Port-Royal/II/06

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 479-512).


VI


Derniers jours de paix. — La mi-mai du printemps de Port-Royal. — Arrestation de M. de Saint-Cyran. — Cause immédiate : livre du Père Seguenot. — Agonie au Donjon et secours. — Brûlement de papiers. — M. Le Maître et Laubardemont. — Les solitaires à La Ferté-Milon ; leur retour à Port-Royal des Champs. — Interrogatoire de M. de Saint-Cyran. — Témoignage de Vincent de Paul. — Dissidence des pensées ; charité des cœurs.


En ce commencement de l’année 1638, M. de Saint-Cyran, logé près des Chartreux, venait à Port-Royal au moins de deux jours l’un : il visitait quelques-unes des religieuses ; il avait l’œil aux occupations et aux thèmes des enfants, il leur commentait chrétiennement (et plus que chrétiennement, je l’espère) leur leçon de Virgile, de ce grand auteur qui s’était damné, disait-il, en faisant de si beaux vers, parce qu’il ne les faisait pas pour Dieu ; il allait entretenir chaque solitaire en particulier dans sa chambre, et il leur faisait lire en commun le traité de saint Augustin, De la véritable Religion, ou les écrits anti-pélagiens du même Père, contre sa maxime ordinaire qui était de ne pas donner des lectures si élevées aux commençants, mais en considération, cette fois, de l’esprit de M. Le Maître qui, au sortir de la pleine science du monde, avait besoin de la plus forte nourriture chrétienne.

Mais c’était surtout dans la lecture directe de l’Évangile et dans ses conférences à ce sujet, que la parole de M. de Saint-Cyran abondait en onction, en pensée, et que ceux qui l’écoutaient (M. Le Maître et M. Singlin tout les premiers) disaient dans leur ravissement n’avoir jamais rien ouï de pareil : nunquam sic locutus est homo. Ses discours sur l’Écriture n’étaient point préparés, et ne venaient que de sa grande plénitude. Il avait coutume de dire « qu’il n’y avoit rien de plus dangereux que de parler de Dieu par mémoire plutôt que par mouvement du cœur. » Il ne pensait, en disant cela, qu’à une espèce de danger, et oubliait cet autre écueil, non moindre, d’une inspiration trop aisément présumée. Il découvrait perpétuellement de nouvelles lumières dans l’Écriture, et s’écriait quelquefois dans une sorte de transport : « J’ai trouvé aujourd’hui un passage que je ne donnerois pas pour dix mille écus. » Son étude n’était qu’une prière. Ce n’avait pas été toujours ainsi : il avoue (dans une fort belle conversation avec M. Le Maître que nous a conservée Fontaine[1]) que, jusqu’à l’âge de trente ans, il avait trop été dans la vanité de la science, qu’il était né avec cette passion du savoir qui lui avait plutôt nui que servi pour l’acquisition de la vraie vertu ; car rien n’est si périlleux, si facile au change et d’un si agréable poison, le moyen s’y prenant très-aisément pour la fin, à cause de la beauté et de l’attrait de la vérité qui engage subtilement les sens par où elle passe, et fait par eux que ce qu’il y a de corruptible et de sensuel jusqu’au sein de l’esprit y consent. Mais la prière, à force de l’arroser, avait corrigé et assaini en lui cette racine de l’arbre de la science. Il en était là en ses dernières années. Bien souvent, nous dit Lancelot[2], je l’ai vu, après s’être élevé comme une aigle en nous parlant, s’arrêter tout court ; et, de peur que cela ne parût trop étonnant, il ajoutait : « Ce n’est pas que je ne trouve rien à dire, mais c’est au contraire parce qu’il se présente trop de choses à mon esprit ; et je regarde Dieu pour voir ce qu’il est plus à propos que je vous dise. » Sa science était devenue de l’intuition, et on la surprenait à l’état d’éblouissement. — Le jour de la Conversion de saint Paul (25 janvier), il fit aux solitaires une de ces conférences où il se surpassa. Lancelot voulut, en rentrant dans sa chambre, en mettre par écrit quelque chose ; ce que M. de Saint-Cyran ayant su : « Comment auroit-il pu le faire, dit-il, puisque, quand j’ai été ici de retour, j’ai voulu moi-même en mettre quelque chose sur le papier, et ne l’ai pu ? L’Esprit de Dieu, ajoutait-il, est quelquefois vadens et non rediens (un esprit qui passe et ne revient plus). Il a ses heures, ou, pour mieux dire, ses moments ; c’est à nous à l’adorer et à le suivre quand il se présente. » Et quand il écrivait avec abondance les pensées qui lui venaient sur divers pieux sujets, il en disait : « Hélas ! je ne les regarde presque jamais, mais je loue Dieu en les écrivant, et je lui fais un sacrifice de ce qu’il me donne ; » y appliquant encore cette parole du Psalmiste : « Reliquiae cogitationis diem festum agent tibi : Seigneur, les souvenirs, les miettes des pensées que vous aurez données à l’homme, le tiendront en fête continuelle devant vous[3]. »

C’est ainsi, reprend Lancelot, qu’il était comme un dépositaire et un dispensateur fidèle, qui ne s’approprie rien des grâces du Maître ; et son cœur était comme une mer qui se pouvait répandre de tous côtés, sans rien diminuer de son abondance[4].

Ce genre de vie, cette fin d’hiver fructueux et mûrissant, cet avril austère d’un printemps à peine commencé dura sans trouble à Port-Royal et se prolongea jusqu’à la fête de l’Ascension, jusqu’à la veille de la mi-mai de cette année : limite extrême ! Le bonheur du juste sur la terre peut-il fleurir plus longtemps ? Peu de jours avant la fête, M. de Saint-Cyran avait eu avis par M. d’Andilly et par l’abbé de Saint-Nicolas (depuis évêque d’Angers) qu’il se tramait contre lui quelque chose, mais sans rien d’autrement précis ; et il en avait seulement pris sujet d’instruire avec un redoublement particulier les solitaires, à ce point qu’en ce jour de l’Ascension il fit jusqu’à trois conférences, imitant en cela le divin Maître, est-il dit, qui, sentant approcher l’heure, tenait à ses disciples des discours plus longs et plus relevés. Il avait un pressentiment bien marqué de ce qui l’attendait, et, au matin de cette fête, il dit à M. Le Maître : « Pour aujourd’hui il est trop bon jour, mais pour demain je n’en réponds pas. » Le soir, rentré chez lui, il se fit lire, comme toujours, un passage de l’Écriture ; on tomba sur cet endroit de Jérémie : « ’’Ecce in manibus vestris… Quant à moi, je suis entre vos mains, faites de moi ce qu’il vous plaira[5] » Et il dit encore : « Voilà pour moi ! »

En effet, le lendemain vendredi, 14 mai, dès deux heures du matin, son logis fut investi par les archers du Chevalier du guet au nombre de vingt-deux, et ils se mirent en sentinelle de tous côtés jusque dans les jardins d’alentour. Comme ils virent pourtant que rien ne remuait dans cette maison de paix et de prière, ils attendirent jusqu’à six heures du matin pour se faire ouvrir. M. de Saint-Cyran, déjà éveillé, lisait saint Augustin avec son neveu M. de Barcos, et, rencontrant un passage qui concernait la contrition, ce grand point en litige, il disait : « Voilà pour nous, voilà de quoi nous défendre si l’on nous attaque. » Là-dessus, le Chevalier du guet entra poliment dans sa chambre et lui signifia l’ordre du roi : « Allons, Monsieur, répondit M. de Saint-Cyran en le prenant agréablement par la main, allons où le roi me commande d’aller ; je n’ai point de plus grande joie que lorsqu’il se présente des occasions d’obéir. » Et n’ayant pris que le temps de changer sa robe de chambre pour sa soutane, il dit à son neveu : « Monsieur de Barcos, voulez-vous venir ? » Mais le Chevalier dit qu’il n’avait ordre que pour M. de Saint-Cyran.

En passant dans le parc de Vincennes, le carrosse rencontra, par un à-propos singulier, celui de M. d’Andilly qui allait à Pomponne. M. d’Andilly était venu la veille dire adieu à M. de Saint-Cyran, et il ne put en croire ses yeux en le retrouvant là si loin et si matin. Comme les gardes avaient retourné leurs casaques, il ne sut d’abord ce que c’était que cette escorte, et lui cria gaiement : « Où allez-vous donc mener tous ces gens-ci ? » — « Eh ! ce sont eux qui me mènent, » répondit le prisonnier ; et, après une explication brève, il demanda à M. d’Andilly s’il n’avait pas un livre, n’en ayant pris lui-même aucun dans la précipitation du départ. M. d’Andilly avait justement sur lui les Confessions de saint Augustin et les lui donna. Après s’être tristement entretenus un moment et embrassés (ce que leur permit le Chevalier du guet, ami de M. d’Andilly, lequel, comme on sait, avait des amis partout et était l’ami universel), ils se séparèrent, et M. de Saint-Cyran, arrivé au château, fut mis au Donjon. Ainsi commença sa captivité de cinq années.

