies les plus marquées avec celle du sud-ouest de l’Espagne. Le Sahara lui-même rappelle par sa végétation l’Egypte et la Syrie, non la zone intertropicale. Il y avait erreur manifeste à attendre de l’Algérie ce qu’on appelle les denrées coloniales, à l’exception du tabac et du coton.

Ainsi déçue dans ses espérances, la France aurait-elle à regretter un inutile accroissement de territoire? Les révélations de la statistique autant que la raison politique interdisent de le penser. L’Espagne et la Sardaigne, où le fonds de l’agriculture est le même que chez nous, sont au premier rang de nos relations commerciales, tant il est vrai que l’immense variété des besoins crée, entre les contrées qui paraissent se ressembler le plus, une infinie variété d’échanges. La vérité de cette observation éclate surtout quand on va du nord au sud dans le sens des latitudes correspondant à la différence des climats. Il suffit que l’Algérie soit à huit degrés au sud de la France pour substituer à d’apparentes similitudes, si l’on ne regarde qu’au nom générique des produits, des variétés fort réelles d’espèces, de qualités et d’emplois. Pour en citer quelques exemples, le blé dur d’Afrique convient mieux que le blé tendre de France pour la fabrication des pâtes alimentaires. Les tabacs ont un arôme plus doux et plus fin que ceux du Lot ou du Pas-de-Calais. Les vins rappellent ceux de Malaga ou de Xérès, non ceux de Bourgogne et de Bordeaux. Les oranges et les dattes ne font aucun tort aux pommes et aux poires françaises, pas plus que les chevaux arabes aux races du Limousin ou de la Normandie. Les laines d’Afrique servent pour des étoiles communes qui ne supportent pas le prix des laines de France. Avec des richesses pareilles d’ailleurs, la disproportion dans chaque localité des besoins et des ressources, la différence même des saisons, invitent aux échanges. Le midi de la France manque, dans une certaine proportion, de grains, de bestiaux et d’huiles que l’Algérie peut lui fournir. Paris reçoit et consomme volontiers en plein hiver les primeurs de la colonie. Non moins volontiers l’industrie métropolitaine est disposée à s’approvisionner en Afrique de cocons et de soies grèges, de cotons, de garances, de plantes textiles et tinctoriales, de bois, de minerais divers, de vingt sortes de matières premières, et elle y trouve dès à présent un débouché dont l’importance croît, et dont les limites géographiques reculent d’année en année.

L’administration était donc autorisée à écarter les clameurs d’intérêts aveugles et à livrer la colonie aux seules lois de la nature et de l’économie rurale. En fait de produits exotiques, un seul devait ajuste titre et dans une juste mesure tenter son ambition, le coton. Pour le conquérir à l’Algérie, elle a cru nécessaire de déployer de grands et coûteux efforts, oubliant que dans la première période de l’occupation divers colons l’avaient spontanément essayé, qu’en 1838 et 1839 la ferme de la Rhegaya en possédait de vastes plantations, détruites par la guerre seule. Pour le faire renaître dans les localités où il a de sérieuses chances de succès, c’est-à-dire dans la province d’Oran et dans les plaines basses des deux autres, enfin dans les bas-fonds et les oasis du Sahara, il eût probablement suffi de quelques distributions de graines suivies de notices sur la culture. Il est vrai que vingt ou trente années auraient été nécessaires pour l’introduction de cette plante dans un système régulier et général d’exploitation. Des progrès aussi lents n’ont pu suffire à des ardeurs impatientes qui rêvaient moins encore d’enrichir l’Algérie que de supplanter en quelques années les États-Unis, afin d’affranchir la France du tribut qu’elle leur payait. De cette inspiration sont venues les primes exorbitantes s’élevant jusqu’à 20,000 fr. pour les plus belles plantations, sans compter une multitude de primes secondaires, et le parti pris par l’état d’acheter les cotons pendant cinq années, pour les vendre lui-même au Havre. Aujourd’hui que la période est expirée, l’état n’en est pas moins fort embarrassé. A retirer soudainement sa main protectrice, il serait peut-être absous par l’économie politique, mais il ferait en même temps un acte bien fâcheux d’administration, car il jetterait dans le désespoir des milliers de familles désolées d’avoir écouté ses propres instigations et compté sur sa durable bienveillance : aussi a-t-il dû se décider à de nouvelles transactions avec les principes.

Le même système d’achats par l’état, devenu si onéreux par le succès même des cultures de coton, avait déjà été appliqué à d’autres produits : la cochenille, l’opium, les cocons de vers à soie; nous ne parlons pas des tabacs, la régie s’étant bornée à étendre ses achats à l’Algérie, et avec bien plus de libéralité qu’en France, car elle y a laissé toute latitude à la production, à la fabrication et au commerce de cette plante. L’expérience a justifié sur ce point les prévisions de la théorie. Quant aux trois produits que nous venons de nommer, ils n’ont fait aucun progrès sérieux; la cochenille et l’opium sont même à peu près abandonnés, et si la soie ne l’est pas, le mérite principal en est à la parfaite convenance du mûrier avec le climat et avec les besoins de l’industrie française. Le gouvernement local a été entraîné dans cette voie d’intervention commerciale par son injuste dédain des céréales et des bestiaux, par le désir impatient d’éblouir la métropole, surtout par cette prétention incarnée en tous les fonctionnaires d’en savoir plus que les particuliers sur les propres intérêts de ceux-ci. Une fois de plus, il a été prouvé qu’en économie rurale rien de hâtif et de forcé ne saurait usurper le rang que le temps seul consacre, que toute culture a son heure, comme tout fruit sa saison. Un mot résume cet enseignement de l’expérience : toute colonisation officielle est une colonisation artificielle.

En devenant seule arbitre de ses travaux et de ses spéculations, l’Algérie parviendra-t-elle à se suffire? Serait-elle surtout, en cas de guerre maritime, en mesure d’alimenter sa population civile et son armée, si les communications venaient à être temporairement interrompues avec la France? L’affirmative n’est pas douteuse, si l’on suppose le maintien de la paix et du commerce avec les indigènes. La production annuelle du blé ne peut être estimée à moins de 5 ou 6 millions d’hectolitres, sur lesquels il sera toujours facile de prélever les 200,000 environ nécessaires à la nourriture d’une armée de soixante-dix mille soldats pendant un an : ce chiffre est inférieur à celui de l’exportation, qui, même dans une année médiocre comme 1858, a monté à 228,725 quintaux métriques de blé, et qui dans des années meilleures a atteint 1,500,000.

