Portrait de Saint-Évremond, fait par lui-même

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Portrait de Saint-Évremond, fait par lui-même


PORTRAIT DE SAINT-ÉVREMOND FAIT PAR LUI-MÊME1.
(1696.)

C’est un philosophe également éloigné du superstitieux et de l’impie ; un voluptueux qui n’a pas moins d’aversion pour la débauche, que d’inclination pour les plaisirs ; un homme qui n’a jamais senti la nécessité, qui n’a jamais connu l’abondance ; il vit dans une condition méprisée de ceux qui ont tout, enviée de ceux qui n’ont rien, goûtée de ceux qui font consister leur bonheur dans leur raison. Jeune, il a haï la dissipation, persuadé qu’il falloit du bien pour les commodités d’une longue vie. Vieux il a de la peine à souffrir l’économie, croyant que la nécessité est peu à craindre, quand on a peu de temps à pouvoir être misérable. Il se loue de la nature ; il ne se plaint point de la fortune ; il hait le crime ; il souffre les fautes, il plaint le malheureux ; il ne cherche point dans les hommes ce qu’ils ont de mauvais, pour les décrier ; il trouve ce qu’ils ont de ridicule, pour s’en réjouir ; il se fait un plaisir secret de le connoître ; il s’en feroit un plus grand de le découvrir aux autres, si la discrétion ne l’en empêchoit.

La vie est trop courte, à son avis, pour lire toutes sortes de livres, et charger sa mémoire d’une infinité de choses, aux dépens de son jugement ; il ne s’attache point aux écrits les plus savants, pour acquérir la science, mais aux plus sensés, pour fortifier sa raison ; tantôt il cherche les plus délicats, pour donner de la délicatesse à son goût ; tantôt les plus agréables, pour donner de l’agrément à son génie. Il me reste à vous le dépeindre, tel qu’il est dans l’amitié et dans la religion : en l’amitié, plus constant qu’un philosophe, plus sincère qu’un jeune homme de bon naturel, sans expérience ; à l’égard de la religion,

De justice et de charité,
Beaucoup plus que de pénitence,
Il compose sa piété.
Mettant en Dieu sa confiance,
Espérant tout de sa bonté,
Dans le sein de la Providence
Il trouve son repos et sa félicité.




NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Ce portrait étoit écrit, pour faire suite à l’épitaphe que Saint-Évremond avoit composée, en 1696, pour son ami, le célèbre comte de Grammont, qui fut alors gravement malade. On lit, dans cette épitaphe, ces quatre vers :

Alloit-il souvent à confesse ?
Entendoit-il vêpres, sermon ?
S’appliquoit-il à l’oraison ?
Il en laissoit le soin à la comtesse.