J’ai déjà eu le soin de parler des divers griefs, successivement grossis, que le cardinal de Richelieu nourrissait contre M. de Saint-Cyran[6] : le prisonnier lui-même, plein de son objet, en énumérait jusqu’à dix-sept. Je n’y reviendrai ici que pour insister sur deux ou trois des principales ou des prochaines causes. La première et celle qui demeure la dominante, se peut traduire ainsi : Je ne sais quelle puissance, d’un ordre à part, s’élevait dans l’Etat, et en dehors du maître ; le maître, à la fin, s’en inquiéta. Richelieu, par expérience, et pour l’avoir tâté maintefois, estimait M. de Saint-Cyran un homme sans prise, et sur qui caresses ni menaces n’opéraient. Il paraît, d’après un mot de Lancelot, qu’une dernière et extrême tentative fut faite près de lui et resta vaine : « Et il me souvient, écrit le scrupuleux biographe, que, quelques jours après l’arrestation de M. de Saint-Cyran, M. de Barcos me dit que peu de temps auparavant on leur avoit encore fait faire des offres, et que, s’ils eussent été gens à se laisser aller, M. de Saint-Cyran et lui auroient chacun plus de quarante mille livres en bénéfices, et que son oncle ne seroit pas là, c’est-à-dire à Vincennes. » Parlant un jour de ceci à la mère Angélique, M. de Saint-Cyran, dans les derniers mois de sa vie put dire ce mot remarquable : « Que la voie étroite l’avoit obligé à épouser une prison plutôt qu’un évêché, parce qu’il pouvoit bien juger en ce temps-là que le refus de l’un conduiroit nécessairement à l’autre, sous un Gouvernement où l’on ne vouloit que des esclaves, » Ce furent ses propres termes. Il paraît bien, de plus (je rapporte les on dit jansénistes), que le Cardinal avait fort en tête, et comme projet tout-à-fait favori vers la fin, d’établir un Patriarche en France et de l’être. Il affectait sans doute près de ceux qui l’entouraient de ne mettre en avant ce projet que comme s’il voulait effrayer Rome ; mais il y tenait de cœur en effet plus qu’il n’osait dire, et, dans cette vue, M. de Saint-Cyran et sa plume, et son parti, pouvaient devenir un grand obstacle. Perspective singulière ! le cas échéant, et par une inversion de rôle plutôt que de principes, Port-Royal eût naturellement défendu la suprématie de Rome et le Pape d’au delà des monts contre un anti-pape d’en deçà et à la fois premier ministre temporel : et c’eût été au nom de l’indépendance chrétienne que Port-Royal eût combattu encore. Il s’en verra, au reste, quelque chose dans l’affaire de la Régale, où les Jansénistes furent pour Rome contre Louis XIV ; ils ne voulaient pas plus d’un roi-évêque qu’ils n’auraient voulu d’un premier ministre Patriarche.

Ce qui toutefois décida très-probablement l’heure de l’arrestation de M. de Saint-Cyran et n’y servit pas de simple prétexte fut cette grande affaire dite de l'attrition. Il faut oser voir les grands hommes comme ils ont été : Richelieu, on l’a dit, ne se piquait pas moins de théologie que de vers, que de guerre ; controversiste et bel esprit en même temps qu’indévot au-dedans et ambitieux au-dehors, il n’est pas moins dans la persécution du Cid et dans cette opiniâtreté piquée sur l’attrition, que dans l’alliance avec Gustave-Adolphe et dans l’équilibre rétabli de l’Europe : « un très-grand homme, dit Retz, mais qui avoit au souverain degré le foible de ne point mépriser les petites choses. »

Il faut, à l’instant, ajouter cette autre observation de Retz, qui corrige, raccommode et renferme dans de certaines limites ces petitesses : « Les grands hommes peuvent avoir de grands foibles, mais il y en a dont ils ne sont pas susceptibles, et je n’ai jamais vu, par exemple, qu’ils aient entamé un grand emploi par des bagatelles. » C’est à propos d’Alexandre VII (Chigi) qui entama son pontificat par des puérilités de cérémonial que Retz fait cette remarque, laquelle se pourrait généraliser et varier. Les puérilités de Richelieu n’étaient que des intermèdes à sa politique, comme ces ballets d’un soir, comme ces comédies d’enfants auxquelles il se délassait : elles ne contre-carraient jamais cette politique, elles y aidaient quelquefois. Dans le cas présent, la question d’attrition ne venait dans son esprit contre M. de Saint-Cyran qu’à l’appui d’une autre grande raison d’État qu’elle aiguillonnait, bien loin de l’entraver. Une circonstance récente et précise y avait irrité sa colère.

Louis XIII, ce prince mélancolique et dévot, mais qui n’aimait rien, vivait dans des craintes continuelles autant de Dieu que des hommes. Il importait à Richelieu de l’apaiser, au moins du côté de Dieu, et de lui persuader que tant de pur amour n’était pas entièrement nécessaire à l’absolution. Tous les amours purs se tiennent : Louis XIII ne s’était jamais senti plus près d’aimer Dieu que dans les moments où il aimait mademoiselle de La Fayette. Le Père Caussin, son confesseur d’alors, et qui favorisait ce chaste amour humain, lui demandait en même temps, chaque fois qu’il le confessait, des actes d’amour de Dieu. Mais cette liaison avec mademoiselle de La Fayette, s’étant venue compliquer de politique et de remords pour le roi d’avoir chassé sa mère, fut découverte et brisée sur l’heure par le Cardinal ; mademoiselle de La Fayette entra à la Visitation ; le Père Caussin, trop simple, est-il dit, pour un jésuite de Cour, fut exilé à Quimper-Corentin (ultima Thule). Quelques mois étaient à peine écoulés depuis cette révolution de confessionnal, lorsqu’un jour, un peu après Pâques de l’année 1638, le roi, qui avait lu un livre sur la Virginité, traduit et surtout commenté de saint Augustin par le Père Seguenot de l’Oratoire, et dont on commençait à faire bruit, s’échappa à dire tout haut en soupirant, à propos de quelques passages sur l’amour de Dieu dans la contrition : «Mon bon-homme (le Père Caussin) me le disait bien aussi!» Ce soupir du roi vers son bon-homme qu’une fois disparu on croyait déjà enterré dans son cœur, fut reporté au Cardinal qui, méfiant et soupçonneux qu’il était, rechercha quel esprit, quel souffle dangereux suscitait de pareils retours. Il hâta, d’une part, la condamnation du livre sur la Virginité déjà déféré en Sorbonne ; de l’autre, il fit venir le Père de Condren, Général de l’Oratoire, et le pressa de questions sur le Père Seguenot, alors à Saumur : si ce Père était seul l’auteur de son livre ? quelles étaient ses liaisons, ses accointances de doctrines et de personnes ? Le Père de Condren, pour couvrir quelqu’un de sa Congrégation, et peut-être aussi pour aller au-devant de quelque pensée mal dissimulée du Cardinal, eut la faiblesse de nommer M. de Saint-Cyran, qu’il supposait, disait-il, devoir connaître le Père Seguenot par l’intermédiaire d’un ami commun (le Père Maignard, également de l’Oratoire). Sur cette conjecture toute chimérique, il n’hésita pas à lui imputer la suggestion d’un livre qui, à part un ou deux hasards de rencontre, dans son ensemble bizarre et semi-gnostique, répugnait plus que tout à la doctrine mâle et chaste de Port-Royal[7]. Tel fut pourtant le prétexte immédiat et même la vraie cause prochaine de l’arrestation de M. de Saint-Cyran. Ce Cardinal, qui avait toute l’Europe à remuer, comme il le disait souvent, ne voulait pas d’un soupir trop hautement soulevé dans l’âme du roi. Le Père Seguenot, malgré une rétractation humble, sage et tout à fait soumise, qu’il s’était empressé de souscrire, fut enlevé de Saumur et mis à la Bastille, dans le même temps qu’on logeait M. de Saint-Cyran à Vincennes : deux martyrs de la contrition. L’un et l’autre ne sortirent qu’après la mort du Cardinal.

