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Bakounine/Œuvres/TomeV/Articles écrits pour le journal l’Égalité

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Œuvres - Tome V.
ARTICLES POUR LE JOURNAL L’ÉGALITÉ


ARTICLES ÉCRITS POUR LE JOURNAL L’ÉGALITÉ

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I

Lettre à la Commission du journal l’ÉGALITÉ à Genève.

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Mon cher……[1],

Vous me demandez si je veux participer à la rédaction du journal qui, sous le titre de l’Égalité, va devenir l’organe définitif des sections romandes de l’Association internationale des travailleurs de la Suisse. Vous ne devez pas en douter, cher ami. Je considère cette Association comme la plus grande et la plus salutaire institution de notre siècle, appelée à constituer bientôt la plus grande puissance de l’Europe et à régénérer l’ordre social, en substituant à l’antique injustice le règne d’une liberté qui, n’excluant personne de ses droits, deviendra réelle et bienfaisante pour tout le monde, parce qu’elle sera fondée sur l’égalité et sur la solidarité réelles de tous : dans le travail et dans la répartition des fruits du travail ; dans l’éducation, dans l’instruction, dans tout ce qui s’appelle le développement corporel, intellectuel et moral, individuel, politique et social de l’homme, aussi bien que dans toutes ces nobles et humaines jouissances de la vie qui n’ont été réservées jusqu’ici qu’aux classes privilégiées.

Cette vaste association de tous les travailleurs de l’Europe et de l’Amérique n’existe que depuis quatre ans, et déjà elle porte en son sein tous les éléments de cette justice et de cette paix universelles que les Congrès bourgeois se sont mis à chercher depuis quelque temps, mais qu’ils ne parviendront jamais à trouver, et cela par une très simple raison. La bourgeoisie est un corps que l’histoire a usé, a flétri, et, comme beaucoup de vieillards qui, à force d’impuissance, tombent dans l’utopie, elle rêve aujourd’hui l’union de choses incompatibles, et veut le but sans vouloir les moyens. Ainsi les bourgeois ne demandent pas mieux que d’adorer platoniquement la justice, à condition toutefois qu’on leur garantisse la jouissance ultérieure des avantages héréditaires de l’iniquité historique. Ils ont soif de la paix, mais ils veulent en même temps la conservation des États politiques actuels, parce que ces États les protègent contre les réclamations mille fois légitimes des masses populaires. Trente siècles d’histoire n’ont pas suffi pour leur démontrer que l’État politique, c’est la guerre permanente au dehors, et l’oppression et l’exploitation permanentes au dedans.

Mais laissons ces pauvres vieillards à leurs rêves impuissants et à leurs ridicules utopies. Aux bourgeois appartient aujourd’hui ; aux travailleurs demain. Parlons de la grande préparation de demain.

Pour que l’heure de la délivrance définitive du travail sonne, que faut-il ? Deux choses, deux conditions inséparables. La première, c’est la solidarité réelle et pratique des travailleurs de tous les pays. À cette puissance formidable, quelle force au monde pourra résister ? Il faut donc la réaliser. Il faut que tous les travailleurs opprimés et exploités dans le monde, en se donnant la main à travers les frontières des États politiques et en détruisant par là même ces frontières, s’unissent pour l’œuvre commune dans une seule pensée de justice et par la solidarité des intérêts : Tous pour chacun et chacun pour tous. Il faut que le monde se partage une dernière fois en deux camps, en deux partis différents : d’un côté, le travail à des conditions égales pour tous, la liberté de chacun par l’égalité de tous, la justice, l’humanité triomphante, — la Révolution ; de l’autre, le privilège, le monopole, la domination, l’oppression et l’éternelle exploitation. Mais du moment que tous les travailleurs de l’Europe et de l’Amérique seront unis, la lutte même deviendra inutile : le parti ennemi disparaîtra de lui-même.

L’autre condition, inséparable de la première, c’est la science ; non la science bourgeoise, falsifiée, métaphysique, juridique, politico-économique, pédantesque et doctrinaire, qu’on enseigne dans les universités ; mais la vraie science humaine, fondée sur la connaissance positive des faits naturels, historiques et sociaux, et n’acceptant d’autre inspiration que la raison, le bon sens. Savoir, c’est pouvoir. Il faut donc aux travailleurs la solidarité et la science.

Développer ces deux conditions essentielles de leur triomphe, n’est-ce pas là, cher ami, l’objet principal de l’organe que les sections romandes de la Suisse vont fonder ? Participer à cette œuvre est le devoir de chacun, et je serai fier et heureux de pouvoir y contribuer par mes faibles efforts.

Il est une question surtout qu’il me paraîtrait important de traiter aujourd’hui. Vous savez que ces pauvres bourgeois, pressés par la force inéluctable des choses et faisant de nécessité vertu, se font aujourd’hui socialistes ; c’est-à-dire qu’ils veulent falsifier le socialisme, comme ils ont falsifié tant d’autres excellentes choses à leur profit. Longtemps ils ont combattu jusqu’à ce mot « socialisme », et j’en sais quelque chose, moi qui, au sein du Comité central de la Ligue de la paix et de la liberté, ai passé un hiver, que dis-je, une année tout entière, à leur expliquer la signification de ce mot. Maintenant ils disent le comprendre. J’attribue ce miracle non à ma pauvre éloquence, mais à l’éloquence des faits qui ont parlé plus haut que moi. La grève de Genève, celle de Charleroi, en Belgique, le fiasco essuyé par les démocrates bourgeois d’Allemagne dans la grande assemblée populaire de Vienne, les Congrès de Hambourg[2] et de Nuremberg[3], et surtout celui de Bruxelles, ont forcé leur intelligence doctrinaire et rebelle. Sourds et aveugles par intérêt, par position et par habitude, ils commencent aujourd’hui à entendre, à voir. Ils ont enfin compris que l’avènement du socialisme est désormais un fait inévitable ; que c’est le Fatum du siècle dans lequel nous vivons. Et voilà pourquoi ils sont devenus socialistes.

Mais comment le sont-ils devenus ? — Ils ont inventé un socialisme à eux, très ingénieux, ma foi, et qui a pour but de conserver à la classe bourgeoise tous les avantages de l’organisation sociale actuelle, et aux travailleurs — la misère. Ce ne serait pas même la peine d’en parler, si ces nouveaux socialistes bourgeois, profitant de l’avantage que leur donnent leur position sociale et leurs moyens pécuniaires, naturellement plus puissants que les nôtres, aussi bien que l’organisation de leur Ligue et la protection des pouvoirs officiels dans beaucoup de pays, ne s’étaient pas mis en campagne pour tromper la conscience des sociétés ouvrières, en Allemagne surtout. — Nous devons les combattre, et, si la rédaction du Journal veut bien le permettre, je consacrerai plusieurs articles à exposer la différence énorme qui existe entre le socialisme sérieux des travailleurs et le socialisme pour rire des bourgeois.

Michel Bakounine.

(Numéro spécimen de l’Égalité, 19 décembre 1868.)


II

Le journal la FRATERNITÉ[4].

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Encore un nouvel organe du socialisme bourgeois ! Ces messieurs ne veulent pas se résigner à mourir tranquillement, sans protestation, sans éclat, comme il convient à des gens qui n’ont plus rien à dire ni rien à faire dans ce monde. Non : après s’être vertueusement résignés à ne vouloir, à ne faire, à n’être rien pendant toute leur vie, ils voudraient, au moment de mourir, devenir quelque chose ; il leur faut du bruit autour de leur lit de douleur, et, moribonds respectables, ils tiennent au moins à nous laisser leur testament. Mais qu’en ferons-nous, de ce testament ? Qui se chargera de l’exécuter ? À coup sûr ce ne seront pas les travailleurs, ces successeurs légitimes du monde bourgeois qui s’en va.

M. E. La Rigaudière, fondateur de ce nouveau journal, qui, sous le nom de la Fraternité, organe international de la démocratie, va paraître hebdomadairement à Mannheim, grand-duché de Bade, a bien voulu nous adresser une lettre par laquelle il nous exprime l’espoir que nous saluerons avec sympathie l’apparition d’un journal destiné à servir la cause démocratique et à travailler énergiquement au maintien de la paix et à la revendication de la liberté.

Ennemis de toute discussion inutile, et n’aimant pas à dire des choses désagréables, nous aurions mieux aimé ne pas répondre du tout ; mais la politesse nous commandant une réponse, nous voulons la faire avec la franchise et la fermeté qui doivent caractériser désormais tous les rapports des ouvriers avec les bourgeois. La voici :

Nous avons parcouru avec une scrupuleuse attention le numéro spécimen du nouveau journal qu’on a eu l’obligeance de nous envoyer, et nous n’y avons trouvé rien, mais absolument rien, qui puisse nous intéresser, nous toucher. Pas un mot de vivant, aucune idée, rien qui révèle l’entente du présent en un sentiment juste des événements qui approchent ; des désirs aussi pieux que stériles, des aspirations vertueusement défaillantes ; pas de chair, pas de sang, nulle ombre de réalité. On dirait un journal fondé dans un monde meilleur par des fantômes.

Nous avons été autant étonnés qu’affligés de trouver sur la liste des collaborateurs de cette nouvelle feuille de la bourgeoisie socialiste, parmi beaucoup de noms qui sont comme les coopérateurs obligés de ces sortes d’entreprises littéraires, des noms estimés et aimés, tels que celui de M. Élie Reclus, que nous avions considéré jusqu’ici comme un franc socialiste populaire, aussi bien que ceux de MM. Bebel et Liebknecht, représentants intelligents et zélés de la cause des travailleurs dans le Nord de l’Allemagne, mais qui rendraient le plus mauvais service à cette cause s’ils tentaient de la rattacher à l’entreprise frauduleuse ou stérilement vertueuse du socialisme bourgeois.

D’ailleurs, il est évident que ce journal ne sera rien qu’une pâle copie des États-Unis d’Europe[5]. C’est absolument le même esprit, le même but.

Maintenant, quels sont cet esprit et ce but ? Ils veulent le triomphe de la paix par la liberté, c’est fort bien ; mais cette liberté, par quel moyen se proposent-ils de la conquérir ?

Quelles sont leurs armes pour combattre ce monstre couronné que, dans leur jargon nouveau, ils appellent le césarisme ? Là est toute la question. Césarisme, militarisme et servilisme bureaucratique sont assurément des choses détestables, mais ont-ils une force vivante à leur opposer ? Quelle est la nature de cette force ? Sera-ce celle de leurs arguments, ou celle de leur bourse, ou celle de leurs bras ?

Leurs bras ? C’est presque ridicule d’en parler. Entre la force imposante et si bien organisée des armées permanentes qui défendent le passé, et la force bien plus formidable encore des travailleurs qui s’organisent partout en Europe pour faire triompher l’avenir, la force musculaire de cette petite phalange de bourgeois socialistes est égale à zéro. Leur bourse ? On peut en mesurer la puissance par la misère chronique de leurs ligues et de leurs journaux. La bourgeoisie riche, les heureux spéculateurs de la Bourse, de l’industrie, du commerce, de la Banque, qui ont à leur disposition les millions, peuvent bien se permettre, par mauvaise habitude, quelquefois des boutades contre des gouvernements et un ordre de choses qui font si bien leurs affaires ; mais qu’il arrive un moment de crise, et nous les verrons tous, soyons-en bien sûrs, du côté de la réaction contre la Révolution, comme aujourd’hui en Espagne. La moyenne bourgeoisie les suivra, et la pauvre bourse de cette petite phalange de bourgeois socialistes ne se remplira pas. Reste donc la seule force de leurs arguments. Mais qui se laissera toucher par l’éloquence de ces arguments ?

Si messieurs les bourgeois socialistes se flattent d’arriver à convaincre les puissants et les riches, ils sont encore plus fous que nous ne l’avions pensé ; si au contraire ils espèrent exercer une influence sur les peuples, ils sont également les victimes d’une singulière illusion. Les masses populaires, représentées aujourd’hui dans la plus grande partie de l’Europe par les travailleurs des fabriques et des villes, comme elles l’avaient été jusqu’en 1793 par la classe bourgeoise, aspirent unanimement et partout à une chose que le socialisme bourgeois ne pourra ni ne voudra jamais leur donner. Elles veulent l’égalité.

Non l’égalité trompeuse, l’égalité seulement juridique, politique et civile qu’on s’amuse à leur offrir : elles veulent l’égalité économique et sociale avant tout, l’égalité réelle et complète ; l’égalité de l’enfance dans les moyens d’entretien, d’instruction et d’éducation ; l’égalité dans le travail, dans la répartition des produits du travail collectif, ainsi que dans toutes les autres conditions de la vie.

Fatigué d’être exploité et gouverné par autrui, le peuple ne veut plus de classe exploitante et tutélaire, quel que soit le nom qu’elle se donne. Il veut, messieurs les socialistes bourgeois, et dans son intérêt propre, et dans celui de votre moralisation et de votre dignité à vous, il veut que vous viviez et que vous travailliez désormais aux mêmes conditions que lui-même. Parlez-lui de cette égalité, et il vous croira, il vous écoutera, il vous suivra. Aidez-le à la conquérir, et il vous donnera en retour la liberté, la justice et la paix. Sinon, non, et votre Fraternité ne sera rien à ses yeux qu’une fraude nouvelle.


(Égalité du 20 février 1869.)
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En annonçant, dans notre dernier numéro, l’apparition d’un nouvel organe de la démocratie bourgeoise, la Fraternité, nous avions témoigné notre regret de voir figurer parmi les noms des collaborateurs de ce journal celui d’un homme que nous savons appartenir à notre cause, M. Élie Reclus.

Si nous avons pu croire que M. Élie Reclus avait promis d’entrer dans la rédaction de la Fraternité, c’est qu’il ne nous était pas venu à la pensée que l’on eût pu, sans son consentement, mettre le nom de notre ami sur la liste des collaborateurs de ce journal.

Aussi est-ce avec une vive satisfaction que nous avons reçu la lettre suivante :

Paris, 21 février.

J’ouvre l’Égalité et je trouve un article relatif au journal de La Rigaudière. Le nom de mon frère, ou tout aussi bien le mien, — Reclus, — se trouve, en effet, dans le prospectus de ce journal ; mais celui qui l’a employé n’y avait aucun droit. M. La Rigaudière m’avait écrit pour me demander ma collaboration : je l’ai refusée. Il m’a sommé alors d’envoyer sa lettre à mon frère, ce que je fis ; mais mon frère Élie refusa également d’entrer dans la rédaction de ce journal. Je vous prie, mon cher ami, de démentir, dans le prochain numéro de l’Égalité, l’assertion mensongère ou tout au moins erronée du prospectus de M. La Rigaudière.

À vous de cœur.

ÉLISÉE RECLUS.

(Égalité du 27 février 1869.)
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On nous prie de publier la note suivante. Nous le faisons sans difficulté, puisqu’elle ne modifie en aucune façon le jugement que nous avons porté sur le journal de M. La Rigaudière :


« Après avoir reçu communication d’une lettre de M. La Rigaudière me demandant la rétractation d’une note envoyée au journal l’Égalité du 27 février 1869, je consens volontiers à exposer ma conduite aux trois personnes désignées par M. La Rigaudière, et dont l’esprit d’équité m’inspire une parfaite confiance.

« Dans la circonstance présente, les papiers qui accompagnent la lettre de M. La Rigaudière ne me permettent point d’hésiter.

« Je crois toujours que M. La Rigaudière n’aurait pas dû, sur une lettre qui me semble évasive et dilatoire, publier le nom d’un collaborateur qui ignore le vrai titre du journal et jusqu’à la langue dans laquelle il est écrit. Toutefois, je reconnais que l’expression dont je me suis servi dans ma lettre à l’Égalité a certainement dépassé la limite. Je retire donc le mot : « assertion mensongère ». Cette parole était inconsidérée ; je dois à mes amis, je me dois à moi-même de la reprendre.

« Paris, le 10 mars 1869.

« ÉLISÉE RECLUS. »

(Égalité du 20 mars 1869.)

III

Madame André Léo et l’ÉGALITÉ.

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Faits divers. — Nous enregistrons une nouvelle qui fera, nous n’en pouvons douter, le plus grand plaisir à nos lecteurs. Un des premiers écrivains socialistes de France, Mme André Léo, a bien voulu nous donner l’assurance qu’elle consentait à prendre place parmi les collaborateurs de l’Égalité[6].

(Égalité du 27 février 1869.)
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Nous publions la lettre suivante, adressée à l’un des membres de notre Association :

Paris, 2 mars 1869.

En entrant dans la rédaction du journal l’Égalité, pour lequel je vous remercie d’avoir désiré mon concours, j’éprouve le besoin de faire une courte profession de foi, nette et sincère. En voici la raison : je suis d’accord avec vous sur le but ; nous différerons quelquefois sur les moyens.

Je sens toutes les tristesses et toutes les colères que doit exciter le spectacle d’un monde où la misère des travailleurs est la condition nécessaire de l’abondance des oisifs. Un tel système, inique, meurtrier, dépravant pour tous, doit être changé. S’il peut être expliqué au point de vue historique, il ne peut être justifié du jour où la conscience humaine a admis les principes supérieurs qui le condamnent. Non, il n’y a point de lois qui puissent prévaloir contre la Justice. Un ordre prétendu, qui admet la souffrance comme condition de ce qu’on appelle la paix, n’est que le désordre, et il n’y a point de science économique, si profonde qu’elle se dise être, que ne réduise à néant la protestation du plus humble des travailleurs, réclamant avec le sentiment de son droit le bien-être, l’instruction et le loisir nécessaires à toute créature morale et intelligente.

La justice, en un mot, n’a qu’une base, une définition : l’égalité.

Mais nous ne pouvons arriver à ce qui doit être qu’en comptant avec ce qui est, je veux dire avec les conditions naturelles, et même actuelles, de la pensée et de l’action dans l’être humain. Avant d’agir, il faut connaître le terrain sur lequel on doit marcher ; la volonté est un grand levier, mais tout levier doit porter sur quelque chose.

D’un autre côté, qui revendique au nom de la justice doit l’observer. Les soutiens du droit, cause sacrée, doivent-ils imiter les actes de ceux qui, n’ayant en vue que des intérêts, y marchent par tous les moyens ?

Si la colère est facile à ceux qui souffrent, si leur impatience est légitime, ceux qui acceptent la noble tâche de répandre l’idée, de communiquer à d’autres leurs pensées, ont besoin de juger les choses d’un point de vue général, avec une réflexion impartiale et une connaissance aussi approfondie que possible de l’état des esprits et des possibilités d’action.

On arrive alors à constater que, même parmi les privilégiés du système, l’ignorance — l’ignorance véritable, celle du vrai — n’est pas moindre généralement que parmi ceux qui ne savent ni lire ni écrire. En mettant hors de cause la classe des exploiteurs de profession, l’inconscience est générale. Elle existe dans les foules de toutes les classes, de même que dans toutes les classes les intelligences d’élite aspirent au bien, reconnaissent l’égalité, et cherchent les moyens de l’établir.

Il s’agit à mes yeux, vous le voyez, de s’entendre bien plus que de se haïr, de s’éclairer bien plus que de se vaincre.

Sans doute, il y a des cercles vicieux qu’il faut rompre, parce qu’ils empêchent tout progrès ; mais en même temps, si légitime que soit le sentiment de la révolte, il doit compter avec cette loi plus inexorable qu’on ne pense : c’est qu’il faut avant tout se faire comprendre, que n’être pas compris c’est, au point de vue moral, ne pas être ; que rien ne vit en ce monde que par concours et consentement, l’organisme social comme l’individuel.

C’est pourquoi rien ne me semble plus funeste aux intérêts de la démocratie que cet esprit d’attaque et de dénigrement qui la fait se combattre elle-même et qui sert si bien ses ennemis. La démocratie, — une minorité, — en face du pouvoir armé, en face d’une foule ignorante, que son inertie morale et intellectuelle donne presque tout entière à l’ordre établi, semble prendre à tâche de se diviser à l’infini, de se réduire aux fractions les plus minimes, par l’intolérance de ses opinions.

Chacun de ses groupes, serré autour de sa conception particulière, jette aux groupes voisins des regards de défi, des paroles d’insulte, et les traite en ennemis. — Qu’ont fait ces criminels ? — Ils ne pensent pas tout à fait comme nous.

Est-ce une raison de soupçonner leur bonne foi et de les traiter avec mépris ?

Nous rêvons l’union de tous les hommes dans une organisation sociale où s’identifieront la science et la justice, mais qui ne saurait non plus se passer d’être libre et fraternelle. Nous flétrissons les moyens odieux du despotisme, qui règne par la violence et la terreur ; nous raillons, d’une indignation encore frémissante, le joug insolent de ces clergés qui prétendaient régler l’essor de la pensée et gouverner la conscience. En répudiant ces vieux et sanglants dogmatismes, devons-nous garder leur esprit ? Devons-nous parler le langage de ces despotes, si pleins de foi en eux-mêmes qu’ils se croyaient réellement supérieurs au reste de la terre, et considéraient comme une offense la moindre objection, comme un crime la moindre résistance ? Allons-nous aussi excommunier ?

Nous croyons à l’égalité ? Soyons conformes à notre foi en respectant la dignité d’autrui comme la nôtre et en n’élevant point, sans preuve, de soupçons contre la loyauté de ceux qui diffèrent de nous.

Quand on comprend l’injustice de tout dogme imposé, l’insuffisance de tout système non modifiable, le progrès incessant de la pensée, il faut admettre que tel ou tel puisse honnêtement, et avec de bonnes raisons, avoir un point de vue qui n’est pas le nôtre.

Car tous les yeux ne voient pas de même manière. Nous-mêmes, nous avons changé. Nous pouvons nous modifier encore et nous devons même l’espérer, — à moins d’être absolument sûrs que nous possédons la science complète et la perfection absolue. Auquel cas même, l’indulgence nous serait encore commandée, et plus que jamais, une telle supériorité n’étant pas donnée à tout le monde.

Ce sont des attardés, je vous l’accorde ; eh bien ? Mais ils sont en route ; mais ils suivent le chemin que vous avez déjà parcouru. S’ils se traînent, s’ils se reposent, s’ils sont infirmes, les bourrer, est-ce le moyen de les faire marcher plus vite ? Laissons à nos bons gendarmes ces procédés.

Qu’on manque de tolérance pour les gens qui vous pillent, vous calomnient, vous emprisonnent, vous mitraillent, à la bonne heure. Ces gens-là sont bien nos ennemis, et le cas de légitime défense nous oblige à les combattre avec les armes qu’ils emploient eux-mêmes. Mais ceux qui adoptent le même but que nous, qui cherchent comme nous la justice dans l’égalité des conditions sociales pour tout être humain, ceux même qui, n’adoptant pas nettement ce but, y tendent en définitive, en s’efforçant d’élargir la vie commune, ceux-là, les combattre et les écarter parce que leurs moyens diffèrent des nôtres, c’est frapper sur nous-mêmes, combattre notre propre armée, jouer le jeu de nos ennemis.

Il est des esprits sincères, dévoués, qui, tout en déplorant ardemment des maux qu’ils cherchent d’ailleurs à soulager par tous les moyens possibles, n’en estiment pas moins que les changements brusques, immédiats, ne sont pas plus dans l’humanité que dans la nature. Sans doute, l’homme peut quand il veut. Mais il ne veut qu’en raison de ce qu’il est, de sa situation, de ses lumières. Un jugement aveuglé par l’éducation, par les préjugés, n’admet que des modifications nécessaires. Ils sont rares, ceux qui peuvent être subitement éclairés par le choc d’idées contraires.

S’il était facile de transformer les esprits, les transformations sociales aussi seraient faciles, immédiates. Il suffirait de montrer l’intérêt commun, qui est le fond de toute amélioration vraie. Il n’en est pas ainsi. Constater cette vérité, est-ce donc s’en réjouir ? En face des désordres d’une maladie, le médecin est-il coupable d’en prévoir les phases et d’assigner à un terme lointain la guérison ?

Avec moins de passion, on reconnaîtrait qu’au point de vue du progrès social, si les pionniers aventureux sont utiles à l’avenir, les combattants de l’arrière-garde sont les plus utiles dans le présent. Ce sont eux qui rallient et attirent les masses, parce qu’ils s’en font mieux comprendre. — Les progrès qu’ils obtiennent sont faux, insuffisants ? — Non, car ils en provoquent d’autres. — Lenteur fâcheuse ! — Oui, mais que voulez-vous ? l’homme est ainsi fait qu’il doit, pour arriver en un lieu, parcourir successivement tous les points de la distance. Et sa volonté, de même, est ainsi faite que, si vous l’entraînez de vive force où il ne veut point aller, il luttera, vous échappera et s’enfuira plus loin qu’il n’était auparavant. Est-ce un mal ? Non, puisque c’est par là qu’il rejette le despotisme dès qu’il ne le consent plus. Lui en imposer un qu’il ne consent pas est impossible. Heureusement ! sans cela, il ne serait pas né pour la liberté.

Ces manières de voir ne me paraissent pas celles de la plupart de vos collaborateurs. À mon avis, il importe peu, puisque notre but est le même. Je crois plutôt qu’une discussion de ce genre peut être utile, et qu’il est bon que tous ne parlent pas de même. Seulement, après l’annonce que vous avez bien voulu faire (en termes trop flatteurs) de ma collaboration, j’ai dû signaler ces différences et m’expliquer, une fois pour toutes, avant d’entrer dans le droit commun de l’anonyme, — que sans cela j’eusse accepté tout d’abord.

Agréez, etc.

ANDRÉ LÉO.

Nous avons inséré cette lettre d’autant plus volontiers qu’elle résume éloquemment les raisons qui militent en faveur d’un rapprochement des différents partis démocratiques. Nous en prendrons occasion pour nous expliquer une fois pour toutes sur ce sujet.

Nous comprenons le sentiment élevé qui a dicté la lettre qu’on vient de lire, mais nous ne saurions nous laisser entraîner par ces élans de cœur ; nous savons trop qu’ils ont toujours réussi à perdre la cause du peuple, et nous ne pouvons ni ne devons oublier quelles tristes conséquences l’esprit de conciliation a eues pour la classe ouvrière, pour cette classe qui, ayant toujours souffert, s’est toujours révoltée, et a toujours été trompée par trop de confiance, par trop de bonté, pour cette classe qui a si généreusement versé son sang pour le plus grand profit de ceux à qui elle avait fait des concessions, pour la bourgeoisie, qui maintenant l’opprime et l’affame.

Ces leçons ont profité, les ouvriers ne se laisseront plus entraîner par leur cœur, ils ne concéderont plus rien.

Toute concession aurait pour effet de reculer l’émancipation complète du travail et ne pourrait produire qu’un affranchissement partiel du prolétariat, c’est-à-dire la création d’une nouvelle classe qui, à son tour, deviendrait oppressive.

Cette perspective, examinée par le Congrès de Lausanne[7] a été repoussée : Tous ensemble ou personne, tel a été l’esprit du Congrès sur cette question. Or, cet affranchissement général n’est possible qu’avec des moyens radicaux qui excluent toute possibilité de compromis ou de concession ; le Congrès de Bruxelles l’a compris, et c’est pour cela qu’il a invité la Ligue de la paix et de la liberté à se dissoudre, manifestant ainsi la volonté des travailleurs de rompre avec la démocratie bourgeoise, et déclarant en quelque sorte que l’Association internationale des travailleurs ne veut plus reconnaître d’autre politique que celle qui aurait pour but immédiat et direct l’affranchissement radical du dernier des misérables[8].

Nous y reviendrons dans notre prochain numéro[9].

(Égalité du 13 mars 1869.)
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Nous avons reçu deux lettres, l’une de Mme André Léo, l’autre signée collectivement par quatre personnes : MM. Élie Reclus, Louis Kneip, A. Davaud, et Albert, cordonnier[10]. Ces deux lettres sont inspirées du même esprit de conciliation vis-à-vis de cette bonne classe bourgeoise qui nous mange si tranquillement tous les jours, comme si c’était la chose la plus naturelle et la plus légitime du monde, et de protestation contre les tendances de notre journal, parce qu’ayant arboré le drapeau de la franche politique du prolétariat, il ne veut consentir à aucune transaction. C’est vrai, nous avons les transactions en horreur. L’expérience historique nous démontre que dans toutes les luttes politiques et sociales elles n’ont jamais servi que les classes possédantes et puissantes, au détriment des travailleurs.

Le défaut d’espace ne nous permet pas d’insérer ces deux lettres. En présence de la coalition des patrons qui menace de nous affamer[11], nous avons autre chose à dire et à faire qu’à polémiser contre le socialisme bourgeois[12].

(Égalité du 27 mars 1869.)
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Faits divers. — Nous avons le regret d’annoncer que Mme André Léo ne continuera pas de collaborer à la rédaction de l’Égalité[13].

(Égalité du 10 avril 1869.)

IV

La double grève de Genève[14]

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Les bourgeois nous provoquent. Ils s’efforcent de nous pousser à bout par tous les moyens, pensant, non sans beaucoup de raison, qu’il serait très bon pour leurs intérêts de nous forcer à leur livrer bataille aujourd’hui.

Ils nous calomnient et nous insultent dans leurs journaux ; ils dénaturent, travestissent et inventent des faits, comptant sur les sympathies de leur public, qui leur pardonnera tout, pourvu que les bourgeois, les patrons soient blanchis et les travail- leurs noircis. Assuré de cette impunité et de cette sympathie, le Journal de Genève surtout, le dévot menteur, se surpasse en mensonges.

Ils ne se contentent pas de nous provoquer et de nous insulter par leurs écrits ; impatients de nous faire perdre patience, ils ont recours à des voies de fait. Leurs tristes enfants, cette jeunesse dorée dont l’oisiveté corrompue et honteuse déserte le travail et les travailleurs ; ces académiciens[15], savants en théologie et ignorants de la science, ces libéraux de la riche bourgeoisie, descendent dans la rue, comme l’an passé, et se réunissent en foule dans les cafés, armés de revolvers mal dissimulés dans leurs poches. On dirait qu’ils redoutent une attaque de la part des ouvriers et qu’ils se croient forcés de la repousser.

Y croient-ils sérieusement ? Non, pas du tout, mais ils se donnent l’air d’y croire, pour avoir le prétexte de s’armer et un motif plausible pour attaquer. Oui, pour nous attaquer, car mardi dernier 30 mars, ils ont osé porter la main sur quelques-uns de nos compagnons, qui à toutes leurs insultes avaient répondu par des vérités assez désagréables, sans doute, pour des oreilles aussi délicates que les leurs, mais qui ne les avaient pas même touchés du doigt. Ils se sont permis de les arrêter et de les maltraiter pendant quelques heures, jusqu’à ce qu’une commission envoyée par l’Association internationale à l’hôtel de ville soit allée les réclamer[16].

Que méditent les bourgeois ? Veulent-ils vraiment nous forcer de descendre aussi dans la rue les armes à la main ? Oui, ils le veulent. Et pourquoi le veulent-ils ? La raison est toute simple : ils veulent tuer l’Internationale.

Il suffit de lire les journaux bourgeois, c’est-à-dire presque tous les journaux de tous les pays, pour se persuader que s’il y a aujourd’hui une chose qui, plus que toute autre, soit un objet de crainte et d’horreur pour la bourgeoisie en Europe, c’est l’Association internationale des travailleurs. Et comme il faut être juste, avant tout, juste même envers ses adversaires les plus acharnés, nous devons reconnaître que la bourgeoisie a mille fois raison d’abhorrer et de redouter cette formidable Association.

Toute la prospérité bourgeoise, on le sait, en tant que prospérité exclusive d’une classe exclusive, est fondée sur la misère et sur le travail forcé du peuple, forcé non par la loi, mais par la faim. Cet esclavage du travail s’appelle, il est vrai, dans les journaux libéraux tels que le Journal de Genève, la liberté du travail. Mais cette étrange liberté est comparable à celle d’un homme désarmé et tout nu, qu’on livrerait à la merci d’un autre qui serait armé de pied en cap. C’est la liberté de se faire écraser, assommer. — Telle est la liberté bourgeoise. On comprend que les bourgeois la chérissent et que les travailleurs n’y tiennent pas du tout ; car cette liberté est pour les bourgeois la richesse, et pour les travailleurs la misère.

Les travailleurs sont las d’être esclaves. Pas moins que les bourgeois, plus que les bourgeois, ils aiment la liberté, parce qu’ils savent fort bien, par une douloureuse expérience, que sans liberté il ne peut y avoir pour l’homme ni dignité, ni prospérité. Mais ils ne comprennent pas la liberté autrement que dans l’égalité ; parce que la liberté dans l’inégalité, c’est le privilège, c’est-à-dire la jouissance de quelques-uns fondée sur la souffrance de tous. Ils veulent l’égalité politique et économique à la fois, parce que l’égalité politique sans l’égalité économique est une fiction, une tromperie, un mensonge, et ils ne veulent plus de mensonges. Les travailleurs tendent donc nécessairement à une transformation radicale de la société qui doit avoir pour résultat l’abolition des classes au point de vue économique aussi bien qu’au point de vue politique, et à une organisation dans laquelle tous les hommes naîtront, se développeront, s’instruiront, travailleront et jouiront des biens de la vie dans des conditions égales pour tous. Tel est le vœu de la justice, tel est aussi le but final de l’Association internationale des travailleurs.

Mais comment arriver, de l’abîme d’ignorance, de misère et d’esclavage dans lequel les prolétaires des campagnes et des villes sont plongés, à ce paradis, à cette réalisation de la justice et de l’humanité sur la terre ? — Pour cela, les travailleurs n’ont qu’un moyen : l’association. Par l’association ils s’instruisent, ils s’éclairent mutuellement, et mettent fin, par leurs propres efforts, à cette fatale ignorance qui est une des causes principales de leur esclavage. Par l’association, ils apprennent à s’aider, à se connaître, à s’appuyer l’un sur l’autre, et ils finiront par créer une puissance plus formidable que celle de tous les capitaux bourgeois et de tous les pouvoirs politiques réunis.

L’association est donc devenue le mot d’ordre des travailleurs de toutes les industries et de tous les pays, dans ces derniers vingt ans surtout, et toute l’Europe s’est trouvée hérissée, comme par enchantement, d’une foule de sociétés ouvrières de toute sorte. C’est incontestablement le fait le plus important et en même temps le plus consolant de notre époque, — le signe infaillible de l’émancipation prochaine et complète du travail et des travailleurs en Europe.

Mais l’expérience de ces mêmes vingt années a prouvé que les associations isolées étaient à peu près aussi impuissantes que les travailleurs isolés, et que même la fédération de toutes les associations ouvrières d’un seul pays ne suffirait pas pour créer une puissance capable de lutter contre la coalition internationale de tous les capitaux exploiteurs du travail en Europe ; la science économique a démontré, d’un autre côté, que la question de l’émancipation du travail n’est point une question nationale ; qu’aucun pays, si riche, si puissant et si vaste fût-il, ne peut, sans se ruiner et sans condamner tous ses habitants à la misère, entreprendre aucune transformation radicale des rapports du capital et du travail, si cette transformation ne se fait également, et en même temps, au moins dans une grande partie des pays les plus industrieux de l’Europe, et que par conséquent la question de la délivrance des travailleurs du joug du capital et de ses représentants, les bourgeois, est une question éminemment internationale. D’où il résulte que la solution n’est possible que sur le terrain de l’internationalité.

Des ouvriers intelligents, allemands, anglais, belges, français et suisses, fondateurs de notre belle institution, l’ont compris. Ils ont compris aussi que, pour réaliser cette magnifique œuvre de l’émancipation internationale du travail, les travailleurs de l’Europe, exploités par les bourgeois et écrasés par les États, ne devaient compter que sur eux-mêmes. C’est ainsi que fut créée la grande Association internationale des travailleurs.

Oui, grande et formidable vraiment ! Elle compte à peine quatre ans et demi d’existence, et déjà elle embrasse plusieurs centaines de milliers d’adhérents disséminés et étroitement alliés, dans presque tous les pays de l’Europe et de l’Amérique. Une pensée et une entreprise qui produisent en si peu de temps de tels fruits ne peuvent être qu’une pensée salutaire, une entreprise légitime.

Est-ce une pensée secrète, une conspiration ? Pas le moins du monde. Si l’Internationale conspire, elle le fait au grand jour et le dit à qui veut l’entendre[17]. Et que dit-elle, que demande-t-elle ? La justice, rien que la plus stricte justice et le droit de l’humanité, et l’obligation du travail pour tout le monde. Si à la société bourgeoise actuelle cette pensée paraît subversive et honteuse, tant pis pour cette société.

Est-ce une entreprise révolutionnaire ? Oui et non. Elle est révolutionnaire en ce sens qu’elle tend à remplacer une société fondée sur l’iniquité, sur l’exploitation de l’immense majorité des hommes par une minorité oppressive, sur le privilège, sur l’oisiveté, et sur une autorité protectrice de toutes ces jolies choses, par une société fondée sur une justice égale pour tous et sur la liberté de tout le monde. Elle veut, en un mot, une organisation économique, politique et sociale dans laquelle tout être humain, sans préjudice pour ses particularités naturelles et individuelles, trouve une égale possibilité de se développer, de s’instruire, de penser, de travailler, d’agir et de jouir de la vie comme un homme. Oui, elle veut cela ; et, encore une fois, si ce qu’elle veut est incompatible avec l’organisation actuelle de la société, tant pis pour cette société.

