Aller au contenu

Portraits contemporains (Gautier)/Méry

La bibliothèque libre.

MÉRY

NÉ EN 1794 — MORT EN 1866

Nous connaissions Méry depuis trente ans, et nous avions été plus d’une fois son hôte lorsque quelque fantaisie voyageuse nous poussait vers Marseille, en partance pour l’Afrique, l’Italie ou la Grèce. Que de journées bienheureuses passées aux Aygalades, sous le maigre ombrage des tamarins, à écouter cette conversation étincelante à laquelle le chant obstiné des cigales servait de basse, entre l’azur du ciel et l’azur de la Méditerranée ! Comme, à l’entendre, on oubliait Alger, Athènes, Naples, Constantinople, et comme on remettait le départ de paquebot en paquebot ! D’ailleurs, Méry vous racontait tous les pays ; il savait l’Inde, et la Chine, et l’Afrique, et l’Asie, et l’Australie, mieux que s’il les eût visitées dans leurs mystérieuses profondeurs. Ce n’était guère la peine de partir. Comme ce temps est loin déjà ! — Ces éblouissants feux d’artifice que Méry lirait en plein jour, à tout moment, sont éteints à jamais ; car personne n’eut plus d’esprit que ce Marseillais si Parisien, et n’en fut plus prodigue. Il marchait dans la vie avec des perles mal attachées à ses bottes, comme les magnats hongrois dans les bals, et quand elles roulaient sur le plancher, il les laissait ramasser à qui voulait.

Méry n’est pas tout entier dans son œuvre, quelque remarquable qu’elle soit, et il a emporté avec lui la meilleure part de lui-même, peut-être. Les fées semblaient avoir entouré son berceau, et il avait tous les dons. Sa faculté d’improvisation étonnait même les Italiens. C’était de l’instantanéité. La pensée, la parole et la rime jaillissaient en même temps, et quelle rime ! En ce siècle de rimes riches, Méry a été millionnaire. Quand il paraissait dans un salon, les plus brillants causeurs se taisaient. Qui eût voulu parler quand Méry était là ! Quels récits, quelles inventions, quels paradoxes, quelle verve, quel feu ! Que de génie jeté au vent et à jamais perdu ! Il aurait fallu le faire suivre par des sténographes quand il arpentait le portique du temple grec qu’habitait madame Émile de Girardin au temps où nous faisions à quatre le roman par lettres de la Croix de Berny. Mais il rentrait au moindre souffle de brise, car il tremblait à notre pâle soleil, ce chaleureux poète, et il prétendait « que le fond de l’air était toujours froid. » Qui ne l’a vu, aux jours caniculaires, se promener en évitant l’ombre et couvert d’un épais manteau ? Le Méridional ne s’acclimata jamais chez lui aux brumes parisiennes. Du Méridional, par exemple, il avait gardé l’oreille musicale qui manque à plus d’un de nos poëtes ; il était dilettante passionné, adorait Rossini et savait par cœur tous les opéras du maëstro depuis Demetrio e Polibio jusqu’à Guillaume Tell, et il les chantonnait d’une voix merveilleusement juste sans se tromper d’une note. Cette mémoire prodigieuse s’étendait à tout. Méry eût pu citer les vers de tous les poètes latins. À la faculté littéraire se joignait chez lui la faculté mathématique ; il comprenait à première vue tous les jeux et il était de première force aux échecs.

La vie de Méry se scinde en deux époques bien distinctes, et l’on peut dire de lui qu’il a eu deux gloires et deux renommées. La première n’est pas très-connue de la génération actuelle, et pourtant elle fit grand bruit sous la Restauration. Dès ses débuts, Méry se jeta dans le parti bonapartiste et libéral, et il fit avec Barthélémy les Sidéennes et la Villéliade. La Villéliade, payée 25,000 fr., se vendit à un nombre prodigieux d’exemplaires, et, l’intérêt politique évanoui, on peut y admirer encore beaucoup de traits piquants, une force de style et une perfection métrique qui ne furent dépassées que par la nouvelle école. Napoléon en Égypte marque un moment de répit sous le ministère pacificateur de Martignac ; mais bientôt les satires reprennent de plus belle, et cela dure jusqu’à la révolution de Juillet, à laquelle Méry prit une part active. Il collabora avec Barthélémy à la Némésis, un satire en vers qui paraissait chaque semaine, étonnant tour de force poétique qu’on n’a pas oublié et qui ne put se continuer, non pas faute de verve ou de rimes, mais faute de cautionnement. La Némésis muselée, Méry s’en alla rejoindre en Italie les exilés de la famille impériale, à qui il fut toujours dévoué.

La seconde réputation de Méry date de cette trilogie de romans : Heva, la Guerre du Nizam, la Floride, où les caractères les plus étranges et les plus originaux se meuvent à travers de fantastiques complications d’événements, dans des paysages grandioses, sauvages ou édéniques. Jamais l’Inde ne fut mieux peinte avec ses forêts impénétrables, ses jungles, ses pagodes, ses lacs pleins de crocodiles sacrés, ses brahmes, ses thugs, ses éléphants, ses tigres, ses maharadjahs et ses résidents anglais. Méry avait une force d’intuition qui lui permettait de supposer avec une merveilleuse exactitude la flore et la faune d’un pays qu’il n’avait jamais vu. Des capitaines au long cours qui avaient fait dix fois le voyage de Marseille à Calcutta ont soutenu que l’auteur d’Héva avait secrètement visité l’Inde.

Méry avait aussi abordé le théâtre. Nous nommerons parmi ses pièces les plus remarquables : l’Univers et la Maison, la Bataille de Toulouse, Guzman le Brave ; mais nous ne voulons pas faire dans ces lignes écrites à la hâte le catalogue de son œuvre considérable, éparpillée d’ailleurs à tous les vents de la publicité.

(Le Moniteur, 19 juin 1866.)