Si ferme que fût M. de Saint-Cyran, les premiers moments de sa captivité lui parurent durs, et il tomba dans d’extrêmes angoisses. Il y a des heures où tout ce qui est homme, même ces hommes-rois comme David et Job, — même l’Homme-Dieu au Jardin des Olives, — où tout ce qui est né mortel a une agonie de mort et sent à fond son néant. C’était moins la crainte du dehors que celle du dedans que ressentit durant la première semaine passée au Donjon le saint prisonnier. Il fut tourmenté, est-il dit, par des images horribles et par des frayeurs des jugements de Dieu qui lui causaient des sueurs glacées. Tout ce qu’il lisait dans l’Écriture ne lui donnait plus que de la terreur ; il se demandait s’il ne s’était pas égaré en aveugle, s’il n’avait pas égaré

les autres en les conduisant. La parole sainte le perçait cette fois, comme une épée à deux tranchants, jusque dans la moelle des os ; la tentation en tout sens le criblait. Il ne s’abandonna point pourtant, il se réfugia la face contre terre dans la prière, et, sous tous ces flots amers débordés, il se tint toujours ferme, abaissé dans le fond de l’âme, jusqu’à ce qu’un jour, au sortir de l’oraison, et demandant à Dieu de lui faire voir en quel état véritable il était devant lui, le premier verset qu’il lut en ouvrant la Bible fut celui-ci du Psaume IX : « ’’Qui exaltas me de partis mortis… ; c’est vous qui me relevez en me retirant des portes de la mort, afin que j’annonce toutes vos louanges aux portes de la fille de Sion… Les nations se sont elles-mêmes enfoncées dans la mort qu’elles m’avoient faite. » Et depuis ce moment, il n’eut plus aucune peine là-dessus et rentra dans son premier calme.[8]

Sa crainte était toujours cependant pour ses amis, et aussi pour ses papiers, de peur qu’on n’y cherchât matière à persécution contre plusieurs. On trouva chez lui, en effet, et on saisit par ordre du Chancelier la valeur peut-être de trente à quarante volumes in-folio, soit des extraits des Pères, soit des traités divers et des pensées de sa façon. Le Chancelier, lorsqu’on lui apporta ces masses, fut comme épouvanté, et il ne revenait pas de ce qu’un seul homme eût pu tant écrire. Beaucoup de ces pensées durent même à cette capture violente de se répandre dans le monde et de transpirer. Le Chancelier, tout le premier, en fît copier des extraits. Lancelot a comparé cette heureuse dissémination de choses spirituelles au pillage de vastes greniers qui, sans cela, resserraient dans l’ombre des biens inconnus. Il y eut quelques-uns de ces papiers, formant deux ou trois volumes, que les archers oublièrent au fond d’un coffre ; c’étaient des pensées sur le Saint-Sacrement pour un grand ouvrage que méditait M. de Saint-Cyran. M. de Barcos, venant à les retrouver, les jeta au feu, par surcroît de précaution, et de peur qu’ils ne fournissent, si l’on y mettait la main, de nouveaux prétextes aux accusations d’hérésie. M. de Saint-Cyran n’apprit qu’assez longtemps après ce brûlement de papiers (comme il l’appelait), et il ne put s’empêcher au premier moment d’y être très sensible ; de toutes ces pertes il fit le motif d’une offrande à Dieu, en disant : « Si un homme a du bien, ou s’il a amassé, par une étude sainte de plusieurs années, des richesses de la parole divine qui lui étoient infiniment plus chères que les perles et les diamants, et qu’il aimoit comme étant venues du Ciel et lui ayant été données de la main de Dieu, et si cet homme consent que Dieu les détruise par quelque accident inopiné,… ce sont d’excellentes préparations qui mènent un tel homme à une ruine volontaire de lui-même… » — Quant à M. de Barcos, il ne pratiquait pas moins ce même esprit de dépouillement, et il disait de ces pensées brûlées et dont le fond ne lui tenait pas moins à cœur qu’à son oncle, ce que c’étoit une affaire faite, qu’il n’y falloit plus songer que pour y voir un holocauste ; et qu’après tout, ces pensées n’étoient pas perdues, puisqu’elles s’en étoient retournées d’où elles étoient sorties ! »

Aussitôt M. de Saint-Cyran arrêté, tous ses amis s’agitèrent, s’entremirent,[9]M. Bignon, le Père de Gondi, M. Cospean, évêque de Lisieux, M. de Sponde, évêque de Pamiers, surtout M. Molé, alors procureur-général et qui mérita par son insistance auprès du Cardinal que celui-ci, poussé à bout, lui dit un jour à Saint-Germain en le prenant par le bras : « M. Mole est honnête homme, mais il est un peu entier. » À la mort du Père Joseph, qui mourut en décembre de cette année, ces généreux amis revinrent à la charge, croyant que le principal et secret obstacle était levé : « Ils se persuadoient, dit Lancelot, que si le Cardinal avoit quelques restes de bonne volonté, il ne seroit pas fâché de rejeter sur cette tête morte ce qu’il y avoit de plus odieux dans cette affaire. » Mathieu Molé et Jérôme Bignon, particulièrement, les deux colonnes d’intégrité, s’offraient tête haute pour caution de M. de Saint-Cyran : M. de Sponde s’y voulait joindre en tiers avec eux. Tout cela fut vain ; le seul adoucissement qu’obtint le prisonnier durant ces cinq années se réduisit à ce qu’on le tira du Donjon après quelques mois et qu’on le logea dans une autre chambre ou galetas, où il put avoir près de lui quelqu’un pour le servir. Il put aussi, plus tard, entretenir par le moyen de son domestique, et grâce aux égards, à la vénération que commandait autour de lui sa piété, une correspondance au-dehors[10], toute spirituelle et de direction ; nous le suivrons bientôt convertissant et guidant, durant ce temps de ses liens, plus d’âmes peut-être qu’il n’avait fait encore jusque-là.

Nos solitaires pourtant n’étaient pas restés à l’abri de l’orage. Dès le commencement de juin, c’est-à-dire quinze jours environ après l’arrestation de M. de Saint-Cyran, l’archevêque leur avait fait dire qu’il avait ordre de la Cour de ne pas les laisser dans leur petit logis de Paris et qu’on y voyait des inconvénients par le voisinage si proche des religieuses. M. Singlin eut beau assurer qu’on n’avait aucune communication avec elles ; ce n’était pas là de quoi il s’agissait. Avec la permission de l’archevêque même, lequel se prêtait le moins possible à la persécution, ils décidèrent d’aller à Port-Royal des Champs, cadre désert qui reçoit ainsi pour la première fois ses véritables hôtes, ses solitaires.

Le monastère, depuis douze ans d’abandon, était fort délabré, le lieu fort hérissé de bois et plein de vipères, avec des eaux stagnantes ; pourtant d’une sauvage beauté. Ils y passèrent quelques semaines, montant, chaque soir, sur les hauteurs des Granges pour y prendre l’air, et quelquefois, par l’ordre de M. Singlin, y chantant Complies tout haut, « afin, dit Lancelot, que le mélange de nos voix témoignât mieux la joie de nos âmes, et que Dieu fût loué publiquement alors même qu’on pensoit tenir la vérité captive. » Mais juillet ne se passa point également dans cette paix recommençante. Dès le lundi, 5 du mois, M. de Laubardemont, ce commissaire de nom infamant et d’odieuse mémoire, encore tout noirci du bûcher fumant d’Urbain Grandier (1634), les y vint interroger tous, depuis M. Le Maître jusqu’aux enfants de huit ou dix ans qu’on y élevait, et il s’efforça d’y ramasser quelque charge nouvelle contre M. de Saint-Cyran. Quant à celui-ci en personne, on ne l’avait pas jusque-là interrogé, et il ne le fut qu’en mai de l’année suivante. On a ces interrogatoires que Laubardemont fit subir à M. Le Maître, et que M. Le Maître, en homme du métier et qui s’en ressouvenait à propos, lui rendit bien, le raillant et le déjouant à chaque parole. Laubardemont, parti le dimanche 4 de Paris dans l’après-midi, ne descendit pas directement à Port-Royal ; pour mieux surprendre son monde, il crut devoir aller coucher le soir à un quart de lieue de là,[11] et de grand matin (au moins pour lui) il arriva, croyant les trouver au lit ; il ne les trouva qu’en prière. M. Le Maître, entendant heurter à la porte de sa chambre, vint ouvrir : il était, dit l’Interrogatoire, vêtu de deuil et d’une robe longue noire, boutonnée par-devant tout au long. Entre autres questions badines (selon Fontaine) que le Commissaire crut devoir lui adresser, il lui demanda si lui, M. Le Maître, n’avait point eu de visions. « On vit alors ce que dit saint Jérôme de ceux qui servent Dieu et de ceux qui servent le monde : ils se croient fous réciproquement : invicem insanire videmur.’’ » C’est là, en effet, le duel éternel. M. Le Maître répondit froidement qu’oui ; qu’il avait effectivement des visions ; que, quand il ouvrait une des fenêtres de sa chambre (et il la désignait du geste), il voyait le village de Vaumurier, et que, quand il ouvrait l’autre fenêtre, il voyait celui de Saint-Lambert ; que c’étaient là toutes ses visions. Cette réponse, écrite mot pour mot, fut vue à Paris et fit rire aux dépens de qui de droit[12]. Après cet interrogatoire, qui dura huit heures à deux reprises, ledit sieur Commissaire visita les livres du répondant, qui consistaient en une petite Bible en douze tomes, quatre ou cinq petits volumes de saint Augustin, un saint Paulin (le M. Le Maître de son temps), un Nouveau-Testament grec et latin et une traduction par Joulet des six livres du Sacerdoce de saint Chrysostome. Puis il fit écrire (sérieusement) au bas de l’Interrogatoire qu’il n’avait point trouvé de livre qui fût suspect de mauvaise doctrine, et qu’il avait néanmoins pris et déposé aux mains du greffier cette traduction de Joulet, à cause qu’il y avait quelques notes à la marge écrites de la main dudit répondant. Il saisit encore un sermon traduit de saint Augustin par M. de Saci, à cause de quelques corrections de style ou de sens que son frère avait ajoutées à la première page, comme si le répondant n’écrivait plus rien qu’on ne pût soupçonner d’erreur, depuis qu’à l’appel de Dieu il s’était jeté hors du monde pour faire pénitence.