À supposer la paix et le commerce rompus avec les indigènes, la situation serait au contraire fort critique, les colons étant bien loin de produire assez pour leur consommation, jointe à celle de l’armée. En 1855, leur récolte totale en blé dur et blé tendre était évaluée à 172,000 hectolitres, le tiers à peine des besoins d’une population de 167,000 habitans ; les deux autres tiers et la nourriture de l’armée manquaient. La situation ne doit pas être bien sensiblement changée aujourd’hui, considération capitale à joindre à tant d’autres pour activer la culture et le peuplement du sol par l’élément européen. En de telles conjonctures se révélerait, mais trop tard pour notre honneur et notre sécurité, le péril de cet enthousiasme exclusif pour les Arabes qui a marqué de son sceau beaucoup trop d’écrits et de discours. Alors aussi on apprécierait tout le rôle des céréales et des bestiaux, en même temps qu’on replacerait à leur vrai rang l’opium, la cochenille, le ricin, l’urtica nivea, le café, le thé, la vanille, l’indigo, l’arachide, le sésame, le bananier et vingt autres fantaisies pareilles, honorées de sympathies et de dépenses qui pouvaient mieux s’adresser. Même le rôle secondaire de la soie, du tabac et du coton, objets de plus justes faveurs, serait mis à nu. En un pays vaincu d’hier, isolé comme une île, car il est entouré au sud par le désert, à l’est et à l’ouest par des races ennemies, au nord par deux cents lieues de mer, le peuple conquérant doit mettre son principal souci à assurer, en cas d’insurrection et de guerre maritime, son approvisionnement en denrées alimentaires, principalement en grains et en bestiaux, par la production de ses nationaux. L’économie rurale donne exactement, au point de vue du profit, le même conseil que la politique[4]. La surabondance n’est pas à craindre. Des débouchés pour ainsi dire sans limites sont ouverts aux céréales par le midi de la France, l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, le Portugal, quelquefois l’Espagne, et aux bestiaux par les divers états riverains de la Méditerranée, sans compter la consommation locale, qui est elle-même fort étendue. Que si un tel plan de spéculation agricole s’accommode mal du morcellement extrême de la propriété, s’il demande de vastes espaces qui se prêtent à des assolemens réguliers, des esprits impartiaux ne sauraient y voir que l’irrécusable condamnation du système opposé qui a prévalu.

Moins entravée que l’agriculture, entourée d’une sollicitude plus discrète, l’industrie a pu obéir à ses instincts et à ses intérêts; elle n’a eu à se plaindre que de lenteur et de sévérité excessive dans l’instruction de ses demandes, de difficultés sans cesse renaissantes pour pénétrer en territoire militaire. Ses principaux échecs lui sont venus de l’insuffisance de ses capitaux de fondation et de roulement ainsi que de l’inexpérience trop habituelle de ses agens; ses principales souffrances ont été imputables à l’état informe de la viabilité et aux rigueurs douanières. A travers bien des mécomptes, dont quelques-uns ont retenti à la Bourse et brillent encore sur ses cotes en chiffres immuables, plusieurs établissemens prospèrent et grandissent, entre autres ceux de Kef-oum-Theboul dans le cercle de La Galle, près de la frontière de Tunis, et de Gar-Roubban, dans le cercle de Lalla-Maghrnia, sur la frontière du Maroc : l’un et l’autre exploitent des mines de plomb argentifère. Les forges de l’Alélik fabriquent sur de grandes proportions des fontes aciéreuses. Quoique cruellement éprouvées par des malheurs divers, les compagnies de Mouzaïa et de Tenez ne désespèrent ni ne chôment. Dans la province de Constantine, une exploration d’antimoine se soutient au Hamimat. Avec ce métal, le fer, le cuivre, le plomb et l’argent sont l’objet de nombreuses recherches; on exploite aussi les marbres, parmi lesquels les blancs statuaires de Filfila sont renommés, ainsi que les calcaires onyx translucides de Tlemcen, qui ornent déjà les plus riches salons de Paris, où ils se rencontrent avec les meubles de thuya, un des plus beaux bois d’ébénisterie connus.

Dans des genres différens se constatent d’autres progrès. La minoterie est assez largement constituée pour suffire aux besoins du pays, s’essayer même à l’exportation, qui, en employant des procédés plus perfectionnés, deviendrait une très lucrative spéculation, car on aurait chance de supplanter les États-Unis sur tous les marchés de l’Europe. Les moulins à huile suivent de près les moulins à farine. Les papeteries débutent avec des matières textiles absolument inépuisables et au plus vil prix. La fabrication des tabacs, populaire partout, est particulièrement perfectionnée à Alger, Oran et Philippeville. La distillation des plantes aromatiques et la préparation des essences se naturalisent même chez les trappistes de Staouéli, au grand scandale de leurs concurrens laïques. Les forêts de chênes-liéges attirent les plus hauts représentans de l’aristocratie nobiliaire et industrielle, qui consacrent à cette exploitation beaucoup de capitaux et de soins. La filature de la soie, l’égrenage du coton installent çà et là leurs usines. La typographie enfin a fondé dans les principales villes des imprimeries souvent accompagnées de lithographies. Une maison considérable d’Alger[5] imprime et édite de beaux ouvrages avec une grande variété de caractères arabes. Huit journaux et trois recueils périodiques sortent des presses algériennes[6].

Tels sont les principaux faits qui peuvent servir à caractériser le développement agricole ou industriel de l’Algérie et l’influence bonne ou mauvaise de nos procédés de colonisation. Il y a maintenant à signaler quelques essais tentés dans une voie nouvelle, au nom du principe d’association sous une triple forme, religieuse, — agricole et domestique, — financière et commerciale. Ces trois essais sont: la Trappe de Staouéli, l’Union du Sig, la Compagnie des colonies suisses de Sétif.

Une sympathie universelle s’est attachée à la Trappe de Staouéli, et il n’est aucun voyageur qui ait pénétré dans son enceinte, qu’ombrage un groupe élégant de beaux palmiers, sans participer au recueillement qu’inspire un sanctuaire de travail, de prière, d’aumône, en ces lieux qui furent le premier champ de bataille des Français, au lendemain de leur débarquement sur la plage de Sidi-Ferruch. Cette première impression se fortifie en visitant l’intérieur de l’établissement, où plane l’esprit d’ordre et de paix, en parcourant les jardins et les champs, où règnent le travail et le silence. Comment n’admirerait-on pas surtout la religieuse résignation de tant de victimes, immolées, les unes à l’austérité de la règle, les autres aux épreuves du climat ou des défrichemens? Mais la raison, qui ne saurait abandonner tous ses droits, voudrait savoir ce que coûtent ces murs solidement construits, ces arbres bien venus, ces vignes chargées de grappes, ces cham()s bien cultivés, ces bestiaux nombreux et prospères. Sur tout cela, mystère absolu. L’on sait que l’état a aidé l’œuvre par sa munificence dès la fondation, qu’il l’a toujours soutenue par son appui le plus généreux, qu’il a mis à sa disposition des bras militaires en grand nombre et à bas prix, qu’il l’a affranchie de toutes les charges communales en impôts et en travaux de routes, et lui a fait par toutes ses libéralités une situation privilégiée. On soupçonne d’ailleurs que des quêtes, des dons volontaires, des apports de diverses sources ont constitué à la maison un capital considérable. Quel en est le chiffre exact? Nul ne peut le dire, même approximativement. Dans cette ignorance, les résultats ne doivent être appréciés qu’avec réserve, car le succès économique se mesure essentiellement au rapport entre la dépense et le produit. Réaliser de belles choses avec des millions atteste toujours de l’intelligence et de l’application, ce que nul ne refuse aux trappistes ; mais pour proposer leur système de culture comme modèle aux colons, ainsi qu’on le fait souvent, il faudrait pouvoir dire que le revenu des capitaux remis en leurs mains a constitué un placement lucratif. Or à défaut de tout compte-rendu il est impossible de le savoir. Dans le pays, chacun penche vers le doute.