L’Association internationale est-elle révolutionnaire dans le sens des barricades et d’un renversement violent de l’ordre politique actuellement existant en Europe ? Non : elle s’occupe fort peu de cette politique, et même elle ne s’en occupe pas du tout. Aussi les révolutionnaires bourgeois lui en veulent-ils beaucoup pour l’indifférence qu’elle témoigne envers leurs aspirations et tous leurs projets. Si l’Internationale n’avait pas compris depuis longtemps que toute politique bourgeoise, quelque rouge et révolutionnaire qu’elle paraisse, tend non à l’émancipation des travailleurs, mais à la consolidation de leur esclavage, le jeu pitoyable que jouent en ce moment les républicains et même les socialistes bourgeois en Espagne suffirait pour lui ouvrir les yeux.

L’Association internationale des travailleurs, faisant donc complètement abstraction de toutes les intrigues politiques du jour, ne connaît à cette heure qu’une seule politique, celle de sa propagande, de son extension et de son organisation. Le jour où la grande majorité des travailleurs de l’Amérique et de l’Europe sera entrée et se sera bien organisée dans son sein, il n’y aura plus besoin de révolution : sans violence, la justice se fera. El s’il y a alors des têtes cassées, c’est que les bourgeois l’auront bien voulu.

Encore quelques années de développement pacifique, et l’Association internationale deviendra une puissance contre laquelle il sera ridicule de vouloir lutter. Voilà ce que les bourgeois ne comprennent que trop bien, et voilà pourquoi ils nous provoquent aujourd’hui à la lutte. Aujourd’hui, ils espèrent encore pouvoir nous écraser, mais ils savent que demain ce sera trop tard. Ils veulent donc nous forcer à leur livrer bataille aujourd’hui.

Tomberons-nous dans ce piège grossier, ouvriers ? Non. Nous ferions trop de plaisir aux bourgeois, et nous ruinerions notre cause pour longtemps. Nous avons pour nous la justice, le droit, mais notre force n’est pas encore suffisante pour lutter. Comprimons donc notre indignation dans nos cœurs, restons fermes, inébranlables, mais calmes, quelles que soient les provocations des blancs-becs impertinents de la bourgeoisie. Souffrons encore, ne sommes-nous pas habitués à souffrir ? Souffrons, mais n’oublions rien.

Et, en attendant, continuons, redoublons, étendons toujours davantage le travail de notre propagande. Il faut que les travailleurs de tous les pays, les paysans des campagnes aussi bien que les ouvriers des fabriques et des villes, sachent ce que veut l’Association internationale, et comprennent qu’en dehors de son triomphe il n’y a pour eux aucun autre moyen d’émancipation sérieux ; que l’Association internationale est la patrie de tous les travailleurs opprimés, le seul refuge contre l’exploitation des bourgeois, la seule puissance capable de renverser le pouvoir insolent des bourgeois.

Organisons-nous, élargissons notre Association, mais en même temps n’oublions pas de la consolider, afin que notre solidarité, qui est toute notre puissance, devienne de jour en jour plus réelle. Devenons de plus en plus solidaires dans l’étude, dans le travail, dans l’action publique, dans la vie. Associons-nous dans des entreprises communes pour nous rendre l’existence un peu plus supportable et moins difficile ; formons partout et autant qu’il nous sera possible ces sociétés de consommations, de crédit mutuel et de production, qui, tout incapables qu’elles sont de nous émanciper d’une manière suffisante et sérieuse dans les conditions économiques actuelles, habituent les ouvriers à la pratique des affaires et préparent des germes précieux pour l’organisation de l’avenir.

Cet avenir est proche. Que l’unité d’esclavage et de misère qui embrasse aujourd’hui les travailleurs du monde entier se transforme pour nous tous en unité de pensée et de volonté, de but et d’action, — et l’heure de la délivrance et de la justice pour tous, l’heure de la revendication et de la pleine satisfaction sonnera.

(Égalité du 3 avril 1869.)
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Organisation et grève générale[18].

Ouvriers, conservez le plus grand calme. Si vos souffrances sont grandes, soyez héroïques et sachez les supporter encore ; lisez avec attention ce que le journal l’Internationale dit aux ouvriers du bassin de Charleroi[19], tout cela est bon à apprendre pour nous.

Écoutez, enfin, le sage conseil que nos frères belges nous donnent :

« Que nos frères de Suisse patientent encore quelque temps ! Comme nous, ils sont obligés d’attendre que le signal de la débâcle sociale arrive d’un grand pays, que ce soit l’Angleterre, la France ou l’Allemagne. En attendant, continuons à grouper en faisceaux toutes les forces du prolétariat, aidons-nous le mieux possible dans les maux que l’état actuel nous fait subir, et surtout étudions la solution des grands problèmes économiques qui se poseront devant nous au lendemain de la victoire, cherchons comment nous pourrons le mieux procéder à la liquidation de l’ancienne société et à la constitution de la nouvelle. »

Patientez, patientez, « il viendra, le jour de la justice » ; en attendant, serrez vos rangs et fortifiez votre organisation.

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Les nouvelles concernant le mouvement ouvrier européen peuvent se résumer en un mot : grèves. En Belgique, grève des typographes dans plusieurs villes, grève des fileurs à Gand, grève des tapissiers à Bruges ; en Angleterre, grève imminente dans les districts manufacturiers ; en Prusse, grève des mineurs de zinc ; à Paris, grève des plâtriers-peintres ; en Suisse, grèves à Bâle et à Genève.

À mesure que nous avançons, les grèves se multiplient. Qu’est-ce à dire ? Que la lutte contre le travail et le capital s’accentue de plus en plus, que l’anarchie économique devient chaque jour plus profonde, et que nous marchons à grands pas vers le terme fatal qui est au bout de cette anarchie : la Révolution sociale. Certes, l’émancipation du prolétariat pourrait s’effectuer sans secousses, si la bourgeoisie voulait faire sa nuit du 4 août, renoncer à ses privilèges, aux droits d’aubaine du capital sur le travail ; mais l’égoïsme et l’aveuglement bourgeois sont tellement invétérés, qu’il faut être optimiste quand même pour espérer voir la solution du problème social d’une commune entente entre les privilégiés et les déshérités ; c’est donc bien plutôt des excès même de l’anarchie actuelle que sortira le nouvel ordre social.

Lorsque les grèves s’étendent, se communiquent de proche en proche, c’est qu’elles sont bien près de devenir une grève générale ; et une grève générale, avec les idées d’affranchissement qui règnent aujourd’hui dans le prolétariat, ne peut aboutir qu’à un grand cataclysme qui ferait faire peau neuve à la société. Nous n’en sommes pas encore là, sans doute, mais tout nous y conduit. Seulement, il faut que le peuple soit prêt, qu’il ne se laisse plus escamoter par les parleurs et les rêveurs, comme en 48, et pour cela il faut qu’il soit organisé fortement et sérieusement.

Mais les grèves ne se suivent-elles pas si rapidement, qu’il est à craindre que le cataclysme n’arrive avant l’organisation suffisante du prolétariat ? Nous ne le croyons pas, car d’abord les grèves indiquent déjà une certaine force collective, une certaine entente chez les ouvriers ; ensuite, chaque grève devient le point de départ de nouveaux groupements. Les nécessités de la lutte poussent les travailleurs à se soutenir d’un pays à l’autre et d’une profession à l’autre ; donc, plus la lutte devient active, plus cette fédération des prolétaires doit s’étendre et se renforcer. Et alors des économistes à la vue étroite viennent accuser cette fédération des travailleurs, représentée par l’Association internationale, de pousser à la grève et de créer l’anarchie ! C’est tout simplement prendre l’effet pour la cause : ce n’est pas l’Internationale qui crée la guerre entre l’exploiteur et l’exploité, mais ce sont les nécessités de la guerre qui ont créé l’Internationale[20].

(Égalité du 3 avril 1869.)

V

En Russie[21].

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Ce qui se passe actuellement en Russie est digne de l’attention de tous les démocrates socialistes de l’Europe.

Il faut avouer qu’on a eu jusqu’ici des idées parfaitement erronées sur le caractère et sur les tendances, aussi bien que sur la situation économique, des peuples qui habitent ces vastes contrées. Ainsi, n’était-ce pas, n’est-ce pas encore une opinion assez générale en Europe que le tsar actuel 1, bienfaiteur et libérateur de ces peuples, était l’objet de toutes les adorations populaires ? qu’il a réellement émancipé les paysans russes et établi sur des bases solides le bien-être de ces communautés rurales qui constituent toute la force et toute la richesse de l’Empire de toutes les Russies ? N’a-t-on pas cru et dit que, puissant de tout le bonheur qu’il a créé et de toute la reconnaissance qu’il a méritée, il n’avait qu’un signe à faire pour lancer ces millions de barbares fanatiques contre l’Europe.

On l’a dit et on l’a répété sur mille tons différents : les uns sans se douter, les autres sachant fort bien, qu’ils rendaient par là même un immense service à la puissance tant détestée des tsars, puissance fondée beaucoup plus sur l’imagination, sur cette terreur panique qu’elle répand si habilement autour d’elle, et sur le parti que ses diplomates savent en tirer, que sur des faits réels.

Ainsi n’avait-on pas cru, en 1861, sur la foi des dépêches du prince Gortchakof et de la presse russe et non russe stipendiée par le gouvernement de Saint-Pétersbourg, que tout le peuple russe, de toutes les classes : noblesse, prêtres, marchands, jeunesse des universités, et les paysans surtout, étaient unanimes pour écraser, pour anéantir la Pologne ; que le gouvernement, qui aurait peut-être voulu agir avec plus de modération, s’était vu forcé de devenir le bourreau de cette nation malheureuse, et qu’il l’avait noyée dans son sang rien que pour obéir à cette volonté unanime et à cette immense passion populaire ?

À très peu d’exceptions près, tout le monde l’avait cru en Europe, et cette croyance générale avait beaucoup contribué, sinon à comprimer l’indignation du public européen, du moins à en paralyser les effets. La lâcheté et les divisions de la diplomatie européenne aidant, on s’est arrêté devant cette soi-disant manifestation imposante de tout un peuple puissant. On n’a pas osé l’affronter ni le provoquer à la lutte, et on a laissé tranquillement s’accomplir, sans autre résistance que des protestations ridicules, un nouveau grand crime en Pologne.

Puis sont venus les sophistes russes et non russes, les uns stipendiés, les autres bêtement aveuglés, — Proudhon, le grand Proudhon, s’était mis malheureusement dans leurs rangs ; — ils sont venus nous expliquer comme quoi les révolutionnaires polonais étaient des catholiques et des aristocrates, des représentants d’un monde condamné à périr ; tandis que le gouvernement russe, avec tous ses bourreaux, représentait, lui, contre eux, la cause de la démocratie, la cause des paysans opprimés et du nouveau principe de la justice économique.

Voilà les mensonges qu’on a osé débiter et qui ont trouvé créance en Europe, et tout cela a contribué à augmenter considérablement le prestige et la puissance d’imagination — une puissance qu’il ne faut jamais mépriser — de l’Empire de toutes les Russies en Europe.

Il faut que le public européen soit bien ignorant de tout ce qui existe et de tout ce qui se passe dans cet immense pays, pour avoir pu ajouter foi à toutes ces inventions, répandues soit directement, soit indirectement par la diplomatie russe. Et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que cette partie de la presse de tous les pays qui émane de l’émigration polonaise ou qui se trouve sous son influence a prêté la main à la diplomatie moscovite, en identifiant partout et toujours le peuple russe avec le gouvernement de Saint-Pétersbourg, La haine si légitime des Polonais contre leurs oppresseurs les aveuglerait-elle au point qu’ils ne comprennent pas que par ce moyen ils servent précisément ce qu’ils détestent ? Ou bien seraient-ils réellement des conservateurs de l’ordre économique actuel, à ce point qu’ils préfèrent même le régime féroce des tsars à une révolution sociale des paysans russes ?

Quoi qu’il en soit, il est temps d’en finir avec cette honteuse et dangereuse ignorance. Représentants de la cause de l’émancipation internationale du travail et des travailleurs de tous les pays, nous ne pouvons ni ne devons avoir de préférences nationales. Les travailleurs opprimés de tous les pays sont nos frères, et, indifférents pour les intérêts, pour les ambitions et pour les vanités de la patrie politique, nous ne reconnaissons d’autres ennemis que les exploiteurs du travail populaire.

Représentants de la grande lutte internationale du travail contre l’exploitation nobiliaire ou bourgeoise, il nous importe beaucoup de savoir si les soixante-dix millions qui sont aujourd’hui confinés et asservis dans cet Empire de toutes les Russies, notre voisin si proche[22], si les cent millions de Slaves qui habitent l’Europe seront, au grand jour de la lutte, pour nous ou contre nous.

Les ignorer, ne point chercher à connaître leur nature, leurs mœurs, leur situation et leurs tendances actuelles serait de notre part plus qu’une faute, ce serait une criminelle folie.

Grâce à plusieurs amis qui connaissent bien ces pays, nous pouvons en faire l’étude, si importante sous tous les rapports, et nous la ferons dans une série d’articles[23].

Le fait le plus patent et qui remplit aujourd’hui les colonnes de tous les journaux officiels ou officieux de Saint-Pétersbourg et de Moscou, c’est la fermeture inopinée des universités, académies et autres écoles de l’État, et l’arrestation d’une masse de jeunes étudiants à Pétersbourg, à Moscou, à Kazan et dans d’autres provinces russes. Puis des ordres de la police, qui prescrit à tous les aubergistes et maîtres d’hôtel de ne point donner à dîner à plus de deux étudiants à la fois, et aux propriétaires de maison de ne point souffrir qu’un étudiant vienne passer la nuit chez un autre, ni que même pendant le jour il y ait chez lui rassemblement de plus de deux étudiants. Les prisons, les postes de police, les cachots de la chancellerie secrète et les forteresses sont pleins de jeunes gens qu’on saisit dans les deux capitales ou qu’on amène du fond de la Russie.

Que se passe-t-il donc ? Tout n’est-il donc pas tranquille et satisfait en Russie ? Et que veulent-ils, ces jeunes gens ? Demandent-ils une constitution comme en Belgique ou en Italie, ou comme celle que va se donner cette bienheureuse Espagne, par exemple ? Non, pas du tout. Avez-vous lu le programme de la démocratie sociale russe, qui, traduit en langue française, a produit tant de scandale parmi ces bons bourgeois socialistes du Congrès de Berne[24] ? Eh bien, c’est leur programme, c’est ce qu’ils veulent. Ils ne veulent ni plus ni moins que la dissolution de ce monstrueux Empire de toutes les Russies, qui a étouffé de son poids, pendant des siècles, la vie populaire, mais qui, à ce qu’il paraît, n’est point parvenu à la tuer. Ils veulent une révolution sociale, telle que l’imagination de l’Occident, modérée par la civilisation, ose à peine se la représenter.

Et ces fous sont-ils en petit nombre ? Non, ils sont une légion, ils forment une phalange de plusieurs dizaines de milliers : jeunes gens déclassés, peu de nobles, beaucoup de fils de petits employés et de fils de prêtres, et des jeunes gens sortis du peuple tant des campagnes que des villes. Mais sont-ils isolés du peuple ? Pas du tout ; au contraire, ce mouvement de la jeunesse éclairée et qui, sortant des bas-fonds les plus reculés de la société russe, cherche la lumière avec une énergie et une passion qu’on ne connaît plus chez nous, ce mouvement qui grossit et s’étend, malgré toutes les terribles mesures de répression qui sont familières au gouvernement de ce pays, tend à se confondre chaque jour davantage avec le mouvement d’un peuple réduit au désespoir et à la plus inimaginable misère par la fameuse émancipation et par les autres réformes du tsar libérateur.

Encore un peu de temps, deux ans, un an, quelques mois peut-être, et ces deux mouvements n’en feront qu’un, et alors — alors on verra une révolution qui dépassera, sans doute, tout ce qu’on a connu en fait de révolutions jusqu’ici.

(Égalité du 17 avril 1869.)

VI

Le mouvement international des travailleurs.

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S’il est un fait qui frappe aujourd’hui l’esprit des conservateurs les plus récalcitrants, c’est le mouvement toujours plus général et toujours plus imposant des masses ouvrières, non seulement en Europe, mais en Amérique aussi. Que les hommes d’État et les politiciens aristocrates ou bourgeois de tous les pays s’en inquiètent, nous en avons la preuve dans tous les discours qu’ils prononcent ; ils ne laissent plus échapper aucune occasion d’exprimer leurs sympathies si profondes et surtout si sincères pour cette masse si nombreuse et si intéressante des travailleurs, qui, après avoir servi pendant tous les siècles de piédestal passif et muet à toutes les ambitions et à toutes les politiques du monde, s’est enfin fatiguée de jouer un rôle aussi peu lucratif que peu digne, et annonce aujourd’hui son ferme vouloir de ne plus vivre et de ne plus travailler que pour elle-même.

Il faut en effet être doué d’une grande dose de stupidité, il faut être aveugle et sourd pour ne point reconnaître l’importance de ce mouvement. Et quiconque a conservé en lui-même une étincelle de vie et de sens doit reconnaître avec nous qu’il n’est qu’un seul mouvement aujourd’hui qui ne soit pas une agitation ridicule et stérile, et qui porte tout un avenir dans ses flancs, c’est le mouvement international des travailleurs.

En dehors de ce mouvement, que reste-t-il ? D’abord, tout en haut, une chose fort respectable sans doute, mais tout à fait improductive et par dessus le marché fort ruineuse : la brutalité organisée des États. Ensuite, sous la protection de cette brutalité, la grande exploitation financière, commerciale et industrielle, la grande spoliation internationale ; quelques milliers d’hommes internationalement solidaires entre eux et dominant par la puissance de leurs capitaux le monde entier.

Au-dessous d’eux, la moyenne et la petite bourgeoisie, classe jadis intelligente et aisée, mais aujourd’hui étouffée, anéantie et rejetée dans le prolétariat par les envahissements progressifs de la féodalité financière. Elle est maintenant d’autant plus misérable qu’elle unit toutes les vanités d’un monde privilégié avec toutes les misères réelles du monde exploité. C’est une classe condamnée par sa propre histoire et physiologiquement épuisée. Jadis elle marchait en avant, là était toute sa puissance ; aujourd’hui elle recule, elle a peur, elle se condamne elle-même au néant. Si elle avait gardé un peu de cette vitalité énergique, un peu de ce feu sacré qui lui a fait conquérir un monde dans le passé, elle aurait trouvé en elle-même le courage de s’avouer qu’elle est aujourd’hui dans une situation impossible, et qu’à moins d’un effort héroïque de sa part elle est perdue de toutes les manières, déshonorée, ruinée et menacée de périr dans le choc. Deux seules puissances sont actuellement existantes et se préparent toutes les deux à une rencontre fatale : la puissance du passé, représentée par les États, et la puissance de l’avenir représentée par le prolétariat.

Quel est l’effort qui pourrait la sauver, non comme classe séparée sans doute, mais comme agrégation d’individus ? La réponse est toute simple : poussée par la force des choses dans le prolétariat, la moyenne et surtout la petite bourgeoisie devraient y entrer librement, de plein gré.

Nous reviendrons bientôt sur cette question. En attendant, nous terminons cet article par les réflexions suivantes que nous empruntons à notre confrère de Vienne, organe de la démocratie sociale, la Volksstimme :

« L’égoïsme le plus aveugle peut seul méconnaître qu’il n’y a plus que le triomphe et la réalisation du principe socialiste qui puissent mettre fin à la pourriture effrayante qui a envahi toutes les couches de la société, et fonder à la place de l’anarchie actuelle un ordre social conforme à la justice et au bien-être général. Vraiment, il n’est pas besoin de dissertations scientifiques pour prouver la nécessité de profondes réformes sociales. Aujourd’hui le socialisme s’empare fatalement de tous les esprits. L’avenir est à lui. Le doute n’est plus permis sur ce point, car toujours plus menaçantes et plus hautes montent les vagues du mouvement ouvrier dans tous les pays. La force principale des masses ouvrières se concentre surtout dans les capitales et dans les autres grandes villes de l’Europe ; partout nos bataillons organisés poussent en avant. Déjà, en Espagne, le drapeau rouge a reçu le baptême du sang.

« Les agitations électorales en France[25], et surtout les crimes récents de la classe privilégiée en Belgique, prouvent que partout on est décidé à opposer aux réclamations légitimes des travailleurs les arguments de la force brutale et l’éloquence des baïonnettes. À Vienne aussi une certaine feuille a poussé ce cri sinistre : « Il est temps d’en finir ! » On nous a menacés, et pourtant, sans nous laisser aucunement intimider par ces menaces, nous ne craignons pas de dire que si nous éprouvons un désir ardent, c’est celui de voir toutes ces réformes sociales, devenues aujourd’hui absolument nécessaires, se réaliser d’une manière pacifique, par l’entente fraternelle de tout le monde.

« Pour nous, le drapeau rouge est le symbole de l’amour humain universel. Que nos ennemis songent donc à ne pas le transformer contre eux-mêmes en drapeau de la terreur. »

(Égalité du 22 mai 1869.)

VII

L’agitation du Parti de la démocratie socialiste en Autriche
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Le mouvement des travailleurs en Autriche prend des proportions remarquables. Le lecteur peut en juger par les faits que nous avons déjà cités en partie et que nous continuerons à citer à mesure qu’ils se produiront. Nous avons publié dans nos précédents numéros un compte-rendu assez détaillé de l’assemblée populaire qui a eu lieu à Vienne le 4 mai[26] et qui, n’ayant pu être tenue qu’à huis-clos, n’en avait pas moins réuni plus de six mille adhérents. Aujourd’hui, la Voix du Peuple (Volksstimme), organe nouvellement fondé de ce parti et que nous recommandons chaudement à tous les francs socialistes-démocrates de l’Europe, nous apporte la nouvelle d’une autre assemblée populaire tenue à Vienne, cette fois en plein air, et qui a réuni plus de vingt mille ouvriers.

Mais le mouvement des travailleurs ne s’arrête pas à Vienne. Malgré tous les obstacles que lui oppose le gouvernement libéral de M. de Beust, appuyé sur les différentes nuances du parti de la bourgeoisie, et malgré toutes les séductions du parti clérical et féodal qui s’efforce en vain de le détourner de son but, le mouvement se propage avec une célérité prodigieuse dans presque toutes les provinces de l’Autriche, unissant, au nom du même programme et sous le même drapeau socialiste, les ouvriers de toutes ces différentes nations dont l’union politique forcée avait constitué jusqu’ici le monstrueux Empire des Habsbourg, boulevard de l’antique Sainte-Alliance catholique et réactionnaire en Europe.

Cet empire vermoulu succombe aujourd’hui sous le poids de ses mensonges et de ses crimes séculaires. Napoléon et Bismarck lui ont donné le coup de grâce. Il ne s’en relèvera pas, malgré tous les réconfortants que le libéralisme, voire même le démocratisme bourgeois, s’efforcent de lui administrer aujourd’hui. La bourgeoisie est elle-même trop malade pour guérir un malade à ce point incurable ; les morts ne ressuscitent pas des morts, et les vivants ont bien autre chose à faire que de s’occuper du raccommodage de ce moribond, qui ne laissera d’autre souvenir dans l’histoire que celui de ses hypocrisies infâmes et de ses impitoyables et sanglantes violences.

La bourgeoisie, qui ne pense plus qu’à se sauver elle-même, se cramponne aujourd’hui à l’Empire d’Autriche, comme elle se cramponne d’un autre côté à l’unité de l’Allemagne représentée par M. de Bismarck ou aux institutions impériales de Napoléon III, comme elle se cramponne à un trône sans monarque en Espagne, et, en général, à tous les États politiques actuellement existants, parce qu’elle sait que tous ses privilèges politiques et sociaux et son existence même, en tant que classe économiquement séparée de la masse de ces ouvriers qui ne travaillent aujourd’hui que pour elle, seront brisés et anéantis par le même orage populaire qui emportera tous ces États.

La disparition prochaine de cet empire de la carte politique de l’Europe y laissera pourtant un vide immense et que, dans l’intérêt même de la civilisation, il sera urgent de combler. Cette urgence devient d’autant plus évidente aujourd’hui qu’encouragées par la stérilité des efforts de la bourgeoisie libérale et démocratique en Autriche, efforts qui au lieu d’empêcher semblent précipiter la catastrophe de cet empire, toutes les sombres puissances de la réaction, représentées au dehors par l’Empire panslaviste de Saint-Pétersbourg et par l’Empire pangermanique de Berlin, et à l’intérieur par le clergé ultramontain et par la vieille oligarchie autrichienne, se préparent visiblement à en recueillir l’héritage. Diplomatie russe et diplomatie de Bismarck, princes et comtes de l’empire, anciens bureaucrates, vieux militaires et évêques, tous intriguent à l’unisson aujourd’hui en Autriche, et semblent s’être donné la main pour y fomenter, par tous les moyens, les passions les plus fanatiques, aussi bien religieuses que nationales. C’est par le soulèvement de ces passions stupides et aveugles qu’ils espèrent achever le moribond.

À cette coalition réactionnaire, le libéralisme bourgeois s’efforce d’opposer la barrière non moins réactionnaire, au point de vue de la démocratie socialiste, mais surtout trop insuffisante et trop faible, de la centralisation artificielle de l’État. Épouvantés par l’imminence d’une catastrophe qui menace d’engloutir toutes les positions privilégiées et toutes les fortunes, les bourgeois du Reichsrath ont fait un effort surhumain pour masquer un déficit énorme, et ils ont donné de plus à l’empereur une armée de 800.000 hommes. C’est là le suprême effort de l’empire. Une fois ces derniers moyens épuisés, il ne lui restera plus rien pour vivre. Mais l’histoire nous apprend qu’une fois arrivé à ce point aucun État ne saurait vivre longtemps.

L’Empire autrichien est donc condamné à mourir. Qui va recueillir son héritage ? Sera-ce la réaction du dehors alliée à la réaction du dedans ? Ce serait un bien grand malheur. Mais ce malheur n’arrivera pas. L’héritier qui attend un légitime héritage et qui seul est assez puissant pour le recueillir, ce n’est ni la Russie impériale, ni la Prusse royale, ce ne sont pas non plus les oligarques et les ultramontains de l’Autriche, c’est le Parti de la démocratie socialiste, parti qui, bien que né en Autriche, n’est pas seulement autrichien, car il représente la cause des travailleurs du monde entier.

C’est en Autriche surtout qu’on sent, qu’on voit et qu’on touche pour ainsi dire du doigt cette vérité incontestable, que la puissance de la vie s’est retirée aujourd’hui de la classe bourgeoise, comme jadis elle s’était retirée de la classe nobiliaire, que la bourgeoisie est un corps intellectuellement et physiologiquement mort ou prêt à mourir, et que tout l’avenir, j’allais dire le présent, appartient aux seuls ouvriers. Tandis que les bourgeois libéraux et démocrates s’épuisent en efforts impuissants pour constituer quelque chose qui ressemble à un parti, celui de la démocratie socialiste, composé principalement sinon uniquement d’ouvriers, s’étendant sur toutes les provinces de l’Autriche, et réunissant dans son sein, par l’effet d’une attraction naturelle, les hommes des nationalités les plus différentes, compte déjà bien au delà de cent mille adhérents. Et il ne s’est formé que depuis un an à peine. N’est-ce pas un résultat immense ?

C’est que, parmi les ouvriers de l’Europe, il n’en est point de mieux placés, peut-être, pour inaugurer largement la politique sociale de l’avenir, que les ouvriers autrichiens. Les ouvriers des autres pays doivent encore lutter plus ou moins contre les étreintes malsaines, contre les préjugés étouffants du sentiment national ou du patriotisme. Le patriotisme autrichien est un non-sens, qui n’a été inventé que pour servir de masque à la bureaucratie et à l’armée impériales. Ce n’est point un sentiment naturel, national, c’est une vertu officielle qui ne vaut que ce que valent toutes les vertus officielles.

Si le travailleur autrichien voulait être patriote dans le sens très restreint d’une des nombreuses nationalités qui composent l’Empire d’Autriche, il devrait renoncer à l’union avec les travailleurs de toutes les autres nations du même empire ; c’est-à-dire qu’il, devrait renoncer au puissant, à l’unique instrument à l’aide duquel il peut conquérir son existence humaine, son bien-être, sa liberté, et le but suprême des ouvriers de tous les pays, aujourd’hui, l’égalité. Il ne peut donc devenir une puissance réelle qu’en foulant aux pieds le principe de la nationalité.

C’est une nécessité si bien comprise par les ouvriers de l’Autriche, que le premier acte du Parti de la démocratie socialiste fut d’éliminer de son programme la question nationale. C’est en vain que les chefs des partis nationaux slaves, d’un côté, inspirés par la politique féodale et cléricale, et, de l’autre, les politiciens allemands, — bourgeois libéraux, démocrates, et socialistes bourgeois, — se sont efforcés d’attirer dans leurs camps opposés les ouvriers de Vienne. Sourds à toutes ces voix de sirènes, et s’inspirant du principe qui les avait réunis, ces braves travailleurs déclarèrent, par un manifeste mémorable, qu’ils ne voulaient appartenir ni à la Confédération du Nord de l’Allemagne, présidée par M. de Bismarck, ni à la combinaison politique des socialistes bourgeois de Vienne, de Munich et de Stuttgart, et qu’ils ne reconnaissaient d’autre patrie que le camp international des travailleurs de tous les pays luttant contre le capital bourgeois ; que pour eux il n’y a ni Allemands, ni Slaves, ni Magyars, ni Italiens, ni Français, ni Anglais, mais des hommes seulement, — leurs amis, s’ils sont des travailleurs, leurs ennemis s’ils sont des bourgeois exploiteurs et dominateurs.

On ne pouvait poser plus nettement le programme du prolétariat de tous les pays.

Que s’ensuit-il ? Que les ouvriers autrichiens, par tous les efforts qu’ils font pour s’émanciper eux-mêmes, servent, non une cause nationale, mais la cause universelle des travailleurs du monde entier. Ne sont-ils pas, sous ce rapport, bien au-dessus des populations ouvrières de tous les autres pays, sans en excepter même les ouvriers de la France, qui, à côté de leurs héroïques vertus, ont le grand tort de ne pouvoir jamais oublier qu’ils ont l’honneur d’être Français et que Paris est la capitale de la France, que dis-je, du monde ?

Les ouvriers viennois ne tiennent pas à Vienne plus qu’à une autre ville. Ils ne se croient pas le centre du monde. Comme ils n’ont aucune tradition héroïque et révolutionnaire dans leur passé, ils ne peuvent heureusement tirer vanité de rien : mais ils sont libres aussi de toutes ces réminiscences de 89 et de 93, fardeau magnifique mais pesant et qui paralyse trop souvent la puissance créatrice du socialisme français ; car il faut bien l’avouer, le classicisme révolutionnaire pèse encore aujourd’hui sur l’imagination politique et sociale des Français, comme le classicisme de Corneille et de Racine a pesé longtemps sur leur poésie.

Les ouvriers autrichiens n’ont aucune de ces gloires, mais aussi aucun de ces fardeaux à porter : ils entrent dans la lutte tout vierges, tout nouveaux, nullement épuisés et par conséquent pleins de vie, en politique comme en socialisme ; ils devront tout créer ; un grand avenir les attend, et il est fort probable qu’ils seront appelés à jeter les premiers fondements de l’État international de l’avenir, — de cette République économique et universelle, dont M. Thiers lui-même, cette dernière illustration bourgeoise, ce vieillard septuagénaire et sceptique qui a combattu le socialisme pendant toute sa vie, mais qu’une longue et triste expérience a fini par rendre prophète, vient d’annoncer l’avènement infaillible à ses électeurs bourgeois ahuris.

Les ouvriers de Vienne, qui suivent en général les errements de Lassalle et qui s’instruisent en lisant ses écrits, parlent bien dans leur programme d’un État populaire autrichien. Mais d’abord il faut bien faire la part de leur position politique actuelle : ils sont encore des sujets autrichiens, et, comme tels, soumis à des lois restrictives très sévères et à l’arbitraire d’une police formée sous l’ancien despotisme et pas assez réformée par le libéralisme nouveau. D’ailleurs, les libéraux, que dis-je, les démocrates et les bourgeois socialistes de Vienne n’ont-ils pas dénoncé, il y a un an à peu près, dans leurs journaux et leurs discours, le franc socialisme des travailleurs de Vienne à cette même police ? Les ouvriers de l’Autriche doivent donc être prudents, étant de tous côtés entourés de dénonciateurs, d’ennemis, et nous savons de source certaine que, s’ils n’en avaient été formellement empêchés par les lois autrichiennes, ils se seraient depuis longtemps constitués en sections de notre grande Association internationale.

Et malgré tout cela, malgré toutes ces lois restrictives et sous la pression même d’une telle police, faut-il le dire, ils déploient plus d’audace révolutionnaire, une initiative bien plus large et des sympathies internationales bien autrement généreuses, que nous autres internationaux qui jouissons dans la Suisse de toutes les libertés de la république bourgeoise. Pour le prouver, nous n’avons qu’à citer le texte de ce télégramme que la dernière assemblée populaire qui s’est tenue à Vienne le 30 mai, au nombre de vingt mille ouvriers, a envoyé, à la suite des dernières élections, aux ouvriers de Paris et de Lyon :

« Salut et félicitations aux ouvriers de Paris et de Lyon. Nous avons reçu avec bonheur la nouvelle de votre victoire, qui est aussi la nôtre. Vive le peuple français, vive l’avant-garde du prolétariat ! »

Mais supposons même que les ouvriers, en Autriche, s’inspirent trop aveuglément des écrits de Lassalle, qui, au milieu de tant de magnifiques choses qu’il a énoncées, a eu le tort, selon nous, de parler un peu trop de l’État, en oubliant que, l’État politique universel s’étant historiquement démontré impossible, tout État politique doit être nécessairement un État restreint, national ou territorial, et que son existence est par conséquent incompatible avec la solution de la question économique, qui est essentiellement une question internationale ou universelle ; supposons que les ouvriers autrichiens croient sérieusement à la possibilité d’une transformation de l’Empire d’Autriche actuel en un État démocratique et sincèrement populaire, — à quoi pourront aboutir leurs efforts s’ils triomphent ? Seulement à la destruction de cet empire, à la liquidation de tout État politique dans les pays qu’il embrasse.

Que veulent-ils ? Ce que veulent tous les ouvriers qui pensent et qui osent aujourd’hui : L’abolition non seulement politique mais économique des classes ; l’égalisation économique et sociale des individus dans l’éducation, dans le travail et dans la jouissance des produits du travail, afin que pour tous les individus humains sur la terre, sans différence de nations et de sexe, il n’y ait plus qu’un seul mode d’existence, et que cette nouvelle existence se manifeste par la plus grande liberté de chacun, fondée sur la plus étroite solidarité de tous. Eh bien, nous les défions de réaliser ce but dans un État politique quelconque !

Qui dit État politique, cet État soit-il une monarchie absolue, une monarchie constitutionnelle, ou même une république, dit domination et exploitation. C’est la domination soit d’une dynastie, soit d’une nation, soit d’une classe sur toutes les autres, c’est-à-dire c’est la négation même du socialisme.

Que veut le socialisme ? La constitution d’une société humaine équitable, délivrée de toute tutelle, de toute autorité et domination politique aussi bien que de toute exploitation économique, et fondée uniquement sur le travail collectif, garanti à son tour par la propriété collective.

Pour atteindre ce but, que faut-il faire ? Abolir les États, qui n’ont d’autre mission à remplir que de protéger la propriété individuelle, c’est-à-dire l’exploitation du travail collectif des masses populaires par une minorité privilégiée quelconque, et qui, par là même, paralysent et rendent impossible le développement de la République économique universelle.

Une fois les États politiques abolis, et par conséquent l’antique système de l’organisation de la société de haut en bas, par la voie de l’autorité, rendu à jamais impossible, par quelle voie la nouvelle société pourra-t-elle se réorganiser ? Par la libre fédération des associations locales — non plus politiques, comme elles le sont à présent, mais économiquement productives comme elles le deviendront nécessairement aussitôt qu’elles seront délivrées de toute tutelle politique — en une grande association internationale.

Eh bien, les travailleurs autrichiens se trouvent aujourd’hui dans une telle position qu’à moins de renoncer à tout espoir d’amélioration de leur sort, ils doivent fatalement marcher dans cette voie. Pour unir, en effet, les travailleurs de toutes les nations de l’Empire d’Autriche sous le même drapeau, ne doivent-ils point reconnaître à toutes ces nations les mêmes droits ? Ils doivent donc mettre fin à toute domination en Autriche. Ils doivent détruire l’empire.

Mais une fois cet empire détruit, l’association des travailleurs autrichiens, qui embrasse déjà tant de nationalités différentes, formera d’elle-même le commencement d’une vaste organisation internationale, et rien n’empêchera que les associations ouvrières de tous les autres pays de l’Europe, une fois émancipées, venant se joindre à elle, ne forment avec elle l’association universelle.

