Portraits historiques et littéraires/Branthôme

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Michel Lévy frères (p. 225-270).

XI

BRANTHÔME

On ne sait pas grand’chose sur la vie de Pierre de Bourdeilles, abbé et seigneur de Branthôme[1]. Nous ne savons de lui que ce qu’il a bien voulu nous apprendre ; mais il était Gascon, aimait à parler de lui-même, et nous ne le croyons pas menteur. Sa naissance, son caractère, ses goûts, le mirent de bonne heure en relations assez intimes avec la plupart des personnages qui ont joué un grand rôle dans la seconde moitié du xvie siècle. Il paraît avoir été recherché dans le monde de ce temps pour sa gaieté, son esprit, son commerce sûr. Tel qu’il se montre à nous dans ses ouvrages, il fut surtout un homme comme il faut, ou plutôt comme il le fallait pour son siècle, dont il nous offre un type fidèle, moins les grands vices et les grandes vertus. C’est une excellente moyenne à étudier pour savoir ce qu’étaient les mœurs et les opinions d’il y a trois cents ans.

La date et le lieu de sa naissance ne sont nulle part exactement indiqués. Il y a grande apparence qu’il est né dans le Périgord, où sa famille était établie et résidait ordinairement. Il dit quelque part qu’ « en 1552 il était fort petit, au collége ; » ailleurs, qu’il avait sept ans lorsqu’il perdit son père. Or, on a découvert un testament de son père daté de 1547 ; on croit qu’il le fit peu avant sa mort : Branthôme serait donc né vers 1540.

Il était le troisième fils de François, vicomte de Bourdeilles, et d’Anne de Vivonne de la Chastaigneraie. François de Bourdeilles avait été homme d’armes dans la compagnie de Bayard ; il avait été blessé à Pavie, et laissa la réputation d’un brave soldat, un peu mauvaise tête, et médiocrement dévot, ayant vu d’un peu trop près la cour de Rome. Sa veuve accepta la place de dame du corps auprès de Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre. Louise de Daillon, dame douairière de la Chasteigneraie, mère de madame de Bourdeilles, remplissait déjà, auprès de la même princesse, les fonctions de dame d’honneur. Branthôme passa les premières années de son enfance auprès de sa mère et de sa grand’mère, jusqu’à la mort de Marguerite, en 1549. Il nous assure que la reine de Navarre mourut en bonne catholique ; nous aimons à le croire, quoiqu’il fût bien jeune pour en juger et qu’à aucune époque de sa vie il n’ait été une bonne caution en matière religieuse. Peut-être dans la petite cour lettrée de Marguerite reçut-il, tout enfant, des leçons de tolérance dont il profita bien. Très-probablement il y prit ce goût pour la lecture et les amusements de l’esprit qui nous a valu ses ouvrages.

Sa famille ayant quitté la Navarre pour retourner en Périgord, il fit ou acheva ses humanités à Poitiers, école illustre alors, où il apprit plus de latin que n’en savait un gentilhomme à cette époque. Cela ne veut pas dire qu’il en sût beaucoup, mais il était en état de citer quelques vers dans l’occasion, et de traduire pour les dames, à la cavalière, des inscriptions latines et des passages d’auteurs classiques. On le destinait à l’Église, et, tout enfant, il avait des bénéfices : le doyenné de Saint-Yrieix et les prieurés de Royan et de Saint-Vivien. C’étaient des bénéfices de famille, qui se transmettaient. En 1553, la mort de Jean de Bourdeilles, son frère aîné, tué bravement au siége de Hesdin, attira sur sa famille les faveurs de Henri II, qui donna à notre auteur, âgé d’environ seize ans, l’abbaye de Branthôme, valant à peu près 3000 livres de revenu. Dès lors, selon l’usage du temps, Pierre de Bourdeilles prit le nom de son principal bénéfice, à l’exemple de la plupart des gentilshommes, qui changeaient leur nom de famille pour celui d’une seigneurie.

Tout abbé qu’il fût, il voulut voir la guerre et le beau pays où son père avait combattu à côté du chevalier sans peur et sans reproche. Il partit pour l’Italie à la fin de l’année 1557 ou au commencement de 1558, ayant dessein de servir dans l’armée du maréchal de Brissac, comme volontaire de qualité, c’est-à-dire avec une suite de cinq ou six gentilshommes entretenus à ses frais, bien armés et montés « sur bons courtaux. » Pour mettre ce train sur pied, il avait fait une coupe dans sa forêt de Saint-Yrieix et réalisé une somme de 500 écus d’or. Malgré les courtaux, Branthôme allait servir dans l’infanterie, arme qui commençait à être en honneur. Mais on ne se battait guère en Italie en 1558 : aussi Branthôme se crut dispensé de faire grande diligence pour s’y rendre. Il s’arrêta d’abord à Genève, où il vit Poltrot de Méré, celui qui, cinq ans plus tard, assassina le duc François de Guise, alors pauvre exilé, faisant des boutons pour vivre, avec le baron d’Aubeterre, autre réfugié protestant, voisin de Branthôme, et un des plus zélés calvinistes du Périgord. Genève était l’asile de la plupart des Français persécutés pour leurs opinions religieuses. Branthôme y rencontra, entre autres, un apothicaire de Paris, qui édifiait les Genevois par sa piété, après s’être rendu célèbre par son adresse à tirer d’embarras les filles qui avaient fait quelque sottise.