L’Union agricole du Sig dans la province d’Oran n’invoquait aucun titre à la même bienveillance, et elle ne l’a pas obtenue. En vain déclinait-elle toute prétention à réaliser un phalanstère : ses ennemis et quelquefois ses amis s’obstinaient à lui donner ce titre, qui ne pouvait être qu’une médiocre recommandation auprès des autorités locales. Pour se convaincre de la sincérité de ses déclarations à cet égard, il eût suffi de rapprocher ses statuts de ceux dressés en Belgique vers 1842 par une compagnie qui se proposait la colonisation du Guatemala, celle-ci tout inspirée par des sentimens catholiques. Ici et là se retrouvent les mêmes principes et les mêmes tendances, qui se résument en une clause fondamentale : association du travail au capital pour la propriété et pour les bénéfices, pensée dont le phalanstère ne saurait revendiquer le monopole, car on la trouve à l’état de germe plus ou moins développé au sein de la civilisation contemporaine. L’Union du Sig a survécu à treize années d’épreuves, dont les plus graves lui sont venues de sa situation malheureuse sous le vent des marais de la Macta, cause permanente de fièvres ; mais les tentatives d’association n’y ont duré que les premières années. Sans rien abandonner d’un principe dont l’excellence leur paraît incontestable, les directeurs de l’établissement ont dû reconnaître bientôt qu’avec une population aussi mobile et aussi mal préparée à une discipline régulière que celle qu’ils pouvaient recruter, le travail sociétaire devenait plus coûteux encore et moins lucratif que le travail salarié, et surtout que le travail de la famille. Le pionnier livré à lui-même déploie des efforts héroïques, dont se dispense l’ouvrier sociétaire, qui est sûr de son pain quotidien. Pour rétablir l’égalité, il faudrait des ressorts d’ordre moral, des élans de dévouement et d’enthousiasme, sur lesquels on comptait chez tous, et qui ne se sont révélés que chez quelques travailleurs d’élite. Néanmoins une sincère estime ne peut être refusée à de courageux colons qui ont bravement payé de leur personne, à des actionnaires qui ont dépensé plus d’un demi-million sur le sol. Leurs avances, stériles pour eux-mêmes jusqu’à présent, ont répandu le bien-être parmi une nombreuse population, et contribué pour la meilleure part au développement de la petite ville de Saint-Denis. Il reste aux fondateurs, pour consolation du passé et espoir de l’avenir, une belle propriété de 1,800 hectares.

La Compagnie des colonies suisses de Sétif n’a affiché aucune prétention de doctrine et de réforme; ses directeurs n’ont annoncé et voulu poursuivre qu’une bonne affaire, et comme, en leur qualité de Genevois, ils possédaient à un égal degré l’habileté pratique et les ressources financières, ils ont réussi sans trop de peine au début. Ils ont construit, suivant l’engagement qu’ils en avaient pris, une dizaine de villages aux environs de Sétif; ils en ont peuplé plusieurs de colons recrutés d’abord en Suisse et en Savoie, plus tard en France même. Pour prix de leur opération, ils ont reçu en toute propriété des terres d’une vaste étendue, et ils y ont organisé des fermes qui paraissent régies avec une remarquable intelligence. Malgré ces succès, le dernier compte-rendu de la compagnie constate le découragement. Déliée de tout contrat avec le gouvernement, elle renonce à ses cultures européennes et à toute nouvelle tentative d’introduction d’émigrans; elle veut se borner au bétail et aux céréales, en ne recourant qu’aux bras indigènes. Ce demi-échec révèle des fautes économiques plus qu’il n’accuse le pays. La compagnie a méconnu cette loi de toute colonisation qui conseille la culture des terres les plus fertiles avant toutes autres, et le pays de Sétif n’est pas des plus fertiles, puisqu’il est impropre aux cultures industrielles. Elle a d’ailleurs trop enchaîné son action à l’action de l’état, et a voulu à son tour trop river à son sort les émigrans. Des entraves de toute nature l’ont paralysée elle-même et ont écarté de ses domaines les colons européens. C’est donc à la liberté qu’il faut revenir toujours comme au principe de tous les succès.


III.

Dans leurs essors si variés, les forces productives de l’Algérie, soit qu’elles s’appliquent à l’agriculture et à l’industrie, ou bien aux sciences et aux arts, n’ont à réclamer que la liberté d’action et la garantie du droit sous la bienveillante protection de la loi. Elles doivent et peuvent être à elles-mêmes leur principe d’activité, tandis que le milieu économique au sein duquel elles se développent est aux mains de l’état, qui le modifie à son gré, tantôt par des règlemens commerciaux qui ouvrent ou resserrent les débouchés, tantôt par les travaux publics, qui facilitent ou entravent la circulation plus encore que la production.

Le commerce intérieur, il faut le dire, ne soulève aucune question bien grave : l’esprit civil de la France y a porté les franchises de la métropole. La liberté intérieure des échanges ne rencontre de limites qu’en territoire militaire, où le colportage est interdit hors des marchés, où les transactions des Européens et des Israélites dans les tribus sont entourées de formalités qui en restreignent beaucoup le nombre et l’importance. En faveur de ces restrictions, les chefs militaires invoquent le danger dont seraient menacées la fortune et la vie des négocians. Si cette crainte est fondée, et nous n’oserions affirmer qu’elle est tout à fait imaginaire, l’on est autorisé à conclure que l’administration actuelle des tribus, personnifiée dans les chefs indigènes, a bien peu atteint son but en ce qui concerne l’ordre et la sécurité, malgré la surveillance des bureaux arabes. Il est permis de croire qu’une bonne organisation de la police et de la gendarmerie, avec des agens indigènes pour auxiliaires, surtout la pénétration permanente du pays par la population européenne, offriraient au commerce intérieur des garanties bien supérieures de sécurité.

Le commerce extérieur est réglé par la loi du 11 janvier 1851, qui, sous un caractère général de liberté, que nos autres colonies ont droit d’envier, laisse subsister dans son système de tarifs quelques clauses très préjudiciables[7]. D’une part, certains produits naturels et la presque totalité des produits industriels restent soumis, sauf des décrets et des lois d’exception fort difficiles à obtenir, au tarif général, qui les prohibe ou les frappe de droits protecteurs; de l’autre, les taxes à l’entrée des produits étrangers atteignent le taux très lourd de 20 à 30 pour 100 en moyenne, moindre ou plus élevé dans quelques cas. Ainsi se trouvent gênées dans leur essor l’importation et l’exportation, gêne dont l’effet retombe sur les producteurs et les consommateurs, sur le pays tout entier.

Le redressement de cette situation anormale a donné lieu depuis un an à de vifs débats, dans lesquels deux partis sont en présence, tous deux arborant le drapeau de la liberté commerciale; mais l’un ne vise qu’à l’abolition des taxes sur l’importation algérienne, l’autre se préoccupe à la fois des deux courans, l’entrée et la sortie. Le premier a réclamé la franchise pure et simple des ports de l’Algérie : à ce prix, il consent de gaieté de cœur au maintien des prohibitions et protections actuelles du tarif français contre les produits algériens; il renonce même aux libéralités de la loi de 1851, en réclamant pour l’Algérie le même traitement que pour tout pays étranger. Sa doctrine se résume en deux mots, séparation commerciale de l’Algérie et de la France. On n’a peut-être pas oublié que la simple annonce du triomphe présumé d’un système qui paraissait livrer à l’Angleterre le marché algérien excita l’an dernier, parmi plusieurs villes industrielles, Rouen, Lille, Saint-Etienne, pour lesquelles l’Algérie offre un important débouché, une si vive émotion, qu’un formel démenti dut être inséré au Moniteur. L’autre parti, préoccupé surtout des avantages de la liberté commerciale de l’Algérie vis-à-vis de la France, réclame la suppression des barrières douanières qui les séparent encore, condition préalable de tous les autres progrès libéraux, dont il ne repousse aucun. Il ne va pourtant pas jusqu’à l’abolition complète de tout droit de douane sur l’importation, en s’autorisant à cet égard de l’exemple même de l’Angleterre, de la Suisse, de la Sardaigne et des États-Unis, ou plutôt de l’expérience universelle, qui montre dans ce genre de taxe, quand elle est modérée, une des meilleures sources du revenu public et l’un des impôts qui blessent le moins les contribuables. Le drapeau de ce parti est l’assimilation progressive de l’Algérie à la France, conciliée avec une large dose de liberté pour l’importation des produits étrangers. Son système vise à l’union intime des deux pays, et par là il se pose comme l’antipode de l’autre, qui tend à une séparation politique. Un patriotisme soucieux de l’avenir doit repousser une telle perspective et réclamer seulement des réformes de tarifs suffisantes pour rendre l’exportation et l’importation de l’Algérie à leur essor naturel.