Tout cet Interrogatoire de M. Le Maître par Laubardemont (même tel qu’il se lit dans sa forme adoucie) fait monter aux lèvres risée et nausée à la fois ; c’est de la bêtise, et de la bêtise méchante et cruelle : justice est qu’elle rejaillisse en plein sur la grandeur de Richelieu.

Il fallut quitter cette retraite dès lors si chère ; M. Le Maître lui fit ses adieux par ces quatre vers qu’il récita plusieurs fois avec larmes :

Lieux charmants, prisons volontaires,
On me bannit en vain de vos sacrés déserts :
Le suprême Dieu que je sers
Fait partout de vrais solitaires !

Vers mélodieux, vers émus, et qui seraient dignes de Racine enfant ! Si ce désert eût eu du sentiment, dit Fontaine, il en eût pleuré, Les solitaires quittèrent Port-Royal des Champs le 14 juillet 1638 (cela s’appelle la première dispersion) ; ils vinrent loger d’abord à la Barbe-d’Or, au faubourg Saint-Jacques, un peu plus haut que Port-Royal de Paris. M. de Saci y tomba malade, et de là, étant guéri, il fut mis au logis de M. de Saint-Cyran, sous son neveu M. de Barcos, avec les autres plus jeunes neveux. Lancelot alla loger à la Ferté-Milon, chez M. Vitart, père du petit Vitart et grand-oncle (par alliance) de Racine. Le petit Vitart se trouvait élevé à Port-Royal, parce qu’il était neveu d’une sœur Suzanne (Des Moulins), cellérière, grand’tante elle-même du futur poète. MM. Le Maître et de Séricourt, amenés par M. Singlin, rejoignirent Lancelot dans cette famille à la Ferté-Milon ; ils y continuèrent exactement leur genre de vie, vivant autant isolés et en ermites qu’il se pouvait, et ne sortant que pour aller à la messe les jours de fête. Durant ce temps, M. Le Maître écrivit une justification de M. de Saint-Cyran contre le mémoire de M. Zamet, et il l’adressa au Cardinal. Pendant l’été de l’année suivante 1639, après le souper régulièrement, ils allaient tous prendre l’air sur la montagne qui domine la ville (comme ils avaient fait sur les hauteurs des Granges à Port-Royal), et là ils s’entretenaient de bonnes choses, dit Lancelot : « Il falloit passer un petit bout de la ville pour sortir ; néanmoins nous ne parlions jamais à personne, et, quand nous revenions vers les neuf heures, nous allions l’un après l’autre en silence, disant notre chapelet. Tout le monde qui étoit aux portes, comme on est l’été, se levoit par respect pour nous saluer et faisoit grand silence pour nous laisser passer, tant la vie et le mérite de ces Messieurs les remplissoient d’admiration ! Enfin la bonne odeur qu’ils répandoient en ce lieu y est encore vivante… »

Cette bonne odeur, comme l’appelle Lancelot, nous la retrouvons vivante en effet et parfumant un assez beau fruit : Racine, au berceau, va s’en ressentir.

La liaison de la famille Racine avec Port-Royal, déjà commencée par le moyen de M. Vitart, date surtout étroitement de ce séjour des solitaires à la Ferté-Milon. La grand-mère paternelle du poète, madame Racine (Marie Des Moulins de son nom) avait déjà, on l’a vu, une sœur religieuse à Port-Royal, la cellérière : on dit même — et c’est Racine fils qui le dit, — qu’elle y eut deux sœurs religieuses. Ce qui est certain, c’est que madame Vitart, une autre de ses sœurs, sans entrer en religion, aura plus tard dans son veuvage tout le zèle d’une humble servante de Dieu, uniquement voué à cacher, à recéler les amis de la vérité. La fille de Marie Des Moulins, la tante de Racine, prendra le voile à son tour et sera, un jour, célèbre comme abbesse ; elle-même, cette aïeule du poète et qui lui servira de mère, madame Racine devenue veuve, viendra passer à la maison des Champs les dernières années de sa vie, s’y employant de son mieux, et lui, Racine, qui naissait précisément en cette année 1639, y put, par la suite, nourrir et charmer les plus belles heures de son enfance[13]

Sur la fin de l’été de 1639, les choses étant un peu apaisées, on pensa que MM. Le Maître et Séricourt pouvaient, sans trop d’inconvénients, revenir très incognito à Port-Royal des Champs. M. Vitart père, une de leurs conquêtes, les accompagna et se fit comme l’économe du monastère, les déchargeant de tout autre soin que celui de l’étude et de la prière. Mais quand il mourut, en août 1642, ces Messieurs durent rompre un peu leur solitude pour s’occuper des soins du ménage et des travaux de la campagne ; ils se mirent à bêcher une partie du jour et à cultiver les potagers, y étant portés surtout par le désir de ménager le bien des pauvres. M. Le Maître eut même un songe à cet égard, un songe terrible, comme tout ce qui s’élevait en cette âme ardente : l’épée nue de Dieu le poursuivait la nuit dans les reins, et il y crut voir un commandement de rendre cet humble service aux religieuses. Il se mit à l’ouvrage avec son frère M. de Séricourt, travaillant tout d’abord l’un et l’autre plus que des gens de journée, sinon qu’ils disaient leur Bréviaire à de certaines heures ; ils se rappelaient avec émulation les anciens religieux de saint Bernard qui avaient défriché les terres. Ce fut là l’origine de ces travaux manuels auxquels se livrèrent, souvent avec excès, nos Messieurs, et que plus d’une fois M. Singlin et M. de Saint-Cyran furent obligés de modérer. Les Capucins et les Jésuites en firent grande raillerie quand ils le surent ; ils appelaient ces Messieurs sabotiers, prétendant qu’ils faisaient des sabots et des souliers[14]. Quand, peu d’années après le moment où nous sommes, vers 1644, M. d’Andilly alla prendre congé de la Reine-mère pour venir dans ce désert des Champs comme solitaire, il ne manqua pas de lui dire agréablement que, si Sa Majesté entendait dire qu’ils fissent des sabots, elle ne le crût pas ; mais que, si l’on disait qu’ils cultivaient des espaliers, on dirait vrai et qu’il espérait d’en faire manger du fruit à Sa Majesté. En effet, il ne manquait jamais de lui en envoyer tous les ans quelque corbeille ; le cardinal Mazarin les appelait en riant les fruits bénits. Mais, malgré les espaliers de D’Andilly, qui fit un bon livre sur l’art de les cultiver, malgré le tour pastoral que sut donner à ces sortes de travaux son imagination toujours galante et riante jusque dans sa piété, il faut convenir que les solitaires de Port-Royal, les plus relevés par la naissance ou même par l’esprit, s’assujettirent à bien des devoirs manuels des plus rebutants et des plus bas, tout ainsi que faisaient, à l’intérieur du cloître, de nobles postulantes, filles d’Aragon ou de Lorraine ; et je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’il y a quelque chose de répugnant en pure perte dans ces sortes d’emplois à dessein si grossiers, surtout dans les récits détaillés et parfaitement indélicats qui nous en sont faits, et que sans infidélité je supprime, pour m’attacher tout à côté à tant d’autres traits aussi charmants que graves et plus dignement austères.

