Portraits et Souvenirs/Louis Gallet

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Société d’édition artistique (p. 128-132).

LOUIS GALLET


Les lecteurs de ce livre me permettront, je l’espère, de donner un souvenir ému à Louis Gallet, mon très éminent collaborateur. L’ami incomparable, l’homme sûr et parfaitement bon qu’il a toujours été, lui assurent une place à part dans le cœur de ceux qui l’ont intimement connu. Une intelligence pénétrante et ouverte a tout, une saine raison, l’esprit naturel, le talent, l’érudition sans pédantisme, faisaient de lui un collaborateur idéal, celui que j’avais rêvé de rencontrer sans espérer d’y arriver jamais. Il savait adopter mes idées sans abdiquer sa personnalité ; puisant dans un fond d’une étonnante richesse, il ajoutait aux fantaisies de mon imagination les éléments de solidité qui sans cela leur auraient manqué.

Dirais-je comment nous fûmes amenés à nous connaître et à travailler ensemble ? C’était en 1871 ; M. du Locle était alors directeur de l’Opéra-Comique. N’ayant pu, en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, faire représenter le Timbre d’argent, il désirait me donner une compensation et me demandait un ouvrage en un acte, facile à monter. « Vous devriez voir Louis Gallet, me dit-il, c’est un poète et un homme charmant ; vous êtes faits pour vous entendre. » Voisins, par hasard, Gallet et moi, habitant l’un et l’autre les hauteurs du faubourg Saint-Honoré, nous fûmes liés bien vite ; nos « atomes crochus » sympathisèrent immédiatement. Le Japon, en ce temps-là, faisait fureur : nous fîmes voile pour le Japon et la Princesse jaune vint au jour, en attendant le Déluge, Étienne Marcel et tous les autres produits d’une collaboration qui pour moi était un charme, et qui ne se lassait jamais. Sans être aucunement musicien, Gallet jugeait finement la musique ; en littérature, en art, nous avions les mêmes goûts ; tous deux nous aimions à nous délasser des travaux sérieux par d’innocents enfantillages, et c’était, à propos de tout et de rien, un bombardement réciproque de sonnets fantaisistes, de strophes baroques et de dessins extravagants, joute dans laquelle il avait sur moi le double avantage du poète et du peintre, car il y avait en Gallet un peintre auquel avait manqué seulement un peu de travail pour se développer ; sans y mettre aucune prétention, il peignait des paysages et des marines d’après nature, très justes de ton et de sentiment. Parfois il venait en aide aux décorateurs de théâtre : le beau désert du Roi de Lahore, le délicieux couvent de Proserpine, entre autres, ont été exécutés d’après ses aquarelles.

De la volumineuse correspondance qu’il m’a laissée, je songe à extraire, quand il en sera temps, un volume qui ne sera dénué ni d’imprévu ni d’intérêt. En attendant, voici un sonnet extrait d’une suite de Sonnets précieux :

             BOUTIQUE JAPONAISE.

    Parmi les javelots, les sabres et les casques
    Et les gais éventails, peints d’un pinceau savant,
    Sous l’œil de gros Boudhas aux postures fantasques,
    Mademoiselle Fleur dort sur le frais divan.

    A la voir aussi frêle et souple, de vieux masques
    Ridés et craquelés ont un rire vivant,
    Des chiens bleus de Corée et d’horribles tarasques
    La guettent, cramponnés au soyeux paravent.

    Très calme, elle repose. Et sur son teint de pêche
    Ses longs cils font de l’ombre. Et son haleine fraîche
    Souffle un parfum de thé, de menthe et de santal.

    Un rayon d’or mourant baise sa robe mauve.
    Sur un socle de laque un bon pélican chauve
    La regarde dormir d’un air sentimental.

Et c’est ainsi que, sans effort, sans y attacher d’importance, il jonglait avec les rimes dorées en manière de passe-temps. Sa puissance de travail était prodigieuse : toujours on le trouvait la plume à la main, griffonnant des paperasses pour l’Assistance publique, dont il était un des hauts fonctionnaires, rédigeant des rapports, écrivant des romans, des articles pour plusieurs revues, des comédies, des poèmes d’opéra, entretenant une effroyable correspondance ; et il écrivait encore des sonnets pour se reposer.

Puis, c’étaient des discours en prose et en vers, pour des inaugurations de statues, pour des banquets littéraires ; les conseils, la collaboration même, accordés aux débutants trop faibles encore pour marcher sans aide et sans appui. Comment peut-on suffire à un tel labeur ? On n’y suffit pas, on y succombe. Que de fois je l’engageais à se borner, à laisser de côté des travaux dont l’urgence ne me paraissait pas démontrée ? Mais le travail était pour Gallet une passion, et rien ne pouvait l’en arracher.

Selon toute apparence, son dernier travail aura été le chœur du 3º acte de Déjanire :

   O terrible nuit, pleine de fantômes !

qu’il écrivit à Wimereux, dans son cottage qu’il aimait tant, d’où la vue s’étend au loin sur la mer, et même, à certains jours, jusqu’aux falaises de l’Angleterre. Il s’y trouvait ce vers :

   Et des signes de feu passaient dans le ciel noir,

auquel il substitua, peu après, le suivant :

   Des signes effrayants ont paru dans le ciel.

Enfin, je reçus, écrite au crayon, d’une main défaillante, la version définitive :

   Des grondements d’orage ont traversé le ciel.

Ce vers est probablement le dernier qu’il ait écrit.