Délivrée des entraves qui paralysent encore sa production et sa consommation, la colonie verrait croître rapidement son énergie vitale; l’équilibre de ses fonctions, rompu surtout par le délaissement forcé de l’industrie, serait rétabli. Devant un débouché aussi important que celui de la France, l’ardeur des entreprises se porterait sur les réserves si abondantes et si variées de matières premières que contiennent les flancs de ses montagnes ou qui couvrent ses plaines; elle mettrait en jeu les forces motrices qui coulent sans emploi vers la mer. L’exemption de droits d’entrée, étendue à tous les produits de la fabrication indigène aussi bien que de l’industrie européenne, protégerait les Maures des villes, dont un grand nombre pratique les métiers manuels d’un travail délicat, contre la profonde misère où les a plongés le renchérissement de tous les objets de consommation, conséquence inévitable de l’arrivée d’une population nouvelle. Les navires étrangers qui viennent dans les ports algériens, et qui repartent sur lest pour la plupart, trouveraient des élémens de retour dans des approvisionnemens plus abondans, plus variés et moins chers. Ces relations ont déjà de l’importance, et l’avenir leur réserve bien des progrès, pour peu qu’on les favorise en multipliant les moyens d’échange. A l’Espagne l’Algérie demande des vins, de la sparterie, à l’Angleterre de la houille, à la Suède des fers, à la Norvège et à l’Autriche des bois de construction, à la Sardaigne du riz et des tabacs en feuilles, à la Toscane des denrées alimentaires et des matériaux de construction, aux états barbaresques des laines, des huiles, des tissus fins où l’or, l’argent et la soie s’entre-croisent, des peaux préparées et ouvrées, etc. La balance du commerce entre ces divers pays et l’Algérie accuse une grande inégalité; tandis qu’ils y ont importé en 1857 pour 27 millions de marchandises, ils n’en ont exporté que pour 8 millions! La production locale n’a pu leur fournir des cargaisons de retour: elle a donc besoin de l’excitation que donne un débouché vaste, certain et entièrement libre, tel que celui de la France.

Pour les états barbaresques du Maroc, de Tunis et de Tripoli, au milieu desquels l’Algérie est géographiquement enclavée, nous souhaiterions une entière liberté d’échange, quant aux produits de leur cru, directement avec l’Algérie, indirectement et par la voie de l’Algérie avec la France. Aucune industrie française n’aurait à les frapper de suspicion comme similaires concurrens, tandis que cette libre introduction étendrait au loin dans l’intérieur de ces pays notre influence et nos relations. Les caravanes que la guerre a détournées de nos postes du sud et du littoral en reprendraient la route, et nous remettraient en communication avec le Soudan à travers les oasis du désert.

Distraits par nos affaires d’Europe, nous donnons peu d’attention aux progrès incessans de l’Angleterre dans des contrées qui semblaient réservées à notre influence. Il y a deux ans, cette puissance a conclu avec l’empereur Abd-er-Rahman un traité qui ouvre au commerce britannique l’intérieur du Maroc. En ce moment, ses négocians sollicitent à Tunis le privilège d’une banque anglo-tunisienne. Depuis longtemps, l’Angleterre a des consuls à R’damés dans la Tripolitide, à Morzouk dans le Fezzan. Elle avance pas à pas vers l’oasis de Touat, où aboutissent toutes les communications de l’Afrique du nord avec l’Afrique centrale. Devançons-la en y établissant un résident français pour y montrer notre drapeau et diriger les caravanes vers le Sahara algérien. Mettons aussi à profit, pour créer ailleurs des consulats, les reconnaissances faites par deux officiers français, en 1856 celle de Biskara à R’damès par le capitaine de Bonnemain, en 1858 celle de Laghouat à R’ât par le lieutenant Boudarba. Une première caravane qui l’an dernier est venue de R’ât à Laghouat paraît avoir été fort satisfaite de ses opérations. Il faudrait aussi rechercher pourquoi les Touaregs, qui avaient précédemment envoyé au gouverneur-général des députés chargés des propositions les plus amicales, n’ont plus reparu.

Par ce rayonnement dans toutes les directions s’étendra le commerce de l’Algérie, lequel a pris des proportions qui eussent paru fabuleuses il y a vingt ans. En valeurs officielles, il a atteint en 1857 le chiffre de 188 millions, importations et exportations comprises tant avec la France qu’avec l’étranger; l’année précédente, c’était 217 millions. L’Algérie occupe le millième rang dans la hiérarchie des relations commerciales de la France, et même le septième pour les seules exportations; mais elle n’est qu’au douzième pour les importations, la France lui ayant envoyé en 1857 pour 125 millions de marchandises contre 34 , nouveau témoignage de l’insuffisance de la production locale. Son mouvement commercial égale, à 20 millions près, celui de toutes les autres colonies françaises réunies. La navigation, cabotage non compris, a fidèlement traduit ses progrès et a compté 4,267 voyages en 1857, avec un tonnage effectif de 557,023 tonneaux, chiffres respectables, quoique bien éloignés encore de ceux des colonies anglaises.

Le commerce, aussi bien que la production, appelle comme son auxiliaire le plus puissant un vaste système de travaux publics : l’état seul en pouvant entreprendre ou autoriser l’exécution, négocians et cultivateurs lui adressent incessamment leurs suppliques. Les routes sont leur premier et plus grave intérêt. Avant l’arrivée des Français, toute voiture étant inconnue des Arabes, les chemins n’étaient que des sentiers pour des chevaux et des chameaux. En trente ans, et avec une dépense d’une vingtaine de millions, il a été ouvert environ 4,500 kilomètres de routes autres que les simples chemins vicinaux. Un cinquième au plus de cette étendue est en bon état d’entretien, le reste est à peu près impraticable pendant l’hiver, et souvent même la circulation est officiellement interdite au roulage. Aussi les Arabes sont-ils presque les seuls à percevoir pendant cette saison le prix des transports que les voituriers européens doivent surhausser pendant l’été pour compenser trois ou quatre mois de chômage. On a constaté qu’en 1853 le commerce avait dû payer en un an, pour les seuls transports de grains entre Orléansville et Tenez, 300,000 francs de plus que si la route eût été terminée. Le dommage est le même partout ailleurs, sur toutes les routes, en les prenant dans leur étendue totale, car il n’y en a pas une seule entièrement achevée : les crédits suffisent même rarement pour l’entretien des travaux, que ravagent et emportent les pluies torrentielles de l’hiver. Enfin les travaux neufs se réduisent à si peu de chose qu’il ne faudrait pas moins de cent quarante années, avec les allocations ordinaires, pour mener à fin les routes du territoire militaire.