Telles sont les raisons qui nous font saluer avec une joie profonde ce magnifique mouvement du Parti démocrate socialiste en Autriche.

(Égalité du 19 juin 1869.)

VIII

La « Montagne » et M. Coullery.

[modifier]



[Le Dr Coullery avait été un des premiers propagandistes de l’Internationale en Suisse. Il avait fondé en 1865 la section de la Chaux-de-Fonds, et publié pendant trois ans (1866-1868) un journal qu’il intitula la Voix de l’avenir. Mais il voulut se faire de l’Internationale un marchepied pour arriver à une situation politique, et à cette fin il fit alliance, au printemps de 1868, avec le parti conservateur protestant. Appuyé par ce parti, il fonda un petit journal quotidien, la Montagne, qualifié par lui d’« organe de la démocratie sociale ». Mécontent de voir l’Internationale prendre un caractère révolutionnaire, il attaqua dans la Montagne les résolutions votées par le Congrès de Bruxelles au sujet de la propriété collective, et combattit la propagande faite par l’Égalité de Genève et le Progrès du Locle, en opposant au principe de la propriété collective celui de la coopération, représentée par lui comme le seul moyen d’améliorer le sort des travailleurs. Mais en même temps Coullery restait membre de l’Internationale, et continuait à grouper autour de lui un certain nombre d’ouvriers. Il devint nécessaire d’en finir avec une équivoque dont il profitait, et d’infliger à son journal la Montagne un désaveu public. En conséquence, les trois sections du Locle, de la Chaux-de-Fonds et du district de Courtelary (Val de Saint-Imier) résolurent de convoquer une assemblée dans laquelle seraient votées des résolutions condamnant l’attitude de Coullery. La date de l’assemblée fut fixée au dimanche 30 mai 1869, et l’on choisit comme lieu de réunion une auberge qui se trouve sur le Crêt-du-Locle, entre le Locle et la Chaux-de-Fonds. J’écrivis à Bakounme pour l’inviter à venir de Genève assister à cette réunion ; il me répondit par le billet suivant :

Ce 22 mai 1869

Cher ami, je ne demande pas mieux que de venir et je viendrai assurément, si tu veux et peux m’aider à emprunter une trentaine de francs pour le terme d’un mois, faute de quoi, malgré toute ma bonne volonté, il me sera impossible de venir prendre part au combat si intéressant que la Révolution et la Réaction masquée en coopération vont se livrer entre la Chaux-de-Fonds et le Locle… Je t’embrasse. Réponds-moi.

Ton dévoué, M. B.

L’argent ayant été envoyé, et la venue de Bakounine se trouvant ainsi assurée, le Progrès du 29 mai annonça la réunion en ces termes :

Meeting
Des Sections internationales de la Chaux-de-Fonds,
du Locle et du Val de Saint-Imier,
Dimanche 30 mai, à deux heures après midi, à l’hôtel de la Croix-Fédérale, sur le Crêt-du-Locle.

Ordre du jour : Quels sont les moyens de réaliser le but de l’Internationale ?

Nous recommandons à nos amis cette importante réunion.

L’assemblée du 30 mai fut nombreuse. Y prirent la parole James Guillaume, Bakounine, Fritz Heng, Adhémar Schwitzguébel, Fritz Robert. Le meeting vota à l’unanimité — moins trois voix — des résolutions répudiant la Montagne et affirmant les principes révolutionnaires.

Coullery n’avait pas osé paraître au meeting ; mais le lendemain il déclara à son entourage que s’il eût été présent, il aurait aisément réfuté les arguments de ses adversaires. Les collectivistes de la Chaux-de-Fonds lui offrirent alors de lui en fournir immédiatement l’occasion, et ils convoquèrent une réunion pour le soir même, priant Bakounine de s’y trouver pour soutenir contre Coullery les principes révolutionnaires dans une discussion publique. La réunion eut lieu ; Bakounine s’y rendit, et y prit la parole : mais Coullery avait cru prudent de rester chez lui ; cette reculade après sa bravade du matin fut considérée comme l’aveu de sa défaite.

L’Égalité publia les résolutions du meeting du Crêt-du-Locle dans son numéro du 5 juin ; et un mois après, comme la Montagne s’était livrée contre les socialistes révolutionnaires et leurs « aberrations » à de nouvelles attaques, elle exécuta ce journal et son rédacteur Coullery en une série de quatre articles (voir p. 80).]

Résolutions du Meeting du Crêt-du-Locle.

1. Le meeting, tout en reconnaissant que la coopération est la forme sociale de l’avenir, déclare que, dans les conditions économiques actuelles, elle est impuissante à émanciper le prolétariat et à résoudre la question sociale.

2. Le meeting demande au Conseil général de Londres de mettre à l’ordre du jour du Congrès de Bâle la question d’une organisation plus efficace et plus réelle de l’Internationale, afin que le prolétariat puisse opposer à la coalition de la bourgeoisie et des États une puissance capable d’en triompher.

3. Le meeting approuve la manière dont l’Égalité et le Progrès défendent les principes socialistes, et répudie complètement la ligne de conduite adoptée par la Montagne.

Il déclare en outre que l’Internationale doit s’abstenir totalement de participer à la politique bourgeoise.

4. Le meeting demande que la propriété collective, ainsi que l’abolition du droit d’héritage, soient discutés dans le journal l’Égalité.

(Égalité du 5 juin 1869.)


La Montagne[27]


I


La Montagne est un journal paraissant à la Chaux-de-Fonds sous la direction de M. Jeanrenaud[28], connu de tous les ouvriers ayant travaillé dans cette localité, pour sa dévotion remarquable et pour sa propagande infatigable des idées religieuses de la secte des mômiers à laquelle il appartient.

Tous nos lecteurs connaissent le mouvement qui s’est accompli dans le canton de Neuchâtel ; chacun sait que les conservateurs de ce canton ont fait une alliance avec des socialistes qui n’en sont pas, et ont constitué un parti politique assez semblable à celui qui a fleuri à Genève il y a quelques années.

La Montagne est l’organe de ce parti, avec lequel le mouvement ouvrier n’a rien de commun, et, cependant, elle ose s’intituler organe de la démocratie sociale.

Dans le meeting tenu au Crêt-du-Locle le 30 mai, cet organe a été unanimement désavoué avec beau- coup de raison, car en fait de questions sociales il s’occupe de misérables questions de politique locale et de propagande mômière ; il professe un socialisme que tous les réactionnaires signeraient des deux mains, répand les fausses nouvelles et les calomnies inventées par le Journal de Genève sur nos grèves et sur le mouvement ouvrier en général, en un mot trompe la classe ouvrière de la Chaux-de-Fonds qu’il cherche à désaffectionner de l’Association internationale, dont il condamne et calomnie les résolutions et les principes.

Aussi ce journal vient-il de recevoir un satisfecit de son maladroit ami le Journal de Genève (numéro du 2 juillet), lequel dessille ainsi les yeux des ouvriers sachant ce que son approbation signifie.

Nous regrettons sincèrement que des hommes ayant fait tant de sacrifices pour la cause du peuple, que des hommes dont nous nous plaisons à reconnaître la noblesse de cœur, se soient laissé tromper et persistent à garder, par amour-propre, une situation fausse qui les sépare complètement de leurs anciens amis. Mais, si pénible que soit cette séparation, nous ne saurions faillir à notre devoir de signaler aux ouvriers de l’Europe entière leur désertion de la grande cause des travailleurs et leur intimité malheureuse avec la réaction bourgeoise.

Ouvriers de la Chaux-de-Fonds, prenez garde à vous, la Montagne est un organe de la réaction bourgeoise, et son titre d’organe de la démocratie sociale n’est qu’un masque pour vous tromper.

(Égalité du 10 juillet 1869)
.

II

À la Montagne, journal de la Chaux-de-Fonds, fondé et rédigé par M. le docteur Coullery, et qui se donne pour un organe de la démocratie sociale (pas socialiste, remarquez bien la différence !), appartient l’incontestable honneur d’avoir inventé un socialisme nouveau. Jusqu’à présent nous avons eu différentes sortes de socialismes hybrides : le socialisme doctrinaire, ou d’école, préparant des lits de Procruste pour l’humanité à venir ; le socialisme autoritaire, faisant de l’État une sorte de bon Dieu sur terre, le régulateur et le dispensateur de la vie et de la liberté humaines ; le socialisme endormeur des bourgeois[29], s’efforçant de prouver aux travailleurs, si durement exploités par le capital bourgeois, qu’ils ont tout à attendre de la mansuétude de leurs patrons ; nous avons enfin le socialisme des radicaux, qui voudraient se faire des passions subversives des masses ouvrières une pincette pour attirer à eux le pouvoir. À Monsieur Coullery appartient l’honneur insigne d’avoir ajouté au socialisme bourgeois, dont il a été toujours le plus fervent apôtre, une nouvelle invention de son cerveau : LE SOCIALISME JÉSUITIQUE OU MÔMIER.

Pour le prouver, nous nous en référons à son propre discours prononcé récemment (le 5 juillet) dans la Section internationale des travailleurs de la Chaux-de-Fonds, et reproduit par lui-même dans le numéro 18 (2e année) de la Montagne.

Mais pour expliquer ce discours il nous faut remonter à quelques faits antérieurs, notamment à l’accusation qui a été portée, non contre la personne de M. Coullery, mais contre ses tendances évidemment réactionnaires et bourgeoises, au meeting du Crêt-du-Locle, le 30 mai 1869, et à la condamnation qui a été prononcée, à l’unanimité moins trois voix, contre elles par une assemblée qui avait réuni en son sein plus de cent cinquante délégués des Sections des Montagnes, parmi lesquels une centaine à peu près de délégués de la Chaux-de-Fonds ; nous devons enfin dire les faits sur lesquels était basée cette accusation aussi bien que cette condamnation.

Quiconque a suivi le développement des idées socialistes dans l’Internationale de la Suisse romande sait fort bien que dès le principe toute la propagande de M. Goullery a été frappée au coin du socialisme bourgeois le plus pur. Comme rédacteur de la Voix de l’Avenir, il s’est fait toujours le champion des principes sur lesquels est fondée principalement la toute-puissance du monde bourgeois et d’où découle nécessairement, comme une conséquence naturelle, l’esclavage du prolétariat ; le principe de la propriété individuelle, le droit d’héritage, la concurrence sans frein dans l’industrie et dans le commerce, et avant tout, et au-dessus de tout : la liberté !

Élève, admirateur et adorateur de Bastiat, qu’il considère, lui, comme le plus grand révolutionnaire, et qui, au point de vue du socialisme, est le plus grand réactionnaire qui ait existé au monde, M. Coullery professe un culte fanatique pour cette société, pour cette divine liberté. C’est une belle passion que nous ne demanderions pas mieux que de partager avec lui, et pour laquelle nous le louerions beaucoup, si nous ne savions pas que cette liberté, dont il s’est fait exclusivement le chevalier, n’est en réalité rien que le privilège de quelques-uns et l’esclavage du grand nombre. C’est la liberté du Journal de Genève, c’est la liberté préconisée par tous les bourgeois, lorsqu’ils font surveiller le travail de leurs ouvriers par les gendarmes.

Ah ! nous aussi, nous la voulons, la liberté ! Mais nous la voulons tout entière, non seulement religieuse, ou civile, ou politique, ou économique, mais humaine, — large comme le monde. Nous la voulons délivrée de toutes les chaînes dont l’écrasent les institutions religieuses, politiques, juridiques et économiques actuelles. Nous voulons la pleine liberté de chacun se manifestant par le développement intégral de toutes ses facultés naturelles, et fondée sur la solidarité et sur l’égalité de tout le monde ! Malheureusement pour M. Coullery, cette liberté sera la mort de la sienne, aussi sûr que l’émancipation des travailleurs sera la mort pour tous les privilèges économiques et politiques des bourgeois.

On se demande souvent : Ces prêcheurs si ardents et, en apparence, si sincères de la liberté bourgeoise, sont-ils des trompeurs ou des dupes ? Mentent-ils aux ouvriers par défaut de cœur, ou par défaut d’esprit ?

Voyons, Monsieur Coullery, dites-nous, la main sur le cœur, où prenez-vous le courage de venir parler de liberté à l’ouvrier esclave du capital, et de lui prêcher en même temps le respect des principes sur lesquels est fondée l’organisation économique et politique de la société, c’est-à-dire son esclavage ? Est-il vraiment possible que, vous-même, vous ne soyez pas encore arrivé à comprendre qu’où bien la liberté doit renverser ces principes, ou qu’au contraire ces principes annuleront toujours la liberté ?

Quels que soient les principes qui ont inspiré M. Coullery, il est certain que presque tous ses articles, dans la Voix de l’Avenir, ont été dictés par ce socialisme hypocrite des bourgeois, si fraternel dans ses formes, si désespérant et si dur dans le fond. Aussi les réclamations des différentes sections de l’Internationale de la Suisse romande contre les tendances de ce journal n’avaient-elles point tardé à se produire et à se reproduire à plusieurs reprises ; seulement on le souffrait faute de mieux et tant qu’il était encore possible de le souffrir. Ce fut au mois d’octobre, en 1868, après le Congrès de Bruxelles, que la crise éclata.

Cette année est mémorable dans l’histoire du socialisme militant et pratique des travailleurs. Il s’y passa trois faits d’une excessive importance. D’abord, ce fut l’Association internationale des travailleurs qui, ayant fini par comprendre que, tant que la bourgeoisie aurait une existence à part, fondée sur la propriété individuelle et héréditaire des capitaux et de la terre, une réconciliation sérieuse et sincère entre elle et les millions de travailleurs qu’elle exploite était impossible, a refusé l’alliance que lui proposaient les bourgeois. Réunie en Congrès, à Bruxelles, l’Association internationale des travailleurs a déclaré que la Ligue toute bourgeoise de la paix et de la liberté, au point de vue du franc socialisme, ou à celui de l’émancipation intégrale des travailleurs, n’avait aucune raison d’être.

Deux semaines plus tard, la Ligue de la paix et de la liberté, réunie en Congrès à Berne, donnant raison à la perspicacité du Congrès de Bruxelles, rejeta de son programme à une immense majorité le principe de l’égalité économique et sociale, et s’affirma définitivement par là même comme une ligue bourgeoise et par conséquent hostile au programme des travailleurs.

La rupture a donc été constatée et déclarée franchement des deux côtés presque en même temps. L’impossibilité d’une conciliation quelconque était devenue manifeste pour tout le monde, et, à moins d’avoir la conscience assez large pour affirmer à la fois deux principes qui s’entredétruisent, chacun s’est vu forcé d’embrasser l’un des deux partis, à l’exclusion de l’autre.

À ces deux faits, il s’en est ajouté un troisième, d’une nature bien plus importante encore et surtout plus positive que les deux premiers ; ce fut l’adoption du grand principe de la propriété collective par le Congrès des travailleurs réunis à Bruxelles, et le maintien tout à fait naturel et logique de la propriété individuelle et héréditaire par le Congrès bourgeois de Berne.

Propriété collective et propriété individuelle ! voilà donc les deux grands drapeaux sous lesquels vont se livrer désormais les grandes batailles de l’avenir.

Cette franche manière de poser les questions n’a pas plu à M. Coullery. Désolé de ne plus pouvoir rester l’ami des uns et des autres, et se laissant enfin aller librement à ses instincts bourgeois, il se tourna avec fureur contre le Congrès de Bruxelles et contre les dissidents du Congrès de Berne. Par contre, il se montra plein d’enthousiasme pour le socialisme de MM. Gœgg et Chaudey[30].

C’en fut trop pour l’Association internationale des travailleurs de la Suisse romande. M. Coullery se vit obligé d’abandonner la Voix de l’Avenir, qui cessa d’ailleurs de paraître. Sur les ruines de ce journal fut fondée plus tard l’Égalité.

(Égalité du 17 juillet 1869.)


III

Quoi qu’en disent nos adversaires, nous avons le plus grand respect, non pour toutes les opinions, mais pour le droit de chacun de professer les siennes ; et plus un homme y met d’honnêteté et de franchise, plus il nous paraît estimable.

M. Coullery, après avoir été un fougueux radical, s’est séparé du radicalisme. C’était son droit. Ce pauvre radicalisme, après avoir rendu au monde des services incontestables, se voit abandonné aujourd’hui de tous les hommes vivants. M. Coullery, vivant, sinon par la pensée, au moins par l’imagination, l’a quitté comme les autres ; le tout est donc de savoir quel chemin il a pris, après en être sorti. Il avait à choisir entre deux voies.

D’un côté, c’était la grande voie de l’avenir : celle de la grande Liberté, universelle et unique, de l’émancipation complète du prolétariat par l’égalisation économique et sociale de tous les hommes sur la terre. C’était le monde nouveau, un océan sans limites. C’était la Révolution sociale.

De l’autre, c’étaient les sentiers romantiques et pittoresques d’un passé à la fois mystique et brutal. C’étaient l’Église, la monarchie et l’aristocratie bénies et consacrées par l’Église, les privilèges bourgeois, la séparation des masses ouvrières en corps de métiers, — beaucoup de petites libertés bien restreintes, absence de la Liberté. Le règne de la violence, une réalité bien cynique, mais enveloppée dans un nuage de mysticisme divin qui dérobait en partie ses monstruosités quotidiennes et lui prêtait une fausse apparence de grandeur. C’était enfin le monde de la brutalité triomphante, mais égayé et cherchant à se consoler par les contes bleus de la religion et par d’autres fictions parlant d’amour. C’est encore aujourd’hui la patrie idéale de toutes les âmes romanesques et sentimentales, de tous les esprits faussés et corrompus par le spiritualisme.

Peut-on en vouloir à M. Coullery de ce qu’il n’a point préféré la première voie à la seconde ? Nous ne le pensons pas ; ce serait injuste, car à la fin des comptes chacun se laisse déterminer par sa propre nature. En prenant parti pour la réaction contre la révolution, M. Coullery n’a fait qu’obéir à la sienne.

Nos reproches ne s’adressent donc pas à la résolution que M. Coullery, dans son for intérieur, a cru devoir prendre en sortant du parti radical, — ceci ne nous regarde pas, — mais à la position tout à fait équivoque dans laquelle il s’est placé depuis, vis-à-vis du parti de la démocratie socialiste, vis-à-vis de l’Association internationale des travailleurs. Ce que nous lui reprochons, c’est un grand défaut de sincérité et de vérité. Comme la plupart des hommes religieux, il croit sans doute que, pour le propre bien des hommes, il peut être souvent utile de les tromper, et qu’on ne doit la vérité pure, la vérité tout entière, qu’à Dieu seul. Cela peut être encore une conviction légitime, en tant qu’individuelle ; elle est depuis longtemps professée et mise en pratique par les jésuites aussi bien que par les mômiers, et nous ne l’aurions pas attaquée dans la personne de M. Coullery, si M. Coullery ne voulait s’en faire une arme pour pervertir l’Internationale.

Ce que nous combattons dans M. Coullery, c’est cette prétention énorme d’être l’ami et le coopérateur le plus intime d’un parti franchement réactionnaire, et de vouloir passer en même temps pour un franc socialiste, pour un partisan dévoué de l’émancipation des masses ouvrières. Il voudrait nous persuader que, depuis qu’il s’est rallié à la politique des aristocrates et des mômiers, il est devenu plus digne de notre sympathie, de notre confiance, et qu’il s’est rapproché davantage de l’esprit même de l’Internationale.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter cette question, si c’est dans l’esprit ou dans le cœur de M. Coullery que cette étrange aberration a pu prendre naissance ; mais il nous paraît absolument nécessaire de la combattre, parce que, si elle parvenait à se faire accepter par un nombre quelconque d’ouvriers, elle ne manquerait pas de pervertir leur esprit aussi bien que leur cœur, et de les conduire directement à l’esclavage.

M. Coullery a eu sans doute mille raisons excellentes pour se séparer du radicalisme. Peut-être le parti radical a-t-il eu le tort de ne point faire dans son sein une place assez large à ce personnage si profondément préoccupé de lui-même.

La nature de M. Coullery est une nature éminemment fantaisiste et sentimentale ; il lui faut de la chaleur, vraie ou fausse, beaucoup de mouvement dramatique et surtout beaucoup d’exhibition personnelle ; il identifie naïvement sa chère personne avec les principes, il aime qu’on s’occupe de lui, au point que, quand le monde l’oublie ou l’ignore, M. Coullery s’imagine volontiers qu’on oublie les principes. Faut-il s’étonner qu’avec de telles dispositions il se soit senti à l’étroit dans le monde si prosaïque du radicalisme bourgeois, et qu’il se soit laissé convertir par la mômerie religieuse et politique ? Chacun ne cherche-t-il pas naturellement, et n’a-t-il pas le droit d’adopter, la sphère qui lui convient davantage ?

M. Coullery n’a eu qu’un seul tort, un tort qu’en définitive nous voulons plutôt attribuer à son esprit qu’à son cœur. Ne s’est-il pas imaginé qu’en reculant dans le camp de la réaction, il a fait un progrès ! Son défaut de jugement ne lui a sans doute pas permis de comprendre que si les socialistes combattent le radicalisme bourgeois, ce n’est certainement pas au point de vue du passé, mais bien à celui de l’avenir, et que, s’il fallait choisir entre le présent et le passé, aucun homme de cœur et de sens ne devrait hésiter : car enfin le radicalisme présent, avec toutes ses imperfections et contradictions, vaut toujours mille fois davantage que ce passé infâme que la Révolution a brisé et que des esprits équivoques, vaniteux et confus, voudraient faire revivre.

Si le socialisme proteste contre le radicalisme, ce n’est point du tout pour reculer, mais bien pour avancer. Ce qu’il lui reproche, ce n’est pas d’être ce qu’il est, mais au contraire de ne point l’être assez, de s’être arrêté à mi-chemin et de s’être mis par là même en contradiction avec le principe révolutionnaire, qui est le sien aussi bien que le nôtre. Le radicalisme révolutionnaire a proclamé les droits de l’homme, par exemple : ce sera son honneur éternel ; mais il se déshonore aujourd’hui en repoussant la grande révolution économique sans laquelle tous les droits ne seront qu’une vaine parole, une tromperie. Le socialisme révolutionnaire, cet enfant légitime du radicalisme, méprise les hésitations de son père, l’accuse d’inconséquence et de lâcheté, il passe outre ; mais en même temps il reconnaît volontiers la solidarité révolutionnaire qui existe entre le radicalisme et lui, et jamais M. le docteur Coullery ne parviendra à nous entraîner dans le camp de la réaction aristocratique et mômière.

M. Coullery désirerait bien pouvoir nier son alliance avec le parti des anciens royalistes, qui aujourd’hui s’intitulent les démocrates dans le canton de Neuchâtel. Mais cela lui est impossible. Les réactionnaires, vieux roués politiques, sont naturellement plus habiles et plus pratiques que lui, et il suffit de leur avoir donné le bout du doigt pour qu’ils s’emparent de toute votre personne. Ils connaissent l’art d’entortiller et d’absorber les individualités les plus récalcitrantes dans leurs filets. M. Coullery, dans sa fatuité naïve, s’imagine peut-être qu’il va les tromper, et ils l’ont trompé déjà ; il prétend les conduire, il les suit. Il leur sert aujourd’hui d’instrument contre l’Association internationale des travailleurs, dont il essaie d’ouvrir les portes à leur propagande corruptrice.

Voici ce qu’il écrit dans son Journal la Montagne, du 3 juillet[31], pour les recommander aux ouvriers de l’Internationale :

« Le parti conservateur ou libéral ne partage-t-il pas sur bien des points notre opinion ? Son journal, ses orateurs, ses écrivains, ne demandent-ils pas avec nous la séparation de l’Église et de l’État ? N’ont-ils pas, au Grand-Conseil, appuyé avec M. Coullery la suppression des privilèges[32], ainsi que l’idée de la séparation ? N’ont-ils pas défendu chaudement la représentation juste, honnête, équitable, proportionnelle ? Un de ses membres les plus influents[33] ne s’occupe-t-il pas avec ardeur des problèmes sociaux, de la coopération ? »

Et puis il ajoute :

« Que nous fait le passé de ceux qui partagent nos idées ? » (M. Coullery aurait dû dire : de ceux dont nous partageons aujourd’hui les idées.) « Nous ne leur demandons pas : Qu’avez-vous été ? » (Mais ils n’ont pas changé, ils font ce qu’ils ont toujours fait et restent sur leur vieille place. C’est M. Coullery qui est allé à eux) — « mais bien : Qu’êtes-vous, que voulez-vous, marchez-vous avec nous ? » (Si M. Coullery avait voulu être franc, il aurait dit : Voulez-vous souffrir que nous marchions avec vous ?)

Voilà les compliments et les certificats de socialisme que M. Coullery s’est mis dans l’obligation cruelle d’adresser à de vieux aristocrates de la république de Neuchâtel, à ceux-là mêmes qui ont combattu cette république au profit du roi de Prusse. Voilà les nouveaux alliés qu’il s’efforce d’introduire, d’abord par contrebande, dans l’Association internationale, afin que plus tard ils puissent sans doute s’imposer à elle par violence. N’est-ce pas la manière des jésuites ou des mômiers ?

Dans la Montagne du 13 juillet nous lisons :

« À propos de quoi l’Égalité prend-elle à partie le rédacteur de la Montagne, M. Louis Jeanrenaud ? Et dans quel but lui fait-elle un crime de ses convictions religieuses ? Est-ce que par hasard, pour être membre de l’Internationale, il faut maintenant avoir un brevet de rationalisme ou d’athéisme ? Nous avions cru jusqu’à présent que les opinions politiques et religieuses étaient indépendantes de la qualité de membre de l’Internationale ; et quant à nous, c’est sur ce terrain que nous nous plaçons. »

Cette fois l’aveu est complet. Poussé par son éloquence, ou par la nécessité peut-être de donner des gages à ses chers alliés et collaborateurs de la réaction neuchâteloise, M. Coullery nous avoue : premièrement que, selon lui, le réactionnaire le plus fanatique, pourvu qu’il s’occupe d’une manière ou d’une autre de la question sociale, fût-ce même à la façon de M. Henri Dupasquier et de M. le docteur Coullery, c’est-à-dire à un point de vue tout à fait rétrograde, a droit d’entrée dans l’Internationale ; et, en second lieu, il nous démasque son arrière-pensée et son intention désormais évidente d’ouvrir à deux battants les portes de l’Internationale aux aristocrates, aux jésuites, aux mômiers, sans aucun doute dans l’espoir qu’ils y planteront tôt ou tard le drapeau de la réaction.

La Montagne n’ose pas se dire encore un organe de l’Association internationale. Mais elle ambitionne évidemment ce titre, et le dernier discours prononcé par M. Coullery, à la séance du 5 juillet de la section de la Chaux-de-Fonds[34], prouve son intention formelle de rendre cette section solidaire de sa politique réactionnaire. Qu’est-ce qu’on en doit conclure ? C’est que M. Coullery ne s’est tant préoccupé de l’Association internationale des travailleurs et qu’il ne s’est donné tant de peine à former de nouvelles sections dans les Montagnes que pour en faire à la fois un piédestal pour sa propre personne et un instrument pour la réaction.

M. Coullery se trompe. L’Internationale est plus forte que lui et tous ses amis aristocrates et mômiers pris ensemble. Leurs intrigues pourront bien en troubler une très petite partie, à la surface, un instant, — mais il n’en paraîtra plus rien le lendemain.

(Égalité du 24 juillet 1869.)


IV
Le jugement de M. Coullery[35].

L’Association internationale des travailleurs a une loi fondamentale à laquelle chaque section et chaque membre doivent se soumettre, sous peine d’exclusion. Cette loi est exposée dans les statuts généraux, proposés en 1866 par le Conseil général de l’Association au Congrès de Genève, discutés et unanimement acclamés par ce Congrès, enfin définitivement sanctionnés par l’acceptation unanime des sections de tous les pays. C’est donc la loi fondamentale de notre grande Association.

Les considérants qui se trouvent à la tête des statuts généraux définissent clairement le principe et le but de l’Association internationale. Ils établissent avant tout :

Que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ;

Que les efforts des travailleurs doivent tendre à constituer pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs, — c’est-à-dire l’égalité politique, économique et sociale ;

Que l’assujettissement des travailleurs au capital est la source de toute servitude, politique, morale et matérielle ;

Que, pour cette raison, l’émancipation des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ;

Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national, mais INTERNATIONAL.

En conséquence de ces principes, l’Association internationale des travailleurs admet dans son sein toutes les Sociétés ouvrières, aussi bien que tous les individus isolés, quelle que soit leur provenance et sans distinction de couleur, de croyance et de nationalité, avec la clause spéciale pourtant qu’ils adhèrent franchement, complètement et sans arrière-pensée aucune à ces principes, et qu’ils s’engagent à les observer.

Voyons donc quels sont les devoirs que chaque société ouvrière et chaque individu s’imposent, conséquemment avec ces principes, lorsqu’ils entrent dans l’Association internationale.

Le premier devoir, celui que nous trouvons placé en tête des considérants, c’est de tendre par tous les efforts au triomphe de l’ÉGALITÉ ; non de l’égalité politique seulement, ce qui serait du radicalisme pur, mais de l’égalité à la fois politique, économique et sociale, par l’abolition de tous les privilèges possibles, économiques aussi bien que politiques, afin que pour tous les hommes sur la terre, sans distinction de couleur, de nationalité et de sexe, il n’y ait désormais qu’une seule manière sociale de vivre : les mêmes devoirs, les mêmes droits.

C’est le programme complet du socialisme révolutionnaire, dont l’égalité est la première condition, le premier mot, et qui n’admet la liberté qu’après l’égalité, dans l’égalité et par elle, parce que toute liberté en dehors de l’égalité constitue un privilège, c’est-à-dire la domination d’un petit nombre et l’esclavage de l’immense majorité des hommes.

Pour mieux établir le caractère révolutionnairement socialiste du programme de l’Internationale, les considérants font suivre cette première déclaration d’une seconde, non moins importante : que l’assujettissement du travail au capital est la source de toute servitude, politique, morale et matérielle, et que pour cette raison l’ÉMANCIPATION ÉCONOMIQUE DU TRAVAILLEUR est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique.

C’est le renversement de toute la politique des bourgeois, c’est le point où la démocratie socialiste se sépare absolument et définitivement de la démocratie exclusivement politique des bourgeois, — des radicaux aussi bien que de M. Coullery, et même de M. Coullery encore plus que des radicaux.

Du moment que l’Association internationale a reconnu que le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique, c’est l’émancipation économique des travailleurs, elle repousse toute politique qui ne tend pas directement à ce but, par conséquent toute politique bourgeoise, monarchique, libérale, ou même démocratique radicale ; parce que toute politique bourgeoise, on le sait, n’a et ne peut avoir d’autre but que la consolidation et l’extension de la puissance bourgeoise, et que cette puissance est exclusivement fondée sur la dépendance du travailleur et sur l’exploitation de son travail. Pour qu’il ne reste aucune incertitude sur ce point, les considérants ajoutent que l’assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude, politique, morale et matérielle : ce qui veut dire que pour atteindre le grand but de l’Internationale, l’émancipation économique du travail, il faut briser la tyrannie du capital, briser toute la puissance, toute l’existence des bourgeois.

Comment faire pour briser la tyrannie du capital ? Faut-il détruire le capital ? Mais ce serait détruire toutes les richesses accumulées sur la terre, toutes les matières premières, tous les instruments de travail, tous les moyens de travail. Ce serait condamner l’humanité tout entière, qui est infiniment trop nombreuse aujourd’hui pour subsister des simples dons de la nature, comme les peuples sauvages, et qui ne peut par conséquent exister désormais qu’à l’aide de ce capital, ce serait la condamner à la plus terrible mort, à la mort par la faim. Donc, on ne peut pas, on ne doit pas détruire le capital, il faut le conserver. Mais si on le conserve, et s’il continue de rester en dehors et au-dessus du travail, il n’y a pas de force humaine qui puisse l’empêcher d’opprimer et d’asservir le travail.

Le capital existant en dehors et au-dessus du travail, — c’est la bourgeoisie, c’est la constitution de sa puissance économique, politique et sociale. Le travail restant en dehors et au-dessous du capital, — c’est le prolétariat.

Tant qu’ils resteront en dehors l’un de l’autre, peut-on les réconcilier ? Peut-on inventer une constitution politique qui empêche le capital d’opprimer et d’exploiter le travail ? — C’est impossible. Toutes les transactions qu’on ferait n’aboutiraient qu’à une exploitation nouvelle du travail par le capital, et tourneraient nécessairement toutes au détriment des travailleurs et au profit des bourgeois : car les institutions politiques n’exercent une puissance que tant qu’elles ne sont pas en contradiction avec la force économique des choses ; d’où il résulte que tant que le capital restera entre les mains des bourgeois, rien ne pourra empêcher ces derniers d’exploiter et d’asservir le prolétariat.

Le capital ne pouvant pas être détruit, et ne devant pas demeurer concentré entre les mains d’une classe séparée, exploitante, il ne reste qu’une seule solution : c’est l’union intime et complète du capital et du travail ; les bourgeois doivent être forcés à devenir des travailleurs, et les travailleurs doivent conquérir la propriété non individuelle, mais collective, du capital : car s’ils allaient partager entre eux le capital existant, ils le diminueraient d’abord, diminueraient à un immense degré sa puissance productive, et, le droit de l’héritage aidant, ils reconstitueraient une bourgeoisie nouvelle, une nouvelle exploitation par le capital.

Voilà les conséquences évidentes des principes contenus dans les statuts généraux. Ces conséquences ont d’ailleurs été parfaitement établies par le Congrès de Bruxelles, qui a proclamé la propriété collective du sol et le crédit gratuit, c’est-à-dire la propriété collective du capital, comme des conditions absolument nécessaires de l’émancipation du travail et des travailleurs.

Ce sont même précisément ces deux résolutions du Congrès de Bruxelles qui ont révolté tous les instincts bourgeois de M. Coullery, et qui lui ont fait comprendre qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre lui et l’Association internationale des travailleurs.

Le but posé par cette Association est immense : c’est l’égalité. Le moyen proposé par elle, comme le seul effectif et réel, n’est pas moins formidable : c’est le renversement de la puissance des bourgeois, la destruction de leur existence comme classe séparée. On conçoit que voulant et devant tendre par ce moyen à ce but, l’Association internationale des travailleurs se soit mise en guerre ouverte contre la bourgeoisie. Aucune conciliation entre cette dernière et le prolétariat n’est plus possible, le prolétariat ne voulant que l’égalité, la bourgeoisie n’existant que par l’inégalité. Pour la bourgeoisie, comme classe séparée, l’égalité, c’est la mort ; pour le prolétariat, la moindre inégalité, c’est l’esclavage. Le prolétariat est fatigué d’être esclave, et la bourgeoisie naturellement ne veut point mourir. Donc c’est une guerre irréconciliable, et il faut être un fou ou un traître, vraiment, pour recommander et prêcher aux classes ouvrières la conciliation. Que M. Coullery se le tienne pour dit.

L’Association internationale, en entreprenant cette guerre formidable contre la bourgeoisie, ne s’est point fait illusion sur les immenses difficultés qui l’attendent. Elle n’ignore pas les forces de son adversaire, ni les efforts gigantesques qu’il lui faudra faire pour en triompher. Elle sait que toutes les armes défensives et offensives : le capital, le crédit, toutes les puissances organisées, militaire, bureaucratique et diplomatique, de ces immenses centralisations oppressives qui s’appellent les États, tous les empoisonnements religieux et toutes les applications de la science, que tout cela est du côté de nos ennemis, et que nous n’avons à opposer à tout cela que la justice, l’instinct désormais réveillé des masses populaires, et le nombre immense du prolétariat. Eh bien, elle n’a point désespéré, elle ne désespère pas du triomphe.

Elle a compris que, la corruption et la dissolution politique et morale du camp ennemi aidant, on pourrait, en unissant et en organisant d’une manière bien réelle et solide ces millions de prolétaires qui sont fatigués de souffrir et qui se montrent impatients d’émancipation aujourd’hui dans toute l’Europe, créer une puissance formidable, capable de lutter et de triompher de la coalition de toutes les classes privilégiées et de tous les États. Elle a compris en même temps que, pour que cette organisation soit efficace et réelle, elle doit, rejetant toute transaction et toute équivoque, rester conforme et fidèle à son principe avant tout ; et nous trouvons, dans les considérants des statuts généraux, cette déclaration, que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, ce qui, joint aux déclarations qui suivent, signifie que l’Association internationale des travailleurs rejette absolument de son sein tous ceux qui voudraient y poursuivre un autre but que celui de l’émancipation intégrale et définitive des travailleurs, — c’est-à-dire l’égalité ; et que, si elle reçoit par exception des bourgeois, ce n’est qu’à condition qu’ils adhèrent en toute sincérité, de plein cœur, au programme des travailleurs, et que, renonçant à toute politique soit personnelle, soit locale, ils ne poursuivront désormais que l’unique et grande politique de l’Internationale, n’ayant absolument d’autre but que cette émancipation du travail dans le monde.