Lancelot, après avoir quitté la Ferté-Milon et être allé quelque temps à l’abbaye de Saint-Cyran, vint rejoindre ces Messieurs au désert, à Port-Royal des Champs ; mais il en fut rappelé, un peu contre son cœur, à Port-Royal de Paris, pour prendre en main le soin des deux petits messieurs Bignon dont M. de Saint-Cyran continuait d’être occupé, du fond de sa prison, d’une manière touchante, et non pas en considération de leur père seulement, mais pour eux-mêmes ; car sa maxime était de n’abandonner jamais une charité une fois commencée. Et quelle plus grande charité qu’une éducation chrétienne ! Ses soucis les plus délicats des jeunes âmes, ses plus tendres pensées sur l’enfance, fleurirent pour lui, on peut le dire, sous les barreaux de Vincennes, comme ces rares fleurs que le prisonnier cultive sur sa fenêtre, comme ces œillets qu’y arrosera, dix ans plus tard, le grand Condé. Son interrogatoire n’eut lieu que le vendredi 14 mai 1639, un an juste après son arrestation ; il le subit pardevant Jacques Lescot prêtre, docteur en théologie ; car il avait récusé Laubardemont, comme n’étant pas juge ecclésiastique. On voulait convaincre M. de Saint-Cyran d’hérésie, de Calvinisme, à cause de ses doctrines sur la Grâce et sur les œuvres, et de ce qu’il aurait dit que depuis six cents ans il n’y avait plus d’Église, que le Concile de Trente était sans autorité, etc., etc. ; on avait ramassé à ce sujet, depuis un an, les témoignages et dépositions de M. Zamet, de l’abbé de Prières[15], de l’abbé de Foix, Caulet, depuis évêque de Pamiers et janséniste jusqu’au martyre, alors ennemi, bon homme au demeurant, mais petite tête, à qui Vincent de Paul avait un jour conseillé de ne pas voir M. de Saint-Cyran comme pouvant lui être dangereux[16]. Dans l’absence de toute pièce positive, on s’armait surtout d’une lettre de M. de Saint-Cyran à M. Vincent : celui-ci avait eu l’indiscrétion d’en parler autrefois à un domestique du Cardinal, et le Cardinal informé le força de la produire. On y voit qu’en 1637 une assez grave dissidence s’était élevée entre les deux saints personnages, que M. Vincent était venu faire reproche à M. de Saint-Cyran sut quatre points de doctrine, tout juste dans le temps de cette tracasserie pour la maison du Saint-Sacrement, et que l’homme de doctrine, ainsi frappé à bout portant, avait été très-ému : il s’était contenu dans le moment même ; c’est là-dessus qu’après plus d’un mois il lui écrivait cette lettre pour décharger son cœur, pour se justifier des points reprochés et se plaindre surtout du procédé de la part d’un ancien ami : « J’ai facilement, disait-il, supporté cela d’un homme qui m’avoit honoré dès longtemps de son amitié et qui étoit dans Paris en créance d’un parfaitement homme de bien, laquelle on ne pouvoit entamer sans blesser la charité : il m’est seulement resté cette admiration dans l’âme que Vous, qui faites profession d’être si doux et si retenu partout, ayez pris sujet d’un soulèvement qui s’est fait contre moi par une triple cabale, et pour des intérêts assez connus, de me dire des choses que vous n’eussiez osé penser auparavant ; et qu’ainsi, au lieu que je devois attendre de la consolation de vous, vous ayez pris de là une hardiesse extraordinaire, contre votre inclination et coutume, de vous joindre aux autres pour m’accabler ; ajoutant cela de plus aux excès des autres, que vous avez entrepris de me le venir dire à moi-même dans mon propre logis, ce que nul des autres n’avoit osé faire. »

Sans entrer ici dans le détail et la discussion de cette lettre, il ressort, en effet, pour moi d’un examen impartial, que M. Vincent, de bien plus de cœur et de charité que de spéculation dogmatique et de doctrine, s’était monté ou laissé monter un peu vite, lors de la clameur commençante, contre trois ou quatre opinions rigoureuses de M. de Saint-Cyran[17], et qu’il était venu lui en parler avec plus de vivacité peut-être qu’il ne convenait à un homme si charitable, à l’égard d’un ami alors si attaqué ; qu’il y avait mêlé d’autres paroles relatives à d’anciens avis de M. de Saint-Cyran sur sa Congrégation ; que celui-ci y avait cru voir une sorte d’oubli d’anciens services ; et il en avait rendu beaucoup à M. Vincent au début de cette Congrégation, usant de son crédit près de M. Bignon, près des évêques, écrivant les lettres latines à Rome pour hâter les bulles. Il avait donc été plus ému encore de cette espèce de reproche que du reste. Il avait peu répondu sur l’heure, sentant sa bile bouillonner, et il avait attendu quelque temps pour être de sang-froid, dans la juste mesure, en le faisant par lettre. Mais il ne résulte pas moins de la suite des pièces que M. Vincent, touché de cette lettre, était accouru le voir, et, après lui avoir demandé s’il ne l’avait communiquée à personne, l’avait remercié de ne l’avoir pas montrée, et s’était réconcilié avec lui au point de rester à dîner ce jour-là. Depuis ce temps, il ne paraît pas que M. Vincent ait eu aucun procédé autre qu’amical pour M. de Saint-Cyran. Il le fit même prévenir dans sa prison de bien prendre garde à dicter lui-même ses réponses au Commissaire et de vérifier après, de peur qu’on n’en altérât le sens. M. Molé le faisait prévenir dans le même temps de bien tirer des lignes du haut en bas des pages de peur qu’on n’ajoutât de l’écrit ; « car il a, disait-il, affaire à d’étranges gens. »

L’Interrogatoire de M. Vincent ne se trouve pas recueilli dans les pièces à charge contre M. de Saint-Cyran que firent imprimer les adversaires : est-ce parce qu’il lui était plutôt favorable ? M. Colbert, évêque de Montpellier, le produisit pour la première fois, en 1730, dans une Lettre[18] à l’évêque de Marseille, Belsunce, lequel, à l’exemple de la plupart des doux de ce temps-là, était assez aigre-doux contre la mémoire de Port-Royal et de Saint-Cyran. On peut être sublime de charité dans une peste et se piquer contre le prochain dans une simple dispute théologique. L’authenticité de la pièce produite par M. de Montpellier a été, du reste, très-vivement contestée.

M. Vincent, qui, dès qu’il apprit l’arrestation de M. de Saint-Cyran, était allé en témoigner sa douleur à M. de Barcos, alla également, lors de la délivrance, féliciter l’un des premiers son ancien ami. Après cela, assista-t-il ou non à l’enterrement de M. de Saint-Cyran, et jeta-t-il seulement de l’eau bénite sur son corps ? ç’a été matière à une dispute acharnée ; ce qui est certain, c’est que, s’il le put, il y assista. Mais qu’il est triste de voir de saintes mémoires ainsi tiraillées au gré des passions ! Abelly, le moelleux Abelly raillé par Boileau, et qui fut le premier biographe de Vincent de Paul, les Jésuites depuis dans leurs Mémoires de Trévoux, le Père Daniel dans sa Lettre à une Dame de qualité. Collet dans sa nouvelle Vie de saint Vincent, ont étrangement et, j’oserai dire, odieusement abusé de l’autorité acquise à la vertu du vénérable Bienheureux, pour charger la doctrine et le nom de Saint-Cyran[19]. M. de Barcos, informé de près et incapable de mentir, avait établi les faits précis dans sa Défense de M. Vincent contre M. Abelly. Mais ce que M. de Barcos, tout au détail particulier et personnel, ne dit pas, et ce que la distance fait mieux voir, c’est la dissidence intérieure nécessaire, si l’on peut ainsi parler, entre les doctrines pensantes de l’un et le zèle, avant tout pratique et soumis, de l’autre.

