Portraits et Souvenirs/Georges Bizet

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Société d’édition artistique (p. 124-127).

GEORGES BIZET


Certain jour, au concert du Châtelet, en écoutant le ravissant Scherzo de Georges Bizet, en assistant à son triomphe, en voyant la salle enfiévrée d’enthousiasme, le public acclamant l’œuvre et l’auteur, criant bis à perdre haleine, je me reportais à vingt ans en arrière, je me retrouvais aux débuts de ce même Scherzo, mal exécuté, mal écouté, tombant sous l’inattention et l’indifférence générale, et ne se relevant pas le lendemain ; car l’insuccès, alors, pour nous autres jeunes Français, c’était la mort ! Le succès lui-même n’assurait pas toujours une seconde audition dans ces concerts dont le chef me disait : « Faites des chefs-d’œuvre, comme Beethoven, et je les jouerai ! »

On imagine sans peine quel résultat devait produire ce système, au point de vue de l’encouragement et de la production.

Quelques années plus tard, les circonstances étaient autres, et l’accès des concerts ne nous était plus fermé. En revanche, la crise théâtrale commençait, cette crise qui dure encore, bien que la situation semble s’améliorer.

— Puisqu’on ne veut pas de nous au théâtre, disais-je souvent a Georges Bizet, réfugions-nous au concert !

— Tu en parles à ton aise, me répondait-il, je ne suis pas fait pour la symphonie ; il me faut le théâtre, je ne puis rien sans lui.

Il se trompait évidemment ; un musicien de cette valeur est partout à sa place. Il subissait l’influence de l’éducation reçue dans les classes de composition du Conservatoire, visant uniquement le concours du prix de Rome, qui est un prix de musique dramatique. Car, soit dit en passant, et si étrange que cela puisse paraître, il n’y a pas de prix au Conservatoire, et il n’y a pas de concours pour les élèves des classes de composition, sauf des prix de contrepoint et de fugue, et le Grand Prix de l’Institut est le seul moyen qu’aient les élèves de couronner leurs études.

On se demande, maintenant que le temps, ce grand justicier, a mis autour du nom de Georges Bizet le rayonnement d’une apothéose, pourquoi ce musicien charmant, cet aimable et joyeux garçon a trouvé tant d’obstacles sur son chemin. Qu’un génie abrupt comme Berlioz, habitant les sommets inaccessibles, voie difficilement le public venir à lui, cela est dans l’ordre naturel des choses. Mais Bizet ! la jeunesse, la sève, la gaieté, la bonne humeur faite homme !

Le compositeur de musique est devenu, par suite de la difficulté des temps, un être singulièrement compliqué, une sorte de diplomate au petit pied ; il dissimule sans cesse, il feint de feindre, comme s’il jouait les Fausses Confidences de Marivaux ; et s’il vous dit négligemment qu’il fait beau, ou qu’il pleut, ou qu’il est jour en plein midi, vous vous apercevrez longtemps après que ces paroles insignifiantes avaient un but secret, un sens caché et profond.

Tel n’était point Georges Bizet ; son amour pour la franchise, fût-elle rude, s’étalait au grand jour ; loyal et sincère, il ne dissimulait ni ses amitiés ni ses antipathies. C’était, entre lui et moi, un trait commun de caractère qui nous avait rapprochés. Pour le reste, nous différions du tout au tout, poursuivant un idéal différent : lui, cherchant avant tout la passion et la vie ; moi, courant après la chimère de la pureté du style et de la perfection de la forme. Aussi nos causeries n’avaient-elles jamais de fin ; nos discussions amicales avaient une vivacité et un charme que je n’ai plus retrouvé depuis avec personne.

Bizet n’était pas un rival, c’était un frère d’armes ; je me retrempais au contact de cette haute raison parée d’une blague intarissable, de ce caractère fortement trempé que nul déboire ne pouvait abattre. Avant d’être un musicien, Georges Bizet était un homme, et c’est peut-être, plus que tout, ce qui lui a nui.

Ah ! qu’ils sont coupables, ceux qui par leur hostilité ou leur indifférence nous ont privé de cinq ou six chefs-d’œuvre, qui seraient maintenant la gloire de l’École française !