Pour rendre cette intention plus évidente encore, les considérants ajoutent cette autre déclaration, que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national, qu’il est éminemment international ; d’où il résulte que toute la politique de l’Association ne peut être qu’une politique internationale, excluant absolument toutes les vanités patriotiques et toujours intéressées des bourgeois, toute politique exclusivement nationale. La patrie de l’ouvrier, membre de l’Internationale, c’est désormais la grande fédération des travailleurs du monde entier, en lutte contre le capital bourgeois. Pour le travailleur, il ne peut y avoir désormais d’autres compatriotes et frères que les travailleurs, quel que soit leur pays ; d’autres étrangers que les bourgeois, à moins que ces bourgeois, rompant toute solidarité avec le monde bourgeois, ne veuillent embrasser franchement la cause du travail contre le capital.

Tel est le programme de l’Association internationale des travailleurs. L’égalité est son but : l’organisation des forces ouvrières, l’unification du prolétariat dans le monde entier, à travers les frontières des États, et sur les ruines de toutes les étroitesses patriotiques ou nationales, voilà son arme, sa grande, son unique politique, à l’exclusion de toutes les autres. Quiconque adopte ce programme peut se dire à bon droit un digne membre de l’Association internationale des travailleurs.

Dans un prochain numéro, nous montrerons comment M. le docteur Coullery, par ses actes aussi bien que par tous ses écrits et discours, s’est mis en contradiction flagrante avec tous les principes fondamentaux de ce programme[36].

(Égalité du 31 juillet 1869.)

IX

Les Endormeurs.

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I

L’Association internationale des bourgeois démocrates, qui s’appelle la « Ligue internationale de la paix et de la liberté », vient de lancer son nouveau programme, ou plutôt elle vient de pousser un cri de détresse, un appel fort touchant à tous les démocrates bourgeois de l’Europe, qu’elle supplie de ne point la laisser périr faute de moyens. Il lui manque plusieurs milliers de francs pour continuer son journal, pour l’achèvement du bulletin de son dernier Congrès et pour rendre possible la réunion d’un Congrès nouveau, ensuite de quoi le Comité central, réduit à la dernière extrémité, a résolu d’ouvrir une souscription, et il invite tous les sympathiseurs et croyants de cette ligue bourgeoise de vouloir bien prouver leur sympathie et leur foi, en lui envoyant, à n’importe quel titre, le plus d’argent possible.

En lisant cette circulaire nouvelle du Comité central de la Ligue, on croit entendre des moribonds qui s’efforcent de réveiller des morts. Pas une pensée vivante, rien que la répétition de phrases rebattues et l’expression impuissante de vœux aussi vertueux que stériles, et que l’histoire a depuis longtemps condamnés, à cause même de leur désolante impuissance.

Et pourtant, il faut rendre cette justice à la Ligue de la paix et de la liberté qu’elle réunit dans son sein les bourgeois les plus avancés, les plus intelligents, les mieux pensants et les plus généreusement disposés de l’Europe ; bien entendu à l’exception d’un petit groupe d’hommes qui, quoique nés et élevés dans la classe bourgeoise, du moment qu’ils ont compris que la vie s’était retirée de cette classe respectable, qu’elle n’avait plus aucune raison d’être et qu’elle ne pouvait continuer d’exister qu’au détriment de la justice et de l’humanité, ont brisé toute relation avec elle et, lui tournant le dos, se sont mis résolument au service de la grande cause de l’émancipation des travailleurs exploités et dominés aujourd’hui par cette même bourgeoisie.

Comment se fait-il donc que cette Ligue, qui compte tant d’individus intelligents, savants et sincèrement libéraux dans son sein, manifeste aujourd’hui une si grande pauvreté de pensée et une incapacité si évidente de vouloir, d’agir et de vivre ?

Cette incapacité et cette pauvreté ne tiennent pas aux individus, mais à la classe tout entière à laquelle ces individus ont le malheur d’appartenir.

Cette classe, la bourgeoisie, comme corps politique et social, après avoir rendu des services éminents à la civilisation du monde moderne, est aujourd’hui historiquement condamnée à mourir. C’est le seul service qu’elle puisse rendre encore à l’humanité qu’elle a servie si longtemps par sa vie. Eh bien, elle ne veut pas mourir. Voilà l’unique cause de sa bêtise actuelle et de cette honteuse impuissance qui caractérise aujourd’hui chacune de ses entreprises politiques, nationales aussi bien qu’internationales.

La Ligue toute bourgeoise de la paix et de la liberté veut l’impossible : elle veut que la bourgeoisie continue d’exister et qu’en même temps elle continue à servir le progrès. Après de longues hésitations, après avoir nié au sein de son comité, vers la fin de l’année 1867, à Berne, l’existence même de la question sociale ; après avoir repoussé dans son dernier Congrès, par le vote d’une immense majorité, l’égalité économique et sociale, elle est enfin arrivée à comprendre qu’il est devenu absolument impossible de faire désormais un pas en avant dans l’histoire sans résoudre la question sociale et sans faire triompher le principe de l’égalité. La circulaire invite tous ses membres à coopérer activement à « tout ce qui peut hâter l’avènement du règne de la justice et de l’égalité ». Mais en même temps, elle pose cette question : « Quel rôle doit prendre la bourgeoisie dans la question sociale ? »

Nous lui avons déjà répondu. Si réellement elle désire rendre un dernier service à l’humanité ; si son amour pour la liberté vraie, c’est-à-dire universelle et complète et égale pour tous, est sincère ; si elle veut, en un mot, cesser d’être la réaction, il ne lui reste plus qu’un seul rôle à remplir : c’est celui de mourir avec grâce et le plus tôt possible.

Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de la mort des individus qui la composent, mais de sa mort comme corps politique et social, économiquement séparé de la classe ouvrière.

Quelle est aujourd’hui la sincère expression, le sens unique, l’unique but de la question sociale ? C’est, comme le reconnaît enfin le Comité central lui-même, le triomphe et la réalisation de l’égalité. Mais n’est-il pas évident, alors, que la bourgeoisie doit périr, puisque son existence comme corps économique séparé de la masse des travailleurs implique et produit nécessairement l’inégalité ?

On aura beau recourir à tous les artifices de langage, embrouiller les idées et les mots, et sophistiquer la science sociale au profit de l’exploitation bourgeoise, tous les esprits judicieux et qui n’ont point d’intérêt à se tromper comprennent aujourd’hui que tant qu’il y aura, pour un certain nombre d’hommes économiquement privilégiés, une manière et des moyens particuliers de vivre, qui ne sont pas ceux de la classe ouvrière ; tant qu’un nombre plus ou moins considérable d’individus hériteront, en des proportions diverses, des capitaux ou des terres, qui ne sont pas des produits de leur travail, tandis que l’immense majorité des travailleurs n’héritera de rien du tout ; tant que l’intérêt du capital et la rente de la terre permettront plus ou moins à ces privilégiés de vivre sans travailler ; et en supposant même, ce qui, dans un pareil rapport de fortune, n’est pas admissible, — en supposant que dans la société tous travaillent, soit par obligation, soit par goût, mais qu’une classe de la société, grâce à sa position économiquement et par là même socialement et politiquement privilégiée, puisse se livrer exclusivement aux travaux de l’esprit, tandis que l’immense majorité des hommes ne pourra se nourrir que du travail de ses bras ; en un mot, tant que tous les individus naissant à la vie ne trouveront pas dans la société les mêmes moyens d’entretien, d’éducation, d’instruction, de travail et de jouissance, — l’égalité politique, économique et sociale sera impossible.

C’est au nom de l’égalité que la bourgeoisie a jadis renversé, massacré la noblesse. C’est au nom de l’égalité que nous demandons aujourd’hui soit la mort violente, soit le suicide volontaire de la bourgeoisie, avec cette différence que, moins sanguinaires que ne l’ont été les bourgeois, nous voulons massacrer, non les hommes, mais les positions et les choses. Si les bourgeois se résignent et laissent faire, on ne touchera pas à un seul de leurs cheveux. Mais tant pis pour eux si, oubliant la prudence et sacrifiant leurs intérêts individuels aux intérêts collectifs de leur classe condamnée à mourir, ils se mettent en travers de la justice à la fois historique et populaire, pour sauver une position qui bientôt ne sera plus tenable.

(Égalité du 26 juin 1869.)


II

Une chose qui devrait faire réfléchir les partisans de la Ligue de la paix et de la liberté, c’est la situation financière misérable dans laquelle cette Ligue, après deux années à peu près d’existence, se trouve aujourd’hui. Que les bourgeois démocrates les plus radicaux de l’Europe se soient réunis sans avoir pu ni créer une organisation effective, ni engendrer une seule pensée féconde et nouvelle, c’est un fait sans doute très affligeant pour la bourgeoisie actuelle, mais qui ne nous étonnera plus, parce que nous nous sommes rendu compte de la cause principale de cette stérilité et de cette impuissance. Mais comment se fait-il que cette Ligue toute bourgeoise et qui, comme telle, est évidemment composée de membres incomparablement plus riches et plus libres dans leurs mouvements et leurs actes que les membres de l’Association internationale des travailleurs, comment se fait-il qu’aujourd’hui elle périsse faute de moyens matériels, tandis que les ouvriers de l’Internationale, misérables opprimés par une foule de lois restrictives et odieuses, privés d’instruction, de loisir, et accablés sous le poids d’un travail assommant, ont su créer en peu de temps une organisation internationale formidable et une foule de journaux qui expriment leurs besoins, leurs vœux, leur pensée ?

À côté de la banqueroute intellectuelle et morale dûment constatée, d’où vient encore cette banqueroute financière de la Ligue de la paix et de la liberté ?

Comment ! tous ou presque tous les radicaux de la Suisse, unis à la Volkspartei de l’Allemagne, aux démocrates garibaldiens d’Italie et à la démocratie radicale de la France, sans oublier l’Espagne et la Suède, représentées, l’une par Emilio Castelar lui-même, et l’autre par cet excellent colonel qui a désarmé les esprits et conquis tous les cœurs au dernier Congrès de Berne ; comment ! des hommes pratiques, de grands faiseurs politiques comme M. Haussmann et comme tous les rédacteurs de la Zukunft, des esprits comme MM. Lemonnier, Gustave Vogt et Barni, des athlètes comme MM. Armand Gœgg et Chaudey, auraient mis la main à la création de la Ligue de la paix et de la liberté, bénie de loin par Garibaldi, par Quinet et par Jacoby de Kœnigsberg, et, après avoir traîné pendant deux ans une existence misérable, cette Ligue doit mourir, aujourd’hui, faute de quelques milliers de francs ! Comment ! même l’embrassement symbolique et pathétique de MM. Armand Gœgg et Chaudey, qui, représentants, l’un de la grande patrie germanique, l’autre de la grande nation, en plein Congrès, se sont jetés dans les bras l’un de l’autre, en criant devant toute l’assistance ahurie : Pax ! Pax ! Pax ! jusqu’à faire pleurer d’enthousiasme et d’attendrissement le petit Théodore Beck, de Berne ; comment ! tout cela n’a pas pu attendrir, amollir les cœurs secs des bourgeois de l’Europe, et leur faire délier les cordons de leurs bourses — tout cela n’a pas produit un sou !

La bourgeoisie aurait-elle déjà fait banqueroute ? Pas encore. Ou bien aurait-elle perdu le goût de la liberté et de la paix ? Pas du tout. La liberté, elle continue de l’aimer toujours, bien entendu à la condition que cette liberté n’existe que pour elle seule, c’est-à-dire à la condition qu’elle conserve toujours la liberté d’exploiter l’esclavage de fait des masses populaires, qui n’ayant, dans les constitutions actuelles, de la liberté que le droit, non les moyens, restent forcément asservies au joug des bourgeois. Quant à la paix, jamais la bourgeoisie n’en a ressenti autant le besoin qu’aujourd’hui. La paix armée qui écrase le monde européen à cette heure l’inquiète, la paralyse et la ruine.

Comment se fait-il donc que la bourgeoisie, qui n’a pas encore fait banqueroute, d’un côté, et qui, de l’autre, continue à aimer la liberté et la paix, ne veuille pas sacrifier un sou à l’entretien de la Ligue de la paix et de la liberté ?

C’est qu’elle n’a pas foi dans cette Ligue. Et pourquoi n’y a-t-elle pas foi ? C’est parce qu’elle n’a plus aucune foi en elle-même. Croire, c’est vouloir avec passion, et elle a irrévocablement perdu la puissance de vouloir. En effet, que pourrait-elle encore vouloir raisonnablement aujourd’hui, comme classe séparée ? N’a-t-elle pas tout : richesse, science et domination exclusive ? Elle n’aime pas trop la dictature militaire, qui la protège un peu brutalement, il est vrai ; mais elle en comprend bien la nécessité et elle s’y résigne par sagesse, sachant fort bien qu’au moment même où cette dictature sera brisée, elle perdra tout et cessera d’exister. Et vous lui demandez, citoyens de la Ligue, qu’elle vous donne son argent et qu’elle vienne se joindre à vous pour détruire cette dictature salutaire ? Pas si bête ! Douée d’un esprit plus pratique que le vôtre, elle comprend ses intérêts mieux que vous.

Vous vous efforcez de la convaincre en lui montrant l’abîme vers lequel elle se laisse fatalement entraîner en suivant cette voie de conservation égoïste et brutale. Et croyez-vous qu’elle ne le voie pas, cet abîme ? Elle sent aussi bien que vous l’approche de la catastrophe qui doit l’engloutir. Mais elle fait un calcul, que voici : « Si nous maintenons ce qui est, nous pouvons espérer de traîner notre existence actuelle encore des années, de mourir avant l’avènement de la catastrophe peut-être, — et après nous le déluge ! Tandis que si nous nous laissons entraîner dans la voie du radicalisme et renversons les pouvoirs actuellement établis, nous périrons demain. Mieux vaut donc conserver ce qui est. »

Les conservateurs bourgeois comprennent mieux la situation actuelle que les bourgeois radicaux. Ne se faisant aucune illusion, ils comprennent qu’entre le système bourgeois qui s’en va et le socialisme qui doit prendre sa place, il n’y a point de transaction possible. Voilà pourquoi tous les esprits réellement pratiques et toutes les bourses bien remplies de la bourgeoisie se tournent du côté de la réaction, laissant à la Ligue de la paix et de la liberté les cerveaux moins puissants et les bourses vides, ensuite de quoi cette Ligue vertueuse, mais infortunée, fait aujourd’hui une double banqueroute.

Si quelque chose peut prouver la mort intellectuelle, morale et politique du radicalisme bourgeois, c’est son impuissance actuelle de créer la moindre des choses, impuissance déjà si bien constatée en France, en Allemagne, en Italie, et qui se manifeste avec plus d’éclat que jamais aujourd’hui en Espagne, Voyons, il y a neuf mois à peu près, la révolution avait éclaté et triomphé en Espagne. La bourgeoisie avait sinon la puissance, au moins tous les moyens pour se donner la puissance. Qu’a-t-elle fait ? La royauté et la régence de Serrano.

(Égalité du 3 juillet 1869.)


III

Quelque profonds que soient notre mépris pour la bourgeoisie moderne, l’antipathie et la défiance qu’elle nous inspire, il est toutefois deux catégories, dans cette classe, dont nous ne désespérons pas de voir tout au moins une partie se laisser convertir tôt ou tard par la propagande socialiste, et qui, poussées, l’une, par la force même des choses et par les nécessités de sa position actuelle, l’autre par un tempérament généreux, devront prendre part sans nul doute avec nous à la destruction des iniquités présentes et à l’édification du monde nouveau.

Nous voulons parler de la toute petite bourgeoisie et de la jeunesse des écoles et des universités. Dans un autre article nous traiterons particulièrement la question de la petite bourgeoisie[37]. Disons aujourd’hui quelques mots de la jeunesse bourgeoise.

Les enfants des bourgeois héritent, il est vrai, le plus souvent des habitudes exclusives, des préjugés étroits et des instincts égoïstes de leurs pères. Mais tant qu’ils restent jeunes, il ne faut point désespérer d’eux. Il est dans la jeunesse une énergie, une largeur d’aspirations généreuses et un instinct naturel de justice, capables de contrebalancer bien des influences pernicieuses. Corrompus par l’exemple et par les préceptes de leurs pères, les jeunes gens de la bourgeoisie ne le sont pas encore par la pratique réelle de la vie ; leurs propres actes n’ont pas encore creusé un abîme entre la justice et eux-mêmes, et, quant aux mauvaises traditions de leurs pères, ils en sont sauvegardés quelque peu par cet esprit de contradiction et de protestation naturelles dont les jeunes générations sont toujours animées vis-à-vis des générations qui les ont précédées. La jeunesse est irrespectueuse, elle méprise instinctivement la tradition et le principe de l’autorité. Là est sa force et son salut.

Vient ensuite l’influence salutaire de l’enseignement, de la science. Oui, salutaire en effet, mais à condition toutefois que l’enseignement ne soit point faussé et que la science ne soit point falsifiée par un doctrinarisme pervers au profit du mensonge officiel et de l’iniquité.

Malheureusement, aujourd’hui l’enseignement et la science, dans l’immense majorité des écoles et des universités de l’Europe, se trouvent précisément dans cet état de falsification systématique et préméditée. On pourrait croire que ces écoles ont été établies exprès pour l’empoisonnement intellectuel et moral de la jeunesse bourgeoise. Ce sont autant de boutiques de privilégiés, où le mensonge se vend en détail et en gros.

Sans parler de la théologie, qui est la science du mensonge divin, ni de la jurisprudence, qui est celle du mensonge humain ; sans parler aussi de la métaphysique ou de la philosophie idéale, qui est la science de tous les demi-mensonges, toutes les autres sciences : histoire, philosophie, politique, science économique, sont essentiellement falsifiées, parce que, privées de leur base réelle, la science de la nature, elles se fondent toutes également sur la théologie, sur la métaphysique et sur la jurisprudence.

On peut dire sans exagération que tout jeune homme qui sort de l’université, imbu de ces sciences ou plutôt de ces mensonges et de ces demi-mensonges systématisés qui s’arrogent le nom de science, à moins que des circonstances extraordinaires ne viennent le sauver, est perdu. Les professeurs, ces prêtres modernes de la fourberie politique et sociale patentée, lui ont inoculé un poison tellement corrosif, qu’il faut vraiment des miracles pour le guérir. Il sort de l’université un doctrinaire achevé, plein de respect pour lui-même et de mépris pour la canaille populaire, qu’il ne demande pas mieux que d’opprimer, et d’exploiter surtout, au nom de sa supériorité intellectuelle et morale. Alors, plus il est jeune, et plus il est malfaisant et odieux.

Il en est autrement de la faculté des sciences exactes et naturelles. Voilà les vraies sciences ! Étrangères à la théologie et à la métaphysique, elles sont hostiles à toutes les fictions et se fondent exclusivement sur la connaissance exacte et sur l’analyse consciencieuse des faits, et sur le raisonnement pur, c’est-à-dire sur le bon sens de chacun, élargi par l’expérience bien combinée de tout le monde. Autant les sciences idéales sont autoritaires et aristocratiques, autant les sciences naturelles sont démocratiques et largement libérales. Aussi, que voyons-nous ? tandis que les jeunes gens qui étudient les sciences idéales se jettent avec passion, presque tous, dans le parti du doctrinarisme exploiteur et réactionnaire, les jeunes gens qui étudient les sciences naturelles embrassent avec une égale passion le parti de la révolution. Beaucoup d’entre eux sont de francs socialistes révolutionnaires comme nous-mêmes. Voilà les jeunes gens sur lesquels nous comptons.

Les manifestations du dernier Congrès de Liège[38] nous font espérer que bientôt nous verrons toute cette partie intelligente et généreuse de la jeunesse des universités former au sein même de l’Association internationale des travailleurs des sections nouvelles. Leur concours sera précieux, à condition seulement qu’ils comprennent que la mission de la science, aujourd’hui, n’est plus de dominer, mais de servir le travail, et qu’ils auront bien plus de choses à apprendre chez les travailleurs qu’à leur en enseigner. S’ils forment, eux, une partie de la jeunesse bourgeoise, les travailleurs sont la jeunesse actuelle de l’humanité : ils en portent tout l’avenir en eux-mêmes. Dans les événements qui se préparent, les travailleurs seront donc les aînés, les étudiants de bonne volonté les cadets.

Mais revenons à cette pauvre Ligue de la paix et de la liberté. Comment se fait-il que dans ses Congrès la jeunesse bourgeoise ne brille que par son absence ? Ah ! c’est parce que, pour les uns, pour les doctrinaires, elle est déjà trop avancée, et que pour la minorité socialiste elle l’est trop peu. Puis vient la grande masse des étudiants, le ventre, des jeunes gens noyés dans la nullité et indifférents pour tout ce qui n’est pas l’amusement trivial d’aujourd’hui ou l’emploi lucratif de demain. Ceux-là ignorent jusqu’à l’existence même de la Ligue de la paix et de la liberté.

Lorsque Lincoln fut élu président des États-Unis, le feu colonel Douglas, qui était alors l’un des principaux chefs du parti vaincu, s’était écrié : « Notre parti est perdu, la jeunesse n’est plus avec nous ! » Eh bien, cette pauvre Ligue n’a jamais eu de jeunesse, elle est née vieille, et elle mourra sans avoir vécu.

Ce sera également le sort de tout le parti de la bourgeoisie radicale en Europe. Son existence n’a jamais été qu’un beau rêve. Il a rêvé pendant la Restauration et la monarchie de Juillet. En 1848, s’étant montré incapable de constituer quelque chose de réel, il a fait une chute déplorable, et le sentiment de son incapacité et de son impuissance l’a poussé jusque dans la réaction. Après 1848, il a eu le malheur de se survivre. Il rêve encore ! Mais ce n’est plus un rêve d’avenir, c’est le rêve rétrospectif d’un vieillard qui n’a jamais réellement vécu ; et, tandis qu’il s’obstine à rêver lourdement, il sent autour de lui le monde nouveau qui s’agite, la puissance de l’avenir qui naît. C’est la puissance et le monde des travailleurs.

Le bruit qu’ils font l’a enfin réveillé à moitié. Après les avoir longtemps méconnus, reniés, il est enfin arrivé à reconnaître la force réelle qui est en eux ; il les voit pleins de cette vie qui lui a toujours manqué, et, voulant se sauver en s’identifiant avec eux, il tâche de se transformer aujourd’hui. Il ne s’appelle plus la démocratie radicale, mais le socialisme bourgeois.

Sous cette nouvelle dénomination, il n’existe que depuis un an. Nous dirons dans un prochain article ce qu’il a fait pendant cette année.

(Égalité du 10 juillet 1869.)


IV

Nos lecteurs pourraient se demander pourquoi nous nous occupons de la Ligue de la paix et de la liberté, puisque nous la considérons comme une moribonde dont les jours sont comptés ; pourquoi nous ne la laissons pas mourir tout doucement, comme il convient à une personne qui n’a plus rien à faire dans ce monde. Ah ! nous ne demanderions pas mieux que de la laisser finir ses jours tranquillement, sans parler du tout d’elle, si elle ne nous menaçait pas de nous faire cadeau, avant de mourir, d’un héritier fort déplaisant et qui s’appelle le socialisme bourgeois !

Mais, si déplaisant qu’il soit, nous ne nous occuperions pas même de cet enfant illégitime de la bourgeoisie, s’il se donnait seulement pour mission de convertir les bourgeois au socialisme, et, sans avoir la moindre confiance dans le succès de ses efforts, nous pourrions même en admirer l’intention généreuse, s’il ne poursuivait en même temps un but diamétralement opposé et qui nous paraît excessivement immoral : celui de faire pénétrer dans les classes ouvrières les théories bourgeoises.

Le socialisme bourgeois, comme une sorte d’être hybride, s’est placé entre deux mondes désormais irréconciliables : le monde bourgeois et le monde ouvrier ; et son action équivoque et délétère accélère, il est vrai, d’un côté, la mort de la bourgeoisie, mais en même temps, de l’autre, elle corrompt à sa naissance le prolétariat. Elle le corrompt doublement : d’abord en diminuant et en dénaturant son principe, son programme ; ensuite, en lui faisant concevoir des espérances impossibles, accompagnées d’une foi ridicule dans la prochaine conversion des bourgeois, et en s’efforçant de l’attirer par là même, pour l’y faire jouer le rôle d’instrument, dans la politique bourgeoise.

Quant au principe qu’il professe, le socialisme bourgeois se trouve dans une position aussi embarrassante que ridicule : trop large ou trop dépravé pour s’en tenir à un seul principe bien déterminé, il prétend en épouser deux à la fois, deux principes dont l’un exclut absolument l’autre, et il a la prétention singulière de les réconcilier. Par exemple, il veut conserver aux bourgeois la propriété individuelle du capital et de la terre, et il annonce en même temps la résolution généreuse d’assurer le bien-être du travailleur. Il lui promet même davantage : la jouissance intégrale des fruits de son travail, ce qui ne sera réalisable pourtant que lorsque le capital ne prendra plus d’intérêt et que la propriété de la terre ne produira plus de rente, puisque l’intérêt et la rente ne se prélèvent que sur les fruits du travail.

De même, il veut conserver aux bourgeois leur liberté actuelle, qui n’est autre chose que la faculté d’exploiter, grâce à la puissance que leur donnent le capital et la propriété, le travail des ouvriers, et il promet en même temps à ces derniers la plus complète égalité économique et sociale : l’égalité des exploités avec leurs exploiteurs !

Il maintient le droit d’héritage, c’est-à-dire la faculté pour les enfants des riches de naître dans la richesse, et pour les enfants des pauvres de naître dans la misère ; et il promet à tous les enfants l’égalité de l’éducation et de l’instruction que réclame la justice.

Il maintient, en faveur des bourgeois, l’inégalité des conditions, conséquence naturelle du droit d’héritage ; et il promet aux prolétaires que, dans son système, tous travailleront également, sans autre différence que celle qui sera déterminée par les capacités et penchants naturels de chacun ; ce qui ne serait guère possible qu’à deux conditions, toutes les deux également absurdes : ou bien que l’État, dont les socialistes bourgeois détestent aussi bien que nous-mêmes la puissance, force les enfants des riches à travailler de la même manière que les enfants des pauvres, ce qui nous mènerait directement au communisme despotique de l’État ; ou que tous les enfants des riches, poussés par un miracle d’abnégation et par une détermination généreuse, se mettent à travailler librement, sans y être forcés par la nécessité, autant et de la même manière que tous ceux qui y seront forcés par leur misère, par la faim. Et encore, même dans cette supposition, en nous fondant sur cette loi psychologique et sociologique naturelle qui fait que deux actes issus de causes différentes ne peuvent jamais être égaux, nous pouvons prédire avec certitude que le travailleur forcé serait nécessairement l’inférieur, le dépendant et l’esclave du travailleur par la grâce de sa volonté.

Le socialiste bourgeois se reconnaît toujours à un signe : il est un individualiste enragé, et il éprouve une fureur concentrée toutes les fois qu’il entend parler de propriété collective. Ennemi de celle-ci, il l’est naturellement aussi du travail collectif, et, ne pouvant l’éliminer tout à fait du programme socialiste, il prétend, au nom de cette liberté qu’il comprend si mal, faire une place très large au travail individuel.

Mais qu’est-ce que le travail individuel ? Dans tous les travaux auxquels participent immédiatement la force ou l’habileté corporelle de l’homme, c’est-à-dire dans tout ce qu’on appelle la production matérielle, — c’est l’impuissance ; le travail isolé d’un seul homme, quelque fort et habile qu’il soit, n’étant jamais de force à lutter contre le travail collectif de beaucoup d’hommes associés et bien organisés. Ce que dans l’industrie on appelle actuellement travail individuel n’est pas autre chose que l’exploitation du travail collectif des ouvriers par des individus, détenteurs privilégiés soit du capital, soit de la science. Mais du moment que cette exploitation cessera, — et les bourgeois socialistes assurent au moins qu’ils en veulent la fin, aussi bien que nous, — il ne pourra plus y avoir dans l’industrie d’autre travail que le travail collectif, ni par conséquent aussi d’autre propriété que la propriété collective.

Le travail individuel ne restera donc plus possible que dans la production intellectuelle, dans les travaux de l’esprit. Et encore ! L’esprit du plus grand génie de la terre n’est-il point toujours rien d’autre que le produit du travail collectif, intellectuel aussi bien qu’industriel, de toutes les générations passées et présentes ? Pour s’en convaincre, qu’on s’imagine ce même génie, transporté dès sa plus tendre enfance dans une île déserte ; en supposant qu’il n’y périsse pas de faim, que deviendra-t-il ? Une bête, une brute qui ne saura pas même prononcer une parole, et qui par conséquent n’aura jamais pensé ; transportez-le dans cette île à l’âge de dix ans, que sera-t-il quelques années plus tard ? Encore une brute, qui aura perdu l’habitude de la parole et qui n’aura conservé de son humanité passée qu’un vague instinct. Transportez-l’y enfin à l’âge de vingt ans, de trente ans, — à dix, quinze, vingt années de distance, il deviendra stupide. Peut-être inventera-t-il quelque religion nouvelle !

Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que l’homme le mieux doué par la nature n’en reçoit que des facultés, mais que ces facultés restent mortes, si elles ne sont pas fertilisées par l’action bienfaisante et puissante de la collectivité. Nous dirons davantage : Plus l’homme est avantagé par la nature, et plus il prend à la collectivité ; d’où il résulte que plus il doit lui rendre, en toute justice.

Toutefois, nous reconnaissons volontiers que bien qu’une grande partie des travaux intellectuels puisse se faire mieux et plus vite collectivement qu’individuellement, il en est d’autres qui exigent le travail isolé. Mais que prétend-on en conclure ? Que les travaux isolés du génie ou du talent, étant plus rares, plus précieux et plus utiles que ceux des travailleurs ordinaires, doivent être mieux rétribués que ces derniers ? Et sur quelle base, je vous prie ? Ces travaux sont-ils plus pénibles que les travaux manuels ? au contraire, ces derniers sont sans comparaison plus pénibles. Le travail intellectuel est un travail attrayant, qui porte sa récompense en lui-même, et qui n’a pas besoin d’autre rétribution. Il en trouve une autre encore dans l’estime et dans la reconnaissance des contemporains, dans la lumière qu’il leur donne et dans le bien qu’il leur fait. Vous qui cultivez si puissamment l’idéal, messieurs les socialistes bourgeois, ne trouvez-vous pas que cette récompense en vaut bien une autre, ou bien lui préfèreriez-vous une rémunération plus solide en argent bien sonnant ?

Et d’ailleurs, vous seriez bien embarrassés s’il vous fallait établir le taux des produits intellectuels du génie. Ce sont, comme Proudhon l’a fort bien observé, des valeurs incommensurables : elles ne coûtent rien, ou bien elles coûtent des millions. Mais ne comprenez-vous pas qu’avec ce système il vous faudra vous empresser d’abolir au plus tôt le droit d’héritage ? car, sans cela, on verrait les enfants des hommes de génie ou de grand talent hériter de fortunes plus ou moins considérables ; ajoutez que ces enfants — soit par l’effet d’une loi naturelle encore inconnue, soit par l’effet de la position privilégiée que leur ont faite les travaux de leurs pères — sont ordinairement des esprits fort ordinaires, et souvent même des hommes très bêtes. Que deviendrait alors cette justice distributive dont vous aimez tant à parler, et au nom de laquelle vous nous combattez ? Comment se réaliserait cette égalité que vous nous promettez ?

Il nous paraît résulter évidemment de tout cela que les travaux isolés de l’intelligence individuelle, tous les travaux de l’esprit, en tant qu’invention, non en tant qu’application, doivent être des travaux gratuits. — Mais, alors, de quoi vivront les hommes de talent, les hommes de génie ? — Eh, mon Dieu ! ils vivront de leur travail manuel et collectif comme les autres.

— Comment ! vous voulez astreindre les grandes intelligences à un travail manuel, à l’égal des intelligences les plus inférieures ? — Oui, nous le voulons, et pour deux raisons. La première, c’est que nous sommes convaincus que les grandes intelligences, loin d’y perdre quelque chose, y gagneront au contraire beaucoup en santé de corps et en vigueur d’esprit, et surtout en esprit de solidarité et de justice. La seconde, c’est que c’est le seul moyen de relever et d’humaniser le travail manuel, et d’établir par là même une égalité réelle parmi les hommes.

(Égalité du 17 juillet 1869.)


V

Nous allons considérer maintenant les grands moyens recommandés par le socialisme bourgeois pour l’émancipation de la classe ouvrière, et il nous sera facile de prouver que chacun de ces moyens, sous une apparence fort respectable, cache une impossibilité, une hypocrisie, un mensonge. Ils sont au nombre de trois : 1o L’instruction populaire, 2o la coopération, et 3o la révolution politique[39].

Nous allons examiner aujourd’hui ce qu’ils entendent par l’instruction populaire.

Nous nous empressons de déclarer d’abord qu’il est un point où nous sommes parfaitement d’accord avec eux : l’instruction est nécessaire au peuple. Ceux qui veulent éterniser l’esclavage des masses populaires peuvent seuls le nier ou seulement en douter aujourd’hui. Nous sommes tellement convaincus que l’instruction est la mesure du degré de liberté, de prospérité et d’humanité qu’une classe aussi bien qu’un individu peuvent atteindre, que nous demandons pour le prolétariat non seulement de l’instruction, mais toute l’instruction, l’instruction intégrale et complète, afin qu’il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour le protéger et pour le diriger, c’est-à-dire pour l’exploiter, aucune classe supérieure par la science, aucune aristocratie d’intelligence.

Selon nous, de toutes les aristocraties qui ont opprimé chacune à son tour et quelquefois toutes ensemble la société humaine, cette soi-disant aristocratie de l’intelligence est la plus odieuse, la plus méprisante, la plus impertinente et la plus oppressive. L’aristocrate nobiliaire vous dit : « Vous êtes un fort galant homme, mais vous n’êtes pas né noble ! » C’est une injure qu’on peut encore supporter. L’aristocrate du capital vous reconnaît toutes sortes de mérites, « mais, ajoute-t-il, vous n’avez pas le sou ! » C’est également supportable, car ce n’est au fond rien que la constatation d’un fait, constatation qui, dans la plupart des cas, tourne même, comme dans le premier, à l’avantage de celui auquel ce reproche s’adresse. Mais l’aristocrate d’intelligence nous dit : « Vous ne savez rien, vous ne comprenez rien, vous êtes un âne, et moi, homme intelligent, je dois vous bâter et vous conduire ». Voilà qui est intolérable.

L’aristocratie de l’intelligence, cet enfant chéri du doctrinarisme moderne, ce dernier refuge de l’esprit de domination qui depuis le commencement de l’histoire a affligé le monde et qui a constitué et sanctionné tous les États, ce culte prétentieux et ridicule de l’intelligence patentée, n’a pu prendre naissance qu’au sein de la bourgeoisie. L’aristocratie nobiliaire n’a pas eu besoin de la science pour prouver son droit. Elle avait appuyé sa puissance sur deux arguments irrésistibles, lui donnant pour base la violence, la force de son bras, et pour sanction la grâce de Dieu. Elle violait et l’Église bénissait, — telle était la nature de son droit. Cette union intime de la brutalité triomphante avec la sanction divine lui donnait un grand prestige, et produisait en elle une sorte de vertu chevaleresque qui conquérait tous les cœurs.

La bourgeoisie, dénuée de toutes ces vertus et de toutes ces grâces, n’a pour fonder son droit qu’un seul argument : la puissance très réelle, mais très prosaïque de l’argent. C’est la négation cynique de toutes les vertus : si tu as de l’argent, quelque canaille ou quelque stupide que tu sois, tu possèdes tous les droits ; si tu n’as pas le sou, quels que soient tes mérites personnels, tu ne vaux rien. Voilà dans sa rude franchise le principe fondamental de la bourgeoisie. On conçoit qu’un tel argument, si puissant qu’il soit, ne pouvait suffire à l’établissement et surtout à la consolidation de la puissance bourgeoise. La société humaine est ainsi faite que les plus mauvaises choses ne peuvent s’y établir qu’à l’aide d’une apparence respectable. De là est né le proverbe qui dit que l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. Les brutalités les plus puissantes ont besoin d’une sanction.

Nous avons vu que la noblesse avait mis toutes les siennes sous la protection de la grâce divine. La bourgeoisie ne pouvait recourir à cette protection. D’abord parce que le bon Dieu et sa représentante l’Église s’étaient trop compromis en protégeant exclusivement, pendant des siècles, la monarchie et l’aristocratie nobiliaire, — cette ennemie mortelle de la bourgeoisie ; et ensuite parce que la bourgeoisie, quoi qu’elle dise et quoi qu’elle fasse, dans le fond de son cœur est athée. Elle parle du bon Dieu pour le peuple, mais elle n’en a pas besoin pour elle-même, et ce n’est jamais dans les temples dédiés au Seigneur, c’est dans ceux qui sont dédiés à Mammon, c’est à la Bourse, dans les comptoirs de commerce et de banque et dans les grands établissements industriels, qu’elle fait ses affaires. Il lui fallait donc chercher une sanction en dehors de l’Église et de Dieu. Elle l’a trouvée dans l’intelligence patentée.

