Portraits de femmes (Selden)/Avant-propos

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G. Charpentier (p. 14-20).


AVANT-PROPOS


Un homme n’intéresse, et sa vie n’a de prix

que par ses rapports avec l’époque où il est né. Qu’est-ce que notre individualité auprès de cette masse de générations qui vont s’engouffrant dans les âges ? Une feuille de la forêt ; une goutte d’eau de la mer ; un grain de poudre

dans les champs.
Philarète Chasles, Mémoires.




Pour qui a vécu et observé, le but de ce que nos pères nommaient « Biographies, » n’est point de faire connaître les détails d’une vie, mais d’enseigner ce que, certaines conditions données, cette vie pouvait et devait être à l’époque où les hasards de la destinée la placèrent. Non-seulement la vie humaine est trop courte, mais elle est devenue trop affairée pour que l’on puisse sans inconvenient en consacrer une partie à des études d’une utilité médiocre. Time is money, disent les Anglais. On ne lit plus, on n’a plus le temps de lire pour s’amuser, comme on disait jadis, mais en revanche on a besoin de savoir ; la curiosité s’accroît à mesure que les moments deviennent plus précieux, on s’aperçoit que s’il est à peu près inutile de connaître la date précise de la naissance d’un personnage illustre, il n’est pas indifférent de se renseigner sur les mœurs de ceux qui nous ont précédés ou n’ont pas cessé de vivre.

L’Étude historique, le Portrait tel qu’il a été inventé et compris par les modernes, c’est-à-dire l’analyse exacte des documents qui permettent de reconstruire une figure dans le milieu où elle a vécu, font suffisamment connaître la physionomie du passé. La tâche du romancier, dont la mission consiste surtout à peindre les mœurs de son temps, doit venir continuer celle de l’historien là où le sentiment des convenances, qui défend de donner certains détails sur des personnes vivantes, oblige celui-ci à déposer la plume. La forme des œuvres littéraires se modifie comme celle des esprits, et le roman, réduit ou plutôt ramené à ses proportions actuelles, ne saurait intéresser qu’à condition de ressembler à une peinture, et à une peinture moderne. Peu importe, d’ailleurs, la nature des événements et le caractère des personnages, pourvu que ces événements soient retracés avec assez d’exactitude et ces personnages peints avec assez de précision pour offrir le genre d’intérêt qui s’attache à des portraits. En somme, c’est la même œuvre sous une autre forme. Le développement de cette théorie toute moderne pourrait paraître déplacé dans une préface, si cette théorie ne servait à expliquer la composition d’un volume dans lequel une œuvre d’imagination pure vient se placer à la suite d’une série de peintures destinées à représenter des figures vraies. La figure toute fictive que l’auteur y a introduite sous le nom de Charlotte Lefèvre choquera inévitablement qui n’a jamais connu les morsures de la volonté déterminée à vaincre. Le plus grand tort de l’héroïne, c’est peut-être d’avoir pénétré, elle, fille de peu, dans une galerie de portraits dont les originaux appartiennent au meilleur monde. Son excuse, et par conséquent son titre à cette admission, c’est son amour passionné pour ce grand art immortel dans lequel madame Vigée Lebrun se distingua et sut réussir.

N’oublions pas d’ailleurs qu’artiste, femme du monde, courtisane, la femme du dix-huitième siècle a préparé celle du dix-neuvième, et que la grande crise philosophique qui, il il y a près de cent ans, est venue renverser l’ancien régime fait aujourd’hui lever de nouvelles pousses humaines qui sont encore en quelque sorte à l’état inculte, et veulent être greffées sur l’arbre d’une science encore cachée pour obtenir le degré de perfection auquel elles peuvent atteindre.


Camille Selden.