Réponse au jugement de l’abbé Renaudot sur le Dictionnaire de Bayle

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Réponse au jugement de l’abbé Renaudot, sur le Dictionnaire de Bayle


RÉPONSE AU JUGEMENT DE L’ABBÉ RENAUDOT,
SUR LE DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE DE BAYLE1.
(On fait parler Bayle.)
(1697.)

Après avoir exercé ma critique, sur toutes sortes de gens, je m’attendois qu’on prendroit autant de liberté à parler de moi, que j’en avois pris à parler des autres. Mais je suis agréablement surpris que Monsieur l’abbé Renaudot, qui n’oseroit louer en France un protestant, prenne le détour ingénieux d’une censure apparente pour favoriser tous mes sentiments. En effet, il me blâme exprès, d’une manière à me faire louer de tout le monde. Ce n’est pas tout que d’avoir la bonté de m’obliger ; il faut avoir l’esprit de Monsieur l’abbé, pour donner tant de réputation à mon Dictionnaire.

Il dit que je veux établir le Pyrrhonisme ; et peut-on traiter plus obligeamment un homme accusé de détruire tout, que de lui faire établir quelque chose ? C’est ruiner adroitement son accusation lui-même ; c’est me justifier, avec beaucoup d’art, du crime qu’il fait semblant de m’imputer.

Vous passez légèrement, Monsieur, du pyrrhonisme aux obscénités, dont je ne crois pas que vous soyez scandalisé. Vous aimez trop les belles-lettres, pour ne pas lire avec plaisir Catulle, Pétrone, Martial ; cependant, leurs écrits sont pleins d’ordures et de saletés ; au lieu qu’on ne trouve, dans les miens, que de simples enjouements, que de petites libertés fort innocentes.

Je n’ai pas moins de vénération que vous, pour le grand zèle des Pères : je m’assure que vous estimez, aussi peu que moi, leur science. Les Pères sont bonnes gens, disoit Scaliger, mais ils ne sont pas savants. Saint Augustin étoit un novateur, sur la grâce, au sentiment du père Simon. Vossius ne l’admiroit pas ; Hobbes ne l’estimoit point2 ; et vous permettrez aux François, qui ont souffert la persécution, de n’approuver pas un Africain qui la conseille.

Me voici au changement de religion, qu’on me reproche, et que je confesse sans peine3. J’ai emporté de la catholique ce qu’elle a de bon, quand j’en suis sorti ; j’ai appris dans la réformée, ce qu’elle a de meilleur, quand j’y suis rentré ; et par là, je me trouve en état, présentement, de pouvoir juger de l’une et de l’autre. En effet, quelque estime que j’aie eu pour M. Jurieu, je suis d’ordinaire du sentiment de M. de Meaux, contre le sien ; et quoique j’estime beaucoup M. Arnaud, je me trouve souvent contre lui, pour M. Claude.

Je ne veux pas finir, Monsieur, sans vous rendre grâces de vos faveurs. Je vous en demande la continuation, dans celle de vos Jugements, sur mes ouvrages.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Aussitôt que le Dictionnaire de M. Bayle parut en France, les libraires de Paris, qui avoient dessein de le réimprimer, s’adressèrent à M. le chancelier Boucherat, pour obtenir un privilège ; et celui-ci ordonna à l’abbé Renaudot de l’examiner, pour voir s’il n’y avoit rien contre l’État, ou contre la religion catholique. Cet abbé composa là-dessus un petit écrit, qui fut bientôt imprimé, et que M. Bayle trouva si rempli de bévues, de faussetés et d’impertinences, qu’il déclara que si jamais il le réfutoit, ce ne serait qu’après avoir sû que l’auteur le reconnaissoit pour sien, tel qu’on venoit de le publier. M. de Saint-Évremond, qui a toujours eu une estime particulière pour M. Bayle, et qui lisoit alors (1697) avec beaucoup de plaisir son Dictionnaire, voulut bien le défendre contre M. Renaudot. (Des Maizeaux.)

2. Le comte d’Arlington dit un jour à Hobbes, qu’il avoit eu à grand marché les Œuvres de saint Augustin : cela ne se peut, reprit Hobbes ; pour peu qu’elles vous coûtent, vous les avez achetées plus qu’elles ne valent. — (Des Maizeaux.) Saint Augustin étoit odieux aux réfugiés.

3. Voyez la Chimère de la cabale de Rotterdam démontrée (page 139), où cela est éclairci ; et rectifiez, par là, les erreurs du Menagiana, t. I, p. 293-294 de l’édition de Paris, 1715. — (Id.)