Elle sait fort bien que la base principale, et on pourrait dire unique, de sa puissance politique actuelle, c’est sa richesse ; mais, ne voulant ni ne pouvant l’avouer, elle cherche à expliquer cette puissance par la supériorité de son intelligence, non naturelle mais scientifique ; pour gouverner les hommes, prétend-elle, il faut savoir beaucoup, et il n’y a qu’elle qui sache aujourd’hui. Il est de fait que dans tous les États de l’Europe, la bourgeoisie, — y compris la noblesse, qui n’existe plus aujourd’hui que de nom, — la classe exploitante et dominante, seule reçoit une instruction plus ou moins sérieuse. En outre, il se dégage de son sein une sorte de classe à part, et naturellement moins nombreuse, d’hommes qui se dédient exclusivement à l’étude des plus grands problèmes de la philosophie, de la science sociale et de la politique, et qui constituent à proprement parler l’aristocratie nouvelle, celle de l’intelligence patentée et privilégiée. C’est la quintessence et l’expression scientifique de l’esprit et des intérêts bourgeois.

Les universités modernes de l’Europe, formant une sorte de république scientifique, rendent actuellement à la classe bourgeoise les mêmes services que l’Église catholique avait rendus jadis à l’aristocratie nobiliaire ; et, de même que le catholicisme avait sanctionné en son temps toutes les violences de la noblesse contre le peuple, de même l’université, cette Église de la science bourgeoise, explique et légitime aujourd’hui l’exploitation de ce même peuple par le capital bourgeois. Faut-il s’étonner après cela que, dans la grande lutte du socialisme contre l’économie politique bourgeoise, la science patentée moderne ait pris et continue de prendre si résolument le parti des bourgeois ?

Ne nous en prenons pas aux effets, attaquons toujours les causes : la science des écoles étant un produit de l’esprit bourgeois, les hommes qui représentent cette science étant nés et ayant été élevés et instruits dans le milieu bourgeois et sous l’influence de son esprit et de ses intérêts exclusifs, l’une aussi bien que les autres sont naturellement opposés à l’émancipation intégrale et réelle du prolétariat, et toutes leurs théories économiques, philosophiques, politiques et sociales ont été successivement élaborées dans ce sens, n’ont au fond d’autre fin que de démontrer l’incapacité définitive des masses ouvrières, et par conséquent aussi la mission de la bourgeoisie — qui est instruite parce qu’elle est riche, et qui peut toujours s’enrichir davantage parce qu’elle possède l’instruction — de les gouverner jusqu’à la fin des siècles.

Pour rompre ce cercle fatal, que devons-nous conseiller au monde ouvrier ? C’est naturellement de s’instruire, de s’emparer de cette arme si puissante de la science, sans laquelle il pourrait bien faire des révolutions, mais ne serait jamais en état d’établir, sur les ruines des privilèges bourgeois, cette égalité, cette justice et cette liberté qui constituent le fond même de toutes ses aspirations politiques et sociales. Voilà le point sur lequel nous sommes d’accord avec les socialistes bourgeois.

Mais en voici deux autres très importants et sur lesquels nous différons absolument d’eux :

1° Les socialistes bourgeois ne demandent pour les ouvriers qu’un peu plus d’instruction qu’ils n’en reçoivent aujourd’hui, et ils ne gardent les privilèges de l’instruction supérieure que pour un groupe fort restreint d’hommes heureux, disons simplement : d’hommes sortis de la classe propriétaire, de la bourgeoisie, ou bien d’hommes qui par un hasard heureux ont été adoptés et reçus dans le sein de cette classe. Les socialistes bourgeois prétendent qu’il est inutile que tous reçoivent le même degré d’instruction, parce que, si tous voulaient s’adonner à la science, il ne resterait plus personne pour le travail manuel, sans lequel la science même ne saurait exister ;

2o Ils affirment d’un autre côté que pour émanciper les masses ouvrières il faut commencer, d’abord, par leur donner l’instruction, et qu’avant qu’elles ne soient devenues plus instruites elles ne doivent pas songer à un changement radical dans leur position économique et sociale.

Nous reviendrons sur ces deux points dans notre prochain numéro[40].

(Égalité du 24 juillet 1869.)

X

L’instruction intégrale
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[modifier]



I

La première question que nous avons à considérer aujourd’hui est celle-ci : l’émancipation des masses ouvrières pourra-t-elle être complète, tant que l’instruction que ces masses recevront sera inférieure à celle qui sera donnée aux bourgeois, ou tant qu’il y aura en général une classe quelconque, nombreuse ou non, qui, par sa naissance, sera appelée aux privilèges d’une éducation supérieure et d’une instruction plus complète ? Poser cette question, n’est-ce pas la résoudre ? N’est-il pas évident qu’entre deux hommes, doués d’une intelligence naturelle à peu près égale, celui qui saura davantage, dont l’esprit se sera plus élargi par la science, et qui, ayant mieux compris l’enchaînement des faits naturels et sociaux, ou ce qu’on appelle les lois de la nature et de la société, saisira plus facilement et plus largement le caractère du milieu dans lequel il se trouve, — que celui-ci, disons-nous, s’y sentira plus libre, qu’il sera aussi pratiquement plus habile et plus puissant que l’autre ? Celui qui sait davantage dominera naturellement celui qui saura moins ; et n’existât-il d’abord entre deux classes que cette seule différence d’instruction et d’éducation, cette différence produirait en peu de temps toutes les autres, le monde humain se retrouverait à son point actuel, c’est-à-dire qu’il serait divisé de nouveau en une masse d’esclaves et un petit nombre de dominateurs, les premiers travaillant comme aujourd’hui pour les derniers.

On comprend maintenant pourquoi les socialistes bourgeois ne demandent que de l’instruction pour le peuple, un peu plus qu’il n’en a maintenant, tandis que nous, démocrates socialistes, nous demandons pour lui l’instruction intégrale, toute l’instruction, aussi complète que la comporte la puissance intellectuelle du siècle, afin qu’au-dessus des masses ouvrières il ne puisse se trouver désormais aucune classe qui puisse en savoir davantage, et qui, précisément parce qu’elle saura davantage, puisse les dominer et les exploiter. Les socialistes bourgeois veulent le maintien des classes, chacune devant représenter, selon eux, une différente fonction sociale, l’une, par exemple, la science et l’autre le travail manuel ; et nous, nous voulons au contraire l’abolition définitive et complète des classes, l’unification de la société, et l’égalisation économique et sociale de tous les individus humains sur la terre. Ils voudraient, tout en les conservant, amoindrir, adoucir et enjoliver l’inégalité et l’injustice, ces bases historiques de la société actuelle, et nous, nous voulons les détruire. D’où il résulte clairement qu’aucune entente, ni conciliation, ni même coalition, entre les socialistes bourgeois et nous n’est possible.

Mais, dira-t-on, — et c’est l’argument qu’on nous oppose le plus souvent et que messieurs les doctrinaires de toutes les couleurs considèrent comme un argument irrésistible, — mais il est impossible que l’humanité tout entière s’adonne à la science : elle mourrait de faim. Il faut donc que, pendant que les uns étudient, les autres travaillent, afin de produire les objets nécessaires à la vie, pour eux-mêmes d’abord, et ensuite aussi pour les hommes qui se sont voués exclusivement aux travaux de l’intelligence ; car ces hommes-là ne travaillent pas seulement pour eux-mêmes : leurs découvertes scientifiques, outre qu’elles élargissent l’esprit humain, n’améliorent-elles pas la condition de tous les êtres humains sans aucune exception, en s’appliquant à l’industrie et à l’agriculture et, en général, à la vie politique et sociale ? Leurs créations artistiques n’ennoblissent-elles pas la vie de tout le monde ?

Mais non, pas du tout. Et le plus grand reproche que nous ayons à adresser à la science et aux arts, c’est précisément de ne répandre leurs bienfaits et de n’exercer leur influence que sur une portion très minime de la société, à l’exclusion, et par conséquent aussi au détriment, de l’immense majorité. On peut dire aujourd’hui des progrès de la science et des arts ce qu’on a dit déjà avec tant de raison du développement prodigieux de l’industrie, du commerce, du crédit, de la richesse sociale en un mot, dans les pays les plus civilisés du monde moderne. Cette richesse est tout exclusive, et tend chaque jour à le devenir davantage, en se concentrant entre un nombre de mains toujours plus petit, et en rejetant les couches inférieures de la classe moyenne, la petite bourgeoisie, dans le prolétariat, de sorte que le développement de cette richesse est en raison directe de la misère croissante des masses ouvrières. D’où il résulte que l’abîme qui sépare la minorité heureuse et privilégiée des millions de travailleurs qui la font vivre du travail de leurs bras, s’ouvre toujours davantage, et que plus les heureux, les exploiteurs du travail populaire, sont heureux, plus les travailleurs deviennent malheureux. Qu’on mette seulement en regard de l’opulence fabuleuse du monde aristocratique, financier, commercial et industriel de l’Angleterre, la situation misérable des ouvriers de ce même pays ; qu’on relise la lettre si naïve et si déchirante écrite tout dernièrement par un intelligent et honnête orfèvre de Londres, Walter Dugan, qui vient de s’empoisonner volontairement avec sa femme et ses six enfants, seulement pour échapper aux humiliations de la misère et aux tortures de la faim[41], et on sera bien forcé d’avouer que cette civilisation tant vantée n’est, au point de vue matériel, rien qu’oppression et ruine pour le peuple.

Il en est de même des progrès modernes de la science et des arts. Ces progressent immenses ! Oui, c’est vrai. Mais plus ils sont immenses, et plus ils deviennent une cause d’esclavage intellectuel, et par conséquent aussi matériel, une cause de misère et d’infériorité pour le peuple ; car ils élargissent toujours davantage l’abîme qui sépare déjà l’intelligence populaire de celle des classes privilégiées. La première, au point de vue de la capacité naturelle, est aujourd’hui évidemment moins blasée, moins usée, moins sophistiquée et moins corrompue par la nécessité de défendre des intérêts injustes, et par conséquent elle est naturellement plus puissante que l’intelligence bourgeoise ; mais, par contre, cette dernière a pour elle toutes les armes de la science, et ces armes sont formidables. Il arrive très souvent qu’un ouvrier fort intelligent est forcé de se taire devant un sot savant qui le bat, non par l’esprit, qu’il n’a pas, mais par l’instruction, dont l’ouvrier est privé, et qu’il a pu recevoir, lui, parce que, pendant que sa sottise se développait scientifiquement dans les écoles, le travail de l’ouvrier l’habillait, le logeait, le nourrissait et lui fournissait toutes les choses, maîtres et livres, nécessaires à son instruction.

Le degré de science réparti à chacun n’est point égal même dans la classe bourgeoise, nous le savons fort bien. Là aussi il y a une échelle déterminée non par la capacité des individus, mais par le plus ou moins de richesse de la couche sociale dans laquelle ils ont pris naissance : par exemple, l’instruction que reçoivent les enfants de la très petite bourgeoisie, très peu supérieure à celle que les ouvriers parviennent à se donner à eux-mêmes, est presque nulle en comparaison de celle que la société donne largement à la haute et moyenne bourgeoisie. Aussi que voyons-nous ? La petite bourgeoisie, qui n’est actuellement rattachée à la classe moyenne que par une vanité ridicule d’un côté, et, de l’autre, par la dépendance où elle est des gros capitalistes, se trouve pour la plupart du temps dans une situation plus misérable et bien plus humiliante encore que le prolétariat. Aussi, quand nous parlons de classes privilégiées, n’entendons-nous jamais cette pauvre petite bourgeoisie, qui, si elle avait un peu plus d’esprit et de cœur, ne tarderait pas à venir se joindre à nous pour combattre la grande et moyenne bourgeoisie qui ne l’écrase pas moins aujourd’hui qu’elle écrase le prolétariat. Et si le développement économique de la société allait continuer dans cette direction encore une dizaine d’années, ce qui nous paraît d’ailleurs impossible, nous verrions encore la plus grande partie de la bourgeoisie moyenne tomber dans la situation actuelle de la petite bourgeoisie d’abord, pour aller se perdre un peu plus tard dans le prolétariat, toujours par suite de cette concentration fatale de la propriété en un nombre de mains de plus en plus restreint, ce qui aurait pour résultat infaillible de partager le monde social définitivement en une petite minorité excessivement opulente, savante, dominante, et une immense majorité de prolétaires misérables, ignorants et esclaves.

Il est un fait qui doit frapper tous les esprits consciencieux, tous ceux qui ont à cœur la dignité humaine, la justice, c’est-à-dire la liberté de chacun dans l’égalité et par l’égalité de tous. C’est que toutes les inventions de l’intelligence, toutes les grandes applications de la science à l’industrie, au commerce et généralement à la vie sociale, n’ont profité jusqu’à présent qu’aux classes privilégiées, aussi bien qu’à la puissance des États, ces protecteurs éternels de toutes les iniquités politiques et sociales, jamais aux masses populaires. Nous n’avons qu’à nommer les machines, pour que chaque ouvrier et chaque partisan sincère de l’émancipation du travail nous donne raison. Par quelle force les classes privilégiées se maintiennent-elles encore aujourd’hui, avec tout leur bonheur insolent et toutes leurs jouissances iniques, contre l’indignation si légitime des masses populaires ? Est-ce par une force qui leur serait inhérente à elles-mêmes ? Non, c’est uniquement par la force de l’État, dans lequel d’ailleurs leurs enfants remplissent aujourd’hui, comme ils l’ont fait toujours, toutes les fonctions dominantes, et même toutes les fonctions moyennes et inférieures, moins celles des travailleurs et des soldats. Et qu’est-ce qui constitue aujourd’hui principalement la puissance des États ? C’est la science.

Oui, c’est la science. Science de gouvernement, d’administration, et science financière ; science de tondre les troupeaux populaires sans trop les faire crier, et, quand ils commencent à crier, science de leur imposer le silence, la patience et l’obéissance par une force scientifiquement organisée ; science de tromper et de diviser les masses populaires, de les maintenir toujours dans une ignorance salutaire, afin qu’elles ne puissent jamais, en s’entr’aidant et en réunissant leurs efforts, créer une puissance capable de renverser les États ; science militaire avant tout, avec toutes ses armes perfectionnées, et ces formidables instruments de destruction qui « font merveille »[42] ; science du génie enfin, qui a créé les bateaux à vapeur, les chemins de fer et les télégraphes ; les chemins de fer qui, utilisés par la stratégie militaire, décuplent la puissance défensive et offensive des États ; et les télégraphes, qui, en transformant chaque gouvernement en un Briarée à cent, à mille bras, lui donnant la possibilité d’être présent, d’agir et de saisir partout, créent les centralisations politiques les plus formidables qui aient jamais existé au monde.

Qui peut donc nier que tous les progrès de la science, sans aucune exception, n’aient tourné jusqu’ici qu’à l’augmentation de la richesse des classes privilégiées et de la puissance des États, au détriment du bien-être et de la liberté des masses populaires, du prolétariat ? Mais, objectera-t-on, est-ce que les masses populaires n’en profitent pas aussi ? Ne sont-elles pas beaucoup plus civilisées dans notre société qu’elles ne l’étaient dans les siècles passés ?

À ceci nous répondrons par une observation de Lassalle, le célèbre socialiste allemand. Pour juger des progrès des masses ouvrières, au point de vue de leur émancipation politique et sociale, il ne faut point comparer leur état intellectuel dans le siècle présent avec leur état intellectuel dans les siècles passés. Il faut considérer si, à partir d’une époque donnée, la différence qui existait alors entre elles et les classes privilégiées ayant été constatée, elles ont progressé dans la même mesure que ces dernières. Car s’il y a eu égalité dans ces deux progrès respectifs, la distance intellectuelle qui les sépare aujourd’hui du monde privilégié sera la même ; si le prolétariat progresse davantage et plus vite que les privilégiés, cette distance sera devenue nécessairement plus petite ; mais si au contraire le progrès de l’ouvrier est plus lent et par conséquent moindre que celui de l’homme des classes dominantes, dans le même espace de temps, cette distance se sera agrandie : l’abîme qui les séparait sera devenu plus large, l’homme privilégié est devenu plus puissant, l’ouvrier est devenu plus dépendant, plus esclave qu’à l’époque qui a été prise pour point de départ. Si nous quittons tous les deux, à la même heure, deux points différents, vous ayant cent pas d’avance sur moi, et que vous fassiez soixante pas, moi seulement trente par minute, au bout d’une heure la distance qui nous séparera ne sera plus de cent, mais de dix-neuf cents pas.

Cet exemple donne une idée tout à fait juste des progrès respectifs de la bourgeoisie et du prolétariat. Jusqu’ici les bourgeois ont marché plus vite dans la voie de la civilisation que les prolétaires, non que leur intelligence ait été naturellement plus puissante que celle de ces derniers, — aujourd’hui à bon droit on pourrait dire tout le contraire, — mais parce que l’organisation économique et politique de la société a été telle, jusqu’ici, que les bourgeois seuls ont pu s’instruire, que la science n’a existé que pour eux, et que le prolétariat s’est trouvé condamné à une ignorance forcée, de sorte que s’il avance quand même, — et ses progrès sont indubitables, — ce n’est pas grâce à la société, mais bien malgré elle.

Nous nous résumons. Dans l’organisation actuelle de la société, les progrès de la science ont été la cause de l’ignorance relative du prolétariat, aussi bien que les progrès de l’industrie et du commerce ont été la cause de sa misère relative. Progrès intellectuels et progrès matériels ont donc également contribué à augmenter son esclavage. Qu’en résulte-t-il ? C’est que nous devons rejeter et combattre cette science bourgeoise, de même que nous devons rejeter et combattre la richesse bourgeoise. Les combattre et les rejeter dans ce sens, que, détruisant l’ordre social qui en fait le patrimoine d’une ou de plusieurs classes, nous devons les revendiquer comme le bien commun de tout le monde.

(Égalité du 31 juillet 1869.)
II

Nous avons démontré que tant qu’il y aura deux ou plusieurs degrés d’instruction pour les différentes couches de la société, il y aura nécessairement des classes, c’est-à-dire des privilèges économiques et politiques pour un petit nombre d’heureux, et l’esclavage et la misère pour le grand nombre.

Membres de l’Association internationale des travailleurs, nous voulons l’égalité, et, parce que nous la voulons, nous devons vouloir aussi l’instruction intégrale, égale pour tout le monde.

Mais si tout le monde est instruit, qui voudra travailler ? demande-t-on. Notre réponse est simple : Tout le monde doit travailler, et tout le monde doit être instruit. À ceci, on répond fort souvent que ce mélange de travail industriel avec le travail intellectuel ne pourra avoir lieu qu’au détriment de l’un et de l’autre : les travailleurs manuels feront de mauvais savants, et les savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers. Oui, dans la société actuelle, où le travail manuel et le travail de l’intelligence sont également faussés par l’isolement tout artificiel auquel on les a condamnés tous les deux. Mais nous sommes convaincus que dans l’homme vivant et complet, chacune de ces deux activités, musculaire et nerveuse, doit être également développée, et que, loin de se nuire mutuellement, chacune doit appuyer, élargir et renforcer l’autre : la science du savant deviendra plus féconde, plus utile et plus large quand le savant n’ignorera plus le travail manuel, et le travail de l’ouvrier instruit sera plus intelligent et par conséquent plus productif que celui de l’ouvrier ignorant.

D’où il suit que, dans l’intérêt même du travail aussi bien que dans celui de la science, il faut qu’il n’y ait plus ni ouvriers, ni savants, mais seulement des hommes.

Il en résultera ceci, que les hommes qui, par leur intelligence supérieure, sont aujourd’hui entraînés dans le monde exclusif de la science et qui, une fois établis dans ce monde, cédant à la nécessité d’une position toute bourgeoise, font tourner toutes leurs inventions à l’utilité exclusive de la classe privilégiée dont ils font eux-mêmes partie, — que ces hommes, une fois qu’ils deviendront réellement solidaires de tout le monde, solidaires, non en imagination ni en paroles seulement, mais dans le fait, par le travail, feront tourner tout aussi nécessairement les découvertes et les applications de la science à l’utilité de tout le monde, et avant tout à l’allégement et à l’ennoblissement du travail, cette base, la seule légitime et la seule réelle, de l’humaine société.

Il est possible et même très probable qu’à l’époque de transition plus ou moins longue qui succédera naturellement à la grande crise sociale, les sciences les plus élevées tomberont considérablement au-dessous de leur niveau actuel ; comme il est indubitable aussi que le luxe et tout ce qui constitue les raffinements de la vie devra disparaître de la société pour longtemps, et ne pourra reparaître, non plus comme jouissance exclusive, mais comme un ennoblissement de la vie de tout le monde, que lorsque la société aura conquis le nécessaire pour tout le monde. Mais cette éclipse temporaire de la science supérieure sera-t-elle un si grand malheur ? Ce que la science perdra en élévation sublime, ne le gagnera-t-elle pas en élargissant sa base ? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais en même temps il y aura moins d’ignorants. Il n’y aura plus ces quelques hommes qui touchent les cieux, mais, par contre, des millions d’hommes qui, aujourd’hui, eussent été avilis, écrasés, marcheront humainement sur la terre ; point de demi-dieux, point d’esclaves. Les demi-dieux et les esclaves s’humaniseront à la fois, les uns en descendant un peu, les autres en montant beaucoup. Il n’y aura donc plus de place ni pour la divinisation, ni pour le mépris. Tous se donneront la main, et, une fois réunis, tous marcheront avec un entrain nouveau à de nouvelles conquêtes, aussi bien dans la science que dans la vie.

Loin donc de redouter cette éclipse, d’ailleurs tout à fait momentanée, de la science, nous l’appelons au contraire de tous nos vœux, puisqu’elle aura pour effet d’humaniser les savants et les travailleurs manuels à la fois, de réconcilier la science et la vie. Et nous sommes convaincus qu’une fois cette base nouvelle conquise, les progrès de l’humanité, tant dans la science que dans la vie, dépasseront bien vite tout ce que nous avons vu et tout ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui.

Mais ici se présente une autre question : Tous les individus sont-ils également capables de s’élever au même degré d’instruction ? Imaginons une société organisée selon le mode le plus égalitaire et dans laquelle tous les enfants auront dès leur naissance le même point de départ, tant sous le rapport économique et social que sous le rapport politique, c’est-à dire absolument le même entretien, la même éducation, la même instruction ; n’y aura-t-il pas, parmi ces milliers de petits individus, des différences infinies d’énergie, de tendances naturelles, d’aptitudes ?

Voilà le grand argument de nos adversaires, bourgeois purs et socialistes bourgeois. Ils le croient irrésistible. Tâchons donc de leur prouver le contraire. D’abord, de quel droit se fondent-ils sur le principe des capacités individuelles ? Y a-t-il place pour le développement de ces capacités dans la société telle qu’elle est ? Peut-il y avoir une place pour leur développement dans une société qui continuera d’avoir pour base économique le droit d’héritage ? Évidemment non, car, du moment qu’il y aura héritage, la carrière des enfants ne sera jamais le résultat de leurs capacités et de leur énergie individuelle : elle sera avant tout celui de l’état de fortune, de la richesse ou de la misère de leurs familles. Les héritiers riches, mais sots, recevront une instruction supérieure ; les enfants les plus intelligents du prolétariat continueront à recevoir en héritage l’ignorance, tout à fait comme cela se pratique maintenant. N’est-ce donc pas une hypocrisie que de parler non seulement dans la présente société, mais même en vue d’une société réformée, qui continuerait toutefois d’avoir pour bases la propriété individuelle et le droit d’héritage ? n’est-ce pas une infâme tromperie que d’y parler de droits individuels fondés sur des capacités individuelles ?

On parle tant de liberté individuelle aujourd’hui, et pourtant ce qui domine ce n’est pas du tout l’individu humain, l’individu pris en général, c’est l’individu privilégié par sa position sociale, c’est donc la position, c’est la classe. Qu’un individu intelligent de la bourgeoisie ose seulement s’élever contre les privilèges économiques de cette classe respectable, et l’on verra combien ces bons bourgeois, qui n’ont à la bouche à cette heure que la liberté individuelle, respecteront la sienne ! Que nous parle-t-on de capacités individuelles ! Ne voyons-nous pas chaque jour les plus grandes capacités ouvrières et bourgeoises forcées de céder le pas et même de courber le front devant la stupidité des héritiers du veau d’or ? La liberté individuelle, non privilégiée mais humaine, les capacités réelles des individus ne pourront recevoir leur plein développement qu’en pleine égalité. Quand il y aura l’égalité du point de départ pour tous les hommes sur la terre, alors seulement — en sauvegardant toutefois les droits supérieurs de la solidarité, qui est et restera toujours le plus grand producteur de toutes les choses sociales : intelligence humaine et biens matériels — alors on pourra dire, avec bien plus de raison qu’aujourd’hui, que tout individu est le fils de ses œuvres. D’où nous concluons que, pour que les capacités individuelles prospèrent et ne soient plus empêchées de porter tous leurs fruits, il faut avant tout que tous les privilèges individuels, tant économiques que politiques, aient disparu, c’est-à-dire que toutes les classes soient abolies. Il faut la disparition de la propriété individuelle et du droit d’héritage, il faut le triomphe économique, politique et social de l’égalité.

Mais une fois l’égalité triomphante et bien établie, n’y aura-t-il plus aucune différence entre les capacités et les degrés d’énergie des différents individus ? Il y en aura, pas autant qu’il en existe aujourd’hui peut-être, mais il y en aura toujours sans doute. C’est une vérité passée en proverbe, et qui, probablement, ne cessera jamais d’être une vérité, qu’il n’y a point sur le même arbre deux feuilles qui soient identiques. À plus forte raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes, les hommes étant des êtres beaucoup plus complexes que les feuilles. Mais cette diversité, loin d’être un mal, est au contraire, comme l’a fort bien observé le philosophe allemand Feuerbach, une richesse de l’humanité. Grâce à elle, l’humanité est un tout collectif dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous ; de sorte que cette diversité infinie des individus humains est la cause même, la base principale de leur solidarité, un argument tout-puissant en faveur de l’égalité.

Au fond, même dans la société actuelle, si l’on excepte deux catégories d’hommes, les hommes de génie et les idiots, et si l’on fait abstraction des différences créées artificiellement par l’influence de mille causes sociales, telles qu’éducation, instruction, position économique et politique, qui diffèrent non seulement dans chaque couche de la société, mais presque dans chaque famille, on reconnaîtra qu’au point de vue des capacités intellectuelles et de l’énergie morale, l’immense majorité des hommes se ressemblent beaucoup ou qu’au moins ils se valent, la faiblesse de chacun sous un rapport étant presque toujours compensée par une force équivalente sous un autre rapport, de sorte qu’il devient impossible de dire qu’un homme pris dans cette masse soit beaucoup au-dessus ou au-dessous de l’autre. L’immense majorité des hommes ne sont pas identiques, mais équivalents et par conséquent égaux. Il ne reste donc, pour l’argumentation de nos adversaires, que les hommes de génie et les idiots.

L’idiotisme est, on le sait, une maladie physiologique et sociale. Il doit donc être traité non dans les écoles, mais dans les hôpitaux, et l’on a droit d’espérer que l’introduction d’une hygiène sociale plus rationnelle, et surtout plus soucieuse de la santé physique et morale des individus, que celle d’aujourd’hui, et l’organisation égalitaire de la nouvelle société, finiront par faire complètement disparaître de la surface de la terre cette maladie si humiliante pour l’espèce humaine. Quant aux hommes de génie, il faut d’abord observer qu’heureusement, ou malheureusement, comme on voudra, ils n’ont jamais apparu dans l’histoire que comme de très rares exceptions à toutes les règles connues, et on n’organise pas les exceptions. Espérons toutefois que la société à venir trouvera dans l’organisation réellement pratique et populaire de sa force collective le moyen de rendre ces grands génies moins nécessaires, moins écrasants et plus réellement bienfaisants pour tout le monde. Car il ne faut jamais oublier le mot profond de Voltaire : « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que les plus grands génies, c’est tout le monde ». Il ne s’agit donc plus que d’organiser ce tout le monde par la plus grande liberté fondée sur la plus complète égalité, économique, politique et sociale, pour qu’il n’ait plus rien à craindre des velléités dictatriales et de l’ambition despotique des hommes de génie.

Quant à produire des hommes de génie par l’éducation, il ne faut pas y penser. D’ailleurs, de tous les hommes de génie connus, aucun ou presque aucun ne s’est manifesté comme tel dans son enfance, ni dans son adolescence, ni même dans sa première jeunesse. Il ne se sont montrés tels que dans la maturité de leur âge, et plusieurs n’ont été reconnus qu’après leur mort, tandis que beaucoup de grands hommes manqués, qui avaient été proclamés pendant leur jeunesse pour des hommes supérieurs, ont fini leur carrière dans la plus complète nullité. Ce n’est donc jamais dans l’enfance, ni même dans l’adolescence, qu’on peut déterminer les supériorités et les infériorités relatives des hommes, ni le degré de leurs capacités, ni leurs penchants naturels. Toutes ces choses ne se manifestent et ne se déterminent que par le développement des individus, et, comme il y a des natures précoces et d’autres fort lentes, quoique nullement inférieures, et souvent même supérieures, aucun maître d’école ne pourra jamais préciser d’avance la carrière et le genre d’occupations que les enfants choisiront lorsqu’ils seront arrivés à l’âge de la liberté.

D’où il résulte que la société, sans aucune considération pour la différence réelle ou fictive des penchants et des capacités, et n’ayant aucun moyen pour déterminer, ni aucun droit de fixer, la carrière future des enfants, doit à tous, sans exception, une éducation et une instruction absolument égale.

(Égalité du 14 août 1869.)


III

L’instruction à tous les degrés doit être égale pour tous, par conséquent elle doit être intégrale, c’est-à-dire qu’elle doit préparer chaque enfant des deux sexes aussi bien à la vie de la pensée qu’à celle du travail, afin que tous puissent également devenir des hommes complets.

La philosophie positive[43], ayant détrôné dans les esprits les fables religieuses et les rêveries de la métaphysique, nous permet d’entrevoir ce que doit être, dans l’avenir, l’instruction scientifique. Elle aura la connaissance de la nature pour base et la sociologie pour couronnement. L’idéal, cessant d’être le dominateur et le violateur de la vie, comme il l’est toujours dans tous les systèmes métaphysiques et religieux, ne sera désormais rien que la dernière et la plus belle expression du monde réel. Cessant d’être un rêve, il deviendra lui-même une réalité.

Aucun esprit, quelque puissant qu’il soit, n’étant capable d’embrasser dans leur spécialité toutes les sciences, et, d’un autre côté, une connaissance générale de toutes les sciences étant absolument nécessaire pour le développement complet de l’esprit, l’enseignement se divisera naturellement en deux parties : la partie générale, qui donnera les éléments principaux de toutes les sciences sans aucune exception, aussi bien que la connaissance, non superficielle, mais bien réelle, de leur ensemble ; et la partie spéciale, nécessairement divisée en plusieurs groupes ou facultés, dont chacune embrassera dans toute leur spécialité un certain nombre de sciences qui, par leur nature même, sont particulièrement appelées à se compléter.

La première partie, la partie générale, sera obligatoire pour tous les enfants ; elle constituera, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l’éducation humaine de leur esprit, remplaçant complètement la métaphysique et la théologie, et plaçant en même temps les enfants à un point de vue assez élevé pour que, une fois parvenus à l’âge de l’adolescence, ils puissent choisir avec pleine connaissance de cause la faculté spéciale qui conviendra le mieux à leurs dispositions individuelles, à leurs goûts.

Il arrivera sans doute qu’en choisissant leur spécialité scientifique, les adolescents, influencés par quelque cause secondaire, soit extérieure, soit même intérieure, se tromperont quelquefois, et qu’ils pourront opter d’abord pour une faculté et pour une carrière qui ne seront pas précisément celles qui conviendraient le mieux à leurs aptitudes. Mais comme nous sommes, nous, les partisans non hypocrites mais sincères de la liberté individuelle ; comme, au nom de cette liberté, nous détestons de toute notre cœur le principe de l’autorité ainsi que toutes les manifestations possibles de ce principe divin, anti-humain ; comme nous détestons et condamnons, de toute la profondeur de notre amour pour la liberté, l’autorité paternelle aussi bien que celle du maître d’école ; comme nous les trouvons également démoralisantes et funestes, et que l’expérience de chaque jour nous prouve que le père de famille et le maître d’école, malgré leur sagesse obligée et proverbiale, et à cause même de cette sagesse, se trompent sur les capacités de leurs enfants, encore plus facilement que les enfants eux-mêmes, et que d’après cette loi tout humaine, loi incontestable, fatale, que tout homme qui domine ne manque jamais d’abuser, les maîtres d’école et les pères de famille, en déterminant arbitrairement l’avenir des enfants, interrogent beaucoup plus leurs propres goûts que les tendances naturelles des enfants ; comme, enfin, les fautes commises par le despotisme sont toujours plus funestes et moins réparables que celles qui sont commises par la liberté, nous maintenons, pleine et entière, contre tous les tuteurs officiels, officieux, paternels et pédants du monde, la liberté des enfants de choisir et de déterminer leur propre carrière.

S’ils se trompent, l’erreur même qu’ils auront commise leur servira d’enseignement efficace pour l’avenir, et l’instruction générale qu’ils auront reçue servant de lumière, ils pourront facilement revenir dans la voie qui leur est indiquée par leur propre nature.

Les enfants, comme les hommes mûrs, ne deviennent sages que par les expériences qu’ils font eux-mêmes, jamais par celles d’autrui.

Dans l’instruction intégrale, à côté de l’enseignement scientifique ou théorique, il doit y avoir nécessairement l’enseignement industriel ou pratique. C’est ainsi seulement que se formera l’homme complet : le travailleur qui comprend et qui sait.

L’enseignement industriel, parallèlement avec l’enseignement scientifique, se partagera comme lui en deux parties : l’enseignement général, celui qui doit donner aux enfants l’idée générale et la première connaissance pratique de toutes les industries, sans en excepter aucune, aussi bien que l’idée de leur ensemble, qui constitue la civilisation en tant que matérielle, la totalité du travail humain ; et la partie spéciale, divisée en groupes d’industries plus spécialement liées entre elles.

L’enseignement général doit préparer les adolescents à choisir librement le groupe spécial d’industries, et parmi ces dernières, l’industrie toute particulière, pour lesquels ils se sentiront le plus de goût. Une fois entrés dans cette seconde phase de l’enseignement industriel, ils feront sous la direction de leurs professeurs les premiers apprentissages du travail sérieux.

À côté de l’enseignement scientifique et industriel, il y aura nécessairement aussi l’enseignement pratique, ou plutôt une série successive d’expériences de la morale, non divine, mais humaine. La morale divine est fondée sur deux principes immoraux : le respect de l’autorité et le mépris de l’humanité. La morale humaine ne se fonde, au contraire, que sur le mépris de l’autorité et sur le respect de la liberté et de l’humanité. La morale divine considère le travail comme une dégradation et comme un châtiment ; la morale humaine voit en lui la condition suprême du bonheur humain et de l’humaine dignité. La morale divine, par une conséquence nécessaire, aboutit à une politique qui ne reconnaît de droits qu’à ceux qui, par leur position économiquement privilégiée, peuvent vivre sans travailler. La morale humaine n’en accorde qu’à ceux qui vivent en travaillant ; elle reconnaît que par le travail seul l’homme devient homme.

L’éducation des enfants, prenant pour point de départ l’autorité, doit successivement aboutir à la plus entière liberté. Nous entendons par liberté, au point de vue positif, le plein développement de toutes les facultés qui se trouvent en l’homme, et, au point de vue négatif, l’entière indépendance de la volonté de chacun vis-à-vis de celle d’autrui.

L’homme n’est point et ne sera jamais libre vis-à-vis des lois naturelles, vis-à-vis des lois sociales ; les lois, qu’on divise ainsi en deux catégories pour la plus grande commodité de la science, n’appartiennent en réalité qu’aune seule et même catégorie, car elles sont toutes également des lois naturelles, des lois fatales et qui constituent la base et la condition même de toute existence, de sorte qu’aucun être vivant ne saurait se révolter contre elles sans se suicider.

Mais il faut bien distinguer ces lois naturelles des lois autoritaires, arbitraires, politiques, religieuses, criminelles et civiles, que les classes privilégiées ont établies au cours de l’histoire, toujours dans l’intérêt de l’exploitation du travail des masses ouvrières, à seule fin de museler la liberté de ces masses, lois qui, sous le prétexte d’une moralité fictive, ont toujours été la source de la plus profonde immoralité. Ainsi, obéissance involontaire et fatale à toutes les lois qui, indépendantes de toute volonté humaine, sont la vie même de la nature et de la société ; mais indépendance aussi absolue que possible de chacun vis-à-vis de toutes les prétentions de commandement, vis-à-vis de toutes les volontés humaines, tant collectives qu’individuelles, qui voudraient imposer non leur influence naturelle, mais leur loi, leur despotisme.