Cette soumission de cœur à l’autorité anima très-fort, dans la suite, le pieux Vincent pour la publication de la Bulle d’Innocent X contre les Propositions dites de Jansénius (1653) : il avait contribué à la provoquer en pressant l’envoi de députés à Rome ; il se donna beaucoup de mouvement à Paris pour la faire recevoir ; il se rendit à Port-Royal même pour cela. Et on conçoit très-bien au fond que ces doctrines augustiniennes de Jansénius et du livre de la Fréquente Communion ne lui allassent pas ; elles choquaient en plein et consternaient son catholicisme bien autrement accessible et clément. Il put dire en effet, un jour, en se reportant vers le passé, à un prêtre de sa Congrégation qu’il voulait préserver de Jansénisme : « Sachez, Monsieur, que cette nouvelle erreur du Jansénisme est une des plus dangereuses qui aient jamais troublé l’Église ; et je suis très-particulièrement obligé de bénir Dieu et de le remercier de ce qu’il n’a pas permis que les premiers et les plus considérables d’entre ceux qui professent cette doctrine, que j’ai connus de près, et qui étoient mes amis, aient pu me persuader leurs sentiments. Je ne vous saurois exprimer, la peine qu’ils y ont prise et les raisons qu’ils m’ont proposées pour cela : mais je leur opposois, entre autres choses, l’autorité du Concile de Trente qui leur est manifestement contraire ; et, voyant qu’ils continuoient toujours, au lieu de leur répondre, je récitois tout bas mon Credo ; et voilà comme je suis demeuré ferme en la créance catholique… » Saint-Cyran, lui, cherchait à saisir la pensée, le mouvement actuel de Dieu dans i’oraison ; saint Vincent faisait taire son raisonnement humain dans son Credo. Et loin de moi, dans tous ces jugements que je porte en passant sur de grands hommes et de saints personnages, François de Sales, M. de Bérulle, Vincent de Paul, — loin de moi la présomption, je ne dis pas de les sacrifier, mais même de les subordonner à Saint-Cyran ! Seulement, comme je donne l’histoire de celui-ci moins connu et méconnu, je m’attache à le mettre en relief et à faire valoir ses avantages, n’ayant pas dissimulé d’ailleurs ses côtés plus embrouillés ou plus durs. Je serais surtout fâché que personne pût voir dans aucune de mes paroles sur Vincent de Paul la moindre intention de rabaisser un véritable modèle évangélique, cet instituteur des Sœurs de Charité, ce père des Enfants-trouvés, ce consolateur des forçats, cet homme d’humilité qui, captif à Tunis dans sa jeunesse, y ayant converti le renégat son maître et l’ayant ramené avec lui par une suite de circonstances extraordinaires, ne parla jamais depuis de ces circonstances si touchantes pour lui-même et si saintement glorieuses, et au contraire en voulut ensevelir, anéantir ici-bas tout humain témoignage, tellement que la seule lettre anciennement écrite à un ami, où cette histoire était retracée, n’échappa à la destruction qu’il en allait faire, que par la ruse de l’ami à qui il la redemandait[20]. C’est là un héroïsme d’humilité, comme il en eut de charité. Mais, après avoir admiré et vénéré, il faut ajouter aussi, pour ne pas mentir à l’homme et ne pas faire rougir le saint par un faux éloge, qu’il était un peu timide et trop humble avec les puissants, un peu sujet à la crainte d’offenser les personnes de condition ; qu’il put être président du Conseil de conscience de la reine Anne d’Autriche, côte à côte avec Mazarin et le chancelier Seguier, ce que certes n’aurait pu Saint-Cyran ; qu’il répondait au prince de Condé qui, un jour, le voulait faire asseoir à côté de lui : « Votre Altesse me fait trop d’honneur de me vouloir bien souffrir en sa présence : ignore-t-elle donc que je suis le fils d’un pauvre villageois ? » M. Singlin dirigeant madame de Longueville, c’est-à-dire la propre sœur du grand Condé et la fille de celui devant qui saint Vincent n’osait s’asseoir, n’avait pas l’idée de s’excuser d’être fils de marchand de vin, et soutenait, immobile et sans fléchir, la grandeur du prêtre.

Ces différences d’humeur et de caractère, entre les hommes, se retrouvent dans le tour et le tempérament des doctrines ; et les dissidences intérieures, instinctives ou logiques, des doctrines, se produisent très-sensibles et presque criantes, à quelque distance des points de départ, si l’on n’y prend pas garde et si l’on n’y corrige perpétuellement par la charité. Nous l’avons dit, la postérité spirituelle de saint François de Sales et de la mère de Chantal, les religieuses de la Visitation devinrent, avec le temps, très animées contre celles de Port-Royal et contre la postérité spirituelle de Saint-Cyran. Il fallut que le Père Quesnel les rappelât à l’ordre et à la charité en leur représentant sous les yeux tous les témoignages d’amitié et d’estime réciproque que s’étaient donnés leurs fondateurs. On verra que les successeurs de l’abbé de Rancé ont usé aussi et abusé de son nom contre Port-Royal. De même, la postérité spirituelle de M. Vincent et celle de M. de Saint-Cyran éclatèrent bientôt et violèrent l’estime qu’avaient gardée, malgré tout, l’une pour l’autre ces deux grandes âmes. Port-Royal lui-même eut des torts : M. Singlin parla de M. Vincent comme d’un ami des persécuteurs[21] ; la mère Angélique, sur son compte, dans une lettre au grand Arnauld, s’échappe à des propos bien amers[22]. M. de Barcos d’abord, plus tard M. de Montpellier, furent plus charitablement respectueux. Les adversaires furent simplement odieux. Ils alléguaient surtout un mot que M. de Saint-Cyran aurait dit à saint Vincent : Calvinus bene sensit, male locutus est. Mais l’on sait à fond maintenant sur quels points Saint-Cyran était presque calviniste, et sur quels autres il ne l’était pas du tout.

Proposons une dernière fois, tâchons de graver le simple contraste des figures :

M. de Saint-Cyran, principalement homme d’étude et de doctrine, de pénitence solitaire intérieure, et de direction grave, occulte, réservée et sévère, embrassant l’ensemble du dogme et toute l’ordonnance du système chrétien, et le voulant restaurer d’esprit, de principe, autant que de fait ;

Saint Vincent de Paul, tout de pratique charitable, active et infatigable, tout d’effusion, d’insinuation et d’œuvres, d’admirables œuvres qui, une fois conçues et commencées, lui semblaient à accomplir à tout prix, moyennant même toutes sortes de gens puissants que cette charité aussi naïve qu’héroïque intéressait et comme séduisait dans sa fine douceur, et que son humilité ne heurtait jamais.

M. Vincent allait, disant surtout : Dieu est bon ; et M. de Saint-Cyran : Dieu est terrible ! et il y eut un point où ils durent s’entre-choquer ; car Dieu seul concilie en lui toutes choses, et les plus contraires en apparence, dans sa pleine grandeur,[23] ; mais l’homme est sans cesse sujet à les séparer, et il ne sauve le choc qu’à l’aide d’une charité perpétuellement vigilante. M. de Saint-Cyran et saint Vincent du moins, un peu blessés qu’ils furent, n’en manquèrent pas l’un à l’égard de l’autre et se le témoignèrent jusqu’à la fin : ce furent les disciples qui en manquèrent.

FIN DU PREMIER VOLUME.



(Pour les jugements divers qui furent portés sur ce premier volume en 1840, voir ci-après à l’Appendice.)

