Portraits contemporains (Gautier)/Henry Murger

La bibliothèque libre.

HENRY MURGER

NÉ EN 1822 — MORT EN 1861

La jeunesse a été l’une des préoccupations de Henry Murger, et l’on peut dire son unique préoccupation. Pour lui, la vie semblait devoir s’arrêter à la vingtième année. Il ne regardait pas en avant, mais en arrière ; et, à chaque pas qu’il faisait, il retournait la tête. Le présent n’existait guère à ses yeux, et il ne vivait que dans le passé. Il s’affligeait de ne plus sentir ce frais étonnement des émotions et des choses qu’on n’éprouve qu’une fois, et sa pensée y revenait sans cesse. Tout chez lui était rétrospectif, et sa poésie, pour se colorer, avait besoin de traverser le prisme du souvenir. — Quoiqu’il soit mort à trente-huit ans, son talent n’en a jamais eu que vingt-cinq. Comme certains acteurs qui continuent, malgré leur âge, les rôles d’amoureux, il ne pouvait jouer que les jeunes premiers. Sur son arbre la fleur ne devait pas se nouer en fruit ; il fallait qu’elle restât fleur éternellement, et si elle se détachait de la branche, c’était pour aller parfumer de son empreinte flétrie les pages de quelque reliquaire. Un bouquet de violettes fané, un bout de ruban défraîchi, une boucle de cheveux sous verre, un gant perdu, formaient la bibliothèque du poëte. Il ne lisait que dans son cœur et ne traduisait que l’impression ressentie, mais longtemps après, idéalisée par le regret ou la mélancolie. Le perles de son écrin sont d’anciennes larmes gardées. — Aussi, comme il est soigneux de ce cher trésor, comme il en essuie d’une main tremblante la poussière sacrée, malgré son air railleur, et comme il tourne à la dérobée son œil attendri vers cette muraille où figure près d’un Clodion le profil de Mimi ou de Musette !

Nous ne parlons ici que du poëte ; le journaliste, l’écrivain, l’homme d’esprit qu’il contenait avait d’autres allures. Henry Murger était fils de la bohème ; il en avait habité tour à tour les sept châteaux, tant cherchés par Charles Nodier ; et ce n’est pas dans cet étrange pays, où le paradoxe est le lieu commun, qu’on peut conserver beaucoup d’illusions. Les jugements à la Prudhomme y sont cassés sur-le-champ, et la sagesse picaresque s’y condense en maximes qui feraient paraître enfantines celles de la Rochefoucauld. Nul n’y est dupe de rien ni de personne. Pour parler le style du lieu, l’on n’y coupe guère dans les ponts, et l’on y tombe peu dans les godans ; et le bohème, au milieu des civilisés, arrive à la sagacité défiante du Mohican : pour se défendre, il a les flèches de l’esprit, et quelques-uns ne se font pas scrupule de les empoisonner. — Murger, nous l’avons dit, ne fut jamais de ceux-là ; mais il avait la main sûre, l’œil juste, et ses traits étincelants trouvaient toujours le but. Tendre de cœur, il était sceptique d’esprit. En revenant d’une promenade sentimentale au bois, il faisait un tour dans les coulisses, et le journaliste se moquait si bien de l’amoureux, que personne n’eût été tenté d’en rire, pas même sa maîtresse.

Depuis longtemps Murger avait quitté cette contrée qu’ont traversée les poètes et les artistes au moins au début de la vie, quand la bourse paternelle refuse le viatique et que le talent encore en herbe ne fait que promettre la moisson. Mais il semblait y être toujours, tant sa pensée se reportait avec complaisance vers cette époque de liberté fantasque et de joyeuse misère où les belles dents de l’Espérance mordent si gaiement les durs biftecks de la vache enragée. En effet, c’est le bon temps, et nous concevons qu’on le regrette ; mais il n’a que quelques années, et rien n’est triste comme un bohème ou comme un étudiant en cheveux gris. Les philistins, tant mystifiés jadis, le raillent à bon droit.