Le réseau général de la viabilité algérienne, très nettement indiqué par la nature, se divise en deux grands systèmes : les lignes perpendiculaires au littoral, les lignes parallèles. A tous les mouillages de la côte correspond dans l’intérieur quelque petite ou grande ville qui reçoit dans ses murs, comme un entrepôt, tous les produits d’un bassin commercial plus ou moins étendu, et les dirige sur la mer, au port le plus proche. Ce port reçoit à son tour les produits de la côte ou de l’Europe, et les expédie sur l’entrepôt intérieur, d’où ils se distribuent dans la zone environnante, et quelquefois vont rejoindre d’autres étapes commerciales, échelonnées de distance en distance du nord au sud. La symétrie remarquable de cette disposition géographique indique d’avance que les routes doivent unir ces comptoirs, spontanément éclos des rapports naturels : à l’est, Philippeville, Constantine, Batna, Biskara; au centre, Alger, Blidah, Médeah, Laghouat; à l’ouest, Oran, Sidi-bel-Abbès, ou Tlemcen.

Le système parallèle au littoral ne se divise qu’en trois grandes lignes. L’une doit courir à portée de la mer, s’infléchissant à l’intérieur toutes les fois qu’elle se heurte à des massifs de roches et de montagnes; elle n’est pas rendue inutile par la navigation à cause de la grande difficulté d’atteindre les mouillages secondaires pendant les mauvais temps. La seconde, d’une exécution beaucoup plus facile, dessine un ruban longitudinal entre les frontières opposées de Tunis et du Maroc, sur un parcours de près de trois cents lieues, et ne se divise qu’en deux grandes sections, de longueur égale, séparées par un chaînon de l’Atlas, entre Amoura, où finissent les plaines basses de l’ouest, et Aumale, où commencent les plateaux élevés de l’est : c’est la grande ligne centrale ou médiane. La troisième, créée d’abord dans une pensée purement stratégique, doit relier tous les établissemens que l’on appelait des avant-postes du temps de la guerre, et qui sont aujourd’hui au milieu même de nos vastes domaines : nœuds commerciaux ou marchés intérieurs qui se rattachent aux villes indigènes du Sahara algérien, dont l’occupation, devenue nécessaire, a rectifié cette fausse idée, que le maître du Tell pouvait de loin et à grandes guides gouverner le Sahara. Quand sera terminé le réseau de la viabilité algérienne, il présentera l’image fort régulière d’un réseau à mailles à peu près égales en longueur et en largeur. L’achèvement des 4,500 kilomètres actuellement classés est estimé à 70 millions.

Les routes partent toutes des ports et y aboutissent, à l’exception des deuxième et troisième lignes parallèles : aussi les mouillages ne pouvaient-ils manquer d’appeler la sollicitude du gouvernement sur une côte redoutée par ses dangers, et qui doit à son imperfection en temps de paix sa force en temps de guerre. La marche des événemens qui ont amené la conquête du pays, ainsi que le rang de capitale maritime, militaire et politique acquis par Alger, ont concentré jusqu’à ce jour la meilleure part des crédits sur le port de cette ville, et plus de 25 millions ont été déjà employés à une création que la nature n’avait point préparée. Le bassin, formé par deux jetées d’un développement total de 19,000 mètres, offre une surface bien abritée de 90 hectares, accessible aux grands bâtimens sur presque toute son étendue, et pouvant contenir vingt vaisseaux, vingt frégates et trois cents navires marchands. Il reste à construire sur les quais un arsenal maritime de réparations et de ravitaillement, dont le projet, ajourné par le conseil supérieur de l’amirauté, sera tôt ou tard repris, comme le couronnement nécessaire des travaux déjà accomplis.

Dans la nouvelle période qu’inaugure la suppression du gouvernement général d’Alger, les autres ports espèrent obtenir à leur tour de plus larges dotations que par le passé. Si l’importance acquise jusqu’ici par chacun d’eux a été dans une certaine mesure indépendante de sa valeur propre et subordonnée aux convenances de la conquête, leur futur développement et par suite les crédits à leur accorder doivent se mesurer désormais à leurs qualités nautiques et à la richesse des territoires qu’ils sont appelés à desservir. Au nom de ce principe de haute justice et de véritable économie, un ingénieur hydrographe, dont la marine et la science déplorent la mort prématurée, M. Lieussou, avait dressé un système général des travaux à exécuter sur les principaux points du littoral algérien, au nombre de seize, qui ont reçu de la nature quelques gages d’un avenir maritime. Dans ses vues, le premier rang commercial, temporairement acquis à Alger, était réservé dans l’ouest à Arzew, dans l’est à Bougie, deux points aujourd’hui bien délaissés, et qui sont tôt ou tard appelés à devenir, à droite et à gauche d’Alger, les principaux ports de transit entre l’Europe, le Sahara algérien et l’Afrique centrale. Ces perspectives, bien que justifiées par les mérites naturels des rades et la distribution géographique des bassins commerciaux de l’intérieur, invitent seulement à ménager par terre et par mer un facile accès vers les places d’Arzew et de Bougie, afin de leur donner les moyens de faire prévaloir toute leur puissance virtuelle. Entre ce triomphe lointain de leur supériorité et la situation présente, une période intermédiaire doit faire une part légitime aux intérêts déjà constitués. Dans cette période, où nous entrons dès aujourd’hui, Oran et Mers-el-Kebir se disputent la prééminence dans la province d’Oran, Stora et Philippeville dans celle de Constantine. Dans celle-ci, Collo, occupé depuis quelques mois seulement par les Français, aurait supplanté ses deux rivales, si le hasard d’une marche militaire eût dirigé vers ce point les colonnes du maréchal Valée, qui s’arrêtèrent sur les ruines de l’antique Russicada. Bône, plus à l’est, se tient pour déshérité, et se plaint, non sans justice, d’un oubli dont la nature s’est, pour son malheur, rendue complice en plaçant cette ville en dehors de la route la plus courte de France vers Constantine. Quant à Oran et Mers-el-Kebir, leur rivalité de fraîche date a déjà éclaté en une violente hostilité, dans laquelle les projets se heurtent à des projets contraires, les affirmations les plus tranchées à des négations tout aussi absolues. Des études très précises pourront seules déterminer la préférence à donner à l’un ou à l’autre au nom de l’intérêt général.