Selon toute apparence, les gentilshommes de la suite de Branthôme avaient pour mission de ne pas l’exposer aux occasions trop périlleuses ; il fut cependant blessé à Portofino, près de Gènes, par ce qu’il appelle « un accident d’arquebusade au visage, » que ses biographes ont pris pour une blessure reçue sur le champ de bataille. Mais, outre qu’on ne connaît pas de combat livré en cet endroit, il est fort rare qu’un coup de feu au visage ne soit pas une blessure grave ; or, il en fut quitte pour être six jours aveugle. Il est évident qu’il s’agit ici d’une arquebusade à poudre et d’un accident pendant quelque exercice militaire. Rien de plus fréquent, alors que les soldats chargeaient leur arme en tenant entre leurs doigts une mèche allumée. Une belle Génoise le guérit promptement et gracieusement. Elle lui « jetait dans les yeux du laict de ses beaux et blancs tetins, car elle n’avait que trente ans, et de ses blanches mains lui oignait le visage de quelque graisse composée par elle. » C’était le commencement d’un joli roman ; mais il n’eut pas de suite, ou la modestie de notre auteur ne nous l’a pas révélée.

Bien guéri, Branthôme parcourut l’Italie, et fut bon ménager de ses 500 écus d’or, car il fit de longs séjours à Rome, à Milan, à Ferrare et dans d’autres villes. À l’exemple d’Ulysse, « il voyait les cités et observait les mœurs des hommes, » questionnait beaucoup, et partout se faisait montrer les différentes façons de faire la guerre et l’amour. Ce fut dans ce voyage qu’il se lia d’amitié avec Philippe Strozzi, et qu’il s’attacha au grand prieur de France, François de Guise, général des galères. Branthôme était neveu de la Chastaigneraie, celui qui fut tué en duel par Jarnac, et sa parenté avec un homme que les princes de la maison de Lorraine avaient fort aimé lui fut une excellente recommandation auprès du grand prieur. Il le suivit à Naples en 1559, où il vit la cour brillante du vice-roi, le duc d’Alcala, et les salons de Marie d’Aragon, veuve du fameux marquis del Vasto, une des femmes les plus distinguées de ce temps par l’élégance de ses manières et les grâces de son esprit. À bord de la galère du grand prieur, Branthôme essuya une violente tempête à la hauteur de Livourne, et il ne paraît pas éloigné de croire que la bourrasque leur fut attirée par les blasphèmes d’un capitaine génois qui s’en prenait au ciel de ses pertes de jeu.

Nous le retrouvons en France, à la cour, en 1560, sans emploi, mais familier de la maison de Guise, alors toute-puissante. Il était à Amboise au moment où éclata la conjuration tramée par la Renaudie, et rapporte à ce sujet plusieurs anecdotes intéressantes sur ce chef audacieux, encore si mal connu.

En 1561, il accompagna en Écosse le grand prieur, qui ramenait Marie Stuart, désolée de quitter la France. Il se trouva sur la galère où cette reine était embarquée, ainsi que Chastelard, et vit commencer la passion qui mena ce pauvre gentilhomme à l’échafaud. Après avoir pris congé de la reine d’Écosse, il s’arrêta à Londres, et fut présenté à Élisabeth, dont il admira la beauté et le grand air. De retour en France la même année, il s’étonna fort de trouver les protestants devenus hardis et se vantant presque tout haut d’avoir pris part à la conjuration d’Amboise. Il n’était pas difficile de prévoir que la guerre civile allait éclater. Élevé catholiquement, bien qu’assez peu scrupuleux, abbé d’ailleurs, de plus attaché à la maison de Guise, Branthôme ne pouvait hésiter sur le choix d’un drapeau. Il accompagnait le duc François dans une escarmouche assez vive sous les murs de Paris, en 1562, puis aux siéges de Bourges, de Blois et de Rouen. Il assista à la bataille de Dreux, sur laquelle il fournit des détails curieux et vrais, et, grâce à la privauté dont l’honorait le duc, il fut du petit nombre des gentilshommes admis, le soir de la bataille, à voir le prince de Condé, prisonnier, se chauffant au coin de la cheminée et se disposant à partager le lit de son vainqueur. Dans toutes ces occasions Branthôme se conduisit en brave soldat, suivant au feu le duc, mais sans témérité, portant à la tranchée un chapeau de fer couvert de feutre noir, pour que l’éclat du métal ne lui attirât pas d’arquebusades : précaution fort louable, et que je ne cite que comme une preuve de son bon sens, remarquable à une époque où beaucoup de jeunes extravagants croyaient le courage inséparable des folles bravades. Le duc de Guise portait la prudence beaucoup plus loin que Branthôme ; car, à Dreux, il donnait son cheval de bataille et son armure à un sien écuyer, à qui cet honneur valut d’être criblé de vingt coups de pistolet.