Murger habitait Marlotte, près Fontainebleau, et sa rêverie l’égarait souvent dans la forêt, malgré les raies indicatrices et les petits chemins tracés par celui qu’on a surnommé le Sylvain ; mais c’est lorsque le poëte se perd qu’il trouve l’inspiration. Là, au sein de la saine et robuste nature, loin de l’agitation fébrile de la cité, travaillait lentement et à son loisir ce charmant écrivain chez qui, parfois, l’amour de la perfection prit l’apparence de la paresse. Il revivait intérieurement sa jeunesse, et la traduisait en récits d’une tristesse souriante et d’une gaieté attendrie. On ne le voyait pas de tout l’été ; mais l’hiver, il allait parfois dans le monde heureux de l’accueillir ; on le rencontrait sur le boulevard, aux bureaux des Revues, et sa conversation prodigue gaspillait en un quart d’heure plus de mots qu’il n’en faudrait pour toute une pièce.

Son volume[1] s’ouvre par un sonnet en manière de préface, où l’auteur souhaite d’un air goguenard toutes sortes de prospérités à l’être assez bénévole, assez naïf, assez patriarcal, pour payer d’un écu, en ce temps de prose, trois cents pages de vers. — Ici, pour nous servir d’une expression de Murger, c’est le fifre au rire aigu qui raille le violoncelle, car rien n’est plus tendre, plus amoureux, plus suave que les pièces précédées de cet avis bouffon.

L’amour comme Murger le comprend est d’une espèce particulière. Vous ne trouvez pas chez lui les supplications ardentes, les galanteries hyperboliques, les lamentations exagérées de la poursuite, pas plus que les dithyrambes à plein vol, et les odes enivrées du triomphe ; n’y cherchez pas non plus les grands désespoirs, les éternels sanglots et les cris à fendre les cieux. — Cet amour ne se présente guère qu’à l’état de souvenir ; heureux, il se tait ; pour le faire parler, il faut l’abandon, l’infidélité, la mort ! Où le plaisir fut silencieux, la douleur pousse un soupir. À vrai dire, ce qui plaît à Murger dans l’amour, c’est la souffrance. Ses blessures aiment leur épine et ne voudraient pas guérir. Accoudé mélancoliquement, il regarde les gouttes rouges perler et tomber une à une, et il ne les arrête pas, dût sa vie s’en aller avec elles. — Sa maîtresse, il ne l’a pas choisie ; le hasard a formé le lien éphémère ; le caprice le dénouera ; l’hirondelle est entrée par la fenêtre ouverte ; un beau jour elle s’envolera, obéissant à son instinct voyageur ; le poëte le sait, et il n’est pas nécessaire de lui répéter avec Shakspeare : « Fragilité, c’est le nom de la femme. » La trahison, il l’a prévue ; mais il en souffre et il s’en plaint avec une amertume si douce, une ironie si mouillée de larmes, une tristesse si résignée que son émotion vous gagne. — Peut-être, cette femme regrettée, ne l’aimait-il pas fidèle ; mais maintenant, transfigurée par l’absence, il l’adore. Un fantôme charmant a remplacé l’idole vulgaire, et Blusette vaut les Béatrix et les Laure.

Deux pièces, dans cette portion du volume intitulée les Amoureux, donnent la note dominante de Murger, le Requiem d’amour et la Chanson de Musette. Dans la première, le poëte, s’adressant à la maîtresse qui a déchiqueté son cœur avec une volupté nerveuse et cruelle, comme cette princesse de Chine qui se pâmait en déchirant de ses longs ongles transparents les étoffes de soie les plus précieuses, cherche un air pour chanter le requiem de cet amour défunt. Il en essaye plusieurs, mais chaque mélodie éveille un souvenir. Le poëte s’écrie : « Oh ! non, pas ce motif-là ! Mon cœur que je croyais mort tressaille dans ma poitrine ; il l’a si souvent entendu jaser sur tes lèvres ! Cette valse non plus, cette valse à deux temps qui me fit tant de mal ! Encore moins ce lied que des Allemands chantaient dans le bois de Meudon et que nous avons répété ensemble ! Pas de musique, mais causons sans haine ni colère de nos anciennes amours. » Et Murger évoque les soirées d’hiver passées dans la petite chambre près du foyer où la bouilloire fredonnait son refrain régulier ; les longues promenades, au printemps, à travers les prés et les bois, et les innocents plaisirs goûtés au sein de la nature complice. Il refait cet éternel poëme de la jeunesse que six mille ans n’ont pas vieilli. Puis vient la déception. Un jour le poëte se trouve seul. La belle amoureuse est partie. Adieu la bottine grise, la robe de toile et le chapeau de paille parfumé d’une fleur naturelle. La moire antique ballonne autour de cette taille souple, le cachemire fait son pli sur cette nuque aux blonds cheveux follets ; un bracelet de prix scintille à ce bras potelé, des bagues chargent ces mains jadis plus brunes, et blanchies maintenant par l’oisiveté. — Il fallait bien s’y attendre ; l’histoire est fade et commune. Le poëte lui-même en rit comme un fou.

