Port-Royal/Discours préliminaire

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 5-30).

DISCOURS


prononcé


DANS L’ACADÉMIE DE LAUSANNE


À L’OUVERTURE DU COURS SUR PORT-ROYAL.


LE 6 NOVEMBRE 1837.


Messieurs,

Appelé par la bienveillante proposition du Conseil d’Instruction publique et par la libérale décision du Conseil d’État à professer, bien qu’étranger, au sein de votre Académie, présenté en ce moment, installé dans cette chaire avec des paroles d’une si flatteuse obligeance par M. le Recteur même de cette Académie,[1] c’est, avant tout, pour moi un besoin autant qu’un devoir d’exprimer publiquement ma respectueuse gratitude, et de dire combien je me sens touché d’un honneur dont mon zèle du moins s’efforcera d’être digne. Le sujet qu’on a bien voulu agréer pour la matière de ce Cours, et que des études, des prédilections, déjà anciennes, suggéraient à mon choix, est singulièrement fait pour soutenir ce zèle et pour l’avertir d’apporter tout ce qu’il pourra de lumières. La littérature française se trouvant de tout temps si bien représentée auprès de vous par un homme d’un esprit, d’un sens aussi droit et ferme qu’élevé[2], ce ne pouvait être d’ailleurs que par un coin plus spécial, et comme par un canton réservé, hors des routes largement ouvertes, qu’il y avait lieu de songer, pour mon compte, à l’aborder aujourd’hui : j’ai choisi à cet effet Port-Royal. Port-Royal pourtant, Messieurs, est un grand sujet. Ce qu’il a de particulier en apparence et de réellement circonscrit ne l’empêche pas de tenir à tout son siècle, de le traverser dans toute sa durée, de le presser dans tous ses moments, de le vouloir envahir sans relâche, de le modifier du moins, de le caractériser et de l’illustrer toujours. Ce cloître d’abord rétréci, sous les arceaux duquel nous nous engagerons, va jusqu’au bout du grand règne qu’il a devancé, y donne à demi ou en plein à chaque instant, et l’éclaire de son désert par des jours profonds et imprévus. Comment la réforme d’un seul couvent de filles, et dans le voisinage de ce couvent la société de quelques pieux solitaires, purent-elles acquérir cette importance et cette étendue de position, d’action ? C’est ce que ces entretiens, Messieurs, auront pour objet de développer sous bien des aspects et d’éclaircir.

Au commencement du dix-septième siècle, l’Église, — l’Église catholique, — était dans un état de danger et de relâchement qui exigeait sur tous les points une réparation active ; le seizième, en effet, avait été pour elle un désastre. Quoiqu’en remontant de près aux différents âges de la société chrétienne, on y retrouve presque les mêmes plaintes sur la décadence du bien et l’envahissement du désordre, quoiqu’à vrai dire il en soit des meilleurs siècles chrétiens comme des plus saintes âmes, qui néanmoins luttent encore, contiennent en elles le mal, et sont sans relâche aux prises avec lui, le seizième siècle se détachait réellement et manifestement de tous ceux qui avaient précédé, par la vigueur de l’agression, par la nouveauté et l’étendue des plaies qu’il avait faites. La connaissance de l’Antiquité, en débordant, avait apporté à une foule d’esprits supérieurs une sorte de nouveau paganisme et l’indifférence pour la tradition chrétienne. La séparation de Luther et de Calvin, de quelque point de vue qu’on la juge, là où elle n’avait pas triomphé, avait été une grande cause d’ébranlement. Les railleurs et les douteurs, comme Rabelais ou Montaigne, bien qu’encore isolés, levaient la tête en plus d’un endroit. L’intelligence vraie de l’antique esprit chrétien que les confesseurs de (Genève et d’Augsbourg s’efforçaient de ressaisir, n’existait plus dans les écoles catholiques ; la théologie scolastique se maintenait sans la vie qui l’avait animée en ses âges d’inauguration ; les sources directes des Pères étaient tout à fait négligées. En Espagne, en Italie, les réformes partielles de sainte Thérèse, de saint Charles Borromée, donnèrent signal au grand effort qui devenait nécessaire au sein de l’Église romaine pour résister à tant de causes ruineuses. Saint Ignace et son Ordre, en se portant expressément contre le mal, firent de grandes choses, et pourtant devinrent bientôt eux-mêmes une portion de ce mal, en voulant trop le combattre sur son terrain, avec ses propres armes mondaines, et en ignorant trop l’antique esprit pratique intérieur. En France particulièrement, aux premières années du dix-septième siècle, tout restait à relever et à réparer. Les guerres civiles, attisées au nom de la religion, l’avaient d’autant plus outragée et abîmée. Henri IV, en rétablissant l’ordre politique et la paix, fournit, en quelque sorte, le lieu et l’espace aux nombreux efforts salutaires qui allaient naître, et dont Port-Royal devait être le plus grand.

Autant le seizième siècle fut désastreux pour l’Église catholique (je parle toujours particulièrement en vue de la France), autant le dix-septième, qui s’ouvre, lui deviendra glorieux. La milice de Jésus-Christ, dans ses divers Ordres, se rangera de nouveau ; des réformes, dirigées avec humilité et science, prospéreront ; de jeunes fondations, pleines de ferveur, s’y adjoindront pour régénérer. Au milieu de ces Ordres brillera un Clergé illustre et sage ; et Bossuet, dans sa chaire adossée au trône, dominera. De tous les beaux-esprits, les talents et génies séculiers d’alentour, la plupart s’encadreront à merveille dans les dehors du temple ; aucun, presque aucun, ne soulèvera impiété ni blasphème ; beaucoup mériteront place sur les degrés.