  1. Mémoires, t. I, p. 179 ; on y reviendra en détail.
  2. Mémoires, t. I, p. 45 ; en tout ceci, j’emprunte à pleines mains à ces admirables pages.
  3. Psaume LXXV, 11.
  4. Ce que le récit de Lancelot nous montre là, dans son vrai sens, à l’état de justesse et de sublimité, se travestissait ridiculement ou odieusement dans les récits des adversaires. Le Père Rapin, que je ne cite plus guère depuis que nous avons des actes fidèles qui le démentent, mais dont le manuscrit a été plus ou moins copié par tous les écrivains de sa robe et de son bord, ramasse et commente au long les griefs contre M. de Saint-Cyran aux approches de sa captivité ; il raille en particulier, d’un ton tout à fait mondain, sur ces inspirations puisées dans la prière. N’est-ce pas le moyen, selon lui, de suivre son pur caprice : an sua cuique Deus fit dira cupido’’? (Enéide, IX, 185.) M. de Saint-Cyran, disant la messe dans sa chapelle domestique au Cloître Notre-Dame, se serait arrêté court au milieu du sacrifice et aurait quitté l’autel sans achever : et cela, par une inspiration soudaine de Dieu, aurait-il dit. Cette bizarrerie se serait renouvelée deux fois. Il n’est sorte de propos que le Père Rapin n’accueille. Il va jusqu’à se demander si M. de Saint-Cyran n’était pas friand et sujet à sa bouche (oh ! ceci est trop fort) ; il cite là-dessus je ne sais quel ouï-dire très-semblable à l’une de ces plaisanteries qui couraient sur La Harpe converti. Tout cela est misérable. C’est lui encore, lui chrétien et religieux, qui cherche à rabaisser la retraite de M. Le Maître, à en faire une espèce de dépit amoureux : ce mariage manqué avec la belle personne dont il a été question auprès de la mère Agnès et qui s’appelait, à ce qu’il parait, mademoiselle de Cornouaille, nièce d’un avocat célèbre, explique tout aux yeux du Père Rapin. Il ne voit d’ailleurs dans cette profonde pénitence qu’un sens égaré, et déclare qu’elle fut désapprouvée de tous les honnêtes gens (voir à l’Appendice). En ce moment du plus grand idéal de notre sujet, au plus haut instant de la sublimité de Saint-Cyran, je ne crains pas d’entasser au bas de cette page tant de petitesses dénigrantes : le néant du jugement humain s’y lit tout entier. — Que si le Père Rapin paraît, à toute force, avoir raison aux yeux du sens commun et naturel, qu’il ait donc raison aussi contre tant d’autres choses chrétiennes qu’il admet et auxquelles il croit ! Si vous ne voulez pas du divin, alors supprimez-le partout. — Et comme le Père Rapin reviendra souvent par la suite à cause de ses Mémoires nouvellement publiés, je me permettrai dès à présent de lui dire : « Mon Révérend Père, vous êtes un aimable homme. J’ai vrai- ment regret à vous combattre. Vous êtes de ces religieux qu’on aimerait à rencontrer dans le monde et avec qui on passerait une heure ou deux fort agréablement. Vous êtes surtout un lettré. C’est là ce que vous aimez ; c’est le côté faible en vous ; c’est ce qui vous pique. Rappelez-vous avec quel zèle, vous et votre confrère Bouhours, vous vous mîtes à compulser et à dépouiller vos propres écrits pour avoir le plaisir et l’honneur d’être cités dans le Dictionnaire de Richelet ; vous vous y donnâtes à corps perdu tous deux : vous fournîtes à l’auteur du Dictionnaire vos petits extraits vous-mêmes. Cet auteur savait bien ce qu’il faisait quand il mettait ainsi votre amour-propre en jeu Les vers latins sont votre fort ; vous en avez fait de faciles et de coulants, sans aucune originalité toutefois : cela n’est plus possible. Des réflexions sur l’Éloquence et la Poésie, des comparaisons des auteurs anciens grecs et latins, vous en avez fait aussi de judicieuses et d’élégantes, bien que sans aucune originalité encore, sans aucune marque qui fût à vous, soit pour l’expression, soit pour la doctrine. Le Père Vavasseur, votre confrère, nous édifierait au besoin sur votre légèreté et votre peu de fond solide comme classique. Mais c’est un brutal ; ne le consultons pas, et comme encore une fois vous êtes aimable à la rencontre, ne vous pressons pas trop sur votre connaissance de l’antiquité. Vous êtes un bon religieux, je le reconnais, et meilleur que votre confrère le Père Bouhours, qui ne va jamais sans vous, mais qui fait parler de lui pour les mœurs. Vous, vous êtes régulier, mais d’une régularité aisée et un peu routinière. Vous êtes pour moi un exemple de ce qu’un esprit littéraire peut avoir de qualités ornées et de politesse de rhétorique, sans un grain de philosophie et avec une soumission, une démission absolue en fait d’idées. Vous n’avez jamais songé à penser par vous-même. Le neuf en tout ou le véritable antique vous étonne ; vous ne voulez pas plus de Descartes que vous n’aimez saint Augustin c’est trop fort pour vous. Allez donc, sortez beaucoup, allez et venez du collège au monde, mon Révérend Père ; recueillez des anecdotes, des explications de salons pour les écrire ; toutes les fois qu’il s’agira de renseignements sur les dames en particulier, sur le ton et l’esprit des sociétés où vous avez vécu, je vous écouterai volontiers, je mettrai même à profit vos confidences : vous en avez d’assez curieuses et qu’on chercherait vainement ailleurs. Mais dès qu’il s’agira du sentiment profond, de la piété fervente, du renouvellement intérieur de nos Messieurs, de leur caractère moral, de leur trempe d’âme, je ne vous écouterai plus, vous n’y entendez rien. Vous expliquez tout par des intrigues ; les vives sources chrétiennes vous échappent, de même que les générosités de nature vous sont étrangères. Le dirai-je ? vous êtes trop mondain, trop répandu, vous dînez trop souvent en ville, mon Révérend Père. »
  5. Jérém. Proph. XXVI, 14.
  6. Livre premier, à la fin des chapitres XI et XII.
  7. M. Floriot demandait un jour à M. de Saint-Cyran d’où venait cet éloignement du Père de Condren après leur ancienne liaison : «Cela vient, répondit l’abbé, de ce que je lui ai demandé en quelle conscience il peut donner l’absolution à Monsieur qui passe sa vie dans des habitudes criminelles, dans des occasions prochaines, et qui profane les sacrements autant de fois qu’il les reçoit ; et aussi de ce que j’ai soutenu que le mariage de Monsieur étoit indissoluble et lui ai dit que je ne comprenois pas les raisons qu’il avoit d’en juger autrement. » Quelques paroles sur le Concile de Trente qu’honorait certes M. de Saint-Cyran, mais où il ne pouvait s’empêcher de découvrir plus d’une trace de la faiblesse des derniers temps, avaient encore effrayé la conscience peu raisonneuse du Père de Condren. Celui-ci, du moins, eut la délicatesse de refuser son témoignage juridique devant Laubardemont, et il se retrancha dans le droit qu’avaient les ecclésiastiques de ne pas répondre à un juge séculier. Est-il vrai, comme Rapin l’assure (Hist. du Jans.), qu’il se repentit au lit de mort d’avoir opposé ce refus, et que, par un scrupule contraire, il en demanda pardon à Dieu ?’’O miseras hominum mentes !’
  8. On ne saurait avoir de preuve plus particulière de ce rassérénissement que les charmantes et touchantes lettres qu’il adressa de Vincennes à sa petite-nièce et filleule (édition des Lettres de messire Jean du Verger… 1744), dans un style comme enfantin, mais dans une pensée sérieuse et chrétienne toujours : « Depuis que je suis dans un beau Château où le Roi m’a fait mettre, je n’ai cessé, lui écrivait-il, de prier Dieu pour lui et pour vous, afin qu’il vous fît la grâce d’être toute à lui et de le servir dès votre enfance… Je suis bien aise que vous êtes si gaie, c’est signe que vous aimez bien Dieu et que le Saint-Esprit est avec vous…J’aurois volontiers retenu votre chat, qui étoit si beau ; mais ma chambre est si petite que nous n’y pouvions demeurer tous deux : conservez-le-moi pour un autre temps que je vous le demanderai, et gardez-vous bien de lui donner de la chair à manger, car il prendroit une mauvaise habitude. Les chats et les enfants se ressemblent : ils ne quittent presque jamais les mauvaises coutumes qu’ils ont prises en leur jeunesse…Il ne faut rien aimer en ce monde que le bon Dieu : et, si on aime quelque créature, même le petit chat, que ce soit pour l’amour de Dieu qui la créé et qui l’a fait. » Ce qui respire à chaque ligne de ces lettres, c’est le respect profond pour l’enfance, pour une âme immortelle rachetée, pour cette petite âme bientôt grande et égale aux Anges. La petite-nièce mourut en 1641 : M. de Saint-Cyran la pleura un ou deux jours, mais abondamment, autant peut-être, dit-il, qu’il ait jamais pleuré personne, et, ces deux jours passés, il écrivait : « Maintenant je loue Dieu sans cesse et le louerai toute ma vie, tous les jours et aux mêmes heures de sa mort. » Nous citerons dans la suite la divine lettre d’allégresse de M. Hamon sur la mort du petit jardinier ; mais, dès à présent, tout au sortir de M. de Saint-Cyran à l’agonie, il ne déplaît pas de voir sourire M. de Saint-Cyran consolé.