Branthôme était encore dans l’état-major de François de Guise en 1563, au siége d’Orléans, où il vit arriver au my-diner son ancienne connaissance de Genève, Poltrot de Méré, quelques jours avant qu’il fît son coup. Le duc traitait Poltrot avec faveur, comme un déserteur de quelque importance ; ce jour-là, il le fit asseoir et manger avec lui. Nous devons à Branthôme la connaissance de plusieurs faits intéressants sur les derniers moments de François de Guise. Tout fanatique qu’il était, Poltrot n’ambitionnait pas de mourir pour « la cause, » et attendait l’occasion de trouver sa victime seule ou mal accompagnée. Or, le duc, après une reconnaissance, voulant retourner à son quartier général, à Olivet, passa le Loiret dans un petit bateau, avec trois ou quatre serviteurs seulement, n’ayant pas voulu qu’on dépensât quatre ou cinq cents écus à refaire le pont sur la rivière, qui aurait permis à son escorte de passer avec lui. « Espargnons, disait-il, l’argent de notre roy ; il en a assez de besoing ailleurs…, car un chascun le mange et le pille de tous côtés. » Cette honorable parcimonie le livra à son assassin. Mortellement blessé et déjà abandonné des chirurgiens, on lui amena un certain Saint-Just d’Alègre, qui s’offrit à le guérir au moyen de paroles ou autres sortiléges dont il disait avoir le secret. Le blessé, qui croyait aux arts magiques comme tous les hommes de son temps, refusa d’en faire usage, « aimant mieux mourir que de s’adonner à tels enchantements prohibés de Dieu. » Branthôme, qui questionna l’assassin, ne dit pas qu’il ait chargé l’amiral, et cependant il laisse clairement voir ses soupçons, partagés alors par tous les catholiques. Il entendit le jeune Henri de Guise, âgé de treize ans, jurer « qu’il ne mourrait pas avant qu’il n’eût vengé la mort de son père. »

L’assassinat de François de Guise fut suivi d’une paix, ou plutôt d’une trêve, entre les catholiques et les protestants, et les troupes réunies des deux factions naguère ennemies allèrent assiéger et prendre le Havre aux Anglais. Il ne paraît pas que Branthôme ait servi dans cette expédition.

En 1564, il entra dans la maison du duc d’Orléans, qui fut depuis Henri III, en qualité d’un de ses gentilshommes, à 600 livres de gages. Cette charge, qui n’avait rien de commun avec celle des mignons, lui ouvrait un accès à la cour, sans lui donner, comme il semble, beaucoup d’occupation, car il quitta bientôt après la France pour s’engager dans une expédition que les Espagnols préparaient contre les Barbaresques. Probablement les relations que Branthôme avait eues avec quelques seigneurs espagnols pendant son séjour à Naples l’avaient entraîné dans cette campagne, qui ne fut ni longue ni meurtrière. Une armée de 10,000 hommes, sous les ordres de D. Garcia de Tolède, attaqua en août 1564 le Penon de Velez, place assez forte, mais n’ayant pour toute garnison que 60 Turcs, qui s’enfuirent après les premières volées de canon. Le fort pris, la campagne fut terminée, et Branthôme alla débarquer à Lisbonne, où il fut reçu comme un gentilhomme de distinction et un héros vainqueur. Le roi dom Sébastien, qui allait bientôt apprendre à ses dépens que les Maures n’étaient pas des ennemis à dédaigner, se fit conter les détails de l’expédition, et donna à notre auteur son ordre du Christ. De Lisbonne, Branthôme se rendit à Madrid, et ne fut pas moins bien accueilli par la reine Élisabeth, charmée de voir un de ses compatriotes porteur de nouvelles assez fraîches de la cour de France. Elle pria le duc d’Albe de le présenter à son mari, Philippe II, à don Carlos et à don Juan d’Autriche. C’est à Branthôme que l’on doit les détails les plus exacts sur don Carlos, dont il paraît avoir bien connu l’esprit borné et le caractère sournois et malveillant. Au moment de repartir pour la France, il fut chargé par la reine d’Espagne d’une commission dont ni lui ni elle ne comprirent alors la portée. Il s’agissait de faire part à Catherine de Médicis du vif désir que sa fille avait de la revoir, et de lui proposer une entrevue à la frontière de leurs États. En réalité, Philippe II voulait détacher la France d’une alliance avec les insurgés des Provinces-Unies, et l’on croit que l’entrevue de Bayonne, en 1565, eut pour résultat de resserrer l’alliance de Catherine avec l’Espagne, et de redoubler ses rigueurs contre les calvinistes français, qui, bientôt poussés à bout, recommencèrent la guerre civile en 1567.