Quoique nous ayons écarté de cette étude tout ce qui a trait à la défense armée de la colonie, nous ne pouvons nous empêcher de constater qu’elle possède, sans compter le port d’Alger, deux positions à la fois militaires et nautiques de la plus haute importance. L’une est Mers-el-Kebir, dont la rade, qui peut recevoir une flotte en toute saison, commande tous les ports compris entre le cap Tenez et la frontière du Maroc, couvre et défend la frontière maritime des régions d’Oran et de Tlemcen. Si les parages de Gibraltar redevenaient le théâtre de luttes navales, Mers-el-Kebir, placé sous le vent du détroit, offrirait après un combat malheureux un refuge très accessible, même pour des vaisseaux désemparés. En facilitant la réunion de nos flottes de Brest et de Toulon, ce port tend à neutraliser l’occupation de Gibraltar par les Anglais. Tous ces avantages lui assurent une haute valeur stratégique, qui invite à ne reculer devant aucun sacrifice pour en compléter la défense, déjà fort avancée. L’importance militaire de Bougie n’est pas moindre. Sa rade, où la flotte turque hivernait avant 1830, offre naturellement, même dans la mauvaise saison, un mouillage sûr, capable d’abriter une escadre entière, et facile à prendre ou à quitter par tous les temps. En surveillant le passage des Baléares et les abords du canal de Malte, cette rade appuie nos opérations navales tant sur les côtes d’Italie que dans les mers du Levant; elle commande militairement tous les mouillages depuis Dellys jusqu’à Stora, et facilite les relations d’Alger avec Philippeville et Bône; elle couvre enfin la frontière maritime de la province de Constantine, et assure de ce côté le ravitaillement de l’armée. Bougie est en outre plus rapproché qu’Alger de Toulon, de Marseille, surtout des ports de la Corse, qui, en temps de guerre maritime, offriraient à nos escadres de précieuses relâches entre la France et l’Algérie. Ces dons de la nature méritent d’être appréciés, car la vocation de l’Afrique septentrionale, de la Berbérie, écrite dans son histoire depuis trente siècles, est essentiellement une vocation maritime. Dès qu’on y pensera sérieusement, le pays fournira et les forêts pour construire les navires, comme l’ont constaté des ingénieurs de la marine envoyés en exploration, et les matelots pour les équiper.

Après les routes et les ports, le régime des eaux dans l’intérieur appelait les travaux publics les plus importans, soit pour l’agriculture, soit pour la salubrité. Ils se résument en trois mots qui sont trois grandes idées et trois grandes œuvres : les barrages, les canaux d’irrigation, les desséchemens. On sait que les peuples du nord de l’Europe, habitués à un excès d’humidité, apprécient et aménagent les eaux moins bien que ceux du midi : le drainage les préoccupe plus que l’irrigation. Les Français ont mis de longues années à préparer une imitation modeste des Romains pour la conduite des eaux de boisson et d’arrosement; ils ne peuvent encore se décider à construire des citernes malgré l’exemple des Maures, en cela fidèles imitateurs du peuple-roi. Aussi est-il peu surprenant qu’ils aient presque partout reculé devant des opérations monumentales, telles que les barrages, malgré l’évidence des indications naturelles. La grande chaîne atlantique qui traverse toute l’Algérie de l’ouest à l’est, en projetant de droite et de gauche des contre-forts aux flancs abruptes et des massifs aux puissans mamelons, creuse une infinité de petits bassins où coulent des ruisseaux qui deviennent en hiver des courans torrentiels. Des barrages dressés à l’issue des montagnes, au débouché dans la plaine, constitueraient de vastes et profonds réservoirs, d’où l’eau, s’échappant par des canaux ramifiés dans les campagnes, porterait au loin la fertilité. Un seul grand travail de ce genre a été exécuté, le barrage du Sig, dans la province d’Oran, et malgré les richesses que lui doit tout un vaste territoire, malgré les vives instances et les offres de concours des populations, l’exemple n’a pas été suivi ailleurs, du moins sur des proportions dignes d’un grand peuple.

La même timidité a présidé aux travaux de dessèchement des marais. La plupart des plaines, la Métidja entre autres près d’Alger et celle de la Seybouse près de Bône, ont été, sur quelques points, sillonnées de fossés d’écoulement qui ont produit une amélioration immédiate dans les conditions sanitaires du pays et livré à l’agriculture de précieux terrains. Ailleurs de petits marécages ont été attaqués et supprimés; mais nulle part les travaux n’ont été entrepris et menés avec cette puissance et cette persévérance qui seules domptent une nature rebelle. Les grands foyers d’infection paludéenne semblent braver le génie et la volonté de la France : ce sont, au pied du sahel de Koléa, le lac Alloula, et dans l’ouest les marais de l’Habra et de la Sebkha ou grand lac salé d’Oran. Pendant une certaine période, l’état, qui empiétait si volontiers sur l’œuvre des particuliers, avait mis à leur charge le dessèchement des marais et la plantation des parties qui les bordent, oubliant que les terres de cette nature restent dans son domaine. Aujourd’hui il n’impose plus des charges aussi onéreuses qu’iniques, mais il s’abstient de remplir ses devoirs de propriétaire, tout en appelant au voisinage des terres les plus dangereuses des essaims d’émigrans, victimes prédestinées. Combien il ferait acte de sagesse et d’humanité en appliquant son budget à l’assainissement du pays et en laissant aux colons le soin de construire leurs villages! Ainsi reviendraient à leur rôle respectif, en le remplissant mieux qu’aujourd’hui, les deux grands pouvoirs de la société, l’individu et l’état.

Eu compensation, nous effacerions de la catégorie des travaux publics la création des centres de population. Dans cet ordre de faits, l’intervention de l’état dépasse toute juste limite, bien que sa tâche soit nettement indiquée par la raison comme par l’expérience des pays qui savent coloniser. Elle consiste à dégager la pleine et libre propriété du sol, à l’allotir, à le concéder ou le mettre en vente, à lui ouvrir des communications faciles entre les centres voisins. L’état peut encore, en vue des services communaux ou provinciaux, sur lesquels il exerce dans nos mœurs et nos lois une légitime tutelle, assigner les emplacemens qu’il juge préférables, et déterminer ainsi l’assiette probable de la ville ou du village à construire. Il n’a point d’autres devoirs à remplir. En toute localité assainie et abordable, fertile d’ailleurs, et surtout dotée de biens communaux, les populations afflueraient, et au bout de deux ou trois ans compteraient des centaines de familles disposées à exécuter les travaux d’ordre municipal par leurs propres efforts, auxquels viendraient en aide, d’une façon accessoire, la province et même l’état. Ce système suppose, il est vrai, un libre et large essor ouvert à la vie collective, la propriété définitive du sol reconnue à tout colon, un budget communal établi sur des bases solides, — concessions qui toutes dépendent de l’état. La difficulté consiste bien moins dans l’impuissance des forces individuelles que dans un éloignement systématique de l’administration pour les libertés locales, dont la centralisation a étouffé le goût et l’habitude. Une autre erreur du gouvernement, c’est de croire que les centres de population dépendent de sa volonté, et qu’il peut en créer partout sans autre limite que les crédits dont il dispose. Les agrégations humaines naissent spontanément là où se croisent pour l’échange ou le travail les courans de l’activité. C’est une loi dont l’Algérie elle-même offre de nombreuses applications, et, pour n’en citer que la plus récente, Souk-Harras, l’ancienne Tagaste, la patrie de saint Augustin, est devenue en deux ou trois ans une petite ville de quinze cents âmes, sans que l’autorité s’en avisât. Au contraire, quand les causes naturelles font défaut, préfets et généraux ont beau décréter des villages, bâtir même toutes les maisons, octroyer gratuitement les concessions : ces créations artificielles ou prématurées traînent une misérable existence, et l’Algérie en fournit aussi des exemples trop nombreux.