Mais cette gaieté-là n’est qu’une raillerie.
Ma plume en écrivant a tremblé dans ma main ;
Et quand je souriais, comme une chaude pluie
Mes larmes effaçaient les mots sur le vélin.

La seconde, qui est la Chanson de Musette, nous semble un pur chef-d’œuvre de grâce, de tendresse et d’originalité. Nous ne saurions mieux faire ici que de transcrire. C’est le meilleur éloge qu’on puisse faire d’un tel morceau.

Hier, en voyant une hirondelle
Qui nous ramenait le printemps,
Je me suis rappelé la belle
Qui m’aima quand elle eut le temps ;
Et pendant toute la journée
Pensif, je suis resté devant
Le vieil almanach de l’année
Où nous nous sommes aimés tant.

Non, ma jeunesse n’est pas morte,
Il n’est pas mort ton souvenir ;
Et si tu frappais à ma porte,
Mon cœur, Musette, irait t’ouvrir.
Puisqu’à ton nom toujours il tremble,
Muse de l’infidélité,
Reviens encor manger ensemble
Le pain bénit de la gaieté.

Les meubles de notre chambrette,
Ces vieux amis de notre amour
Déjà prennent un air de fête
Au seul espoir de ton retour.
Viens, tu reconnaîtras, ma chère,
Tous ceux qu’en deuil mit ton départ
Le petit lit — et le grand verre
Où tu buvais souvent ma part.

Tu remettras la robe blanche
Dont tu te parais autrefois,
Et comme autrefois, le dimanche.
Nous irons courir dans les bois.
Assis, le soir, sous la tonnelle
Nous boirons encor ce vin clair
Où ta chanson mouillait son aile
Avant de s’envoler dans l’air.

Dieu, qui ne garde pas rancune
Aux méchants tours que tu m’as faits,

Ne refusera pas la lune
À nos baisers sous les bosquets.
Tu retrouveras la nature
Toujours aussi belle, et toujours,
ma charmante créature,
Prête à sourire à nos amours.

Musette qui s’est souvenue,
Le carnaval étant fini,
Un beau matin est revenue,
Oiseau volage, à l’ancien nid.
Mais en embrassant l’infidèle
Mon cœur n’a pas plus senti d’émoi,
Et Musette, qui n’est plus elle,
Disait que je n’étais plus moi.

Adieu, va-t’en, chère adorée ;
Bien morte avec l’amour dernier,
Notre jeunesse est enterrée
Au fond du vieux calendrier.
Ce n’est plus qu’en fouillant la cendre
Des beaux jours qu’il a contenus
Qu’un souvenir pourra nous rendre
La clef des paradis perdus.

Deux pièces d’un pressentiment funèbre, trop justifié, hélas ! terminent le recueil. L’une est un appel presque caressant à la mort, l’autre une espèce de testament, moitié sérieux, moitié ironique, où l’auteur, doutant qu’il puisse s’asseoir « parmi le groupe élu des gens qui verront l’Africaine » fait ses dispositions dernières, règle son convoi et dresse le plan de son tombeau. — Thomas Hook, le spirituel rédacteur du Punch et l’auteur de cette Chanson de la Chemise (Song of the Shirt) qui fut presque un événement en Angleterre, eut aussi cette fantaisie lugubre de dessiner son monument, et pour épitaphe il y mit : « Il fit la Chanson de la Chemise. » Sur le tombeau de Murger ne pourrait-on pas écrire : « Il fit la Chanson de Musette ? »

 (Le Moniteur, 1er février 1861.)

  1. Les Nuits d’hiver.