Quant à l’influence naturelle que les hommes exercent les uns sur les autres, c’est encore une de ces conditions de la vie sociale contre lesquelles la révolte serait aussi inutile qu’impossible. Cette influence est la base même, matérielle, intellectuelle et morale, de l’humaine solidarité. L’individu humain, produit de la solidarité, c’est-à-dire de la société, tout en restant soumis à ses lois naturelles, peut bien, sous l’influence de sentiments venus du dehors, et notamment d’une société étrangère, réagir contre elle jusqu’à un certain degré, mais il ne saurait en sortir sans se placer aussitôt dans un autre milieu solidaire et sans y subir aussitôt de nouvelles influences. Car, pour l’homme, la vie en dehors de toute société et de toutes les influences humaines, l’isolement absolu, c’est la mort intellectuelle, morale et matérielle aussi. La solidarité est non le produit, mais la mère de l’individualité, et la personnalité humaine ne peut naître et se développer que dans l’humaine société.

La somme des influences sociales dominantes, exprimée par la conscience solidaire ou générale d’un groupe humain plus ou moins étendu, s’appelle l’opinion publique. Et qui ne sait l’action toute-puissante exercée par l’opinion publique sur tous les individus ? L’action des lois restrictives les plus draconiennes est nulle en comparaison avec elle. C’est donc elle qui est par excellence l’éducatrice des hommes ; d’où il résulte que, pour moraliser les individus, il faut moraliser avant tout la société elle-même, il faut humaniser son opinion ou sa conscience publique.

(Égalité du 14 août 1869.)
IV

Pour moraliser les hommes, avons-nous dit, il faut moraliser le milieu social.

Le socialisme, fondé sur la science positive, repousse absolument la doctrine du libre arbitre ; il reconnaît que tout ce qu’on appelle vices et vertus des hommes est absolument le produit de l’action combinée de la nature et de la société. La nature, en tant qu’action ethnographique, physiologique et pathologique, crée les facultés et dispositions qu’on appelle naturelles, et l’organisation sociale les développe, ou en arrête, ou en fausse le développement. Tous les individus, sans aucune exception, sont à tous les moments de leur vie ce que la nature et la société les a faits.

Ce n’est que grâce à cette fatalité naturelle et sociale que la science statistique est possible. Cette science ne se contente pas de constater et d’énumérer les faits sociaux ; elle en cherche l’enchaînement et la corrélation avec l’organisation de la société. La statistique criminelle, par exemple, constate que dans un même pays, dans une même ville, pendant une période de dix, de vingt, de trente ans, et quelquefois davantage, si aucune crise politique et sociale n’est venue changer les dispositions de la société, le même crime ou le même délit se reproduit chaque année, à peu de chose près, dans la même proportion ; et ce qui est encore plus remarquable, c’est que le mode de leur perpétration se reproduit presque le même nombre de fois dans une année que dans l’autre : par exemple, le nombre des empoisonnements, des homicides par le fer ou par les armes à feu, aussi bien que le nombre des suicides par tel ou tel autre moyen, sont presque toujours les mêmes. Ce qui a fait dire au célèbre statisticien belge Quetelet ces paroles mémorables : « La société prépare les crimes et les individus ne font que les exécuter ».

Ce retour périodique des mêmes faits sociaux n’aurait pu avoir lieu, si les dispositions intellectuelles et morales des hommes, aussi bien que les actes de leur volonté, avaient pour source le libre arbitre. Ou bien ce mot de libre arbitre n’a pas de sens, ou bien il signifie que l’individu humain se détermine spontanément, par lui-même, en dehors de toute influence extérieure, soit naturelle, soit sociale. Mais s’il en était ainsi, tous les hommes ne procédant que d’eux-mêmes, il y aurait dans le monde la plus grande anarchie ; toute solidarité entre eux deviendrait impossible, et tous ces millions de volontés absolument indépendantes les unes des autres, et se heurtant les unes contre les autres, tendraient nécessairement à s’entredétruire et finiraient même par le faire, s’il n’y avait au-dessus d’elles la despotique volonté de la divine Providence, qui « les mène pendant qu’elles s’agitent », et qui, les anéantissant toutes à la fois, impose à cette humaine confusion l’ordre divin.

Aussi voyons-nous tous les adhérents du principe du libre arbitre poussés fatalement par la logique à reconnaître l’existence et l’action d’une divine Providence. C’est la base de toutes les doctrines théologiques et métaphysiques, un système magnifique qui a longtemps réjoui la conscience humaine, et qui, au point de vue de la réflexion abstraite ou de l’imagination religieuse et poétique, vu de loin, semble en effet plein d’harmonie et de grandeur. Il est malheureux seulement que la réalité historique qui a correspondu à ce système ait toujours été affreuse, et que le système lui-même ne puisse supporter la critique scientifique.

En effet, nous savons que tant que le droit divin a régné sur la terre, l’immense majorité des hommes a été brutalement et impitoyablement exploitée, tourmentée, opprimée, décimée ; nous savons qu’encore aujourd’hui c’est toujours au nom de la divinité théologique ou métaphysique qu’on s’efforce de retenir les masses populaires dans l’esclavage ; et il n’en peut être autrement, car, du moment qu’il est une divine volonté qui gouverne le monde, qui gouverne la nature et la société, la liberté humaine est absolument annulée. La volonté de l’homme est nécessairement impuissante en présence de la volonté divine. Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’en voulant défendre la liberté métaphysique abstraite ou fictive de l’homme, le libre arbitre, on est forcé de nier sa liberté réelle. En présence de la toute-puissance et de l’omniprésence divines, l’homme est esclave. La liberté de l’homme en général étant détruite par la providence divine, il ne reste plus que le privilège, c’est-à-dire les droits spéciaux accordés par la grâce divine à tel individu, à telle hiérarchie[44], à telle dynastie, à telle classe.

De même, la Providence divine rend toute science impossible, ce qui veut dire qu’elle est tout simplement la négation de la raison humaine, ou bien que, pour la reconnaître, il faut renoncer à son propre bon sens. Du moment que le monde est gouverné par la volonté divine, il ne faut plus y chercher l’enchaînement naturel des faits, mais une série de manifestations de cette volonté suprême, dont, comme dit la Sainte Ecriture, les décrets sont et doivent rester toujours impénétrables pour la raison humaine, sous peine de perdre leur caractère divin. La divine Providence n’est pas seulement la négation de toute logique humaine, mais encore de la logique en général, car toute logique implique une nécessité naturelle, et cette nécessité serait contraire à la liberté divine ; c’est, au point de vue humain, le triomphe du non-sens. Ceux qui veulent croire doivent donc renoncer aussi bien à la liberté qu’à la science ; et, en se laissant exploiter, bâtonner par les privilégiés du bon Dieu, répéter avec Tertullien : Je crois parce que c’est absurde, en y ajoutant cet autre mot, aussi logique que le premier : Et je veux l’iniquité.

Quant à nous, qui renonçons volontairement aux félicités d’un autre monde, et qui revendiquons le triomphe complet de l’humanité sur cette terre, nous avouons humblement que nous ne comprenons rien à la logique divine, et que nous nous contenterons de la logique humaine fondée sur l’expérience et sur la connaissance de l’enchaînement des faits, tant naturels que sociaux.

Cette expérience accumulée, coordonnée et réfléchie, que nous appelons la science, nous démontre que le libre arbitre est une fiction impossible, contraire à la nature même des choses ; que ce qu’on appelle volonté n’est rien que le produit de l’exercice d’une faculté nerveuse, comme notre force physique n’est rien aussi que le produit de l’exercice de nos muscles, et que par conséquent l’une et l’autre sont également des produits de la vie naturelle et sociale, c’est-à-dire des conditions physiques et sociales au milieu desquelles chaque individu est né, et dans lesquelles il continue de se développer ; et nous répétons que tout homme, à chaque moment de sa vie, est le produit de l’action combinée de la nature et de la société, d’où résulte clairement la vérité de ce que nous avons énoncé dans notre précédent article : que pour moraliser les hommes, il faut moraliser le milieu social.

Pour le moraliser, il n’est qu’un seul moyen : c’est d’y faire triompher la justice, c’est-à-dire la plus complète liberté[45] de chacun, dans la plus parfaite égalité de tous. L’inégalité des conditions et des droits, et l’absence de liberté pour chacun, qui en est le résultat nécessaire, voilà la grande iniquité collective, qui donne naissance à toutes les iniquités individuelles. Supprimez-la, et toutes les autres disparaîtront.

Nous craignons bien, vu le peu d’empressement que les hommes du privilège montrent à se laisser moraliser, ou, ce qui veut dire la même chose, à se laisser égaliser, que le triomphe de la justice ne puisse s’effectuer que par la révolution sociale. Nous n’avons pas à en parler aujourd’hui, nous nous bornerons cette fois à proclamer cette vérité, d’ailleurs si évidente, que tant que le milieu social ne se moralisera pas, la moralité des individus sera impossible.

Pour que les hommes soient moraux, c’est-à-dire des hommes complets dans le plein sens de ce mot, il faut trois choses : une naissance hygiénique, une instruction rationnelle et intégrale, accompagnée d’une éducation fondée sur le respect du travail, de la raison, de l’égalité et de la liberté, et un milieu social où chaque individu humain, jouissant de sa pleine liberté, serait réellement, de droit et de fait, l’égal de tous les autres.

Ce milieu existe-t-il ? Non. Donc, il faut le fonder. Si dans le milieu qui existe on parvenait même à fonder des écoles qui donneraient à leurs élèves l’instruction et l’éducation aussi parfaites que nous pourrons les imaginer, parviendraient-elles à créer des hommes justes, libres, moraux ? Non, car en sortant de l’école ils se trouveraient au milieu d’une société qui est dirigée par des principes tout contraires, et, comme la société est toujours plus forte que les individus, elle ne tarderait pas aies dominer, c’est-à-dire à les démoraliser. Ce qui est plus, c’est que la fondation même de telles écoles est impossible dans le milieu social actuel. Car la vie sociale embrasse tout, elle envahit les écoles aussi bien que la vie des familles et de tous les individus qui en font partie.

Les instituteurs, les professeurs, les parents sont tous membres de cette société, tous plus ou moins abêtis ou démoralisés par elle. Comment donneraient-ils aux élèves ce qui leur manque à eux-mêmes ? On ne prêche bien la morale que par l’exemple, et, la morale socialiste étant toute contraire à la morale actuelle, les maîtres, nécessairement dominés plus ou moins par cette dernière, feraient devant leurs élèves tout le contraire de ce qu’ils leur prêcheraient. Donc, l’éducation socialiste est impossible dans les écoles ainsi que dans les familles actuelles.

Mais l’instruction intégrale y est également impossible : les bourgeois n’entendent nullement que leurs enfants deviennent des travailleurs, et les travailleurs sont privés de tous les moyens de donner à leurs enfants l’instruction scientifique.

J’aime beaucoup ces bons socialistes bourgeois qui nous crient toujours : « Instruisons d’abord le peuple, et puis émancipons-le ». Nous disons, au contraire : Qu’il s’émancipe d’abord, et il s’instruira de lui-même. Qui instruira le peuple ? est-ce vous ? Mais vous ne l’instruisez pas, vous l’empoisonnez en cherchant à lui inculquer tous les préjugés religieux, historiques, politiques, juridiques et économiques, qui garantissent votre existence contre lui, qui, en même temps, tuent son intelligence, énervent son indignation légitime et sa volonté : Vous le laissez assommer par son travail quotidien et par sa misère, et vous lui dites ; « Instruisez-vous ! » Nous aimerions bien vous voir tous, avec vos enfants, vous instruire, après treize, quatorze, seize heures de travail abrutissant, avec la misère et l’incertitude du lendemain pour toute récompense.

Non, messieurs, malgré tout notre respect pour la grande question de l’instruction intégrale, nous déclarons que ce n’est point là aujourd’hui la plus grande question pour le peuple. La première question, c’est celle de son émancipation économique, qui engendre nécessairement aussitôt et en même temps son émancipation politique, et bientôt après son émancipation intellectuelle et morale.

En conséquence, nous adoptons pleinement la résolution votée par le Congrès de Bruxelles ( 1867) :

« Reconnaissant qu’il est pour le moment impossible d’organiser un enseignement rationnel, le Congrès invite les différentes sections à établir des cours publics suivant un programme d’enseignement scientifique, professionnel et productif, c’est-à-dire enseignement intégral, pour remédier autant que possible à l’insuffisance de l’instruction que les ouvriers reçoivent actuellement. Il est bien entendu que la réduction des heures de travail est considérée comme une condition préalable indispensable. »

Oui, sans doute, les ouvriers feront tout leur possible pour se donner toute l’instruction qu’ils pourront, dans les conditions matérielles dans lesquelles ils se trouvent présentement. Mais, sans se laisser détourner par les voix de sirènes des bourgeois et des socialistes bourgeois, ils concentreront avant tout leurs efforts sur cette grande question de leur émancipation économique, qui doit être la mère de toutes leurs autres émancipations.

(Égalité du 21 août 1869)
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XI

Politique de l’internationale

[modifier]



I

« Nous avons cru jusqu’à présent, dit la Montagne, que les opinions politiques et religieuses étaient indépendantes de la qualité de membre de l’Internationale ; et, quant à nous, c’est sur ce terrain que nous nous plaçons[46]. »

On pourrait croire, au premier abord, que M. Coullery a raison. Car, en effet, l’Internationale, en acceptant dans son sein un nouveau membre, ne lui demande pas s’il est religieux ou athée, s’il appartient à tel parti politique ou s’il n’appartient à aucun. Elle lui demande simplement :

Es-tu ouvrier, ou, si tu ne l’es pas, éprouves-tu le besoin et te sens-tu la force d’embrasser franchement, complètement, la cause des ouvriers, de t’identifier avec elle à l’exclusion de toutes les autres causes qui pourraient lui être contraires ?

Sais-tu que les ouvriers, qui produisent toutes les richesses du monde, qui sont les créateurs de la civilisation, et qui ont conquis pour les bourgeois toutes les libertés, sont aujourd’hui condamnés à la misère, à l’ignorance et à l’esclavage ? As-tu compris que la cause principale de tous les maux qu’endure l’ouvrier, c’est la misère, et que cette misère, qui est le lot de tous les travailleurs dans le monde, est une conséquence nécessaire de l’organisation économique actuelle de la société, et notamment de l’asservissement du travail, c’est-à-dire du prolétariat, sous le joug du capital, c’est-à-dire de la bourgeoisie ?

As-tu compris qu’entre le prolétariat et la bourgeoisie il existe un antagonisme qui est irréconciliable, parce qu’il est une conséquence nécessaire de leurs positions respectives ? Que la prospérité de la classe bourgeoise est incompatible avec le bien-être et la liberté des travailleurs, parce que cette prospérité excessive n’est et ne peut être fondée que sur l’exploitation et sur l’asservissement de leur travail, et que, pour la même raison, la prospérité et la dignité humaine des masses ouvrières exigent absolument l’abolition de la bourgeoisie comme classe séparée ? Que par conséquent la guerre entre le prolétariat et la bourgeoisie est fatale et ne peut finir que par la destruction de cette dernière ?

As-tu compris qu’aucun ouvrier, quelque intelligent et quelque énergique qu’il soit, n’est capable de lutter seul contre la puissance si bien organisée des bourgeois, puissance représentée et soutenue principalement par l’organisation de l’État, de tous les États ? Que pour te donner de la force tu dois t’associer non avec des bourgeois, — ce qui serait de ta part une sottise ou un crime, parce que tous les bourgeois, en tant que bourgeois, sont nos ennemis irréconciliables, — ni avec des ouvriers infidèles, et qui seraient assez lâches pour aller mendier les sourires et la bienveillance des bourgeois, mais avec des ouvriers honnêtes, énergiques, et qui veulent franchement ce que tu veux ?

As-tu compris qu’en présence de la coalition formidable de toutes les classes privilégiées, de tous les propriétaires capitalistes et de tous les États dans le monde, une association ouvrière isolée, locale ou nationale, appartînt-elle même à l’un des plus grands pays de l’Europe, ne pourra jamais triompher, et que, pour tenir tête à cette coalition et pour obtenir ce triomphe, il ne faut rien de moins que l’union de toutes les associations ouvrières locales et nationales en une association universelle, il faut la grande Association Internationale des Travailleurs de tous les pays ?

Si tu sais, si tu as bien compris et si tu veux réellement tout cela, viens à nous, quelles que soient d’ailleurs tes croyances politiques et religieuses. Mais pour que nous puissions t’accepter, tu dois nous promettre :

1o De subordonner désormais tes intérêts personnels, ceux même de ta famille, aussi bien que tes convictions et manifestations politiques et religieuses, à l’intérêt suprême de notre association : la lutte du travail contre le capital, des travailleurs contre la bourgeoisie sur le terrain économique ;

2o De ne jamais transiger avec les bourgeois dans un intérêt personnel ;

3o De ne jamais chercher à t’élever individuellement, seulement pour ta propre personne, au-dessus de la masse ouvrière, ce qui ferait de toi-même immédiatement un bourgeois, un ennemi et un exploiteur du prolétariat ; car toute la différence entre le bourgeois et le travailleur est celle-ci, que le premier cherche son bien toujours en dehors de la collectivité, et que le second ne le cherche et ne prétend le conquérir que solidairement avec tous ceux qui travaillent et qui sont exploités par le capital bourgeois ;

4o De rester toujours fidèle à la solidarité ouvrière, car la moindre trahison de cette solidarité est considérée par l’Internationale comme le crime le plus grand et comme la plus grande infamie qu’un ouvrier puisse commettre.

En un mot, tu dois accepter franchement, pleinement, nos statuts généraux, et tu prendras l’engagement solennel d’y conformer désormais tes actes et ta vie.

Nous pensons que les fondateurs de l’Association Internationale ont agi avec une très grande sagesse en éliminant d’abord du programme de cette association toutes les questions politiques et religieuses. Sans doute, ils n’ont point manqué eux-mêmes ni d’opinions politiques, ni d’opinions anti-religieuses bien marquées ; mais ils se sont abstenus de les émettre dans ce programme, parce que leur but principal c’était d’unir avant tout les masses ouvrières du monde civilisé dans une action commune. Ils ont dû nécessairement chercher une base commune, une série de simples principes sur lesquels tous les ouvriers, quelles que soient d’ailleurs leurs aberrations politiques et religieuses, pour peu qu’ils soient des ouvriers séreux, c’est-à-dire des hommes durement exploités et souffrants, sont et doivent être d’accord.

S’ils avaient arboré le drapeau d’un système politique ou anti-religieux, loin d’unir les ouvriers de l’Europe, ils les auraient encore plus divisés ; parce que, l’ignorance des ouvriers aidant, la propagande intéressée et au plus haut degré corruptive des prêtres, des gouvernements et de tous les partis politiques bourgeois, sans en excepter les plus rouges, a répandu une foule d’idées fausses dans les masses ouvrières, et que ces masses aveuglées se passionnent malheureusement encore trop souvent pour des mensonges qui n’ont d’autre but que de leur faire servir, volontairement et stupidement, au détriment de leurs intérêts propres, ceux des classes privilégiées.

D’ailleurs, il existe encore une trop grande différence entre les degrés de développement industriel, politique, intellectuel et moral des masses ouvrières dans les différents pays, pour qu’il soit possible de les unir aujourd’hui par un seul et même programme politique et anti-religieux. Poser un tel programme comme celui de l’Internationale, en faire une condition absolue d’entrée dans cette association, ce serait vouloir organiser une secte, non une association universelle ; ce serait tuer l’Internationale.

Il y a eu encore une autre raison qui a fait éliminer d’abord du programme de l’Internationale, en apparence du moins et seulement en apparence toute tendance politique.

Jusqu’à ce jour, depuis le commencement de l’histoire, il n’y a pas eu encore de politique du peuple, — et nous entendons par ce mot le bas peuple, la canaille ouvrière qui nourrit le monde de son travail ; il n’y a eu que la politique des classes privilégiées, de ces classes se sont servies de la puissance musculaire du peuple pour se détrôner mutuellement, et pour se mettre à la place l’une de l’autre. Le peuple à son tour n’a jamais pris parti pour les unes contre les autres que dans le vague espoir qu’au moins l’une de ces révolutions politiques, dont aucune n’a pu se faire sans lui, apporterait quelque soulagement à sa misère et à son esclavage séculaires. Il s’est toujours trompé. Même la grande Révolution française l’a trompé. Elle a tué l’aristocratie nobiliaire et a mis à sa place la bourgeoisie. Le peuple ne s’appelle plus ni esclave ni serf, il est proclamé né libre en droit, mais dans le fait son esclavage et sa misère restent les mêmes.

Et ils resteront toujours les mêmes tant que les masses populaires continueront de servir d’instrument à la politique bourgeoise, que cette politique s’appelle conservatrice, libérale, progressiste, radicale, et lors même qu’elle se donnerait les allures les plus révolutionnaires du monde. Car toute politique bourgeoise, quels que soient son nom et sa couleur, ne peut avoir au fond qu’un seul but : le maintien de la domination bourgeoise, et la domination bourgeoise, c’est l’esclavage du prolétariat.

Qu’a dû donc faire l’Internationale ? Elle a dû d’abord détacher les masses ouvrières de toute politique bourgeoise, elle a dû éliminer de son programme tous les programmes politiques bourgeois. Mais, à l’époque de sa fondation, il n’y avait pas dans le monde d’autre politique que celle de l’Église, ou de la monarchie, ou de l’aristocratie, ou de la bourgeoisie ; la dernière, surtout celle de la bourgeoisie radicale, était sans contredit plus libérale et plus humaine que les autres : mais toutes, également fondées sur l’exploitation des masses ouvrières, n’avaient en réalité d’autre but que de se disputer le monopole de cette exploitation. L’Internationale a donc dû commencer par déblayer le terrain, et, comme toute politique, au point de vue de l’émancipation du travail, se trouvait alors entachée d’éléments réactionnaires, elle a dû d’abord rejeter de son sein tous les systèmes politiques connus, afin de pouvoir fonder, sur ces ruines du monde bourgeois, la vraie politique des travailleurs, la politique de l’Association Internationale.

(Égalité du 7 août 1869.)

II

Les fondateurs de l’Association internationale des travailleurs ont agi avec d’autant plus de sagesse en évitant de poser des principes politiques et philosophiques comme base de cette association, et en ne lui donnant d’abord pour unique fondement que la lutte exclusivement économique du travail contre le capital, qu’ils avaient la certitude que, du moment qu’un ouvrier met le pied sur ce terrain, du moment que, prenant confiance aussi bien dans son droit que dans sa force numérique, il s’engage avec ses compagnons de travail dans une lutte solidaire contre l’exploitation bourgeoise, il sera nécessairement amené, par la force même des choses, et par le développement de cette lutte, à reconnaître bientôt tous les principes politiques, socialistes et philosophiques de l’Internationale, principes qui ne sont rien, en effet, que, le juste exposé de son point de départ, de son but.

Nous avons exposé ces principes dans nos derniers numéros[47]. Au point de vue politique et social, ils ont pour conséquence nécessaire l’abolition des classes, par conséquent celle de la bourgeoisie, qui est la classe dominante aujourd’hui ; l’abolition de tous les États territoriaux, celle de toutes les patries politiques, et, sur leur ruine, l’établissement de la grande fédération internationale de tous les groupes productifs, nationaux et locaux. Au point de vue philosophique, comme ils ne tendent à rien de moins qu’à la réalisation de l’idéal humain, du bonheur humain, de l’égalité, de la justice et de la liberté sur la terre, que par là même ils tendent à rendre tout à fait inutiles tous les compléments célestes et toutes les espérances d’un monde meilleur, ils auront pour conséquence également nécessaire l’abolition des cultes et de tous les systèmes religieux.

Annoncez tout d’abord ces deux buts à des ouvriers ignorants, écrasés par le travail de chaque jour, et démoralisés, empoisonnés pour ainsi dire sciemment par les doctrines perverses que les gouvernements, de concert avec toutes les castes privilégiées, prêtres, noblesse, bourgeoisie, leur distribuent à pleines mains, et vous les effrayerez ; ils vous repousseront peut-être, sans se douter que toutes ces idées ne sont rien que l’expression la plus fidèle de leurs propres intérêts, que ces buts portent en eux la réalisation de leurs vœux les plus chers ; et qu’au contraire les préjugés religieux et politiques au nom desquels ils les repousseront peut-être sont la cause directe de la prolongation de leur esclavage et de leur misère.

Il faut bien distinguer entre les préjugés des masses populaires et ceux de la classe privilégiée. Les préjugés des masses, comme nous venons de le dire, ne sont fondés que sur leur ignorance et sont tout contraires à leurs intérêts, tandis que ceux de la bourgeoisie sont précisément fondés sur les intérêts de cette classe, et ne se maintiennent, contre l’action dissolvante de la science bourgeoise elle-même, que grâce à l’égoïsme collectif des bourgeois. Le peuple veut, mais il ne sait pas ; la bourgeoisie sait, mais elle ne veut pas. Lequel des deux est l’incurable ? La bourgeoisie, sans aucun doute.

Règle générale : on ne peut convertir que ceux qui sentent le besoin de l’être, que ceux qui portent déjà dans leurs instincts ou dans les misères de leur position soit extérieure, soit intérieure, tout ce que vous voulez leur donner ; jamais vous ne convertirez ceux qui n’éprouvent le besoin d’aucun changement, ni même ceux qui, tout en désirant sortir d’une position dont ils sont mécontents, sont poussés, par la nature de leurs habitudes morales, intellectuelles et sociales, à chercher une position meilleure dans un monde qui n’est pas celui de vos idées.

Convertissez, je vous prie, au socialisme un noble qui convoite la richesse, un bourgeois qui voudrait se faire noble, ou même un ouvrier qui ne tendrait de toutes les forces de son âme qu’à devenir un bourgeois ! Convertissez encore un aristocrate réel ou imaginaire de l’intelligence, un demi-savant, un quart, un dixième, une centième partie de savant, gens pleins d’ostentation scientifique, et souvent parce qu’ils ont eu seulement la chance d’avoir compris tant bien que mal quelques livres, sont pleins de mépris arrogant pour les masses illettrées, et s’imaginent qu’ils sont appelés à former entre eux une nouvelle caste dominante, c’est-à-dire exploitante.

Aucun raisonnement ni aucune propagande ne seront jamais en état de convertir ces malheureux. Pour les convaincre, il n’est qu’un seul moyen : c’est le fait ; c’est la destruction de la possibilité même des situations privilégiées, de toute domination et de toute exploitation ; c’est la révolution sociale, qui, en balayant tout ce qui constitue l’inégalité dans le monde, les moralisera en les forçant de chercher leur bonheur dans l’égalité et dans la solidarité.

Il en est autrement des ouvriers sérieux. Nous entendons par ouvriers sérieux tous ceux qui sont réellement écrasés par le poids du travail ; tous ceux dont la position est si précaire et si misérable qu’aucun, à moins de circonstances tout à fait extraordinaires, ne puisse avoir seulement la pensée de conquérir pour lui-même, et seulement pour lui-même, dans les conditions économiques d’aujourd’hui et dans le milieu social actuels, une position meilleure ; de devenir, par exemple, à son tour, un patron ou un conseiller d’État. Nous rangeons naturellement aussi dans cette catégorie les rares et généreux ouvriers qui, tout en ayant la possibilité de monter individuellement au-dessus de la classe ouvrière, n’en veulent pas profiter, aimant mieux souffrir encore quelque temps de l’exploitation bourgeoise, solidairement avec leurs camarades de misère, que de devenir des exploiteurs à leur tour. Ceux-là ont pas besoin d’être convertis ; ils sont des socialistes purs.

Nous parlons de la grande masse ouvrière qui, éreintée par son travail quotidien, est ignorante et misérable. Celle-là, quels que soient les préjugés politiques et religieux qu’on ait tâché et même réussi en partie de faire prévaloir dans sa conscience, est socialiste sans le savoir ; elle est, au fond de son instinct, et par la force même de sa position, plus sérieusement, plus réellement socialiste, que ne le sont tous les socialistes scientifiques et bourgeois pris ensemble. Elle l’est par toutes les conditions de son existence matérielle, par tous les besoins de son être, tandis que ces derniers ne le sont que par les besoins de leur pensée ; et, dans la vie réelle, les besoins de l’être exercent toujours une puissance bien plus forte que ceux de la pensée, la pensée étant ici, comme partout et toujours, l’expression de l’être, le reflet de ses développements successifs, mais jamais son principe.

Ce qui manque aux ouvriers, ce n’est pas la réalité, la nécessité réelle des aspirations socialistes, c’est seulement la pensée socialiste. Ce que chaque ouvrier réclame dans le fond de son cœur : une existence pleinement humaine en tant que bien-être matériel et développement intellectuel, fondée sur la justice, c’est-à-dire sur l’égalité et sur la liberté de chacun et de tous dans le travail, — ne peut évidemment pas se réaliser dans le monde politique et social actuel, qui est fondé sur l’injustice et sur l’exploitation cynique du travail des masses ouvrières. Donc, tout ouvrier sérieux est nécessairement un révolutionnaire socialiste, puisque son émancipation ne peut s’effectuer que par le renversement de tout ce qui existe maintenant. Ou bien cette organisation de l’injustice, avec tout appareil de lois iniques et d’institutions privilégiées, doit périr, ou bien les masses ouvrières resteront condamnées à un esclavage éternel.

Voici la pensée socialiste dont les germes se retrouveront dans l’instinct de chaque travailleur sérieux. Le but est donc de lui donner la pleine conscience de ce qu’il veut, de faire naître en lui une pensée qui corresponde à son instinct, car, du moment que la pensée des masses ouvrières se sera élevée à la hauteur de leur instinct, leur volonté sera déterminée, et leur puissance deviendra irrésistible.

Qu’est-ce qui empêche encore le développement plus rapide de cette pensée salutaire au sein des masses ouvrières ? Leur ignorance, et en grande partie les préjugés politiques et religieux par lesquels les classes intéressées s’efforcent encore aujourd’hui d’obscurcir leur conscience et leur intelligence naturelle. Comment dissiper cette ignorance, comment détruire ces préjugés malfaisants ? — Par l’instruction et par la propagande ?

Ce sont sans doute de grands et beaux moyens. Mais dans l’état actuel des masses ouvrières ils sont insuffisants. L’ouvrier isolé est trop écrasé par son travail, et par ses soucis quotidiens, pour avoir beaucoup de temps à donner à son instruction. Et d’ailleurs, qui fera cette propagande ? Seront-ce les quelques socialistes sincères, issus de la bourgeoisie, qui sont pleins de généreuse volonté, sans doute, mais qui sont trop peu nombreux, d’abord, pour donner à leur propagande toute la largeur nécessaire, et qui, d’un autre côté, appartenant par leur position à un monde différent, n’ont pas sur le monde ouvrier toute la prise qu’il faudrait, et qui excitent en lui des défiances plus ou moins légitimes ?

« L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit le préambule de nos statuts généraux. Et il a mille fois raison de le dire. C’est la base principale de notre grande Association. Mais le monde ouvrier est généralement ignorant, la théorie lui manque encore tout à fait. Donc il ne lui reste qu’une seule voie, c’est celle de son émancipation par la pratique. Quelle peut et doit être cette pratique ?

Il n’en est qu’une seule. C’est celle de la lutte solidaire des ouvriers contre les patrons. C’est l’organisation et la fédération des caisses de résistance.

(Égalité du 14 août 1869.)


III

Si l’Internationale se montre d’abord indulgente pour les idées conservatrices et réactionnaires, soit en politique, soit en religion, que des ouvriers peuvent avoir en entrant dans son sein, ce n’est pas du tout par indifférence pour ces idées. On ne peut la taxer d’indifférence, puisqu’elle les déteste et les repousse de toutes les forces de son être, toute idée réactionnaire étant le renversement du principe même de l’Internationale, comme nous l’avons déjà démontré dans nos précédents articles.

Cette indulgence, nous le répétons encore, lui est inspirée par une haute sagesse. Sachant parfaitement que tout ouvrier sérieux est un socialiste par toutes les nécessités inhérentes à sa position misérable, et que des idées réactionnaires, s’il en a, ne peuvent être que l’effet de son ignorance, elle compte sur l’expérience collective qu’il ne peut manquer d’acquérir au sein de l’Internationale, et surtout sur le développement de la lutte collective des travailleurs contre les patrons, pour l’en délivrer.

Et, en effet, du moment qu’un ouvrier, prenant foi dans la possibilité d’une prochaine transformation radicale de la situation économique, associé à ses camarades, commence à lutter sérieusement pour la diminution de ses heures de travail et l’augmentation de son salaire, du moment qu’il commence à s’intéresser vivement à cette lutte toute matérielle, on peut être certain qu’il abandonnera bientôt toutes ses préoccupations célestes, et que, s’habituant à compter toujours davantage sur la force collective des travailleurs, il renoncera volontairement au secours du ciel. Le socialisme prend dans son esprit la place de la religion.

Il en sera de même de sa politique réactionnaire. Elle perdra son soutien principal à mesure que la conscience de l’ouvrier se verra délivrée de l’oppression religieuse. D’un autre côté, la lutte économique, en se développant et en s’étendant toujours davantage, lui fera connaître de plus en plus, d’une manière pratique et par une expérience collective, qui est nécessairement toujours plus instructive et plus large que chaque expérience isolée, ses ennemis véritables, qui sont les classes privilégiées, à savoir le clergé, la bourgeoisie, la noblesse, et l’État ; ce dernier n’étant là que pour sauvegarder tous les privilèges de ces classes, et prenant nécessairement toujours leur parti contre le prolétariat.

L’ouvrier, ainsi engagé dans la lutte, finira forcément par comprendre l’antagonisme irréconciliable qui existe entre ces suppôts de la réaction et ses intérêts humains les plus chers, et, arrivé à ce point, il ne manquera pas de se reconnaître et de se poser carrément comme un socialiste révolutionnaire.

Il n’en est pas ainsi des bourgeois. Tous leurs intérêts sont contraires à la transformation économique de la société ; et si leurs idées y sont contraires aussi, si ces idées sont réactionnaires, ou, comme on les nomme poliment aujourd’hui, modérées ; si leur intelligence et leur cœur repoussent ce grand acte de justice et d’émancipation que nous appelons la révolution sociale ; s’ils ont horreur de l’égalité sociale réelle, c’est-à-dire de l’égalité politique, sociale et économique à la fois ; si, dans le fond de leur âme, ils veulent garder pour eux-mêmes, pour leur classe ou pour leurs enfants, un seul privilège, ne fût-ce que celui de l’intelligence, comme le font aujourd’hui beaucoup de socialistes bourgeois ; s’ils ne détestent, non-seulement de toute la logique de leur esprit, mais encore de toute la puissance de leur passion, l’ordre de choses actuel, — alors on peut être certain qu’ils resteront des réactionnaires, des ennemis de la cause ouvrière toute leur vie. Il faut les tenir loin de l’Internationale.

Il faut les en tenir bien loin, car ils ne pourraient y entrer que pour la démoraliser et pour la détourner de sa voie. Il est d’ailleurs un signe infaillible auquel les ouvriers peuvent reconnaître si un bourgeois qui demande à être reçu dans leurs rangs vient à eux franchement, sans l’ombre d’hypocrisie et sans la moindre arrière-pensée. Ce signe, ce sont les rapports qu’il a conservés vis-à-vis du monde bourgeois.

L’antagonisme qui existe entre le monde ouvrier et le monde bourgeois prend un caractère de plus en plus prononcé. Tout homme qui pense sérieusement et dont les sentiments et l’imagination ne sont point altérés par l’influence souvent inconsciente de sophismes intéressés, doit comprendre aujourd’hui qu’aucune réconciliation entre eux n’est possible. Les travailleurs veulent l’égalité, et les bourgeois veulent le maintien de l’inégalité. Évidemment l’une détruit l’autre. Aussi la grande majorité des bourgeois capitalistes et propriétaires, ceux qui ont le courage de s’avouer franchement ce qu’ils veulent, ont-ils également celui de manifester avec la même franchise l’horreur que leur inspire le mouvement actuel de la classe ouvrière. Ceux-ci sont des ennemis aussi résolus que sincères, nous les connaissons, et c’est bien.

Mais il est une autre catégorie de bourgeois qui n’ont ni la même franchise, ni le même courage. Ennemis de la liquidation sociale, que nous appelons, nous, de toute la puissance de nos âmes comme un grand acte de justice, comme le point de départ nécessaire et la base indispensable d’une organisation égalitaire et rationnelle de la société, ils veulent, comme tous les autres bourgeois, conserver l’inégalité économique, cette source éternelle de toutes les autres inégalités ; et en même temps ils prétendent vouloir comme nous l’émancipation intégrale du travailleur et du travail. Ils maintiennent contre nous, avec une passion digne des bourgeois les plus réactionnaires, la cause même de l’esclavage du prolétariat, la séparation du travail et de la propriété immobilière ou capitaliste, représentés aujourd’hui par deux classes différentes ; et ils se posent néanmoins comme les apôtres de la délivrance de la classe ouvrière du joug de la propriété et du capital !

Se trompent-ils ou trompent-ils ? Quelques-uns se trompent de bonne foi, beaucoup trompent ; le plus grand nombre se trompe et trompe à la fois. Ils appartiennent tous à cette catégorie de bourgeois radicaux et de socialistes bourgeois qui ont fondé la Ligue de la paix et de la liberté.