L’état rentrerait dans son vrai rôle, et justement c’est un de ceux qu’il néglige le plus, en provoquant le reboisement des montagnes. L’Afrique fut autrefois plus boisée qu’aujourd’hui, alors qu’elle était le grenier de l’Italie. Les incendies périodiques des Arabes, la dent de leurs bestiaux, ont dévasté sa richesse forestière, et une climature moins humide, accompagnée de fréquentes et désastreuses sécheresses, en a été la conséquence. L’organisation d’un service spécial de surveillance n’arrêtera pas la destruction, que peuvent seules conjurer des mesures radicales souvent indiquées, et toujours en vain : d’une part, l’interdiction absolue, sous des sanctions pénales sévères, des incendies comme moyen de défrichement; de l’autre, défense pareille du pacage des bestiaux sur toute la zone supérieure des montagnes. Sous un soleil qui donne à la sève une merveilleuse vigueur, la nature, rendue à sa propre action, aurait bientôt réparé des désordres séculaires. Des régimens de planteurs militaires lui viendraient efficacement en aide; ce serait, on l’a vu, une des plus heureuses applications de l’armée aux travaux publics. Trop faiblement organisées, les trois compagnies actuelles n’exercent qu’une action imperceptible, et encore est-elle amoindrie par leur emploi abusif au greffage des oliviers, qui est du ressort exclusif de l’industrie privée.

Les puits artésiens appartiennent à la série des travaux publics auxquels l’état a mis la main. Si quelques essais dirigés par les ingénieurs dans le Tell n’ont pas amené l’eau jaillissante, on a été plus heureux dans le Sahara, où le problème, il faut le dire, était résolu depuis des siècles par l’industrie grossière des habitans, et ne demandait que des procédés plus puissans de forage. Ici l’état, dans la personne de ses généraux et de ses soldats, et l’industrie privée, représentée par ses ingénieurs, ont fait une heureuse alliance avec les municipalités ou djemmâ indigènes, qui ont payé la dépense. M. Le général Desvaux, commandant supérieur de Batna, a pu inaugurer, au sein d’oasis envahies par le sable, des rivières jaillissantes qui les ont rendues à la vie. La grandeur et l’évidence des bienfaits, les transports d’enthousiasme des populations, leurs émotions reconnaissantes, leur exactitude empressée à payer l’impôt, le prestige que de telles merveilles attachent au nom de la France, tous ces signes éclatans de la joie des âmes et de la satisfaction des intérêts ont montré une fois de plus combien les travaux d’utilité publique consolident les succès de la guerre, et, mieux que les armes, domptent les cœurs.

La télégraphie électrique jalonne en tous sens l’Algérie de ses poteaux, respectés par les Arabes comme les signes sacrés de quelque sortilège : elle relie les deux rives de la Méditerranée par un câble sous-marin dont la pose fut saluée par des acclamations qui ne se sont pas soutenues après le service organisé. Il faut bien le dire, ce service présente des irrégularités et des retards contre lesquels l’intérêt général proteste avec force. Aussi la province du centre réclame-t-elle un lien direct avec la France, sans tenir compte de la distance de 760 kilomètres qui sépare Alger de Marseille. Oran fait remarquer que, de ses caps les plus avancés à la côte sud-est d’Espagne, la distance n’est que de 160 kilomètres, et demande la préférence pour cette direction, qui laisserait subsister l’inconvénient du trajet par terre à travers un pays étranger. Les sondages des fonds de mer peuvent seuls apporter dans ce débat des informations essentielles et encore inconnues.

Les travaux que nous venons d’énumérer sont les œuvres du passé et du présent; pour un prochain avenir, les pensées se portent de préférence sur la création des chemins de fer, décidés en principe par le décret impérial du 8 avril 1857. D’après ce décret, accueilli en Algérie avec enthousiasme, le réseau doit se composer d’une ligne parallèle à la mer et de lignes perpendiculaires. Ce réseau, dont le développement mesurerait environ 1,300 kilomètres, est en parfaite harmonie avec le relief du sol; il consacre dans ses traits essentiels le système dont MM. Warnier et Mac-Carthy avaient pris l’initiative en Algérie, système devenu populaire malgré des critiques qui ont dû fléchir l’une après l’autre sous l’autorité des faits. Quelques doutes survivent encore néanmoins sur l’opportunité de relier prochainement Constantine à Alger; mais la grande ligne d’Alger à Oran ne saurait plus être discutée depuis que l’on voit les chemins de fer de l’Espagne rattacher déjà Alicante à Madrid et s’avancer de mois en mois vers Bayonne et Perpignan. Quand les communications directes seront établies entre Alicante et l’une de ces villes, l’Espagne sera le chemin de l’Algérie le plus court et le moins fatigant pour la France et pour toute l’Europe occidentale; Oran deviendra la porte d’entrée pour la moitié de la colonie. En présence d’une telle perspective, pourrait-on songer à arrêter dans une impasse, au Sig ou à l’Habra, après 50 ou 80 kilomètres de parcours, le courant de voyageurs et de marchandises venus pour se distribuer dans le pays entier? Des considérations analogues ne permettent plus de s’en tenir longtemps à la section d’Alger à Blidah, considérée pendant une quinzaine d’années comme le terme de l’ambition algérienne, alors que les cimes de l’Atlas paraissaient les colonnes d’Hercule. Aujourd’hui l’Atlas est dominé et franchi, et c’est au cœur de la vallée du Chélif, à Amourah, au milieu de ruines qui attestent le génie de Rome, que le génie de la France devra fixer le nœud vital de sa domination. Par les chemins de fer, la France dominera en effet le peuple indigène, au nom de la force, en s’assurant le rapide transport des troupes en une ou deux journées d’une frontière à l’autre, en quelques heures sur tout point de l’intérieur où éclaterait une apparence de révolte, — au nom de la politique, en coupant en deux, par une ligne de stations et de villages peuplés d’Européens, les tribus au nord de la ligne centrale et celles qui se trouveront au sud, — enfin au nom de l’intérêt, en donnant aux terres des Arabes, à leurs produits, à leur main-d’œuvre une plus-value qui doublera rapidement leurs richesses. Telle est l’importance stratégique du réseau, qu’il devra, un jour ou l’autre, être établi sans discontinuité, même sur les parcours dont le revenu commercial ne paraîtrait pas d’abord suffisamment rémuuérateur, afin de pouvoir multiplier la force des troupes par leur vitesse : aie couper en tronçons, on annule une de ses principales fonctions. L’exécution entière du réseau algérien ne saurait être qu’une question de temps.