Branthôme rejoignit la cour en Provence, s’acquitta de sa mission, fut du voyage de Bayonne, et aussitôt après repartit pour une nouvelle expédition. Malte était attaquée par l’armée de Soliman, et la résistance héroïque de l’ordre de Saint-Jean excitait dans toute la chrétienté un enthousiasme religieux et chevaleresque. Vainement le grand-maître, Parisot de la Valette, s’était adressé à la France pour obtenir des secours. Le gouvernement de Catherine avait des traités avec la Porte, et depuis François Ier on s’était accoutumé à la regarder comme une alliée utile. Mais cette politique était hautement blâmée par la jeune noblesse, et les plus grands personnages de l’État ne s’y soumettaient eux-mêmes qu’avec répugnance. Catholiques ou protestants, nombre de jeunes gentilshommes, tout pleins des souvenirs des croisades, partaient pour Malte comme volontaires, brûlant de batailler contre les infidèles. Philippe Strozzi, entre autres, commandant le régiment des gardes, obtint un congé, sans prendre beaucoup de peine pour cacher la manière dont il voulait l’employer. Branthôme, son frère cadet, le baron d’Ardelay, M. de Brissac, le fils du maréchal, et quelques autres, se mirent de la partie, et tous ensemble se cotisèrent pour lever un régiment de 8 à 900 hommes, vieux soldats qu’ils prirent à leur solde et dont ils se partagèrent le commandement. Tandis que les soldats étaient dirigés par mer vers la Sicile, où était le rendez-vous général de l’expédition, Branthôme, avec ses amis, traversa l’Italie pour les rejoindre. Il s’arrêta d’abord à Milan, et s’équipa avec tout le luxe possible dans cette ville, très-renommée pour ses fabriques d’armures et d’arquebuses. Il fit encore quelque séjour à Naples, où il revit la marquise del Vasto et en fut reçu aussi bien que la première fois ; mais tous ces retardements eurent pour effet que les volontaires et leur régiment n’arrivèrent à Malte qu’après la levée du siége.

Là, Branthôme eut quelque velléité d’entrer dans l’ordre de Saint-Jean ; mais il en fut dissuadé par son ami Strozzi, qui lui démontra que les grands événements qui se préparaient en France lui fourniraient de plus belles occasions de faire fortune. Il quitta Malte sur une galère de l’ordre, espérant qu’il pourrait toucher à Naples et se retrouver encore dans l’agréable compagnie de la marquise del Vasto ; mais le vent le porta à Terracine, et il fallut y débarquer. À Rome, où il se rendit ensuite avec ses compagnons, le pape accueillit avec les plus grands honneurs les nouveaux croisés. Quelques protestants de la bande ayant fait gras un jour maigre, ou peut-être donné un plus grand scandale, le Saint-Père arrêta les poursuites du saint-office et ferma les yeux sur l’étourderie de ces jeunes gens. Branthôme, qui se permet parfois des suppositions hardies contre les gens d’église, insinue que la présence de quelques vaisseaux turcs en vue d’Ostie aurait pu déterminer le Saint-Père à ménager de vaillants soldats dont bientôt peut-être il aurait besoin. Nous aimons mieux ne voir dans la conduite de Pie V qu’un effet de sa douceur et de sa bénignité naturelles. Trop bon catholique pour manger de la chair le vendredi, Branthôme se contentait de « donner chez les dames romaines, » pour parler comme Molière, ou de voisiner chez elles, comme disent les Italiens. Une beauté célèbre, qu’il avait trouvée cruelle à son dernier voyage, lorsque ses 500 écus tiraient à leur fin, se montra repentante et douce maintenant qu’il revenait avec une bourse assez bien garnie. D’ailleurs la dame s’était mariée dans l’intervalle, à un galant homme qui était bien aise d’avoir pour amis des étrangers de distinction.

Avant de revenir en France, Branthôme s’arrêta quelques semaines à Milan, pour se perfectionner dans l’art de l’escrime, à l’école d’un maître fameux nommé le Grand Tappe. Nous avouerons à regret qu’il nous a été impossible de savoir s’il devait cette épithète honorable à son génie, comme Alexandre et Pompée, ou seulement à sa taille. Tout en ferraillant, notre auteur méditait alors une expédition nouvelle. Il était cruel d’être allé à Malte sans voir de Turcs, mais on en trouvait beaucoup en Hongrie, où tous les ans ils venaient butiner. On annonçait pour cette année une invasion formidable, et l’Allemagne était sous les armes. En arrivant à Venise, pour de là gagner la Hongrie, Branthôme apprit la mort de Soliman, et aussitôt il jugea que les infidèles laisseraient les chrétiens en repos pour quelque temps. Toutes les occasions de faire la guerre lui échappant, il prit le parti de retourner en France. En passant par le Piémont, il alla présenter ses hommages à madame Marguerite de France, duchesse de Savoie, dont il se prétendait un peu parent. Cette princesse, toujours bienveillante pour ses compatriotes, jugea que de sa croisade notre auteur rapportait une bourse assez plate, et lui offrit 500 écus. Branthôme répondit qu’il avait assez d’argent pour achever son voyage, fierté rare pour le temps, et que nous citons avec plaisir, comme une preuve de ses sentiments élevés. À cette époque, peu de gentilshommes, même plus riches que Branthôme, auraient imité son désintéressement.