Eh bien ! ce dix-septième siècle, si réparateur et si beau, arrivé à son terme, mourra un jour comme tout entier. Le dix-huitième siècle, son successeur, en tiendra peu de compte par les idées, et semblera plutôt, sauf la politesse du bien-dire et le bon goût dans l’audace (bon goût qu’il ne garda pas toujours), — semblera continuer immédiatement le seizième. On dirait que celui-ci a coulé obscurément et sous terre à travers l’autre, pour reparaître plus clarifié, mais non moins puissant, à l’issue. Entre tant de causes qui amenèrent un résultat si étrange en apparence, la destinée de Port-Royal doit être pour beaucoup. Une connaissance approfondie des doctrines de ceux que l’on comprend sous ce nom, des obstacles qu’ils rencontrèrent, de la ruine de leurs projets, et de la fausse voie, je le crains, où la persécution les poussa, est faite pour éclairer cette grande question de la marche générale des idées, qu’il ne faut jamais aborder, autant qu’on le peut, que par des aspects précis.

Port-Royal, ai-je dit, ne fut pas un effort isolé. Quelques mots d’énumération sur l’ensemble et la diversité des efforts religieux qui se tentèrent en France à cette époque, dès ce commencement du dix-septième siècle, serviront à mieux environner dans vos esprits, à mieux situer par avance le point de départ et les circonstances premières de l’entreprise même, à l’histoire particulière de laquelle nous nous consacrerons.

Vers 1611, trois hommes se trouvèrent réunis un jour pour consulter sur ce que leur suggérerait la volonté de Dieu par rapport à la restauration de l’Église. Après s’être mis tous trois en prière et en méditation, l’un d’eux, le plus âgé, M. de Bérulle, dit que ce qui venait de lui paraître avant tout désirable était une Congrégation de prêtres savants et vertueux, capables d’édifier par leurs actions, par leurs paroles et leur enseignement. Le second, M. Vincent (de Paul), dit que ce qui lui avait paru le plus urgent, eu égard à l’ignorance et au paganisme véritable des gens de campagne, c’était de fonder une Compagnie d’ouvriers apostoliques et de prêtres de mission pour rapprendre le Christianisme aux peuples ; et le troisième, M. Bourdoise, dit que ce qui lui avait été inspiré en ce moment et dès l’enfance, c’était de rétablir la discipline et la régularité dans la Cléricature et, à cet effet, de faire vivre en commun les prêtres des paroisses. Et, à partir de là, ces trois hommes n’avaient pas tardé à fonder, l’un l’Oratoire, l’autre les Missions, et le troisième sa Communauté des prêtres de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

Vers le même temps (1610), madame de Chantal, sous la conduite de saint François de Sales, commençait l’Institut de la Visitation. Par l’Introduction à la Vie dévote, publiée précédemment, et qui eut un succès universel, le saint évêque réveillait le goût de la dévotion intérieure et tendre, principalement parmi les personnes du sexe.

Dès 1600, Henri IV avait pourvu à la réforme de l’Université, qui était tombée, pendant la Ligue, dans un état honteux de dilapidation et de dissolution. Edmond Richer, docteur en Sorbonne, ci-devant ultramontain déclaré, un de ces hommes de logique et d’ardeur qui, comme nous en avons d’illustres exemples de nos jours, passent soudainement et sincèrement d’un extrême à l’autre, Edmond Richer avait, plus que personne, contribué, sous le titre de censeur, et quelquefois au risque de sa vie, à la réforme de cette institution gallicane, au nom de laquelle Antoine Arnauld, avocat, le père de tous les Arnauld, avait si véhémentement plaidé contre les Jésuites en 1594.

D’autres réformes ou des fondations de Congrégations secondaires s’ajoutaient à celles-là, et achevaient l’ensemble du mouvement. Le vénérable César de Bus instituait les Pères de la Doctrine chrétienne ; M. Charpentier, les prêtres du Calvaire en Béarn, puis ceux du Mont-Valérien près Paris ; le Père Eudes, les Eudistes. La réforme illustre de Saint-Maur s’introduisait en France en 1618 ; dom Tarisse, quand il fut élu Général en 1630, donna l’impulsion aux grandes études. M. Olier fondait le séminaire et la Communauté de Saint-Sulpice.

Il y avait des évêques que l’exemple de saint Charles de Milan et de saint François de Sales animait d’une ferveur de sainteté, comme M. Gault, évêque de Marseille.

Les histoires particulières qu’on a écrites de ces hommes à piété active commencent chacune d’ordinaire par un exposé de l’état déplorable de l’Église à la fin du seizième siècle, et rapportent à celui dont on retrace la vie l’idée principale d’une restauration religieuse. Tous y concoururent, d’abord sans s’entendre, et bientôt se rejoignirent, s’entendirent, ou quelquefois se combattirent dans leurs efforts.

Mais, même avant 1611, deux hommes, alors très-jeunes, les pères de l’entreprise qui doit fixer notre attention, arrivaient à en concevoir une précoce et profonde idée. Jansénius, venu de Louvain à Paris pour motif d’étude et de santé, et M. Du Vergier de Hauranne, depuis abbé de Saint-Cyran, de quatre ans plus âgé que lui, se rencontrèrent; et, causant de leurs lectures, de leurs pensées, ils reconnurent que les maîtres d’alors, asservis à des cahiers de scolastique, ne remontaient plus à l’esprit de la véritable Antiquité chrétienne. Ils résolurent d’aller droit à ses sources; et, pour s’y mieux appliquer, M. de Saint-Cyran emmena son ami Jansénius à Bayonne dans sa famille; là, depuis 1611 jusqu’en 1617, ils étudièrent ensemble toute l’Antiquité ecclésiastique, les Conciles, les Pères, et surtout saint Augustin.

Cependant, par un concours invisible, vers le moment où, se rencontrant au Quartier-Latin, ils se faisaient ainsi part de leurs doutes, de leurs projets, en 1608, dans un monastère situé à six lieues de là, proche Chevreuse, une jeune abbesse de seize ans et demi se sentait poussée de son côté à la réforme de sa maison, de la maison de Port-Royal des Champs.