Cette Ligue est-elle socialiste ? Au commencement et pendant la première année de son existence, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire, elle a repoussé le socialisme avec horreur.

L’an passé, à son Congrès de Berne, elle a repoussé triomphalement le principe de l’égalité économique. Aujourd’hui, se sentant mourir et désirant vivre encore un peu, et comprenant enfin qu’aucune existence politique n’est désormais possible sans la question sociale, elle se dit socialiste ; elle est devenue socialiste bourgeoise : ce qui veut dire qu’elle veut résoudre toutes les questions sociales sur la base de l’inégalité économique. Elle veut, elle doit conserver l’intérêt du capital et la rente de la terre, et elle prétend émanciper les travailleurs avec cela ! Elle s’efforce de donner un corps au non-sens.

Pourquoi le fait-elle ? Qu’est-ce qui lui a fait entreprendre une œuvre aussi incongrue que stérile ? Il n’est pas difficile de le comprendre.

Une grande partie de la bourgeoisie est fatiguée du règne du césarisme et du militarisme qu’elle-même a fondé en 1848, par crainte du prolétariat. Rappelez-vous seulement les journées de Juin, avant-coureurs des journées de Décembre ; rappelez-vous cette Assemblée nationale qui, après les journées de Juin, maudissait et insultait, à l’unanimité moins une voix, l’illustre et on peut bien dire l’héroïque socialiste Proudhon[48], qui seul avait eu le courage de jeter le défi du socialisme à ce troupeau enragé de bourgeois conservateurs, libéraux et radicaux. Et il ne faut pas oublier que parmi ces insulteurs de Proudhon il y a une quantité de citoyens encore vivants, et aujourd’hui plus militants que jamais, et qui, auréolés par les persécutions de Décembre, sont devenus depuis les martyrs de la liberté.

Donc il n’y a point de doute que la bourgeoisie tout entière, y compris la bourgeoisie radicale, n’ait été proprement la créatrice du despotisme césarien et militaire dont elle déplore aujourd’hui les effets. Après s’en être servie contre le prolétariat, elle voudrait s’en délivrer à cette heure. Rien de plus naturel : ce régime l’humilie et la ruine. Mais comment s’en délivrer ? Jadis elle était courageuse et puissante, elle avait la puissance des conquêtes. Aujourd’hui elle est lâche et débile, elle est affligée de l’impuissance des vieillards. Elle ne reconnaît que trop bien sa faiblesse, elle sent qu’à elle seule elle ne peut rien. Il lui faut donc un aide. Cet aide ne peut être que le prolétariat : donc il faut gagner le prolétariat.

Mais comment le gagner ? Par des promesses de liberté et d’égalité politique ? Ce sont des mots qui ne touchent plus les travailleurs. Ils ont appris à leurs dépens, ils ont compris par une dure expérience, que ces mots ne signifient pour eux rien que le maintien de leur esclavage économique, souvent même plus dur qu’auparavant. Si donc vous voulez toucher le cœur de ces misérables millions d’esclaves du travail, parlez-leur de leur émancipation économique. Il n’est plus d’ouvrier qui ne sache, maintenant, que c’est là pour lui l’unique base sérieuse et réelle de toutes les autres émancipations. Donc il faut leur parler de réformes économiques de la société.

« Eh bien, se sont dit les ligueurs de la Paix et de la liberté, parlons-en, disons-nous socialistes aussi. Promettons-leur des réformes économiques et sociales, à condition toutefois qu’ils veillent bien respecter les bases de la civilisation et de l’omnipotence bourgeoise : la propriété individuelle et héréditaire, l’intérêt du capital et la rente de la terre. Persuadons-les qu’à ces conditions seules, qui d’ailleurs nous assurent la domination et aux travailleurs l’esclavage, le travailleur peut être émancipé.

Persuadons-les encore que, pour réaliser toutes ces réformes sociales, il faut faire d’abord une bonne révolution politique, exclusivement politique, aussi rouge qu’il leur plaira au point de vue politique, avec un grand abattis de têtes si cela devient nécessaire, mais avec le plus grand respect pour la sainte propriété ; une révolution toute jacobine, en un mot, qui nous rendra les maîtres de la situation ; et une fois maîtres, nous donnerons aux ouvriers ce que nous pourrons et ce que nous voudrons. »

C’est ici un signe infaillible auquel les ouvriers peuvent reconnaître un faux socialiste, un socialiste bourgeois : si, en leur parlant de révolution, ou, si l’on veut, de transformation sociale, il leur dit que la transformation politique doit précéder la transformation économique ; s’il nie qu’elles doivent se faire toutes les deux à la fois, ou même que la révolution politique ne doit être rien que la mise en action immédiate et directe de la liquidation sociale pleine et entière, — qu’ils lui tournent le dos, car ou bien il n’est rien qu’un sot, ou bien un exploiteur hypocrite.

(Égalité du 21 août 1869.)


IV

L’Association internationale des travailleurs, pour rester fidèle à son principe et pour ne pas dévier de la seule voie qui puisse la conduire à bon port, doit se prémunir surtout contre les influences de deux sortes de socialistes bourgeois : les partisans de la politique bourgeoise, y compris même les révolutionnaires bourgeois, et ceux de la coopération bourgeoise, ou soi-disant hommes pratiques.

Considérons d’abord les premiers.

L’émancipation économique, avons-nous dit dans le précédent numéro, est la base de toutes les autres émancipations. Nous avons résumé par ces mots toute la politique de l’Internationale.

Nous lisons en effet dans les considérants de nos statuts généraux la déclaration suivante :

« Que l’assujettissement du travail au capital est la source de toute servitude, politique, morale et matérielle, et que, pour cette raison, l’émancipation des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique. »

Il est bien entendu que tout mouvement politique qui n’a point pour objet immédiat et direct l’émancipation économique, définitive et complète, des travailleurs, et qui n’a pas inscrit sur son drapeau, d’une manière bien déterminée et bien claire, le principe de l’égalité économique, ce qui veut dire la restitution intégrale du capital au travail, ou bien la liquidation sociale, — que tout mouvement politique pareil est bourgeois, et, comme tel, doit être exclu de l’Internationale.

Doit par conséquent être exclue sans pitié la politique des bourgeois démocrates ou socialistes bourgeois, qui, en déclarant que « la liberté politique est la condition préalable de l’émancipation économique », ne peuvent entendre par ces mots autre chose que ceci : « Les réformes ou la révolution politiques, doivent précéder les réformes ou la révolution économiques ; les ouvriers doivent par conséquent s’allier aux bourgeois plus ou moins radicaux pour faire d’abord avec eux les premières, sauf à faire ensuite contre eux les dernières. »

Nous protestons hautement contre cette funeste théorie, qui ne pourrait aboutir, pour les travailleurs, qu’à les faire servir encore une fois d’instrument contre eux-mêmes, et à les livrer de nouveau à l’exploitation des bourgeois.

Conquérir la liberté politique d’abord, ne peut signifier autre chose que la conquérir d’abord toute seule, en laissant, au moins pendant quelques jours, les rapports économiques et sociaux dans l’état où ils sont, c’est-à-dire les propriétaires et les capitalistes avec leur insolente richesse, et les travailleurs avec leur misère.

Mais cette liberté une fois conquise, — dit-on, — elle servira aux travailleurs d’instrument pour conquérir plus tard l’égalité ou la justice économique.

La liberté, en effet, est un instrument magnifique et puissant. Le tout est de savoir si les travailleurs pourront réellement s’en servir, si elle sera réellement en leur possession, ou si, comme cela a toujours été jusqu’ici, leur liberté politique ne sera qu’une apparence trompeuse, une fiction ?

Un ouvrier, dans sa situation économique présente, auquel on viendrait parler de liberté politique, ne pourrait-il pas répondre par le refrain d’une chanson bien connue :

Ne parlez pas de liberté
La pauvreté, c’est l’esclavage ![49]

Et, en effet, il faut être amoureux d’illusions pour s’imaginer qu’un ouvrier, dans les conditions économiques et sociales dans lesquelles il se trouve présentement, puisse profiter pleinement, faire un usage sérieux et réel, de sa liberté politique. Il lui manque pour cela deux petites choses : le loisir et les moyens matériels.

D’ailleurs, ne l’avons-nous pas vu en France, le lendemain de la révolution de 1848, la révolution la plus radicale qu’on puisse désirer au point de vue politique ?

Les ouvriers français n’étaient certes ni indifférents, ni inintelligents, et, malgré le suffrage universel le plus large, ils ont dû laisser faire les bourgeois. Pourquoi ? parce qu’ils ont manqué des moyens matériels qui sont nécessaires pour que la liberté politique devienne une réalité, parce qu’ils sont restés les esclaves d’un travail forcé par la faim, tandis que les bourgeois radicaux, libéraux et même conservateurs, les uns républicains de la veille, les autres convertis du lendemain, allaient et venaient, s’agitaient, parlaient et conspiraient librement, les uns grâce à leurs rentes ou à leur position bourgeoise lucrative, les autres grâce au budget de l’État qu’on avait naturellement conservé et qu’on avait même rendu plus fort que jamais.

On sait ce qui en est résulté : d’abord les journées de Juin ; plus tard, comme conséquence nécessaire, les journées de Décembre.

Mais, dira-t-on, les travailleurs, devenus plus sages par l’expérience même qu’ils ont faite, n’enverront plus des bourgeois dans les assemblées constituantes ou législatives, ils enverront de simples ouvriers. Tout pauvres qu’ils sont, ils pourront bien donner l’entretien nécessaire à leurs députés. Savez-vous ce qui en résultera ? C’est que les ouvriers députés, transportés dans des conditions d’existence bourgeoise et dans une atmosphère d’idées politiques toutes bourgeoises, cessant d’être des travailleurs de fait pour devenir des hommes d’État, deviendront des bourgeois, et peut-être même plus bourgeois que les bourgeois eux-mêmes. Car les hommes ne font pas les positions, ce sont les positions, au contraire, qui font les hommes. Et nous savons par expérience que les ouvriers bourgeois ne sont souvent ni moins égoïstes que les bourgeois exploiteurs, ni moins funestes à l’Internationale que les bourgeois socialistes, ni moins vaniteux et ridicules que les bourgeois anoblis.

Quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, tant que le travailleur restera plongé dans son état actuel, il n’y aura point pour lui de liberté possible, et ceux qui le convient à conquérir les libertés politiques, sans toucher d’abord aux brûlantes questions du socialisme, sans prononcer ce mot qui fait pâlir les bourgeois : la liquidation sociale, lui disent simplement : « Conquiers d’abord cette liberté pour nous, afin que plus tard nous puissions nous en servir contre toi ».

Mais ils sont bien intentionnés et sincères, ces bourgeois, dira-t-on. — Il n’y a pas de bonnes intentions et de sincérité qui tiennent contre les influences de la position, et, puisque nous avons dit que les ouvriers mêmes qui se mettraient dans cette position deviendraient forcément des bourgeois, à plus forte raison les bourgeois qui resteront dans cette position resteront-ils des bourgeois.

Si un bourgeois, inspiré par une grande passion de justice, d’égalité et d’humanité, veut sérieusement travailler à l’émancipation du prolétariat, qu’il commence d’abord par rompre tous les liens politiques et sociaux, tous les liens politiques et sociaux, de vanité et de cœur avec la bourgeoisie. Qu’il comprenne d’abord qu’aucune réconciliation n’est possible entre le prolétariat et cette classe, qui, ne vivant que de l’exploitation d’autrui, est l’ennemie naturelle des prolétaires.

Après avoir tourné définitivement le dos au monde bourgeois, qu’il vienne alors se ranger sous le drapeau des travailleurs, sur lequel sont inscrits ces mots : « Justice, Égalité et Liberté pour tous. Abolition des classes par l’égalisation économique de tous. Liquidation sociale. » Il sera le bienvenu.

À l’égard des socialistes bourgeois et des bourgeois[50] ouvriers qui viendront nous parler de conciliation entre la politique bourgeoise et le socialisme des travailleurs, nous n’avons qu’un conseil à donner à ces derniers : il faut leur tourner le dos.

Puisque les socialistes bourgeois s’efforcent d’organiser aujourd’hui, avec l’appât du socialisme, une formidable agitation ouvrière, afin de conquérir la liberté politique, une liberté qui, comme nous venons de le voir, ne profiterait qu’à la bourgeoisie ; puisque les masses ouvrières, arrivées à l’intelligence de leur position, éclairées et dirigées par le principe de l’Internationale, s’organisent en effet et commencent à former une véritable puissance, non nationale, mais internationale ; non pour faire les affaires des bourgeois, mais leurs propres affaires ; et puisque, même pour réaliser cet idéal des bourgeois d’une complète liberté politique avec des institutions républicaines, il faut une révolution, et qu’aucune révolution ne peut triompher que par la seule puissance du peuple, il faut que cette puissance, cessant de tirer les marrons du feu pour messieurs les bourgeois, ne serve désormais qu’à faire triompher la cause du peuple, la cause de tous ceux qui travaillent contre tous ceux qui exploitent le travail.

L’Association internationale des travailleurs, fidèle à son principe, ne donnera jamais la main à une agitation politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct la complète émancipation économique du travailleur, c’est-à-dire l’abolition de la bourgeoisie comme classe économiquement séparée de la masse de la population, ni à aucune révolution qui dès le premier jour, dès la première heure, n’inscrira pas sur son drapeau la liquidation sociale.

Mais les révolutions ne s’improvisent pas. Elles ne se font pas arbitrairement ni par les individus, ni même par les plus puissantes associations. Indépendamment de toute volonté et de toute conspiration, elles sont toujours amenées par la force des choses. On peut les prévoir, en pressentir l’approche quelquefois, jamais en accélérer l’explosion.

Convaincus de cette vérité, nous nous faisons cette question : Quelle est la politique que l’Internationale doit suivre pendant cette période plus ou moins longue qui nous sépare de cette terrible révolution sociale que tout le monde pressent aujourd’hui ?

Faisant abstraction, comme le lui commandent ses statuts, de toute politique nationale et locale, elle donnera à l’agitation ouvrière dans tous les pays un caractère essentiellement économique, en posant comme but : la diminution des heures de travail et l’augmentation des salaires ; comme moyens : l’association des masses ouvrières et la formation des caisses de résistance.

Elle fera la propagande de ses principes, car ces principes, étant l’expression la plus pure des intérêts collectifs des travailleurs du monde entier, sont l’âme et constituent toute la force vitale de l’Association. Elle fera cette propagande largement, sans égard pour les susceptibilités bourgeoises, afin que chaque travailleur, sortant de la torpeur intellectuelle et morale dans laquelle on s’efforce de le retenir, comprenne la situation, sache bien ce qu’il doit vouloir faire et à quelles conditions il peut conquérir ses droits d’homme.

Elle en fera une propagande d’autant plus énergique et sincère que, dans l’Internationale même, nous rencontrons souvent des influences qui, affectant de mépriser ces principes, voudraient les faire passer pour une théorie inutile et s’efforcent de ramener les travailleurs au catéchisme politique, économique et religieux des bourgeois.

Elle s’étendra enfin et s’organisera fortement à travers les frontières de tous les pays, afin que, quand la révolution, amenée par la force des choses, aura éclaté, il se trouve une force réelle, sachant ce qu’elle doit faire, et par là même capable de s’en emparer de la révolution et de lui donner une direction vraiment salutaire pour le peuple ; une organisation internationale sérieuse des associations ouvrières de tous les pays, capable de remplacer ce monde politique des États et de la bourgeoisie qui s’en va.

Nous terminons cet exposé fidèle de la politique de l’Internationale en reproduisant le dernier paragraphe des considérants de nos statuts généraux :

« Le mouvement qui s’accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l’Europe, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne point retomber dans les vieilles erreurs. »

(Égalité du 28 août 1869.)


XII

Rapport de la commission sur la question de l’héritage, adopté par l’assemblée générale des sections de Genève[51].

[modifier]



Cette question qui, va être discuté au Congrès de Bâle, se divise en deux parties, la première comprenant le principe, la seconde l’application pratique du principe.

La question du principe elle-même doit être envisagée à deux points de vue : à celui de l’utilité et à celui de la justice.

Au point de vue de l’émancipation du travail, est-il utile, est-il nécessaire que le droit d’héritage soit aboli ?

Poser cette question, c’est selon nous, la résoudre. L’émancipation du travail peut-elle signifier autre chose que sa délivrance du joug de la propriété et du capital ? Mais comment empêcher l’un et l’autre de dominer et d’exploiter le travail, tant que, séparés du travail, ils se trouveront monopolisés entre les mains d’une classe qui, par le fait de leur jouissance exclusive, dispensée de la nécessité de travailler pour vivre, continuera d’exister et d’écraser le travail, en prélevant sur lui la rente de la terre et l’intérêt du capital, et qui, forte de cette position, s’empare encore, comme elle le fait partout aujourd’hui, de tous les bénéfices des entreprises industrielles et commerciales, ne laissant aux travailleurs, écrasés par la concurrence qu’ils sont forcés de se faire entre eux, que ce qui est strictement nécessaire pour les préserver de la faim.

Aucune loi politique et juridique, quelque sévère qu’elle soit, ne pourra empêcher cette domination et cette exploitation, aucune loi ne saurait prévaloir contre la force des choses, aucune ne saurait empêcher qu’une position donnée ne produise tous ses résultats naturels : d’où il résulte clairement que tant que la propriété et le capital resteront d’un côté et le travail de l’autre, les uns constituant la classe bourgeoise, et l’autre le prolétariat, l’ouvrier sera l’esclave, et le bourgeois le maître.

Mais qu’est-ce qui sépare la propriété et le capital du travail ? Qu’est-ce qui constitue économiquement et politiquement la différence des classes ? Qu’est-ce qui détruit l’égalité et perpétue l’inégalité, le privilège du petit nombre et l’esclavage du grand nombre ? C’est le droit d’héritage.

Faut-il montrer comment le droit d’héritage engendre tous les privilèges économiques, politiques et sociaux ? Il est évident que la différence des classes ne se maintient que par lui ! Par le droit d’héritage, les différences naturelles aussi bien que les différences passagères de fortune ou de bonheur qui peuvent exister entre les individus et qui devraient disparaître à mesure que les individus disparaissent eux-mêmes, s’éternisent, se pétrifient pour ainsi dire, et, devenant des différences traditionnelles, créent les privilèges de naissance, fondent les classes, et deviennent une source permanente de l’exploitation des millions de travailleurs par des milliers d’hommes heureusement nés.

Tant que le droit d’héritage fonctionnera, il ne pourra y avoir d’égalité économique, sociale et politique dans le monde ; et tant que l’inégalité existera, il y aura oppression et exploitation.

Donc, en principe, au point de vue de l’émancipation intégrale du travail et des travailleurs, nous devons vouloir l’abolition du droit d’héritage.

Il est entendu que nous ne prétendons pas abolir l’hérédité physiologique ou la transmission naturelle des facultés corporelles et intellectuelles, ou, pour nous exprimer avec plus d’exactitude, des facultés musculaires et nerveuses des parents à leurs enfants. Souvent cette transmission est un fait malheureux, parce qu’elle fait passer les maladies physiques et morales des générations passées aux générations présentes ; mais les effets funestes de cette transmission ne peuvent être combattus que par les applications de la science à l’hygiène sociale, tant individuelle que collective, et par une organisation rationnelle et égalitaire de la société.

Ce que nous voulons et devons abolir, c’est le droit d’héritage fondé par la jurisprudence et constituant la base même de la famille juridique et de l’État.

Il est également entendu que nous n’entendons pas abolir l’héritage sentimental. Nous entendons sous cette dénomination l’héritage qui fait passer entre les mains des enfants ou des amis des objets de mince valeur qui ont appartenu à leurs amis ou à leurs parents décédés, dont à force de leur avoir servi longtemps ils ont conservé pour ainsi dire l’empreinte personnelle. L’héritage sérieux, c’est celui qui assure aux héritiers, soit complètement, soit même seulement en partie, la possibilité de vivre sans travailler, en prélevant sur le travail collectif soit la rente de la terre, soit l’intérêt du capital. Nous entendons que le capital, aussi bien que la terre, en un mot tous les instruments et toutes les matières premières du travail, cessant d’être transmissibles par le droit d’héritage, deviennent à tout jamais la propriété collective de toutes les associations productives.

L’égalité et par conséquent aussi l’émancipation du travail et des travailleurs ne sont qu’à ce prix.

Il est peu d’ouvriers qui ne comprennent pas que dans l’avenir l’abolition du droit d’héritage soit la condition suprême de l’égalité. Mais il y en a qui craignent que si on allait l’abolir présentement, avant qu’une nouvelle organisation sociale n’ait assuré le sort de tous les enfants, quelles que soient les conditions dans lesquelles ils sont nés, leurs enfants, après la mort de leurs parents, ne se trouvent dans la détresse.

« Comment ! disent-ils, j’ai amassé à la sueur de mon front, en me condamnant aux plus cruelles privations, deux cents, trois cents ou quatre cents francs, et mes enfants en seront privés ! » — Oui, ils en seront privés, mais en revanche ils recevront de la société, sans aucun préjudice aux droits naturels de la mère et du père, un entretien, une éducation et une instruction que vous ne seriez pas capable de leur assurer avec trente ou quarante mille francs. Car il est évident qu’aussitôt que le droit d’héritage sera aboli, la société devra prendre à sa charge tous les frais du développement physique, moral et intellectuel de tous les enfants des deux sexes qui naîtront en son sein. Elle en deviendra ainsi la tutrice suprême.

Nous nous arrêtons à ce point, parce qu’il rentre dans la question de l’instruction intégrale, sur laquelle une autre commission doit vous faire son rapport.

Mais il est un autre point que nous devons élucider.

Plusieurs prétendent qu’en abolissant le droit d’héritage, on détruira le plus grand stimulant qui pousse les hommes au travail. Ceux qui pensent ainsi continuent de considérer le travail comme un mal nécessaire, ou, pour parler théologiquement, comme l’effet de la malédiction que Jéhovah, dans son courroux, a lancée contre la malheureuse espèce humaine, et dans laquelle, par un caprice singulier, il a compris sa création tout entière.

Sans entrer dans cette grave discussion théologique, prenant pour base la simple étude de la nature humaine, nous répondrons à ces détracteurs du travail que ce dernier, loin d’être un mal ou une dure nécessité, est, pour tout homme qui est en possession de ses facultés, un besoin. Pour s’en assurer, chacun peut faire une expérience sur lui- même : qu’il se condamne seulement pour quelques jours à une inaction absolue, ou bien à un travail stérile, improductif, stupide, et il verra si à la fin il ne se sentira pas le plus malheureux et le plus avili des hommes. L’homme, par sa nature même, est forcé de travailler, comme il est forcé de manger, de boire, de penser, de parler.

Si le travail est aujourd’hui maudit, c’est parce qu’il est excessif, abrutissant, et forcé, c’est parce qu’il tue le loisir et prive les hommes de la possibilité de jouir humainement de la vie ; c’est parce que chacun, ou presque chacun, est forcé d’appliquer sa force productive au genre de travail qui convient le moins à ses dispositions naturelles. C’est enfin parce que, dans cette société fondée sur la théologie et sur la jurisprudence, la possibilité de vivre sans travailler est considérée comme un honneur et un privilège, et la nécessité de travailler pour vivre comme un signe de dégradation, comme une punition et une honte.

Le jour où le travail musculaire et nerveux, manuel et intellectuel à la fois, sera considéré comme le plus grand honneur des hommes, comme le signe de leur virilité et de leur humanité, la société sera sauvée ; mais ce jour n’arrivera pas tant que durera le règne de l’inégalité, tant que le droit d’héritage ne sera pas aboli.

Cette abolition sera-t-elle juste ?

Mais si elle est dans l’intérêt de tout le monde, dans l’intérêt de l’humanité, comment pourrait-elle être injuste ?

Il faut bien distinguer entre la justice historique, politique, juridique, et la justice rationnelle ou simplement humaine. La première a gouverné le monde jusqu’à cette heure, et elle en a fait un réceptacle d’oppressions sanglantes et d’iniquités. La seconde doit nous émanciper.

Examinons donc le droit d’héritage au point de vue de la justice humaine.

Un homme, nous dit-on, a gagné par son travail quelques dizaines, quelques centaines de mille francs, un million, et il n’aurait pas le droit de les laisser en héritage à ses enfants ! Mais ce serait une atteinte au droit naturel, une inique spoliation !

D’abord il a été prouvé mille fois qu’un travailleur isolé ne peut produire beaucoup au delà de ce qu’il consomme. Nous défions un ouvrier sérieux, c’est-à-dire un ouvrier ne jouissant d’aucun privilège, de gagner des dizaines, des centaines de mille francs, des millions ! Cela lui serait tout bonnement impossible. Donc s’il y a dans la société actuelle des individus qui gagnent de si grandes sommes, ce n’est point par leur travail, c’est grâce à leur privilège, c’est grâce à une injustice juridiquement légalisée, qu’ils les gagnent ; et comme tout ce qu’on ne prend pas sur son propre travail est nécessairement pris sur le travail d’autrui, nous avons le droit de dire que tous ces gains sont des vols commis par des individus privilégiés sur le travail collectif, avec la sanction et sous la protection de l’État.

Passons outre.

Le voleur protégé par la loi meurt. Il laisse par testament ou sans testament ses terres ou ses capitaux à ses enfants ou à ses parents. C’est, dit-on, une conséquence nécessaire de sa liberté et de son droit individuels ; sa volonté doit être respectée.

Mais un homme mort est bien mort ; en dehors de l’existence toute morale et toute sentimentale que lui font les pieux souvenirs de ses enfants, parents et amis, s’il les a mérités, ou la reconnaissance publique, s’il a rendu quelque réel service au public, il n’existe plus du tout ; il ne peut donc avoir ni liberté, ni droit, ni volonté personnelle. Les fantômes ne doivent pas gouverner et opprimer le monde, qui n’appartient qu’aux vivants.

Pour qu’il continue de vouloir et d’agir après sa mort, il faut donc une fiction juridique ou un mensonge politique, et, comme il est désormais incapable d’agir par lui-même, il faut qu’une puissance quelconque, l’État, se charge d’agir en son nom et pour lui, il faut que l’État exécute les volontés d’un homme qui, n’étant plus, ne peut avoir de volonté.

Et qu’est-ce que la puissance de l’État, si ce n’est la puissance de tout le monde organisée au détriment de tout le monde, et en faveur des classes privilégiées ? C’est avant tout la production et la force collective des travailleurs. Il faut donc que les classes ouvrières garantissent aux classes privilégiées la transmission des héritages, qui est la source principale de leur misère et de leur esclavage ? Il faut qu’elles forgent de leurs propres mains les fers qui les enchaînent ?

Nous concluons. Il suffit que le prolétariat déclare qu’il ne veut plus soutenir l’État qui sanctionne son esclavage, pour que le droit d’héritage, qui est exclusivement politique et juridique et par conséquent contraire au droit humain, tombe de lui-même. Il suffit d’abolir le droit d’héritage pour abolir la famille juridique et l’État.

Tous les progrès sociaux ont d’ailleurs procédé par des abolitions successives du droit d’héritage.

On a aboli d’abord le droit d’héritage divin, les privilèges ou les châtiments traditionnels qui furent longtemps considérés comme la conséquence soit de la bénédiction, soit de la malédiction divine.

On a aboli ensuite le droit d’héritage politique, ce qui a eu pour conséquence la reconnaissance de la souveraineté du peuple et de l’égalité des citoyens devant la loi.

Aujourd’hui nous devons abolir l’héritage économique, pour émanciper le travailleur, l’homme, et pour établir le règne de la justice sur les ruines de toutes les iniquités politiques et théologiques du présent et du passé.


La dernière question qui nous reste à résoudre, c’est celle des mesures pratiques à prendre pour abolir le droit d’héritage.

L’abolition du droit d’héritage peut se faire par deux voies : ou bien par celle des réformes successives, ou bien par la révolution sociale.

Elle pourra se faire par la voie des réformes dans les pays heureux, fort rares, pour ne pas dire inconnus, où la classe des propriétaires et des capitalistes, les bourgeois, s’inspirant d’un esprit et d’une sagesse qui leur manquent aujourd’hui, et comprenant enfin l’imminence de la révolution sociale, voudront entrer, d’une manière sérieuse, en composition avec le monde des travailleurs. Dans ce cas, mais seulement dans ce cas, la voie des réformes pacifiques sera possible ; par une série de modifications successives, sagement combinées et arrêtées à l’amiable entre les travailleurs et les bourgeois, on pourra abolir complètement en vingt ou trente ans le droit d’héritage, et remplacer le mode actuel de propriété, de travail et d’instruction par le travail et la propriété collectifs, et par l’éducation intégrale ou instruction intégrale.

Il nous est impossible de déterminer davantage le caractère de ces réformes, parce qu’il devra nécessairement s’adapter à la situation particulière de chaque pays. Mais dans tous les pays, le but reste le même : l’établissement du travail et de la propriété collectifs, et la liberté de chacun dans l’égalité de tout le monde.

La méthode de la révolution sera naturellement plus courte et plus simple. Les révolutions ne se font jamais ni par des individus, ni par des associations. Elles sont amenées par la force des choses. L’Association internationale n’a point pour but de faire la révolution, mais elle doit en profiter et l’organiser dans son sens, aussitôt qu’elle sera faite par l’iniquité et par l’ineptie de plus en plus évidente des classes privilégiées.

Il doit être entendu entre nous qu’au premier jour de la révolution le droit d’héritage sera simplement aboli, et avec lui l’État et le droit juridique, afin que sur les ruines de toutes ces iniquités s’élève, à travers toutes les frontières politiques et nationales, le monde international nouveau, le monde du travail, de la science, de la liberté et de l’égalité, s’organisant de bas en haut, par l’association libre de toutes les associations productives.

La Commission vous propose les résolutions suivantes :

« Considérant que le droit d’héritage est une des causes principales de l’inégalité économique, sociale et politique qui règne dans le monde,

« Qu’en dehors de l’égalité il ne peut y avoir ni liberté, ni justice, et qu’il y aura toujours oppression et exploitation : esclavage et misère pour le prolétariat, richesse et domination pour les exploiteurs du travail populaire,

« Le Congrès reconnaît la nécessité de l’abolition pleine et entière du droit d’héritage.

« Cette abolition se fera, selon les événements, soit par la voie des réformes, soit par la révolution. »

(Égalité du 28 août 1869.)

XIII

De la coopération[52].

[modifier]



Quel doit être le caractère et quels seront les moyens de l’agitation et du développement économiques des travailleurs de l’Internationale, avant cette révolution sociale qui seule pourra les émanciper d’une manière complète et définitive ? L’expérience des dernières années nous indique deux voies, l’une négative, l’autre positive : les caisses de résistance et la coopération.

Sous ce mot général de coopération, nous entendons tous les systèmes connus, de consommation, de crédit mutuel ou de crédit au travail, et de production.

Dans l’application de tous ces systèmes, et même dans la théorie qu’ils prennent pour base, il y a deux courants contraires qu’il faut bien distinguer : le courant bourgeois et le courant purement socialiste.

Ainsi, dans les sociétés de consommation, de crédit et de production fondées ou recommandées par des socialistes bourgeois, on trouve tous les éléments de l’économie politique bourgeoise : l’intérêt du capital, les dividendes et les primes.

Lequel de ces deux système est le vrai, est le bon ?

Le premier, celui des socialistes bourgeois, est accepté le plus ordinairement de ceux qui, dans les sections de l’Internationale, aiment à s’appeler eux-mêmes des hommes pratiques. En effet ils sont en apparence — mais en apparence seulement — très pratiques, puisque toute leur pensée se réduit à continuer au sein du monde ouvrier la vieille pratique des bourgeois : l’exploitation du travail par le capital.

Lorsqu’une association, fondée sur des bases bourgeoises, est entreprise par quelques dizaines ou par quelques centaines d’ouvriers, quel peut en être le résultat ? Ou bien elle ne réussit pas, elle fait faillite, et alors elle plonge ces ouvriers dans une misère plus grande encore que celle dont ils avaient essayé de sortir en la fondant ; ou bien elle réussit, et alors, sans améliorer le sort général de la classe ouvrière, elle ne peut aboutir qu’à créer quelques dizaines ou quelques centaines de bourgeois : c’est ce que le Congrès de Lausanne (1867) avait fort bien exprimé par la résolution suivante :

Le Congrès pense que les efforts tentés aujourd’hui par les associations [coopératives] ouvrières, si celles-ci se généralisent en conservant leur forme actuelle, tendent à constituer un QUATRIÈME ÉTAT, ayant au-dessous de lui un CINQUIÈME ÉTAT plus misérable encore.

Ce quatrième état serait formé par un nombre restreint d’ouvriers constituant entre eux une sorte de société en commandite bourgeoise, qui exclurait nécessairement de son sein le cinquième état, c’est-à-dire la grande masse des ouvriers, non associés dans cette coopération, mais au contraire exploités par elle.

Tel est le système coopératif que les socialistes bourgeois ne prêchent pas seulement, mais qu’ils s’efforcent de réaliser, au sein de l’Internationale, les uns sachant fort bien, les autres ignorant, que ce système est la négation du principe et du but de cette Association.

Quel est le but de l’Internationale ? C’est d’émanciper, n’est-ce pas ? la classe ouvrière par l’action solidaire des ouvriers de tous les pays. Et quel est le but de la coopération bourgeoise ? C’est d’arracher un nombre restreint d’ouvriers à la misère commune, pour en faire des bourgeois au détriment du plus grand nombre. N’avons-nous pas raison de dire que cette pratique, qui est tant recommandée par les hommes pratiques de l’Internationale, est une pratique toute bourgeoise, et que, comme telle, elle doit être exclue de l’Internationale[53] ?

Supposons que mille hommes soient exploités et opprimés par dix.

Que penserait-on si, parmi ces mille hommes, il s’en trouvait vingt, trente, ou davantage, qui se diraient : « Nous sommes fatigués d’être victimes ; mais comme, d’un autre côté, il est ridicule d’espérer le salut de tout le monde, comme la prospérité du petit nombre exige absolument le sacrifice du grand nombre, abandonnons nos camarades à leur sort, et, ne songeant qu’à nous seuls, pour être heureux devenons à notre tour des bourgeois, des exploiteurs ».

Ce serait une trahison, n’est-ce pas ?

Et pourtant voilà précisément ce que nous conseillent nos hommes pratiques ! En théorie aussi bien qu’en pratique, en coopération aussi bien qu’en administration, ils sont par conséquent les exploiteurs et les ennemis de la classe ouvrière. Ils veulent faire leurs affaires, non celles de l’Internationale ; mais, pour mieux faire leurs propres affaires, ils veulent se servir de l’Internationale.

Ce qu’il faut d’ailleurs remarquer, c’est qu’ils méritent cette dénomination d’hommes pratiques, qu’ils se donnent, bien plus par leurs intentions personnelles et bourgeoises que par leur réussite.

Il y en a beaucoup parmi eux qui sont de très bonne foi, qui ne trompent pas, mais se trompent. Ne connaissant pas, n’ayant jamais vu ni imaginé d’autre pratique que la pratique bourgeoise, beaucoup d’entre eux pensent qu’il serait de bonne guerre de recourir à cette même pratique pour combattre la bourgeoisie. Ils ont la simplicité de croire que ce qui tue le travail peut l’émanciper, et qu’ils sauront se servir aussi bien que la bourgeoisie elle-même, contre elle, de l’arme au moyen de laquelle la bourgeoisie les écrase.

C’est une grande erreur. Ces hommes naïfs ne se rendent pas compte de la supériorité immense que le monopole de la richesse, de la science et d’une pratique séculaire, aussi bien que l’appui ouvert ou masqué, mais toujours actif, des États, et toute l’organisation de la société actuelle, donnent à la bourgeoisie sur le prolétariat. Ce serait donc une lutte trop inégale pour qu’on pût raisonnablement espérer le succès dans ces conditions-là. Les armes bourgeoises, d’ailleurs, n’étant autres que la concurrence effrénée, la guerre de chacun contre tous, la prospérité conquise sur la ruine des autres, ces armes, ces moyens ne peuvent servir que la bourgeoisie, et nécessairement détruiraient la solidarité, cette seule puissance du prolétariat.

La bourgeoisie le sait bien. Aussi, que voyons-nous ?

Tandis qu’elle continue de combattre avec acharnement les caisses de résistance, les Trades Unions, qui sont le seul moyen de guerre vraiment efficace que les ouvriers puissent aujourd’hui employer contre elle, elle s’est réconciliée tout à fait, après une certaine hésitation, il est vrai, mais qui n’a pas été de longue durée, avec le système de la coopération bourgeoise.