Toujours tourmenté de l’envie de faire la guerre, Branthôme avait résolu de s’enrôler sous la bannière d’un général qui ne laissait guère chômer ses soldats. Il allait offrir en Flandre ses services au duc d’Albe, lorsque la guerre civile, éclatant en France, vint donner ample satisfaction à son humeur aventureuse. Il obtint du roi la permission de lever deux compagnies d’infanterie. Soit que l’argent lui manquât, soit par tout autre motif, il n’en recruta qu’une seule ; mais il eut soin de faire valoir son titre de commandant de deux compagnies, titre aussi singulier alors qu’aujourd’hui, qui était moins que celui de mestre de camp, c’est-à-dire colonel, mais plus que celui de capitaine. « Il n’en coûte rien, dit le baron de Fæneste, d’appeler les choses par noms honorables. » Après la bataille de Saint-Denis, où Branthôme assista sans avoir grand’chose à faire, car la cavalerie des deux armées fut presque seule engagée, il fut envoyé en Auvergne avec sa compagnie, et prit part à quelques affaires assez chaudes. En 1568 il se trouvait en garnison à Péronne, mécontent de la cour, comme il semble, pour une cause qu’il n’a pas voulu nous faire connaître. Probablement les protestants en furent informés, et lui dépêchèrent Theligny, gendre de l’amiral, et de longue date ami de Branthôme, dans l’espoir de le débaucher à leur cause. On lui offrait, s’il voulait livrer Péronne, de lui donner le gouvernement de la ville, et de lui garantir la possession de cette charge à la paix, selon l’usage du temps, où tous les traités commençaient par des stipulations en faveur des transfuges. Branthôme refusa nettement, mais sans se brouiller avec Theligny, circonstance qui ne diminue en rien le mérite de son action, mais qui peint le désordre d’un temps où sans se déshonorer on pouvait faire des propositions semblables. La paix qu’on appela si justement la Malassise fut conclue, et Branthôme revint à la cour, où il fut nommé gentilhomme ordinaire du roi. Il assistait en cette qualité à une espèce de petite guerre sur la Seine, où plusieurs barques assaillaient une galère montée par le roi. Bien que le combat se livrât d’après un programme réglé d’avance, les accidents ne pouvaient manquer en ce jeu de mains. Le baron de Montesquiou, capitaine des gardes du duc d’Anjou, poussé dans l’eau par Fervacques, se serait noyé sans Branthôme, qui le saisit et le tira dans la galère. On sait quelle influence eut ce petit événement. Quelques mois plus tard, Montesquiou assassinait le prince de Condé à Jarnac. Il appelait toujours Branthôme son père, qui n’était pas trop embarrassé d’avoir un tel fils.

Les troisièmes guerres civiles éclatèrent en 1569. Branthôme fit une partie de la campagne, non plus à la tête de sa compagnie, qu’il avait résignée dans un jour de mauvaise humeur, mais dans l’état-major de Monsieur, général de l’armée royale. Il nous semble douteux qu’il ait assisté aux batailles de Jarnac et de Moncontour. Dès le début de la campagne il avait été atteint d’une fièvre intermittente, et bientôt obligé de se retirer dans son abbaye. Elle était alors fort exposée, le Périgord étant envahi par le gros des forces calvinistes. Ce fut à peu de distance de Branthôme que les reîtres allemands commandés par le duc de Deux-Ponts firent leur jonction avec l’armée de l’amiral. Tous les chefs protestants, moins le duc, qui mourut d’indigestion en arrivant, se logèrent dans l’abbaye, où se trouvèrent à la fois Henri IV, âgé de seize ans, son cousin le prince de Condé, les princes d’Orange et de Nassau, et l’amiral lui-même. La courtoisie de l’abbé commendataire, ses relations anciennes avec les chefs protestants, valurent à l’abbaye un traitement auquel les moines ne s’attendaient guère. On ne pilla point, on ne cassa pas les verrières, on ne mutila pas les statues des saints, exploits ordinaires des réformés ; bien plus, on permit aux religieux de dire leurs offices comme à l’ordinaire. Coligny s’entretint familièrement avec Branthôme, qui était parent de sa femme, Charlotte de Laval, sœur d’Antoinette de Daillon, grand’mère de Branthôme. Il semblait profondément dégoûté de la guerre civile, résolu pourtant à ne déposer les armes que lorsqu’il aurait obtenu la liberté de conscience pour ses coreligionnaires.