De la rencontre, de l’union et, pour ainsi dire, du confluent qui s’opéra ensuite, nous le verrons, entre l’œuvre de cette jeune abbesse et l’œuvre de Saint-Cyran, se composa le Port-Royal complet, définitif, celui des religieuses et des solitaires : pratique méditée, doctrine pratiquée, pénitence et science.

Tel fut, Messieurs, le vrai point de départ d’où naquit, au commencement du dix-septième siècle, ce que nous y suivrons pas à pas se développant et s’y faisant une si grande place. J’ai voulu vous bien indiquer d’abord, vous décrire, au moins en raccourci, l’heure sociale, l’heure religieuse où se conçut la réforme de Port-Royal, et, en quelque sorte, les circonstances générales du Ciel au moment et à l’entour de ce berceau. Si maintenant nous nous transportons tout d’un coup au but et au résultat, à la chose accomplie autant qu’elle put l’être, nous apprécierons rapidement l’étendue et les termes divers de cette grave et intéressante destinée. Dans le dogme et le fond de la doctrine chrétienne, dans la forme extérieure et la constitution civile de la chose religieuse, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la marche de l’esprit humain, dans la littérature, dans l’ordre des vertus morales et des vies touchantes, de ces vies mêmes auxquelles de loin s’attache un intérêt de sentiment, Port-Royal a marqué beaucoup ; il a tenté des pas, des retours ou des progrès, qui n’ont pas tous été vains, et laissé des traces, des ruines illustres, que nous ne pourrons que dénombrer fort brièvement aujourd’hui.

I. — Théologiquement d’abord, Port-Royal, nous le verrons, eut la plus grande valeur. Dans son esprit fondamental, dans celui de la grande Angélique (comme on disait) et de Saint-Cyran, il fut à la lettre une espèce de réforme en France, une tentative expresse de retour à la sainteté de la primitive Église sans rompre l’unité, la voie étroite dans sa pratique la plus rigoureuse, et de plus un essai de l’usage en français des saintes Écritures et des Pères, un dessein formel de réparer et de maintenir la science, l’intelligence et la Grâce. Saint-Cyran fut une manière de Calvin au sein de l’Église catholique et de l’épiscopat gallican, un Calvin restaurant l’esprit des sacrements, un Calvin intérieur à cette Rome à laquelle il voulait continuer d’adhérer. La tentative échoua, et l’Église catholique romaine y mit obstacle, déclarant égarés ceux qui voulaient à toute force, et tout en la modifiant, lui demeurer soumis et fidèles.

Port-Royal, entre le seizième et le dix-huitième siècle, c’est-à-dire deux siècles volontiers incrédules, ne fut, à le bien prendre, qu’un retour et un redoublement de foi à la divinité de Jésus-Christ. Saint-Cyran, Jansénius et Pascal furent tout à fait clairvoyants et prévoyants sur un point : ils comprirent et voulurent redresser à temps la pente déjà ancienne et presque universelle où inclinaient les esprits. Les doctrines du Pélagianisme et surtout du semi-Pélagianisme avaient rempli insensiblement l’Église, et constituaient le fond, l’inspiration du christianisme enseigné. Ces doctrines qui, en s’appuyant de la bonté du Père et de la miséricorde infinie du Fils, tendaient toutes à placer dans la volonté et la liberté de l’homme le principe de sa justice et de son salut, leur parurent pousser à de prochaines et désastreuses conséquences. Car, pensaient-ils, si l’homme déchu est libre encore dans ce sens qu’il puisse opérer par lui-même les commencements de sa régénération et mériter quelque chose par le mouvement propre de sa bonne volonté, il n’est donc pas tout à fait déchu, toute sa nature n’est pas incurablement infectée ; la Rédemption toujours vivante et actuelle par le Christ ne demeure pas aussi souverainement nécessaire. Étendez encore un peu cette liberté comme fait Pélage, et le besoin de la Rédemption surnaturelle a cessé. Voilà bien, aux yeux de Jansénius et de Saint-Cyran, quel fut le point capital, ce qu’ils prévirent être près de sortir de ce christianisme, selon eux relâché, et trop concédant à la nature humaine. Ils prévirent qu’on était en voie d’arriver par un chemin plus ou moins couvert,… où donc ? à l’inutilité du Christ-Dieu. À ce mot, ils poussèrent un cri d’alarme et d’effroi. Le lendemain du seizième siècle, et cent ans avant les débuts de Montesquieu et de Voltaire, ils devinèrent toute l’audace de l’avenir ; ils voulurent, par un remède absolu, couper court et net à tout ce qui tendait à la mitigation sur ce dogme du Christ-Sauveur. Il semblait qu’ils lisaient dans les définitions de la liberté et de la conscience par le moine Pélage les futures pages éloquentes du Vicaire Savoyard, et qu’ils les voulaient abolir.

Théologiquement donc, quelques-uns des principaux de Port-Royal, trois au moins, Jansénius et Saint-Cyran par leur pénétration purement théologique, et Pascal par son génie, eurent le sentiment profond et lucide du point capital où serait bientôt le grand danger ; ils eurent ce sentiment plus qu’aucun autre peut-être de leur temps ou des années subséquentes, plus que Bossuet lui-même, un peu calme dans sa sublimité. Quant à Fénelon, qui d’ailleurs vint plus tard, loin de s’effrayer de ces choses, il les favorisait plutôt en les embellissant des lumières diffuses de sa charité. Il apercevait, il regardait déjà en beaucoup d’endroits le dix-huitième siècle, et sans le maudire.