En Algérie d’ailleurs, comme aux États-Unis, comme aux colonies anglaises, les voies ferrées n’ont pas exactement le même caractère qu’en Europe. Là ce sont des instrumens de colonisation et de peuplement qui s’avancent hardiment à travers les solitudes, et, par le rayonnement d’activité qui semble jaillir de leurs locomotives, répandent au travers de larges zones la vie, le travail, les populations : sur le parcours du rail-way, les villages et les villes s’élèvent comme par enchantement. Quoique le cadre de l’Algérie soit beaucoup moins vaste, de pareilles espérances sont permises sur une échelle proportionnée à l’étendue même du théâtre, si le gouvernement français consent à étudier les exemples des nations qui ont réussi en matière de colonisation. Il a fait un premier pas dans la sagesse en renonçant à construire et à exploiter lui-même les chemins de fer, comme l’atteste un projet de loi récemment présenté au corps législatif : il en fera un second en accordant aux compagnies des conditions acceptables. On offre déjà une garantie d’intérêt à 5 pour 100 sur un capital de 61 millions, destiné à trois lignes, de la mer à Constantine, d’Alger à Blidah, d’Oran au Sig. Peut-être, dans les circonstances nouvelles où la France se trouve, les compagnies demanderont-elles en outre un concours matériel par concessions de terres, carrières et mines, forêts, eaux d’irrigation, salines, méthode qui prévaut en Amérique dans les pays neufs. La concession de terres sur le trajet de la voie ferrée nous paraît, il faut l’avouer, une condition indispensable pour le succès de l’opération. Une société communiste comme celle des Arabes ne peut pas alimenter des chemins de fer; c’est la propriété individuelle qui seule peut assurer la vitalité d’une telle entreprise. Pour accroître leurs chances de gain, les compagnies concessionnaires demanderont probablement à être chargées, entre autres travaux complémentaires ou accessoires, de l’amélioration des ports ainsi que du dessèchement des marais : l’état devra s’estimer heureux s’il peut alléger par ce moyen son propre fardeau, suivant l’exemple donné par l’Angleterre. Un des officiers qui ont mêlé leur nom avec le plus d’autorité aux questions de travaux publics en Algérie, M. Le général de Chabaud-Latour, commandant supérieur du génie, n’évaluait pas, il y a quelques années, à moins de 300 millions le coût des travaux que l’état avait à exécuter, sans parler des voies ferrées, et il concluait à un emprunt national de cette somme. Un tel vœu ayant peu de chances d’être entendu, et la colonie ne pouvant compter que sur les ressources, toujours insuffisantes, du budget ordinaire, l’Algérie devra appuyer toute demande tendant à confier aux capitaux privés les travaux qui dépassent les crédits habituellement disponibles aux mains de l’état.

Les chemins de fer exécutés par les compagnies peuvent seuls inaugurer l’ère nouvelle toujours promise à l’Algérie, et qui toujours recule comme un décevant mirage. Si les services matériels d’une circulation rapide étaient les seuls à attendre d’une viabilité perfectionnée, peu importerait qu’elle vînt des compagnies ou de l’état; mais comme le mal chronique et profond de l’Algérie depuis trente ans est l’absorption des forces individuelles par l’état, tout ce qui augmente ce monopole aggrave une situation calamiteuse, tout ce qui donne carrière à la puissance créatrice des individus est un principe de salut. A cet affranchissement aideront les compagnies en suscitant une multitude d’entreprises secondaires pour l’exécution de leurs marchés et pour la mise en valeur de leurs dotations immobilières. Ces entreprises réveilleront la vie engourdie des municipalités en sollicitant leur concours; les provinces elles-mêmes devront prendre part à l’œuvre commune, car leur prospérité sera solidaire de celle des compagnies. La contagion de l’exemple se communiquant de proche en proche, l’émulation du succès courra dans tous les rangs, même au sein des tribus, et le niveau de la puissance et de la fortune générale s’élèvera en proportion des efforts. Alors la colonie jouira d’une organisation régulière, qui aura pour base les individus et les familles, pour élémens principaux les agrégations communales, les associations de toute nature, et pour couronnement l’état, éclairant et protégeant par la justice et la sécurité tous les essors personnels. Son prestige y gagnera, car ses hauts fonctionnaires n’en seront que de plus éminens personnages, quoiqu’ils aient à compter, plus que par le passé, avec des intérêts qui seront aussi des puissances.

Parvenue à cette pleine possession de ses facultés, l’Algérie prendra dans la politique et le commerce de la France le rôle brillant que lui promirent de bienveillans horoscopes. Sa forte position sur la Méditerranée, en face de Toulon et de Marseille, pèsera dans le calcul de tous les événemens pacifiques ou guerriers dont cette mer peut devenir le théâtre, et cessera de donner des inquiétudes le jour où le pays pourra nourrir sa population civile et son armée. Sans craindre des luttes qu’on voudrait voir à jamais conjurées, l’Algérie aura fourni à la marine nationale de précieuses occasions de se développer, et l’esprit militaire se sera conservé intact dans les camps, tout en se rendant utile dans les ateliers des travaux publics; en même temps les chemins de fer exécutés pourront remettre à la disposition de la France une moitié des garnisons algériennes. De son foyer au nord du continent africain, la civilisation rayonnera sur les états de Tunis, de Tripoli et de Maroc, pour y étouffer les restes d’une barbarie séculaire par une intervention armée ou par l’influence diplomatique, suivant que son honneur et son intérêt l’exigeront. Avançant de proche en proche au sud par ses explorateurs, ses résidens et ses consuls, l’inspiration française nouera, sur toutes les routes du désert et du Soudan, des liens de commerce et d’amitié qui, en se prolongeant vers le sud-ouest, rejoindront le Sénégal, pour embrasser les deux colonies dans un même plan d’action sur l’Afrique, destinée à devenir les Indes orientales de la France. Doublé d’étendue, le territoire français offrira un asile hospitalier à l’émigration de ses propres enfans et de ceux de l’Europe qui sauront en faire un champ d’activité et un instrument de fortune. Dans le contact fécond des races diverses, le génie national retrempera les ressorts d’expansion colonisatrice qui ont fait sa grandeur en d’autres temps, et dont les fruits ont été perdus par la faute des gouvernemens. Une large rémunération du travail et le facile accès à la propriété du sol introduiront des données nouvelles dans la solution de ces graves problèmes du paupérisme et du prolétariat, dont la politique se préoccupe à bon droit autant que la science. De nouvelles terres, en des mains laborieuses, fourniront des matières premières à l’industrie, des marchandises au commerce, des denrées à la consommation, des revenus au trésor, des soldats à l’armée, des matelots à la marine, des citoyens au pays. Pour obtenir ces nobles résultats, la bonté maternelle de la France devra élever à son niveau les races vaincues et déchues, leur enseigner le travail dans la paix par ses leçons et ses exemples : sa tolérance et ses bienfaits amortiront leur hostilité, qu’au besoin sa toute-puissance désarmerait. Sur ces parages redoutés et bien gardés[8], d’où la piraterie musulmane bravait toute l’Europe chrétienne, la barbarie reculera devant la civilisation. Une société prospère offrira enfin, dans son développement régulier, à la mère-patrie la plus digne récompense de trente années de luttes héroïques et de généreux efforts.


JULES DUVAL.

  1. Livraison du 15 avril 1859.
  2. Cette population se compose d’élémens fort variés, qu’un recensement exécuté à la fin de 1857 répartissait ainsi, qu’il suit par nationalité :
    Français 106,950
    Espagnols 46,245
    Italiens 10,421
    Maltais 7,511
    Allemands 5,759
    Suisses 1,942
    Belges et Hollandais 562
    Anglais et Irlandais 357
    Polonais 225
    Portugais 158
    Grecs 69
    Divers 273
    Total 180,472
  3. Il existe en France une vingtaine de maisons autorisées pour le recrutement et l’envoi des émigrans à l’étranger, pas une seule pour l’Algérie.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 août 1858, l’étude de M. Payen sur les Cultures algériennes et la Récolte de 1858.
  5. La maison Bastide.
  6. Ces journaux soit : l’Akhbar, l’Algérie nouvelle, le Tirailleur, à Alger; — l’Echo d’Oran, l’Éditeur, à Oran; — l’Africain, à Constantine; — la Seybouse, à Bone; — le Zéramna, à Philippeville — Un neuvième journal a été autorisé récemment : l’Indépendant, à Constantine. Les recueils sont la Revue Africaine, le Bulletin de la Société d’Agriculture et le Journal de Jurisprudence, tous trois publiés à Alger.
  7. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1858, un article de M. Lavollée sur le Régime commercial de l’Algérie.
  8. Les Turcs appelaient Alger la bien gardée.