Guéri de sa fièvre, Branthôme fut vivement pressé par Lanoue de l’accompagner en Flandre, où on l’invitait à guerroyer contre les Espagnols à la tête de l’armée des États. On se rappelle que peu auparavant Branthôme songeait à prendre du service parmi les Espagnols contre les Flamands insurgés ; mais, pourvu qu’il vît du pays et qu’il se trouvât avec des camarades, il ne tenait guère au drapeau sous lequel il devait combattre. Pourtant il donna la préférence à Strozzi, qui, de son côté, méditait une expédition en Amérique. Il ne se proposait rien moins que de conquérir ou de rançonner le Pérou, entreprise moins facile alors qu’elle ne le fut un siècle plus tard, lors des étonnants exploits des flibustiers, mais qui offrait à une imagination aventureuse toutes les tentations de gloire et de butin. Les préparatifs de l’armement durent être surveillés par Branthôme, qui paraît avoir été assez entendu en matière de navigation. Cet armement le retint à Brouage pendant une partie des années 1571 et 1572, et il eut le bonheur de ne pas voir la Saint-Barthélemy. Pendant qu’il s’occupait à Brouage des affaires de Strozzi, celui-ci se conduisit mal à son égard, et Branthôme, d’ailleurs sans s’expliquer catégoriquement, l’accuse d’avoir trahi les lois de l’amitié. Quelques biographes ont cru que, pendant que notre auteur était à Brouage, Strozzi cherchait à épouser madame de Bourdeilles, sa belle-sœur. Il se peut qu’il lui fit la cour, mais l’épouser était impossible, car André de Bourdeilles, frère de Branthôme, était encore vivant. Ce qui paraît incontestable, c’est que Strozzi, fort égoïste, ne s’occupait nullement de la fortune de son ami ; il en exigeait beaucoup, et ne le payait pas de retour. Dans un moment de dépit, Branthôme voulut quitter Brouage et s’engager dans l’armée de don Juan d’Autriche, pour la campagne navale qui se termina par la bataille de Lépante, mais Strozzi lui fit faire commandement par le roi de demeurer en France. Branthôme nous dit qu’à cette époque il avait à se plaindre d’un grand, qu’il ne nomme point ; on hésite entre Monsieur (Henri III) et le duc de Guise, grands tous les deux, tous les deux courtisés par Branthôme et protecteurs fort tièdes à son endroit.

Le siége de la Rochelle, dernier asile des réformés après la Saint-Barthélemy, tira Branthôme de sa retraite. Il en a parlé longuement, et s’y montre commensal de Strozzi, qui commandait les gardes françaises, et familier de Monsieur et du duc de Guise, alors liés d’une étroite amitié. Le siége fut, comme on sait, long et pénible, surtout pour l’armée royale. Branthôme y revit Henri IV, espèce d’otage qu’on menait combattre contre ses anciens amis. Notre auteur lui prêta la première arquebuse qu’il eût tirée sur des Français. Très-probablement Branthôme n’y entendait pas malice, mais le duc de Guise et Monsieur étaient charmés de compromettre ainsi leur prisonnier. De son côté, Henri IV aimait la poudre et tirait pour tirer. On tenta une escalade sur une brèche mal faite, et Strozzi, qui commandait l’attaque, fut culbuté dans le fossé. Branthôme, qui le suivait à quelques échelons de distance, aida à le retirer de dessous les morts et les pierres éboulées. Il reçut dans cette affaire plusieurs arquebusades dans son armure. Une autre fois il fut couvert du sang et de la cervelle d’un de ses camarades, atteint d’un boulet. Il avait des amis partout et était beau parleur. Pendant une trêve qui suivit l’assaut repoussé par les Rochellois, les assiégés plantèrent sur un de leurs bastions six drapeaux enlevés par eux aux troupes royales, comme pour les défier d’aller les reprendre. Branthôme persuada aux Rochellois de faire disparaître ces trophées, qui exaspéraient les soldats catholiques et qui pouvaient empêcher un accommodement : car, malgré les assauts et les sorties continuels, on traitait toujours. Le siége finit enfin par un traité médiocrement honorable pour l’armée assiégeante.

La paix ramena Branthôme à la cour, où nous le retrouvons assidu auprès de la reine-mère, auprès du jeune duc de Guise, accueilli par eux comme un homme aimable et un ami sûr, mais aussi comme un homme sans importance. On ne parvenait guère à cette époque qu’en se faisant craindre.

En 1574, il alla au-devant de Henri III, qui laissait le trône de Pologne pour celui de France, le rejoignit à Lyon et eut l’honneur de le débotter. Cependant la guerre civile s’était rallumée dans le Midi ; tandis que les royalistes faisaient le siége de Lusignan, Branthôme fut dépêché de Lyon en Saintonge auprès de Lanoue, son ami, chef des réformés, pour quelque négociation dont il ne nous a pas fait connaître le but. Selon toute apparence, il s’agissait de propositions de paix qui pour lors ne paraissent pas avoir été acceptées.

Après le sacre de Henri III à Reims, où il assista en vertu de sa charge, en 1575, il fut sollicité de nouveau par Lanoue, qui, libre enfin de la guerre civile, allait prendre en Flandre le commandement de l’armée des États. Branthôme refusa encore ; mais, apprenant, la veille de son départ, que l’ambassadeur d’Espagne avait aposté des gens pour assassiner Lanoue, il se constitua son garde du corps, et le ramena à son logis avec une escorte de domestiques bien armés. Ces occasions étaient assez fréquentes à la fin du xvie siècle, et quelques années auparavant il avait rendu le même service à Bussy d’Amboise, son parent, mal vu du roi et obligé de s’exiler. Peu s’en fallut que cette hardiesse n’entrainât Branthôme dans la disgrâce de Bussy.

Cette même année 1575, il obtint un succès flatteur pour son amour-propre : il fit un évêque ; c’était un sien cousin, François de Bourdeilles, qu’à sa sollicitation le roi nomma au siége de Périgueux. Mais Branthôme n’avait pas la main heureuse : le nouvel évêque se montra peu reconnaissant ; Branthôme l’accuse d’ingratitude, et l’appelle « un âne bâté, et caparaçonné quand il avait sa chape. »

L’année suivante, il accompagna la reine-mère dans le voyage qu’elle fit en Poitou pour ramener le duc d’Alençon, brouillé avec la cour et en traité avec les protestants. Il fit encore partie de la suite de cette princesse en 1578, lorsqu’elle conduisit en Navarre sa fille Marguerite de Valois.