II — Non plus au point de vue théologique, mais à celui de la constitution civile de la religion, Port-Royal, bien qu’il n’ait pas eu à s’expliquer formellement sur ce point, tendait évidemment à une forme plus libre, et où l’autorité pourtant s’exercerait. Les évêques, les curés, les directeurs surtout, une fois choisis, auraient formé une sorte de pouvoir moyen, à peu près indépendant de Rome, prenant conseil habituel dans la prière, et s’exerçant en supérieur vénéré sur les fidèles. On peut dire que la famille des Arnauld porta, dans le cadre de Port-Royal, beaucoup de l’esprit et du culte domestique, de cet esprit du patriciat de la haute bourgeoisie qui était propre à certaines dynasties parlementaires du seizième siècle (les Bignon, Sainte-Marthe, etc.). La religion qu’ils adoptèrent à Port-Royal, et que Saint-Cyran leur exprima, était (civilement, politiquement parlant, et sinon d’intention, du moins d’instinct et de fait) l’essai anticipé d’une sorte de tiers-état supérieur, se gouvernant lui-même dans l’Église, une religion, non plus romaine, non plus aristocratique et de cour, non plus dévotieuse à la façon du petit peuple, mais plus libre des vaines images, des cérémonies ou splendides ou petites, et plus libre aussi, au temporel, en face de l’autorité ; une religion sobre, austère, indépendante, qui eût fondé véritablement une réforme gallicane. Ce qu’on a entendu par ce mot ne portait que sur des réserves de discipline et sur une jurisprudence, une procédure sorbonnique, en quelque sorte extérieure. Le Jansénisme, lui, cherchait une base essentielle et spirituelle à ce que les Gallicans (plus prudemment sans doute) n’ont pris que par le dehors, par les maximes coutumières et par les précédents. L’illusion fut de croire qu’on pouvait continuer d’exister dans Rome en substituant un centre si différent. Richelieu et Louis XIV sentirent, le premier plus longuement et nettement l’autre d’une vue plus restreinte, mais non moins ennemie, la hardiesse de cet essai, et n’omirent rien pour le ruiner. On a dit qu’au seizième siècle le Protestantisme en France fut une tentative de l’aristocratie, ou du moins de la petite noblesse, qui se montrait contraire en cela à la royauté de saint Louis et à la foi populaire : on peut dire qu’au dix-septième siècle la tentative de Saint-Cyran et des Arnauld fut un second acte, une reprise à un étage moindre, mais aussi suivie et prononcée, d’organisation religieuse pour la classe moyenne élevée, la classe parlementaire, celle qui, sous la Ligue, était plus ou moins du parti des politiques. Port-Royal fut l’entreprise religieuse de l’aristocratie de la classe moyenne en France. Il aurait voulu édifier, resserrer et régulariser ce qui était à l’état de bon sens religieux et de simple pratique dans cette classe. Louis XIV ni Richelieu, on le conçoit, n’en voulurent rien ; et cette classe même, bien qu’en gros assez disposée, ne s’y serait jamais prêtée jusqu’au bout, trop mondaine déjà à sa manière et trop dans le siècle pour le ton chrétien sur lequel le prenait Saint-Cyran. Le Jansénisme parlementaire du dix-huitième siècle n’est plus Port-Royal et n’y tient que par l’hostilité contre les Jésuites. La première entreprise était dès lors depuis longtemps et à jamais manquée. À la fin du dix-huitième siècle, quand on entama révolutionnairement la réforme civile du Clergé, quelques jansénistes essayèrent de se présenter; mais leur mesure n’était plus possible ; la Constitution civile du Clergé ne la représente qu’infidèlement, et ne peut passer elle-même que pour un accident de l’attaque commençante : tout fut vite emporté au delà par le débordement de grandes eaux.

III. — Nous venons de dire en somme ce qu’a été la vraie tendance politique de Port-Royal : car pour l’autre prétention politique qui lui a tant été reprochée de son vivant, pour cette ambition positive et tracassière qui aurait consisté à s’entendre avec les frondeurs, avec les adversaires du pouvoir et de la royauté d’alors, ç’a été, durant tout ce temps-là, une calomnie pure aux mains des ennemis. Depuis, ç’a été chez plusieurs une erreur accréditée. Petitot, dans un remarquable et spécieux travail sur Port-Royal (en tête des Mémoires d’Arnauld d’Andilly), a repris, il y a quelques années, cette thèse, pour la démontrer en détail ; et, à l’intention secrète, à la vivacité amère qu’il y a mise, on peut oser affirmer qu’il en a refait une calomnie[3]. Nous aurons, pour le réfuter, à insister souvent et beaucoup, à expliquer comment Port-Royal se trouva naturellement et insensiblement lié avec tous les héros et les héroïnes, tous les débris de la Fronde, sans en être le moins du monde comme eux. Cela, raconte-t-on, faisait bien rire le cardinal de Retz et madame de Longueville, qui étaient, certes, bons juges en matière de conspirations et de complots, quand ils entendaient accuser Arnauld, le naïf et le bouillant, d’être un conspirateur. Selon nous, l’accusation d’intrigue et de cabale politique qu’on a intentée confusément, tant aux religieuses qu’aux solitaires de Port-Royal, n’est donc qu’une de ces opinions qu’on se fait en gros et de loin sur certains partis, sur certains groupes d’hommes en histoire, une de ces préventions pour lesquelles il y a peut-être des prétextes suffisants, mais pas de cause fondée, et qui peuvent donner à rire de près à ceux qui savent bien les objets et les circonstances. Pourtant il faut convenir qu’auprès d’esprits déjà prévenus, il y avait plus d’un prétexte assez vraisemblable au soupçon. Il existait alors d’autres Jansénistes, et de moins scrupuleux, que les hommes mêmes de Port-Royal. Et puis, reconnaissons-le encore, les Jansénistes, accusés sans cesse d’un système d’opposition politique en même temps que religieuse, le prirent peu à peu et l’adoptèrent par suite même de cette accusation. On a remarqué que bien des prédictions, chez les oracles de l’Antiquité, ne se sont vérifiées que parce qu’elles avaient été faites ; de même bien des imputations et accusations provocantes créent elles-mêmes, à la longue, le grief qu’elles ont d’abord supposé. On trouverait même qu’il en est une raison profonde dans la doctrine de l’épreuve : tout homme qui n’a pas évité un mal, a pu commencer par en être accusé lorsqu’il en était innocent encore, pour en être tenté. Il méritait presque d’avance l’accusation, s’il l’a réalisée et vérifiée après, s’il n’a pas trouvé la force de résister à l’épreuve. Les Jansénistes firent un peu ainsi. Le grand Arnauld ne complotait pas du tout, quoi qu’on en ait dit, avec madame de Longueville et avec le cardinal de Retz. Il mourut dans l’exil, fidèle et attaché de cœur au roi qui le tenait banni. Patience ! un siècle révolu après sa mort, tout se payera avec usure : le janséniste Camus sera moins royaliste que Dumouriez ; l’abbé Grégoire, en hardiesse de renversement, ira plus loin que Mirabeau.