  9. Hardouin de Beaumont de Péréfixe, le futur archevêque de Paris, aimait à rapporter les paroles que le cardinal de Richelieu lui avait dites le matin même qui suivit l’arrestation. Le cardinal était alors à Compiègne ; l’abbé de Beaumont était son maître de chambre. Le cardinal lui dit en le voyant : « Beaumont, j’ai fait aujourd’hui une chose qui fera bien crier contre moi. J’ai fait arrêter par ordre du roi l’abbé de Saint-Cyran. Les savants et les gens de bien en feront peut-être du bruit. Quoi qu’il en soit, j’ai la conscience assurée d’avoir rendu service à l’Église et à l’État. On auroit remédié à bien des malheurs et des désordres si l’on avoit fait emprisonner Luther et Calvin, dès qu’ils commencèrent à dogmatiser. » C’est là le sens des paroles que nous retrouverons plus tard avec variantes (liv. V, ch. II) dans la bouche de l’archevêque. — Le Père Rapin dit avoir su de la duchesse d’Aiguillon elle-même quelques détails précis. M. d’Andilly courut à elle, dès le premier moment, pour implorer son secours et son intervention auprès du cardinal son oncle. Elle y consentit et alla attendre le cardinal à son arrivée à Rueil. Elle prit son temps pour lui parler de M. de Saint-Cyran. Après les premiers mots. le cardinal, interrompu par une visite qui survint, lui donna à lire quelques-uns des papiers qui se rapportaient à cette affaire et qui étaient sur sa table. Elle put y voir, en les parcourant, les accusations de nouveauté en fait de religion. Richelieu entra, de plus, avec elle dans quelques explications politiques et la renvoya, pour plus ample informé, si elle était curieuse, à M. Vincent et au Père de Condren. La conversation qu’elle eut avec le Père de Condren lui montra qu’il s’agissait, en effet, de matières fort grosses et fort délicates, qui touchaient au sanctuaire, et elle n’insista plus.
  10. Il écrivait, non pas avec de l’encre qu’on lui refusa toujours, mais avec un crayon de plomb, disent MM. de Sainte-Marthe (Gallia Christiana) dans ce passage qu’il leur fallut supprimer.
  11. Fontaine le fait coucher chez un M. Voisin, et l’Interrogatoire imprimé dit que ce fut au village de Voisins. Ces petites variantes matérielles entre les récits en indiquent d’autres plus graves. Je m’attache à Fontaine, fidèle du moins à l’esprit.
  12. On n’en retrouve plus trace dans l’Interrogatoire plus ou moins revu et corrigé qu’on lit dans le Progrès du Jansénisme découvert à Monsieur le Chancelier par le sieur de Préville (le Père Pinthereau), in-4o, 1655.
  13. Tous les détails concernant la généalogie de Racine et ses affinités domestiques avec Port-Royal ont été fixés dans la dernière précision par M. Paul Mesnard ( Notice biographique sur Jean Racine, 1865).
  14. Ce qui n’était pas vrai des sabots, mais ce qui, pour les souliers, pouvait, je dois le dire, être vrai de quelques-uns. On sait au reste la réponse du chanoine Boileau, digne frère du satirique, à un jésuite qui soutenait que Pascal lui-même avait fait des souliers : « Je ne sais pas s’il a fait des souliers, mais convenez, mon Révérend Père, qu’il vous a porté de fameuses bottes. » De tels bons mots sont des coups de feu qui éteignent pour quelque temps la gaieté de l’adversaire.
  15. Cet abbé de Prières, témoin à charge, tint bon jusqu’à la fin de sa vie dans son opinion et dans son dire. Voici ce que M. Le Camus, évêque de Grenoble, qui l’avait connu, écrivait à M. de Pontchâteau, un jour qu’il était question entre eux des Lettres publiées de M. Saint-Cyran : « Le défunt abbé de Prières, qui, au fond, étoit très-bon et très-sage religieux, m’a dit autrefois qu’il n’y a rien de plus opposé que la conduite de MM. de Port-Royal et celle de feu M. de Saint-Cyran, et que ses Lettres n’ont aucun rapport avec ses manières de s’expliquer. Pour moi, qui ne l’ai point connu, je n’en peux pas porter de jugement ; mais, pour ses Lettres, jamais livre ne m’a plus porté à Dieu que celui-là : c’est l’abrégé de tout ce qu’il y a de plus touchant dans les Pères de l’Église. (22 mai 1676.) » Évidemment, il y avait en M. de Saint-Cyran plus de contrastes et de saillies en sens divers que n’en pouvait comprendre cet honnête abbé de Prières.
  16. Les actes officiels de l’information, qui ont été imprimés par les adversaires (dans les nouvelles et anciennes Reliques de M. Jean du Verger… 1680, in-4o ; ou dans le Progrès du Jansénisme découvert…, 1655, in-4o), n’ont rien, après tout, de si aggravant contre M. de Saint-Cyran. Ce sont, la plupart du temps, des propos trop absolus et mal compris, des mots couverts et prudents (occulte propter metum Judaeorum), méchamment ou bêtement interprétés. Dans les délations de l’avocat Le Tardif, frère de la mère Geneviève Le Tardif, ancien domestique de M. de Saint-Cyran et l’un des témoins le plus à charge, une certaine histoire hétéroclite de l’oncle qui tue son neveu et ne juge pas à propos de s’en confesser, m’a tout l’air d’une de ces plaisanteries théologiques que M. de Saint-Cyran se put permettre quelque soir à la veillée, comme une réminiscence de son moins bon temps et de ses paradoxes pour le comte de Cramail et pour l’évêque de Poitiers. Le domestique à moitié endormi entendit de travers et dénatura tout cela après des années. Le résultat des interrogatoires parut si peu probant que, dans une Apologie de Laubardemont qu’on trouva parmi les papiers de ce magistrat et qui est probablement de lui, on voit que, « l’interrogatoire de Saint-Cyran étant rapporté au Roi, Sa Majesté eut agréable, à la sollicitation de plusieurs personnes de qualité, de faire présenter au prisonnier une déclaration conforme à l’opinion et à la pratique commune de l’Église ; et, après cela, délibérer sur sa liberté. » Mais Saint-Cyran se refusa à une signature de désaveu qui eût semblé donner raison aux accusateurs sur le passé. — Quant à la pièce intitulée : le nouvel Ordre monastique des disciples de M. de Saint-Cyran, elle ne peut être acceptée en bonne justice ; on ne sait d’où elle émane, qui l’aurait rédigée et présentée à l’Archevêque, ni en quel temps. Il est possible que Saint-Cyran ait pensé à régulariser une réforme particulière dans l’Ordre de saint Benoît ; mais rien n’indique, et même tout contredit, qu’il ait jamais cru le moment opportun pour la fonder sur de telles bases, avec l’agrément de l’autorité ecclésiastique.
  17. Celle-ci, par exemple, « que la pénitence différée jusqu’à l’heure de la mort reste fort douteuse. »
  18. Troisième Lettre à l’Évêque de Marseille, page 502, tome second des Œuvres de messire Charles-Joachim Colbert.
  19. Le désir d’être impartial, la vivacité même que j’ai mise et que je mettrai encore à qualifier le procédé des adversaires, vivacité dont je ne me repens pas, mais qui peut bien être disproportionnée avec mes convictions théologiques habituelles, le respect enfin que je ressens et que je n’ai aucune raison de dissimuler pour quelques membres savants de la Société actuelle de Jésus, m’ont engagé à publier en Appendice, à la fin de ce volume, une Dissertation que le Révérend Père de Montézon a composée en réponse à cette partie de mon ouvrage et qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser. On y trouvera des pièces nouvelles et peu connues ; on y verra de quelle manière les Jésuites de nos jours envisagent et traitent cette question du Saint-Cyranisme. On y approuvera du moins un ton de parfaite modération et de convenance, dont ces sortes de contestations ne nous ont guère offert l’exemple dans le passé. — J’ai à regretter que, depuis lors, on ne se soit pas tenu dans les mêmes termes, et que la trêve de charité et de courtoisie, instituée par le Père de Montézon, ou, si c’est trop dire, que du moins cette forme modérée de combat ait cessé d’être observée si peu de temps après sa mort.
  20. Voir dans Abelly, liv, I, chap. TV, cette naïve et sublime histoire.
  21. À propos d’une prétendue prédiction qui lui aurait été faite et que répètent superstitieusement tous ses biographes. J’ai trop rougi de cette sotte histoire de nos amis pour l’enregistrer.
  22. Page 384, tome II des Mémoires pour servir… Utrecht, 1742.
  23. C’est ce qui a fait dire à un moderne sous une forme plus hardie : « Dieu est la projection à l’infini de toutes les contradictions qui passent par une tête humaine. » Est-il besoin d’ajouter que ce Dieu de lointain, qui pourrait bien n’être qu’une sublime illusion de perspective, n’a rien à faire avec le Dieu chrétien, le Dieu vivant ?