Au milieu des plaisirs de la cour, Branthôme n’oubliait pas ses amis malheureux. Lanoue, en Flandre, s’était fait battre par les Espagnols, et il était leur prisonnier, durement traité, comme hérétique et chef des rebelles. La cour de France, qui le haïssait et le craignait, ne faisait aucune démarche pour adoucir sa captivité. Branthôme sollicita le roi à plusieurs reprises et avec beaucoup de hardiesse ; il s’adressa également à tous les personnages qui pouvaient avoir quelque influence ; mais de tous les côtés ses efforts furent inutiles.

Le frère aîné de Branthôme, André de Bourdeilles, mourut en janvier 1582. Il était sénéchal et gouverneur du Périgord, capitaine de 50 hommes d’armes des Ordonnances, chevalier de l’ordre et conseiller privé. Pendant les guerres civiles, sa fidélité ne s’était jamais démentie, et il avait rendu de véritables services en conservant au roi une province souvent menacée par l’ennemi. Branthôme demanda à Henri III la survivance de la charge de sénéchal du Périgord pour son neveu, le fils d’André de Bourdeilles, garçon âgé de neuf ans à peine. Il est assez difficile de le croire lorsqu’il nous dit qu’il n’ambitionnait pas cette charge pour lui-même « et qu’il s’en souciait comme d’une prune (tridet). » Il prétendait seulement, assure-t-il, garder la charge pour son neveu, par respect pour les droits de la branche aînée, de même que plus tard, en s’attachant à la veuve d’André et l’empêchant de contracter un nouveau mariage, il conserva dans sa famille les biens considérables de cette dame. Quoi qu’il en soit, le roi comprit qu’il était impossible de confier une charge importante à un enfant de neuf ans, et il dit à Branthôme qu’il la lui donnerait à lui-même, ajoutant obligeamment que plus tard il lui permettrait de s’en défaire en faveur de son neveu. Peu de jours après, au moment d’expédier le brevet, le roi apprit qu’André de Bourdeilles avait déjà disposé de la sénéchaussée de Périgord en faveur de son gendre, le vicomte d’Aubeterre. Il avait élevé ce gentilhomme, fils d’un chef protestant fameux, le même que Branthôme avait trouvé faisant des boutons à Genève en compagnie de Poltrot, l’avait converti et lui avait donné sa fille. Par son testament, il laissait à cette fille dix écus seulement ; mais dans son contrat de mariage il s’était obligé à résigner sa charge au vicomte d’Aubeterre, avantage qui devait lui tenir lieu de complément de dot et de legs. Le roi se crut obligé de respecter les dernières volontés d’André de Bourdeilles, et Branthôme en fut piqué au vif, plutôt, dit-il, pour l’affront personnel que pour le dommage fait à sa famille ; car le vicomte d’Aubeterre annonçait l’intention de céder sa charge à Henri de Bourdeilles, fils d’André, lorsqu’il serait en âge de l’exercer. Le roi s’excusant, Branthôme lui dit : « Vous m’avez donné, ce coup, grand subject de vous faire jamais service comme j’ay faict. » En sortant du Louvre, il jeta sa clef de chambellan dans la Seine, et pendant quelque temps il ne parut plus chez le roi ; pourtant il continuait de faire sa cour à la reine-mère.