IV. — Philosophiquement, et dans ce qu’on appelle aujourd’hui la philosophie de l’histoire, Port-Royal nous semble le nœud et la clef d’une question que nous avons déjà laissé entrevoir précédemment, d’une question qui domine l’histoire de l’esprit humain dans le rapport du dix-septième siècle au dix-huitième. Comment cette cause catholique, qui fut si grande de doctrine et de talent au dix-septième siècle, se trouva-t-elle si impuissante et désarmée du premier jour au début du dix-huitième, et tout d’abord criblée sous les flèches persanes de Montesquieu ? Car ces trois siècles (du moins en France), le seizième, le dix-septième et le dix-huitième, se peuvent figurer à l’esprit comme une immense bataille en trois journées. Le premier jour, la philosophie et la liberté de l’esprit humain enfoncent les rangs, et portent partout la plaie et le désordre. Au second jour, la discipline, l’autorité et la doctrine réparent, et vont triompher, et triomphent même sans qu’on voie d’autre danger pressant. Mais, au terme du triomphe, la philosophie et la liberté de l’esprit humain ont reparu dans toute leur fraîcheur et leur superbe ; elles sortent de nouveau on ne sait d’où, et, ne trouvant nulle sérieuse résistance, elles emportent cette gloire qui régnait et tous les retranchements. Port-Royal doit être pour beaucoup dans cette issue singulière du dix-septième siècle. Ce siècle, en effet, a usé, à détruire une partie essentielle de lui-même, les forces qui ne se présentèrent plus ensuite à la lutte contre l’ennemi commun, qu’isolées et entamées. Entre les Jésuites et les Jansénistes, entre ces deux ailes, en quelque sorte, de l’armée catholique, qui en étaient aux mains et aux injures, la philosophie aisément fit sa trouée. Port-Royal aussi (il faut le dire), dont l’esprit, bien que rétréci, survivait et subsistait toujours, n’avait jamais eu, même au temps le plus glorieux de cet esprit, ce qui pouvait modifier et modérer l’avenir, une fois émancipé. N’ayant pas étouffé cet avenir dans son germe, dans son idée première de libre arbitre et de volonté, il se trouvait impuissant à le soumettre, et l’irritait, le révoltait extraordinairement par la rigueur de ses dogmes si contraires aux inclinaisons nouvelles. Si, en effet, une sorte d’indépendance du côté de Rome, une sorte de rappel du chrétien aux textes de l’Écriture, et assez peu de superstition pour les pouvoirs socialement constitués, dénotaient dans le Jansénisme quelques traits moins en désaccord avec le mouvement général d’émancipation philosophique, tout le reste de sa part était, au fond, aussi contraire, aussi négatif, aussi irritant pour ce qui allait venir, qu’il est possible d’imaginer. Le Péché originel comme il l’entendait, la déchéance complète de la nature, l’impuissance radicale de la volonté, la Prédestination enfin, composaient, non pas un système de défense, mais, un défi contre la philosophie et les opinions survenantes, toutes flatteuses pour la nature, pour la volonté, pour la philanthropie universelle. L’autorité absolue et irréfragable, conférée à saint Augustin sur certaines matières, et qui formait une des bases du Jansénisme, n’était pas moins une pierre d’achoppement et comme un scandale devant l’omnipotence de la raison. Je ne m’en tiens ici qu’aux points d’opposition, d’incompatibilité, intérieurs et nécessaires ; je ne descends pas aux détails si faits pour déconsidérer, compromettants détails de cette querelle pour la Bulle, qui sort d’ailleurs de mon sujet. Ce que je tiens à relever, c’est l’influence directe (bien que toute par contradiction) de Port-Royal sur la philosophie du siècle suivant. On peut, je crois, démontrer à la lettre que telle page de Nicole sur la réprobation engendra net, par contre-coup, telle page de Diderot sur l’indifférence en matière de dogme et contre le Christianisme. Le rôle particulier de Port-Royal, dans le rapport du dix-septième au dix-huitième siècle, bien qu’il n’ait pas été du tout ce qu’on aurait pu espérer et désirer, fut très réel, et, en tant que négatif, fut grand.