Tous les économistes et publicistes bourgeois, même les plus conservateurs, chantent la beauté de ce système sur tous les tons, et les partisans, hélas ! encore assez nombreux de la bourgeoisie dans l’Internationale s’efforcent d’entraîner dans ce sens toute l’association ouvrière. Sous ce rapport, M. Coullery et le Journal de Genève, M. Henri Dupasquier, le conservateur mômier de Neuchâtel, et M. le professeur Dameth, cet apostat du socialisme converti par les mômiers de Genève, sont d’accord. Tous s’égosillent à nous crier : « Ouvriers, faites de la coopération ! »

Oui, faites de la bonne coopération bourgeoise, pour qu’elle vous démoralise et vous ruine au profit de quelques heureux entrepreneurs, auxquels vous servirez de marchepieds pour qu’à leur tour ils puissent devenir des bourgeois. Faites de la coopération bourgeoise, elle vous endormira, et, après avoir épuisé tous vos moyens, elle vous rendra incapables d’organiser votre puissance internationale, cette puissance sans laquelle vous ne pourrez jamais faire valoir et faire triompher, contre la bourgeoisie, votre droit.

Nous aussi nous voulons la coopération ; nous sommes même convaincus que la coopération dans toutes les branches du travail et de la science sera la forme prépondérante de l’organisation sociale dans l’avenir. Mais, en même temps, nous savons qu’elle ne pourra prospérer, se développer pleinement, librement, et embrasser toute l’industrie humaine, que lorsqu’elle sera fondée sur l’égalité, lorsque tous les capitaux, tous les instruments de travail, le sol compris, seront rendus, à titre de propriété collective, au travail.

Nous considérons donc cette revendication avant tout, et l’organisation de la puissance internationale des travailleurs de tous les pays, comme le but principal de notre grande association.

Ceci une fois admis, loin d’être les adversaires des entreprises coopératives dans le présent, nous les trouvons nécessaires sous beaucoup de rapports. D’abord, et c’est là même à nos yeux pour le moment leur avantage principal, elles habituent les ouvriers à organiser, à faire, à diriger leurs affaires par eux-mêmes, sans aucune intervention soit du capital bourgeois, soit d’une direction bourgeoise.

Il est désirable que quand l’heure de la liquidation sociale sonnera, elle trouve dans tous les pays, dans toutes les localités, beaucoup d’associations coopératives, qui, si elles sont bien organisées, et surtout fondées sur les principes de la solidarité et de la collectivité, non sur l’exclusivisme bourgeois, feront passer la société de son état présent à celui de l’égalité et de la justice sans trop grandes secousses.

Mais pour qu’elles puissent remplir cette mission, il faut que l’Association internationale ne protège que des associations coopératives qui auront pour base ses principes.

Dans de prochains articles, nous parlerons de la coopération selon les principes de l’Internationale, et nous publions déjà aujourd’hui un avant-projet qui nous paraît faire un pas assez important dans la réalisation de ces principes[54].

(Égalité du 4 septembre 1869.)

  1. Cette lettre est adressée à Charles Perron, président de la Commission.
  2. Le Congrès de l’Association lassallienne (Allgemeiner deutscher Arbeiterverein), les 22-26 août 1868.
  3. (2 Le cinquième Congrès du Verband deutscher Arbeiter-vereine, dont le Comité central avait pour président Auguste Bebel, les 5 et 7 septembre 1868. À la suite de ce Congrès se constitua un parti ouvrier socialiste distinct de celui qu’avait fondé Lassalle, et qui adopta pour organe le journal de Liebknecht, le Demokratisches Wochenblatt.
  4. La Fraternité était un journal que venait de fonder à Mannheim un publiciste français appelé M. E. La Rigaudière.
  5. Le journal Les États-Unis d’Europe était l’organe officiel de la Ligue de la paix et de la liberté.
  6. Cette note est de Charles Perron.
  7. Une des questions formant l’ordre du jour du deuxième Congrès général de l’Internationale, tenu à Lausanne du 2 au 8 septembre 1867, disait : « Les efforts tentés aujourd’hui par les associations pour l’émancipation du quatrième état (classe ouvrière) ne peuvent-ils pas avoir pour résultat la création d’un cinquième état dont la situation serait beaucoup plus misérable encore ? » Le Congrès répondit affirmativement à cette question, et déclara que « pour obvier à ce danger il était nécessaire que le prolétariat se convainquît bien de cette idée : que la transformation sociale ne pourra s’opérer d’une manière radicale et définitive que par des moyens agissant sur l’ensemble de la société et conformes à la réciprocité et à la justice ».
  8. Au troisième Congrès général de l’Internationale à Bruxelles (septembre 1868), Perron avait été un des trois délégués qui avaient voté contre l’invitation adressée à la Ligue de la paix d’avoir à se dissoudre (les deux autres étaient De Paepe et Catalan). Bakounine avait écrit à Gustave Vogt, président de la Ligue (dont à ce moment il était encore membre), à propos de cette décision du Congrès de l’Internationale : « La décision prise ou plutôt qu’on a fait prendre au Congrès de Bruxelles par rapport à nous est une impertinence… [Mais] quelque désagréable et mesquine que se soit montrée la Ligue des ouvriers par rapport à nous, nous ne pouvons ni ne devons tout de même méconnaître l’immense et utile portée du Congrès de Bruxelles. C’est un grand, le plus grand événement de nos jours ; et, si nous sommes nous-mêmes de sincères démocrates, nous devons non seulement désirer que la Ligue internationale des ouvriers finisse par embrasser toutes les associations ouvrières de l’Europe et de l’Amérique, mais nous devons y coopérer de tous nos efforts, parce qu’elle seule constitue aujourd’hui la vraie puissance révolutionnaire qui doit changer la face du monde. » — Maintenant, comme on le voit, Perron et Bakounine donnaient pleinement raison à la décision du Congrès de Bruxelles : l’attitude de la majorité, au Congrès de la Ligue à Berne, avait clairement démontré que la démocratie bourgeoise ne voulait pas sincèrement l’émancipation des travailleurs.
  9. Cette réponse à la lettre de Mme André Léo a été certainement rédigée de concert avec Bakounine, dont elle exprime très nettement les idées. l’Égalité annonçait qu’elle reviendrait sur la question dans son prochain numéro : mais ce fut seulement quinze jours plus tard qu’elle le fit, cette fois par la plume de Bakounine, pour répondre à une nouvelle lettre de Mme André Léo et à une lettre de quatre amis de cette citoyenne, lettres qui ne furent pas insérées.
  10. « Albert, cordonnier », est l’ex-officier russe Vladimir Ozerof, qui habitait alors Paris et gagnait sa vie à faire des souliers.
  11. Il y avait à ce moment à Genève deux grèves qui absorbaient toute l’attention, la grève des ouvriers du bâtiment et celle des typographes.
  12. Cette note est de Bakounine : on peut l’affirmer avec autant de certitude que si elle était signée, à certaines tournures de phrase qui décèlent l’homme à coup sûr.
  13. Mme André Léo avait encore, à ce moment, des illusions sur certains démocrates bourgeois qui se disaient socialistes. Ce qu’elle vit pendant et après la Commune l’en guérit définitivement ; et en 1871, réfugiée en Suisse, elle entra dans l’Internationale, dont elle défendit courageusement les principes fédéralistes dans la Révolution sociale de Genève.
    La lettre suivante, que Mme André Léo écrivait à une amie, le 3 mai 1873, au sujet de M. Edmond de Pressensé et de Mme E. de Pressensé, montrera, par un exemple typique, comment prirent fin les relations de l’auteur d’Un mariage scandaleux avec ces « attardés », ces « combattants d’arrière-garde » en qui elle avait vu, jusqu’à la Commune, les ouvriers « les plus utiles » de la cause de la justice sociale, et pour l’amour desquels elle s’était brouillée en 1869 avec l’Égalité :
    « J’ai beaucoup aimé Mme de Pressensé. Après avoir fait, dans le journal de son mari, quelques articles sur mes livres, dont j’avais remercié par écrit, elle est venue me trouver un jour, après la publication d’Aline-Ali (1868). Je n’ai pas de parti pris, je l’ai reçue avec sympathie comme elle venait à moi, parce que sa nature est sincère et sympathique. À cette époque et avant, je recevais de grandes avances de l’orléanisme et du protestantisme, assez étroitement unis à Paris. Mme de Pressensé, une fois accueillie par moi, m’a recherchée avec une sorte de passion. Je la voyais, elle si occupée, plusieurs fois par semaine ; elle m’amenait ses enfants, son mari. Elle m’écrivait encore fréquemment. Il est difficile de ne pas se laisser prendre le cœur à tant d’affection. Je n’y vais pas si vite, moi ; mais une fois que j’y suis, j’y reste. Le christianisme se taisait ; le socialisme le remplaçait entre nous, au moins dans son aspiration générale, où nous nous entendions fort bien. Elle voulut connaître mon ami le socialiste, l’ouvrier [Malon] ; l’entrevue fut pieuse, enthousiaste. C’était en 1868 ou 1869. Cette ferveur dura jusqu’à la République. Alors les événements nous prirent chacune de notre côté… Sous la Commune, je la vis à peine. Malon leur donna des sauf-conduits pour aller en province et en revenir, tout ce qu’ils voulurent, ce qui n’a pas empêché ce triste bonhomme de Pressensé d’oser dire à l’Assemblée qu’il avait couru risque de la liberté et de la vie à rester parmi les barbares de la Commune. Il fut parfaitement lâche et cruel pendant les massacres ; elle, bonne, dévouée, comme toujours ; mais non plus la même pourtant, je le sentais bien et l’avais senti depuis longtemps. Elle a fait, malgré son mari, un acte de dévouement pour nous en portant en Suisse une lettre destinée à nous procurer des passeports. Elle ne m’a point abandonnée dans le péril. Mais j’ai senti, ou cru sentir, que le besoin d’amitié n’était plus le même, et quand, moi étant à Genève, elle y a passé pour retourner en France, rapidement sans doute, mais enfin sans me voir, j’ai cessé de lui écrire, la voyant trop tiraillée entre son milieu et moi. Je ne cessais pas de l’aimer pour cela. Elle n’a pas réclamé ; le silence s’est fait entre nous jusqu’au moment où j’ai appris qu’elle avait ajouté foi sur mon compte aux ignobles calomnies du Figaro qui m’attribuait, vous le savez, d’avoir conseillé les fusillades, sous la Commune. Je n’ai pu croire qu’elle eût pu se tromper à ce point sur moi. J’ai prié Isaure Périer [Mme Aristide Rey] d’aller lui rapporter ce bruit et de lui demander de ma part une explication. Elle a avoué avoir cru la chose, et qui, de la part de tous ceux qui me connaissent et m’ont entendue seulement un peu, est une stupidité avant d’être toute autre chose. De ce moment, je ne puis plus la considérer comme amie, et j’en ai la plaie au cœur, car ce n’est pas avec l’imagination que j’aime, quant à moi, et l’amitié ne m’est pas une poésie de circonstance. Il y a dans ce protestantisme une sensiblerie poseuse qui gâte les meilleurs. Elle est des meilleures certainement, mais il y a plus de chaleur dans la tête que de constance dans le cœur, je le crois du moins. »
  14. Au milieu de mars avait éclaté à Genève une grève des tailleurs de pierres et maçons, venant de ce que certains patrons refusaient d’observer, pour la journée dite d’été (à partir du 1er mars), les conditions du tarif consenti par eux à la suite de la grève de 1867 ; tous les ouvriers du bâtiment avaient pris fait et cause pour les grévistes. Le 20 mars, les typographes de Genève s’étaient mis en grève à leur tour, à cause du refus lait par les patrons d’accepter un nouveau tarif qui augmentait de 50 centimes le salaire de la journée de travail. La bourgeoisie genevoise prit dans cette circonstance une attitude nettement provocatrice. La « jeunesse dorée » s’arma, rechercha des collisions avec les ouvriers, et fit arrêter des grévistes ; une grande assemblée bourgeoise (31 mars) adressa un appel au gouvernement, en l’invitant à faire respecter la « liberté du travail », et en dénonçant l’internationale, qui « ruine le canton de Genève par des décrets envoyés de Londres et de Paris ». Bakounine, jugeant qu’une bataille dans la rue, désirée par la bourgeoisie, aurait des conséquences funestes pour l’organisation ouvrière, écrivit, en collaboration avec Perron, l’article qu’on va lire. Quelques jours plus tard, dans une lettre, il me parlait de cet article en ces termes : « Je joue ici le rôle de réactionnaire. Les typographes, qui ont fort mal combiné et conduit leurs affaires, se voyant dans une impasse, auraient voulu entraîner l’Internationale à des manifestations dans la rue qui, si elles n’aboutissaient pas à la menace d’abord, et plus tard à la violence, ne produiraient rien, et, si elles avaient une issue dramatique, finiraient par une défaite de l’Internationale. As-tu lu dans l’avant-dernier numéro notre article Les deux grèves ? Qu’en dis-tu ? » (Lettre du 13 avril 1869.) Au moment où Bakounine m’écrivait ces lignes, la grève du bâtiment s’était déjà terminée (10 avril) par la capitulation des patrons, mais la grève des typographes continuait, sans aucune perspective de réussite.
  15. Bakounine appelle ainsi les étudiants, parce que la réunion des facultés d’enseignement supérieur, à Genève, qui porte aujourd’hui le nom d’université, portait alors celui d’académie.
  16. Cette phrase est rédigée de telle façon qu’il semble que les grévistes mis en prison auraient été arrêtés par les membres mêmes de la « jeunesse dorée » ; en réalité, l’arrestation avait été opérée par la police, mais sur la désignation des jeunes gens à revolvers. À la seconde page de ce même numéro, l’Égalité raconte en ces termes cet épisode de la grève :
    « Que la bourgeoisie désire une collision pour appeler les baïonnettes fédérales, cela se conçoit, et c’est ce que prouvent les provocations de la jeunesse dorée qui se promène avec des revolvers dans ses poches et qui dirige les agents de la force publique… Mardi dernier, lorsque les ouvriers embauchés par les patrons [ouvriers arrivés le lundi à Genève, ignorant qu’une grève était déclarée dans leur corps de métier] sortirent des chantiers à la fin de la journée, ils trouvèrent dans la rue d’autres ouvriers qui les attendaient pour leur exposer la situation et les engager à ne pas nuire à la cause commune en travaillant pour les trois chantiers en grève. Ce qu’ils ont bien vite compris, car aucun d’eux n’est retourné au travail accepté par eux, nous dirent-ils, dans l’ignorance de ce qui se passait.
    « Mais la bourgeoisie, cherchant querelle, vint s’interposer entre les ouvriers au nom de la liberté, interdisant aux uns de parler aux autres. Voyant les ouvriers sortant des chantiers écouter ceux qui étaient venus pour leur parler, et décidés à amener une collision, ces bourgeois en vinrent à bousculer les groupes ouvriers et même à les frapper. Cela produisit un certain mouvement, une certaine confusion, qui servit de prétexte à la police pour intervenir et pour empoigner — les agresseurs, dites-vous ; non, des ouvriers inoffensifs désignés par les agresseurs !
    « Le calme inébranlable des travailleurs que, quoi qu’on fasse, on ne parviendra pas à faire sortir sitôt de la légalité, n’a pas permis à l’événement de prendre une tournure plus grave.
    « Les ouvriers arrêtés ont été conduits au poste de police de l’hôtel de ville, lequel était entouré de toute la gendarmerie.
    « Elle avait été rappelée la veille et le jour même de tous les postes du canton, et on l’avait armée — ce qui ne se voit pour ainsi dire jamais — du fusil et de la baïonnette, et vraisemblablement on lui avait délivré des cartouches. On mit donc nos amis en prison ; les agents les menacèrent et leur firent éprouver de mauvais traitements, après quoi ils eurent à subir un interrogatoire.
    « Quelques heures après, ils furent relâchés sous caution et rendus à une députation de l’Internationale envoyée pour réclamer les prisonniers. »
  17. Un an plus tard, les membres des sections de l’Internationale de Paris faisaient une déclaration analogue. Au moment où, quelques jours avant le plébiscite, Émile Ollivier ordonna l’arrestation, sous l’inculpation de complot et de société secrète, de « tous les individus qui dirigeaient l’Internationale », le Conseil fédéral parisien de l’Internationale publia (2 mai 1870) une protestation où il disait : « Il est faux que l’Internationale soit pour quelque chose dans le nouveau complot, qui n’a sans doute pas plus de réalité que les inventions précédentes du même genre… L’Association internationale des travailleurs, conspiration permanente de tous les opprimés et de tous les exploités, existera malgré d’impuissantes persécutions contre les prétendus chefs, tant que n’auront pas disparu tous les exploiteurs, capitalistes, prêtres et aventuriers politiques. »
  18. Dans le numéro de l’Égalité qui contient l’article La double grève de Genève se trouvent encore deux courts articles qui complètent celui-là : l’un parle de l’organisation ouvrière, l’autre de la grève générale. Quoiqu’ils semblent avoir été écrits par Perron plutôt que par Bakounine, nous les reproduisons ici, parce que les pensées qu’ils expriment appartiennent bien à l’ordre des idées dont se composait la propagande faite par Bakounine dans l’Internationale.
  19. Il s’agit d’un article publié dans l’Internationale, de Bruxelles, du 27 mars, et que l’Égalité a reproduit dans ce même numéro. En voici les principaux passages :
    « C’est aujourd’hui, 26 mars, l’anniversaire des massacres de la fosse de l’Épine…<br / « Cet anniversaire est à la fois pour nous un deuil et un triomphe… « Jamais l’inutilité de la répression n’a été mieux démontrée. Avant la sanglante tragédie de l’Épine, jamais la question sociale n’avait été posée dans le bassin de Charleroi. Depuis, l’Association internationale des travailleurs y compte quarante-deux sections renfermant des milliers d’adhérents…
    « Aujourd’hui les ouvriers ont en main le levier qui doit renverser leurs oppresseurs : l’association ; forts de leur nombre, confiants dans leur droit, ils dédaignent les violences inutiles et se garderont bien de courir au-devant d’un nouveau massacre, dont se réjouiraient leurs oppresseurs. Ils ont appris à patienter, et ils s’organisent pour préparer l’avènement de la justice.
    « Prenez patience, ouvriers, prenez patience. Si vous le voulez, un jour viendra où les esclaves d’aujourd’hui seront les maîtres ; mais pour cela il faut que vous sachiez contenir votre colère légitime jusqu’à ce que tous les travailleurs se soient entendus pour travailler en commun à leur délivrance.
    « Quand vous vous tiendrez par la main, que pourront faire les quelques milliers d’individus qui se sont créé une belle existence au prix des larmes et du sang du peuple ?
    « Ne vous laissez pas décourager par ceux qui vous disent qu’un tel jour ne viendra jamais : il viendra, si vous le voulez ; il viendra, et l’on s’étonnera alors qu’on ait jamais pu en douter.
    « Il viendra, le jour de la justice, et à sa venue tous le salueront et diront : Comment avons-nous pu demeurer si longtemps dans la nuit ?
    « Déjà paraît l’aurore ; déjà ses premiers rayons commencent à percer les ténèbres : courage, amis, le grand jour est proche. »
    Mais de nouveaux massacres allaient avoir lieu en Belgique, quelques jours après. Les 9, 10 et 11 avril, ce fut le massacre de Seraing (établissements Cockerill) ; la semaine suivante, le massacre du Borinage, à Frameries. Eugène Hins, que le Conseil général belge avait envoyé à Seraing d’abord, puis dans le Borinage, « pour tâcher de calmer l’effervescence des ouvriers et leur faire comprendre l’inutilité de l’émeute » (Correspondance de De Paepe dans l’Égalité), fut arrêté ; des perquisitions furent pratiquées chez les membres du Conseil général belge. Pour les incidents qui suivirent (en particulier la mort et les funérailles de Jeanne Brismée, 17-19 mai), voir L’Internationale, Documents et Souvenirs, tome Ier, pages 149-158-161.
  20. L’assemblée bourgeoise du 31 mars provoqua une contre-manifestation de la part de la classe ouvrière. Une assemblée de protestation fut convoquée pour le vendredi 2 avril, au Stand de la Coulouvrenière, assemblée composée exclusivement d’ouvriers de nationalité suisse, afin que les adversaires ne pussent pas continuer à prétendre que c’était l’élément étranger qui fomentait les grèves et qui dominait le mouvement ouvrier à Genève. Plus de cinq mille ouvriers suisses répondirent à l’appel ; ils votèrent à l’unanimité une adresse protestant énergiquement contre les assertions contenues dans l’adresse bourgeoise du 31 mars ; elle disait : « Nous repoussons avec indignation la calomnie qui présente les grèves actuelles comme ayant été décrétées à l’instigation de l’étranger, dans le but de compromettre notre indépendance nationale ; nous déclarons en outre, nous membres des diverses sociétés ouvrières adhérentes à l’Association internationale des travailleurs, que nous n’avons jamais reçu, ni directement, ni indirectement, d’ordres de l’étranger ; que, si le canton de Genève voit son industrie péricliter, ce n’est pas par le fait de décrets imaginaires venant de Londres ou de Paris, et qu’enfin ce n’est pas nous qui songeons à supprimer le travail, ni même à l’entraver » ; en outre l’adresse revendiquait « la liberté de s’entendre avec des camarades pour les engager à ne pas travailler dans des ateliers ou chantiers déclarés en grève », et terminait en disant : « Nous concentrerons tous nos efforts et toute notre énergie pour apporter de profonds changements dans les rapports entre le capital et le travail ». Cette imposante manifestation ouvrière causa une profonde impression sur les esprits ; les délégués de l’Association des patrons du bâtiment signèrent le 10 avril une convention faisant droit aux réclamations des ouvriers et accordant en outre une augmentation de salaire. Quant à la grève des typographes, elle se prolongea jusqu’en juin ; mais comme un tiers des ouvriers typographes s’étaient refusés à cesser le travail, les patrons gardèrent l’avantage, et les grévistes rentrèrent, vaincus, dans les ateliers, à l’exception de quelques-uns qui, avec l’appui de l’Internationale, fondèrent une imprimerie coopérative.
  21. Le jeune révolutionnaire Netchaïef, venant de Russie, était arrivé en Belgique en mars 1869 ; avant la fin de mars il était à Genève, où il se mit immédiatement en rapports avec Bakounine. Celui-ci m’écrivit (lettre du 13 avril) : « À cette heure, je suis excessivement préoccupé de ce qui se passe en Russie. Notre jeunesse, la plus révolutionnaire peut-être, tant en théorie qu’en pratique, qui existe au monde, s’agite au point que le gouvernement a été forcé de fermer les universités, académies, et plusieurs écoles, à Saint-Pétersbourg, à Moscou et à Kazan. J’ai maintenant ici un spécimen de ces jeunes fanatiques qui ne doutent de rien et qui ne craignent rien, et qui ont posé pour principe qu’il en doit périr sous la main du gouvernement beaucoup, beaucoup, mais qu’on ne se reposera pas un instant jusqu’à ce que le peuple se soit soulevé. Ils sont admirables, ces jeunes fanatiques, — des croyants sans Dieu et des héros sans phrases ! Papa Meuron aurait plaisir à voir celui qui loge chez moi, et toi aussi. »
  22. Dans cet article, écrit au nom de la rédaction de l’Égalité, Bakounine devait parler et parle de la Russie comme si l’écrivain eût été non un Russe, mais un Occidental.
  23. Cette série d’articles n’a pas été écrite.
  24. Ce programme, écrit par Bakounine, avait paru dans le premier numéro (1er septembre 1868) du journal russe Narodnoé Diélo, fondé par Bakounine et Joukovsky, mais qui passa, dès le second numéro, sous la direction d’Outine.
  25. Les élections pour le Corps législatif, en France, eurent lieu les 23 et 24 mai : dans plusieurs circonscriptions, les candidats dits « irréconciliables » furent élus.
  26. Cette assemblée avait été convoquée pour s’occuper de deux questions, le droit de coalition et la question des nationalités. Sur le premier point, après avoir entendu des orateurs qui réclamèrent le droit de coalition dans toute son étendue, c’est-à-dire le droit de coalition internationale, et qui dépeignirent de façon saisissante l’exploitation effrénée dont les ouvriers de l’Autriche étaient victimes, l’assemblée adopta une résolution invitant le Reichsrath à voter sans retard le droit de coalition. Quant à la question des nationalités, Oberwinder présenta une résolution disant : « Considérant que la lutte des nationalités en Autriche entrave le développement du Parti de la démocratie socialiste, l’assemblée déclare qu’il est du devoir des travailleurs de tourner le dos aux agitations des partis soi-disant nationaux ; qu’il est de leur devoir de secouer partout le joug des classes privilégiées, et de concentrer tous leurs efforts sur la conquête de leurs droits, de la liberté et de l’égalité, sous le double rapport politique et économique ». Fischer parla en ces termes : « Ouvriers de tous les pays, nous devons nous réunir sous le même drapeau. Mais aussi longtemps que les uns crieront : Je suis un Allemand ! les autres : Je suis un Tchèque, un Italien, un Hongrois ! nos oppresseurs continueront à nous exploiter, et nous serons de misérables esclaves. Le fabricant paie-t-il davantage à un Allemand, à un Hongrois, à un Italien, à un Tchèque ? Toutes les nationalités ne sont-elles pas égales devant l’insuffisance des salaires ? » Un orateur bourgeois, le Dr Hœslinger, prit la défense du privilège, des nationalités, et exhorta les ouvriers à ne pas se constituer en parti séparatiste et exclusif, et à se joindre au parti de la démocratie bourgeoise. Neumayer répondit : « Ce n’est pas à nous qu’on pourra reprocher d’être exclusifs et étroits : notre programme ne réunit-il pas sous le même drapeau les ouvriers du monde entier ? Quant aux démocrates bourgeois, voici ce que nous leur avons déjà dit et ce que nous leur répétons aujourd’hui : Si vous voulez venir à nous, vous êtes les bienvenus ; mais commencez d’abord par accepter nos principes, tous nos principes, et n’espérez pas que nous puissions y renoncer ou que nous consentions jamais à voiler notre drapeau pour être accueillis par vous. Je finis en vous répétant cette parole de Lassalle : Malheur à la démocratie socialiste si elle fait jamais des concessions de principes. » Most insista sur l’internationalité du mouvement ouvrier : « Le mouvement des ouvriers, dit-il, se manifeste-t-il seulement en Autriche, et n’est-il pas le même partout en Europe ? Les travailleurs de tous les pays ne sont-ils pas poussés aujourd’hui, par les mêmes raisons que nous, à se révolter contre le joug de leurs exploiteurs. Nous avons tous le même intérêt, le même but, nous ne pouvons avoir qu’une patrie. Les gouvernements et les privilégiés de tous les pays excitent les peuples les uns contre les autres pour les asservir les uns par les autres. Toute notre force est dans notre union ; quiconque vient donc nous diviser par des questions nationales doit être considéré par nous comme un ennemi. » La résolution présentée par Oberwinder fut votée à l’unanimité.
  27. Ce premier article est peut-être encore de Perron, avec des retouches de Bakounine.
  28. Louis Jeanrenaud était un ex-ouvrier graveur, un peu poète, devenu journaliste, à qui Coullery avait confié la rédaction de la Montagne.
  29. Le premier article de la série les Endormeurs avait paru dans l’Égalité du 26 juin (voir plus loin page 106).
  30. Deux des principaux membres de la Ligue de la paix et la liberté.
  31. Remarquez que les rédacteurs principaux de ce journal sont, avec M. le Dr Coullery : M. Louis Jeanrenaud (un mômier, qui, différent en cela de beaucoup d’autres, ne s’est jamais caché de l’être, et que tout le monde connaît, à la Chaux-de-Fonds, à Neuchâtel et au Locle comme l’un des membres les plus zélés et les plus fanatiques de cette secte anti-rationnelle, anti-libérale, anti-socialiste et anti-humanitaire), M. Edouard Perrochet et M. Henri Dupasquier, représentants tous les deux de l’ancien parti royaliste. On conçoit que, dans un tel entourage, M. Coullery, avec tout son amour de la liberté, n’est pas libre. Car ces derniers, qui savent fort bien ce qu’ils veulent, n’auraient pas accepté M. Coullery, s’il ne leur avait pas donné des gages de sa fidélité, et s’ils n’espéraient pas pouvoir se servir de lui pour atteindre leur but. Force est donc à M. Coullery de conformer ses actes à leur volonté et de n’écrire dans le journal que ce qu’ils veulent bien lui permettre. Ils en recueillent l’utilité, lui la gloire. (Note de Bakounine.)
  32. Il s’agit, non pas, comme on pourrait le croire, de ces privilèges qui constituent l’aristocratie et la bourgeoisie à l’état de classe privilégiée au détriment du prolétariat, mais d’un simple détail de la législation neuchâteloise sur les faillites. Coullery avait écrit à ce sujet (Voix de l’Avenir du 26 mai 1867) : « Nous demandons la destruction de tout privilège. Nous désirons que, dans une faillite, il n’y ait aucun créancier privilégié, excepté le créancier hypothécaire, parce que ce genre de créance est un contrat stipulé entre deux parties. »
  33. M. Henri Dupasquier, un des rédacteurs de la Montagne, le même dont le discours réactionnaire avait soulevé l’indignation unanime au Congrès de la paix, en 1867, à Genève. (Note de Bakounine.)
  34. Voir p. 82.
  35. Ce titre est une allusion à une manœuvre de Coullery. Après avoir soigneusement évité de se présenter au meeting du Crêt-du-Locle le 30 mai, et de se rencontrer avec Bakounine le lendemain, Coullery, au bout d’un mois, imagina de demander à être mis en jugement devant la section de la Chaux-de-Fonds : il adressa, dans la Montagne, à « ses accusateurs » — qu’il ne désignait pas nominativement — l’invitation d’avoir à se rendre, le lundi 5 juillet, à une séance de cette section, pour qu’elle prononçât entre eux et lui. Naturellement, les fidèles de Coullery assistèrent seuls à la séance, où ils firent une ovation à leur chef. Dans son numéro du 10 juillet, le Progrès du Locle mentionna en ces termes cette mise en scène, qui ne donna le change à personne :
    « Nous n’avons pas à nous occuper du ménage intérieur de la section internationale de la Chaux-de-Fonds : aussi n’entretiendrons-nous pas les lecteurs du Progrès du petit mélodrame que M. Coullery a jugé à propos d’y jouer l’autre jour. Cette demande de jugement, cette sommation de comparaître adressée par la voie de la Montagne à trois accusateurs dont nous ignorons les noms, cette apothéose décernée lundi soir (5 juillet) au héros de la farce, tout cela est du plus profond ridicule. »
    Dans ses articles de l’Égalité des 17 et 24 juillet, Bakounine, comme on l’a vu, a parlé du discours prononcé le 5 juillet à la Chaux-de-Fonds par Coullery.
  36. La réfutation du coullerysme que Bakounine annonçait ainsi, c’est la remarquable suite d’articles intitulée Politique de l’Internationale, qui commença en effet à paraître dans le numéro suivant de l’Égalité. Nous donnons ces articles plus loin (p. 169), devant d’abord placer ici un autre groupe d’articles, chronologiquement parallèle à la polémique contre Coullery, les Endormeurs, qui ont paru dans les cinq numéros du 26 juin au 24 juillet.
  37. Bakounine n’a pas écrit un article spécial sur la petite bourgeoisie ; mais dans le premier article sur l’Instruction intégrale (p. 134) il a montré comment la petite et la moyenne bourgeoisies sont destinées à se perdre un jour dans le prolétariat.
  38. Le célèbre Congrès des étudiants, à Liège, avait eu lieu en octobre 1865.
  39. La coopération fera le sujet d’un article spécial (p. 210) ; quant à la révolution purement politique, voir les articles Politique de l’Internationale (p. 169).
  40. Voir les articles qui suivent, intitulés l’Instruction intégrale.
  41. Cette lettre avait été reproduite dans le numéro précédent de l’Égalité.
  42. Allusion au mot du général de Failly au lendemain de Mentana (3 novembre 1867) : « Les chassepots ont fait merveille », — mot qui était encore dans toutes les mémoires.
  43. Par cette expression de « philosophie positive », Bakounine n’entend nullement le positivisme ou comtisme, dont il a si bien montré les défauts dans son Appendice (Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme, imprimé au tome III des Œuvres. Il veut parler de la philosophie scientifique en général, qui s’appuie sur l’observation et l’expérience.
  44. Bakounine paraît prendre ici le mot hiérarchie dans son acception étymologique, « gouvernement sacerdotal ».
  45. Nous avons déjà dit que nous entendons par liberté, d’un côté, le développement aussi complet que possible de toutes les facultés naturelles de chaque individu, et de l’autre son indépendance, non vis-à-vis des lois naturelles et sociales, mais vis-à-vis de toutes les lois imposées par d’autres volontés humaines, soit collectives, soit isolées. (Note de Bakounine.)
  46. Comme on le voit par ce début, les articles Politique de l’Internationale sont la continuation de la série La Montagne et M. Coullery (voir p. 105).
  47. Ceux du 31 juillet (article Le Jugement de M. Coullery) et du 7 août.
  48. Séance du 31 juillet 1848. — Le Progrès du Locle avait publié, dans son numéro du 17 avril 1869, des extraits du compte-rendu sténographique de cette séance de l’Assemblée constituante de 1848.
  49. Refrain d’une chanson de Pierre Lachambeaudie
  50. Ce que Bakounine appelle les « bourgeois ouvriers », ce sont les « ouvriers embourgeoisés » de Genève, comme il y en avait un certain nombre dans les sections de la « fabrique ».
  51. L’assemblée générale dans laquelle fut adopté ce rapport, rédigé par Bakounine, eut lieu probablement le samedi 21 août 1869. Le rapport fut présenté au Congrès de Bâle au nom des sections de Genève.
  52. Cet article est peut-être de Perron.
  53. Pour prouver que tels sont réellement les principes de l’Internationale, nous citerons les résolutions du Congrès de Bruxelles (1868).
    Celle qui concerne les sociétés de consommation et de production est formulée ainsi :
    « Toute société basée sur les principes démocratiques repousse tout prélèvement au nom du capital, sous quelque forme qu’il se présente : rente, intérêt, bénéfice, et laisse ainsi au travail tout son droit, toute sa juste rémunération. Le Congrès engage tous les membres de l’Association internationale des travailleurs à entrer dans les diverses sociétés coopératives, afin de tenter par tous les moyens possibles de leur faire adopter les principes reconnus par le Congrès. »
    Et, par rapport aux sociétés de crédit, le Congrès de Bruxelles a adopté à l’unanimité les résolutions suivantes :
    « Considérant : 1o Que l’intérêt et les profits de toute sorte acquis par le capital, sous quelque forme qu’ils se présentent, sont une valeur prélevée sur le travail d’aujourd’hui au bénéfice de celui que le travail d’hier a déjà enrichi, et que ce dernier, s’il a le droit d’accumuler, n’a pas le droit de le faire aux dépens des autres ;
    « 2o Que par conséquent l’intérêt est une source permanente d’injustices et d’inégalités, et que les associations coopératives qui le conservent font tout simplement passer de l’individualité dans la collectivité le principe d’égoïsme, qui est le ver rongeur de la société actuelle ;
    « 3o Que l’application sur une vaste échelle du principe de la solidarité par les travailleurs est le seul moyen pratique dont ils puissent disposer actuellement pour lutter contre la féodalité financière ;
    « Le Congrès conclut à la fondation de banques d’échange basées sur le prix de revient, ayant pour but de rendre le crédit démocratique et égalitaire, et de simplifier les rapports entre le producteur et le consommateur, c’est-à-dire de soustraire le travail à la domination du capital. »
    (Note de l’Égalité.)
  54. Le projet en question, signé Un groupe d’internationaux, proposait la création à Genève d’une société coopérative de consommation appartenant à l’Internationale, et qui eût été rattachée à la caisse centrale de résistance que les sections de Genève se proposaient à ce moment de fonder. La caisse de résistance eût été alimentée par les cotisations de tous les membres des sections de Genève, à raison de 30 centimes par membre et par mois. Un tiers seulement du produit de ces cotisations eût été versé à la caisse de résistance ; les deux autres tiers eussent été mis à la disposition de la société de consommation. Cette société, sur un chiffre annuel d’affaires évalué, pour le début, à 650.000 francs environ, aurait fait un bénéfice net de 4 pour 100, soit 26.000 francs, dont la moitié eût appartenu à la caisse de résistance. L’avoir de la caisse de résistance serait composé : 1o du tiers des cotisations, existant en numéraire dans son coffre-fort ; 2o des deux autres tiers, inscrits à son crédit sur les livres de la société de consommation ; 3o de la moitié du bénéfice net annuel de la société de consommation, moitié dont elle serait également créditée. « En cas de grève, les secours seraient distribués partie en argent et partie en nature : en argent, au moyen des fonds que posséderait la caisse de résistance, puisqu’elle conserverait en caisse une partie des cotisations ; en nature, au moyen du compte que la caisse de résistance aurait à la société de consommation. On remarquera, en faveur de cette combinaison, combien les secours de grève partie en argent, partie en nature, sont préférables à des secours tout en argent : n’est-il pas juste de reconnaître, sans vouloir aucunement accuser personne, que bien souvent des secours de grève ont été dépensés autrement qu’à l’alimentation des ménages, et cela au grand déplaisir des ménagères ? et puis, par cette combinaison, l’union est indissolublement fondée entre la résistance et la consommation, et cela à l’immense avantage de l’une et de l’autre institution. »