V. — Littérairement, nous aurons moins à dire pour nous faire croire. Cette docte et sévère école qui, la première, appliqua aux langues et aux grammaires une méthode philosophique, une méthode générale et logique, tout ce qui se pouvait de plus lumineux et de plus vrai avant la méthode particulièrement historique et philologique de ces derniers temps, cette école de Port-Royal est encore plus célébrée qu’étudiée ; nous l’étudierons. — Hors de ligne, parmi les hommes qui font la gloire de notre littérature, nous trouvons là celui qui, avec Bossuet, et autrement que lui et antérieurement à lui, domine le plus son siècle. Pascal, du sein de ce cadre de Port-Royal, se détache extrêmement. Il faut convenir même qu’il en sort et le dépasse un peu. D’autres, grands encore, ou bien remarquables, y tiennent tout entiers. Arnauld, Nicole, Saci, Du Guet, et leurs semblables, voilà les vrais et purs Port-Royalistes. C’est assez pour la gloire durable de l’ensemble. L’originalité de Port-Royal, en effet, se voit moins dans tel ou tel de ses personnages ou de ses livres que dans leur ensemble même et dans l’esprit qui les forma. On a dit avec raison que, tout en imitant les Anciens, le siècle de Louis XIV avait été lui-même, et que son originalité glorieuse consistait précisément dans ce mélange approprié. Boileau, plein de Perse, de Juvénal et d’Horace, est juste à la fois le poète moraliste et didactique de son moment. Racine, en croyant tout devoir à Euripide, fait une Phèdre que le christianisme d’Arnauld admire et pardonne. Eh bien ! l’on peut dire que la littérature entière de Port-Royal fut, à sa manière, l’une de ces imitations originales qui caractérisent le siècle de Louis XIV. Ce n’est plus Horace cette fois, ce n'est plus Euripide qu’il s’agit de reproduire ; ce n’est plus même le trésor éloquent de Chrysostome, comme fera Bossuet : c’est la Thébaïde, le désert de Bethléem ou de Sinaï, c’est la cellule de saint Paulin, c’est l’île de Lérins (j’entends pour le genre des travaux, bien que contrairement pour des points de doctrine). Port-Royal est, dans le dix-septième siècle, une imitation originale et neuve, et adaptée aux alentours, une imitation à la fois profonde et rien qu’à trois lieues de Versailles, une reproduction mémorable, et la dernière, de cette vaste partie de l’Antiquité chrétienne.

VI. — Moralement, et sans tant s’inquiéter des rapports historiques, des comparaisons lointaines, le fruit direct est encore grand à tirer. Le trait le plus saillant de ces saints caractères me semble l’autorité. Cette autorité morale, qu’on sait particulière aux grands personnages du temps de Louis XIV, est singulièrement propre à ceux de Port-Royal entre tous. Cette qualité, cette vertu manque tellement de nos jours aux plus grands talents, à ceux même qui en paraîtraient le plus dignes, qu’il devient précieux de l’étudier, comme dans son principe, chez les maîtres. C’est, sans doute, l’admiration et la préoccupation pour ce notable trait de caractère, qui fait dire habituellement à l’un des hommes qui en ont gardé quelque chose aujourd’hui, à un homme qui a été comme le Despréaux philosophique de notre âge, et dont la parole agréablement sentencieuse a volontiers la forme et tant soit peu le crédit d’un oracle, à M. Royer-Collard, — c’est ce qui lui fait dire : «Qui ne connaît pas Port-Royal, ne connaît pas l’humanité !»[4]. Une autre vertu, jointe chez Messieurs de Port-Royal à celle d’autorité, et qui en est presque l’opposé, qui y apporte du moins l’essentiel correctif, est une certaine modération bien qu’avec l’austérité, une modération rigoureuse de tous les désirs, de tous les horizons, quelque chose qu’il peut être infiniment utile d’envisager, de rappeler, dans un siècle qui fait du contraire une pratique turbulente et une apothéose insensée. Dans un pays qui a heureusement conservé les pratiques modestes et les horizons calmes, il nous sera plus doux de faire l’étude et de trouver souvent l’accord. Nous serons moins gêné aussi pour convenir de quelques points d’excès dans les restrictions, de quelques violences et duretés humaines mêlées à ces cœurs d’ailleurs tout circoncis. Autour de cette affaire de Port-Royal, où la contestation eut sans cesse tant de part, il serait difficile qu’il en eût été autrement. On a spirituellement dit (c’est madame Necker, je crois) qu’au bout d'une demi-heure de n’importe quelle dispute, personne des contendants n’a plus raison et ne sait plus ce qu’il dit : que faut-il penser quand on est au bout d’un demi-siècle ? Les plus modestes y gagnent quelque chose d’opiniâtre, les plus doux ont leur coin d’endurcissement.

Port-Royal avait raison, je le crois, en commençant la dispute ; mais il est des sentiers que le choc seul gâte et ravage, qu’il faut se hâter d’abandonner dès que la dispute nous y suit ; car cela devient, au bout de dix pas, un sentier inextricable de ronces. Port-Royal eut le tort (comme quelques-uns des siens le sentirent) de ne pas se retirer, se taire, s’abîmer pour le moment, afin de reprendre ensuite par quelque autre chemin où la paix se retrouverait.

L’ascétisme dont Port-Royal, chez Lancelot, chez M. Hamon, chez M. de Tillemont, plus tard, au dix-huitième siècle, chez M. Collard, nous offrira de si humbles, de si savants, de si accomplis modèles, y eut aussi des excès. Bien qu’en général on y semblât garder une sorte de juste milieu entre les rigueurs de La Trappe et le relâchement des autres Ordres, quelques-uns des solitaires, sur quelques points, ont passé outre. M. Le Maître s’est détruit par ses austérités ; M. de Pontchâteau s’est tué, malgré ses directeurs, à force de trop jeûner.

VII — Puisque nous y sommes et que notre regard est en train de courir, il faut épuiser les points de vue. Poétiquement donc, si l’on ose ainsi dire, et pour l’intérêt d’émotion qui s’éveille dans les cœurs, notre sujet enfin n’est point ingrat. Ce Port-Royal tant aimé des siens, qu’on voit renaître, grandir, lutter, être veuf longtemps ou de ses solitaires ou même de ses sœurs, puis les retrouver pour les reperdre encore et pour être bientôt perdu lui-même et aboli jusque dans ses pierres et ses ruines, ce Port-Royal, en sa destinée, forme un drame entier, un drame sévère et touchant, où l’unité antique s’observe, où le Chœur avec son gémissement fidèle ne manque pas. La noble et pure figure de Racine s’y présente, s’y promène, depuis ce désert, cet étang et cette prairie qu’il célébrait mélodieusement déjà dans son enfance, jusqu’à ce sanctuaire où son âge mûr se passe à prier, à versifier pieusement quelques Hymnes du Bréviaire[5] à méditer Esther et Athalie. Esther et les chants de ces jeunes filles proscrites, exilées du doux pays de leurs aïeux, ces aimables chants qui, chantés devant madame de Maintenon, lui rappelaient peut-être, a-t-on dit, les jeunes filles protestantes qu’elle n’osait ouvertement défendre ni plaindre, nous paraîtront plus à coup sûr, dans l’âme de Racine, la voix, à peine dissimulée, des vierges de Port-Royal qu’on disperse et qu’on opprime. L’art, le talent, à Port-Royal, ne fut jamais de l’art, du talent, à proprement parler ; on le réprimait, nous le verrons, dans Santeul, dans Racine lui-même[6] ; il fallait qu’il servît tout à la religion. Mademoiselle Boullongne, fille et sœur des peintres de ce nom, et peintre elle-même, nous a laissé des dessins de ce cher monastère où elle se retirait souvent. « Elle ne peignait, est-il dit dans sa Vie, que des tableaux de piété pour honorer les mystères, pour peindre en elle l’image de Jésus-Christ souffrant et mourant. » Mais celui qui fut d’abord le principal et grand peintre de Port-Royal, comme Racine en fut plus tard le poète, c’est Philippe de Champagne. Qu’il nous exprime des paysages et scènes d’ermitage tirés des Pères du Désert de d’Andilly, qu’il nous expose une sainte Cène dans laquelle les figures des Apôtres sont copiées de celles des solitaires, ou qu’enfin il suspende son admirable ex-voto pour la guérison de sa fille religieuse à Port-Royal : dans ces divers tableaux destinés à l’autel, ou à la salle du chapitre, ou au réfectoire du monastère, sa peinture calme, sobre, serrée, sérieuse, tour à tour fouillée ou contrite dans l’expression des visages, s’accorde, d’un pinceau sincère, avec le sentiment qui le doit diriger : toute la couleur de Port-Royal est là.[7] Dans les chants du chœur, dans cette partie plus spirituelle et plus permise, le seul luxe du lieu, et qui était comme l’huile prodiguée aux pieds du Sauveur par Marie, dans le concert de ces voix qu’on nous représente si douces, si ravissantes, et surtout articulées et distinctes, Port-Royal nous offrira encore plus d’une émouvante circonstance. À la mort de la mère Agnès, pendant l’office de la sépulture où M. Arnauld, son frère, est le célébrant, tout d’un coup, quand le chœur en vient à l’In exitu, les religieuses ne peuvent retenir leurs larmes : « Le chœur, est-il dit, manqua tout court, et ce qui restait fut ce chanté par ces Messieurs.» À la mort de M. de Saci, au contraire, au milieu de l’office funèbre, ce fut la voix des ecclésiastiques qui manqua dans les larmes, et les religieuses seules, est-il dit, chantèrent jusqu’au bout avec une gravité qui devint un sujet d'étonnement et d'admiration. — Que d’autres scènes pareilles, et auxquelles l’imagination la plus discrète a droit de se complaire! À la nouvelle de l’élargissement de l’abbé de Saint-Cyran, qui était depuis plusieurs années prisonnier à Vincennes, la mère Agnès, qui l’apprit au parloir, et qui voulait en informer les religieuses sans pourtant faire infraction à la loi du silence, entra au réfectoire, et, prenant sa ceinture, la délia devant la Communauté, pour donner à entendre que Dieu rompait les liens de son serviteur ; et toutes à l'instant comprirent, tant elles n’avaient qu’une seule pensée ! — Lors de la signature de la Paix de l’Église en 1669, quand Port-Royal rentre dans ses droits, quand le grand-vicaire de Paris se présente à la grille pour lever l’interdit, qu’au milieu des cierges allumés les chantres entonnent le Te Deum, et que les cloches sonnent à volées, on partage presque l’impression de ces pauvres gens du voisinage qui accoururent de toutes parts, est-il dit, étonnés et ravis d’entendre de nouveau ces cloches de bénédiction qui n’avaient point sonné depuis trois ans et demi. — Au moment où le curé de Magny, l’ami et le consolateur de Port-Royal durant ces années de disgrâce, s’avançait en procession avec son clergé pour louer Dieu de la délivrance, et entrait dans l’église où M. Arnauld de retour célébrait la messe pour la première fois, le premier verset qu’on entendit au seuil et que cette procession chantait sans en calculer l’intention : «Omnes qui de uno pane et de uno calice participa-. mus…. Nous tous qui participons au même pain et au même calice…,» ce verset parut sur l’heure à tous d’une signification divine, et nous paraîtra à nous-même d’une application touchante. — Durant les années les plus étroites de la persécution, Port-Royal avait eu ses incidents hardis et comme ses aventures de sainteté. M. de Sainte-Marthe, confesseur de cette maison, sautait la nuit par-dessus les murs pour aller porter la communion aux religieuses malades, et cela de l’avis de l’évêque d’Aleth ; en sorte, nous dit Racine, qu’il n’en est pas mort une sans les sacrements.[8]. Ce même M. de Sainte-Marthe, le plus doux et le moins audacieux des hommes, partait souvent le soir de Paris, ou de la maison qu’il habitait près de Gif, et arrivait, le long des murailles du monastère, à quelque endroit convenu d’avance et assez éloigné des gardes : là, il montait sur un arbre assez près du mur, au pied duquel, en dedans, étaient venues les religieuses du côté des jardins, et, du haut de cet arbre, il leur faisait de petits discours pour les consoler et les fortifier. C’était pendant l’hiver. On ne se séparait qu’après avoir fixé l’heure du prochain rendez-vous pareil. Voilà presque du scabreux, ce me semble, voilà les balcons nocturnes de Port-Royal. — Dans la vie des personnages d’alentour, de ces nobles dames qui se dérobaient au monde pour se rattacher, par Port-Royal, à l’Éternité, bien des traits délicats de cœur humain et de poésie voilée nous souriront. La duchesse de Liancourt, pour retirer son mari du tourbillon où il s’égarait, se mit à embellir la terre de Liancourt, qu’elle lui rendit de la sorte agréable ; mais lui s’y étant retiré, et le but obtenu, elle continua d’embellir cette terre trop chère, ces jardins délicieux, et elle se le reprochait à la fin. M. Hamon, l'un de ces saints hommes, et qui, hors du Jansénisme, dans une autre communion, eût été, je me le figure, quelque chose comme M. Gonthier[9], M. Hamon, pour se garder du charme des lieux, se disait que ce charme distrayait de l’intérieur : « Et cela est si vrai, ajoutait-il naïvement, qu’il y a plusieurs personnes qui sont obligées de fermer les yeux lorsqu’elles prient dans des églises qui sont trop belles. » Je me suis quelquefois étonné et j’ai regretté qu’il n’y ait pas eu à Port-Royal, ou dans cette postérité qui suivit, un poète comme William Cowper, l’ami de Jean Newton. Cowper était, comme Pascal, frappé de terreur à l’idée de la vengeance de Dieu ; il avait de ces tremblements qu’inspirait M. de Saint-Cyran, et il a si tendrement chanté ! Nous tâcherons du moins, Messieurs, de relever, chemin faisant, de recueillir et de vous communiquer ces doux éclairs d’un sujet si grave. Ce ne sera jamais une émotion vive, ardente, rayonnante : c’est moins que cela, c’est mieux que cela peut-être ; une impression voilée, tacite, mais profonde ; — quelque chose comme ce que je voyais ces jours derniers d’automne sur votre beau lac un peu couvert, et sous un ciel qui l’était aussi. Nulle part, à cause des nuages, on ne distinguait le soleil ni aucune place bleue qui fît sourire le firmament ; mais, à un certain endroit du lac, sur une certaine zone indécise, on voyait, non pas l’image même du disque, pourtant une lumière blanche, éparse, réfléchie, de cet astre qu’on ne voyait pas. En regardant à des heures différentes, le ciel restant toujours voilé, le disque ne s’apercevant pas davantage, on suivait cette zone de lumière réfléchie, de lumière vraie, mais non éblouissante, qui avait cheminé sur le lac, et qui continuait de rassurer le regard et de consoler. La vie de beaucoup de ces hommes austères que nous aurons à étudier, est un peu ainsi, et elle ne passera pas sous nos yeux, vous le pressentez déjà, sans certains reflets de douceur, sans quelque sujet d’attendrissement[10]

  1. M. J. Porchat, qui s’est fait depuis connaître en France par des productions diverses et agréables. — Auteur de fables et de jolis vers, M. Porchat, dans ces dernières années, a plus sérieusement mérité des lettres par la traduction complète des Œuvres de Goethe qu’il a pu mener à bonne fin avant de mourir.
  2. M. Monnard, connu en France par son ancienne collaboration ; au Globe, par sa traduction de l’Histoire de la Suisse de Jean de Muller, histoire qu’il a continuée avec M. Vulliemin ; et, politiquement, l’un des plus honorables citoyens de la Suisse. — Il a été, depuis, professeur à l’Université de Bonn.
  3. On lisait à cet endroit dans la première édition : «Rien n’est dangereux et cruel comme les transfuges ; et de cet auteur, d’ailleurs estimable, mais sorti du Jansénisme et si acharné contre lui, on aurait presque droit de dire par vengeance, de répéter avec Racine, avec le grand poète de Port-Royal, parlant du transfuge sacrilège de Sion :

    Ce cloître l’importune, et son impiété
    Voudrait anéantir le Dieu qu’il a quitté.

    M. Th. Foisset, qui est de Dijon comme Petitot, a cru devoir contester et repousser pour son compatriote cette qualification de transfuge, qui ferait supposer que Petitot avait été élevé et nourri dans les principes du Jansénisme. Cela, en effet, n’est pas. Je réduirai ma pensée à ce qu’elle a de vrai et d’incontestable. M. Petitot entra dans l’Université avec et par MM. Gueneau de Mussy et Rendu, qui avaient grand crédit auprès de M. de Fontanes et qui inclinaient, on le sait, au Jansénisme. Ce n’était pas sans doute tout à fait pour les choquer qu’il donna ou redonna en 1810 une édition de la Grammaire de Port-Royal avec un Discours préliminaire si favorable à la littérature des doctes solitaires. Plus tard, les temps ayant changé, il changea de méthode, il crut devoir flatter les Jésuites et ce qu’on appelait la Congrégation en attaquant ces mêmes hommes. Voilà pourquoi je l’ai dit transfuge. Si ç’a été trop dire, il en subsiste au moins quelque chose. — Au reste, l’opinion de Petitot, qui pouvait encore compter en 1837, n’est plus d’aucun poids aujourd’hui.

  4. C’est parlant à moi-même que M. Royer-Collard a dit ce mot, qui, depuis que je l’ai noté ici, a été cité et répété souvent.
  5. S’il avait d’abord traduit ces Hymnes du Bréviaire dans sa première jeunesse, il a dû les retraduire telles qu’on les a aujourd’hui, ou du moins les retoucher dans son âge mûr.
  6. M. Le Tourneux écrivait à Santeul : « Vous avez donné de l’encens dans vos vers, mais c’était un feu étranger qui était dans l’encensoir. La vanité faisait ce que la charité devait faire. » Racine se disait la même chose dans son beau Cantique imité de saint Paul :

     En vain je parlerais le langage des Anges,
    En vain, mon Dieu, de tes louanges
    Je remplirais tout l’univers :
    Sans amour, ma gloire n’égale Que la gloire de la cymbale
    Qui d’un vain bruit frappe les airs.

  7. Philippe de Champagne « bon peintre et bon chrétien ; » c’est l’éloge qu’on lui donnait à Port-Royal, et que l’on accordait également à son neveu Jean-Baptiste Champagne. Ces simples mots comprenaient tout ; on n’en disait pas plus.
  8. Malgré l’autorité de Racine, je crois pourtant que parmi les religieuses qui moururent alors, il en est qui n’eurent point cette consolation suprême.
  9. Voir la Vie de M. Gonthier (1838).
  10. Voir à l'Appendice.