Mécontent de son maître, mécontent des Guises, qu’il accuse de payer mal le dévouement de leurs créatures, Branthôme fut tenté un instant de s’attacher à la fortune du duc d’Alençon, prince ambitieux et hardi jusqu’à la témérité, qui flattait tour à tour les protestants et les catholiques pour se faire un parti et profiter de l’anarchie générale. Arrivé à la maturité de l’âge, Branthôme commençait à s’apercevoir qu’il avait employé ses plus belles années d’une manière assez inutile à sa fortune. Satisfait de l’apparence, il avait négligé la réalité. Il avait recherché avec passion la familiarité des grands ; mais il leur avait trop laissé voir qu’un sourire et quelques bonnes paroles suffisaient pour assurer son dévouement. Il avait affecté une insouciance cavalière pour les honneurs, et on l’avait pris au mot. Cependant il voyait ses anciens camarades pourvus de charges considérables, devenus de grands seigneurs, tandis que lui, ami de tout le monde, était traité par tous comme un personnage sans conséquence. Longtemps bien venu auprès des dames, après beaucoup de galanteries, il demeurait sans établissement à un âge où il lui devenait plus difficile de former une liaison légitime, et presque ridicule de chercher des aventures. Dans ces sombres pensées, il se souvint de l’accueil qu’il avait reçu à différentes reprises de plusieurs grands seigneurs espagnols. Les connaissant moins à fond que les Français, il était disposé à les juger plus favorablement. La gravité castillane, si opposée à la légèreté française, lui semblait une preuve de bonne foi et de sincérité. La fortune du connétable de Bourbon, et, pour ne pas élever si haut ses visées, celle de Le Peloux, serviteur de ce prince, comblé d’honneurs par Charles-Quint et ramené par lui en France comme pour y braver son ancien maître, maint autre exemple de défections magnifiquement récompensées, lui revinrent en mémoire, et il nous avoue qu’il songea sérieusement à offrir ses services à l’Espagne contre sa patrie. À la vérité, il ne pouvait se flatter d’apporter un grand poids dans la balance, et, quelque bonne opinion qu’il eût de son mérite, il n’osait guère espérer que le prudent Philippe II estimât à un bien haut prix une épée encore assez peu connue. Cependant il avait navigué, pratiqué les ports de l’ouest de la France et ceux de la Méditerranée ; chargé de diriger les armements de Strozzi à Brouage, il avait recueilli beaucoup de documents précieux sur l’état de notre marine et de nos ports ; il se proposait d’étudier de nouveau les points faibles de nos côtes, et, muni d’un plan de surprise de sa façon, d’aller le présenter au gouvernement espagnol. Pour traverser la frontière, il comptait demander la permission du roi ; mais il était résolu à s’en passer, si on la lui refusait. Un accident qui paraît lui être arrivé vers 1584, et sur lequel nous reviendrons dans la suite, le préserva de cette trahison. Un cheval « dont le malheureux poil blanc » présageait quelque accident, superstition qui se conserve encore parmi nos cavaliers, qui se défient d’un cheval à quatre balzanes, se renversa sur lui et lui fracassa les reins. Il dut passer quatre ans entiers dans son lit, et tout le reste de sa vie il demeura infirme et souffrant. Dans son malheur il trouva une amitié dévouée. La veuve de son frère André fut sa garde assidue, et lui prodigua les soins les plus empressés. Branthôme, qui oublie souvent les confidences qu’il nous a faites pour se vanter de ses bonnes ou mauvaises actions, se fait un mérite d’avoir été toujours une garde vigilante auprès de madame de Bourdeilles, de l’avoir empêchée de se remarier et de porter dans une autre famille sa fortune, qui était considérable pour le temps. On peut se demander qui des deux gardait l’autre et de quel côté était le dévouement à la famille.

Depuis son accident, Branthôme paraît avoir demeuré ou dans son abbaye, ou aux environs. Son oisiveté forcée nous a valu probablement ses volumineux ouvrages. Cloué sur un lit de douleurs, il trouva quelque soulagement à écrire ses souvenirs et ses réflexions. Il variait ses distractions par de nombreux procès contre ses parents, ses voisins, et les moines de son abbaye. Plaideur acharné, dans son testament il lègue des procès à ses héritiers et leur recommande de poursuivre ses adversaires à outrance. Sauf un commerce littéraire avec quelques beaux esprits du temps et quelques personnages illustres, entre autres la reine Marguerite, pour laquelle il professait une admiration chevaleresque, il cessa toutes relations avec le monde où il avait toujours vécu. On devine par ses ouvrages et par les railleries d’un écrivain calviniste, qu’il avait un secret penchant pour la Ligue, et peut-être l’a-t-il servie à sa manière, car d’Aubigné lui donne une petite place, celle de porteur de sonnettes, dans sa caricature de la procession catholique qui eut lieu pendant le siége de Paris. Il mourut le 15 juillet 1614, dans un oubli profond, sans que ses héritiers songeassent à exécuter un des articles de son testament qui prescrit de publier ses manuscrits, et sans que les personnes auxquelles ils furent sans doute communiqués se soient avisées d’y ajouter un commentaire, qui serait pour nous si intéressant.

Ce qu’on vient de lire de la vie de Branthôme doit disposer à l’indulgence pour ses écrits. Il faut attribuer à la maladie de l’auteur l’amertume de certaines de ses réflexions, et la gaîté qui l’emporte presque toujours mérite d’autant plus d’être remarquée qu’elle n’a pu être vaincue par la souffrance.

Sauf une manière parfois un peu avantageuse de présenter les faits qui le concernent, Branthôme nous paraît remarquablement sincère ; peut-être parce qu’il était de ces gens qui, ayant toujours besoin de parler d’eux-mêmes, aveuglés d’ailleurs par leur amour-propre, disent le bien comme le mal, incapables de dissimuler, car toute action où ils ont pris part leur paraît digne de mémoire.

Notons pourtant deux points à la louange de Branthôme. Il écrivit, comme on sait, un livre sur les duels, et il est évident qu’il affectionnait beaucoup ce sujet ; cependant, il ne nous a jamais parlé d’une affaire qui lui fût personnelle, et à l’époque où il vivait cela peut passer pour une singularité. Il fallait qu’il fût doué d’une politesse et d’une douceur de mœurs dont la cour de France présentait alors bien peu d’exemples.

Il a également écrit sur l’amour et la galanterie, fort au long et avec complaisance, sans jamais faire allusion à ses bonnes fortunes ; on doit lui savoir gré de sa discrétion. En outre, lorsqu’il a parlé des dames de son temps et de leurs aventures, ç’a toujours été avec une certaine réserve, non peut-être dans les termes, mais dans les précautions qu’il a prises pour qu’on ne pût reconnaître les personnages de mainte anecdote scandaleuse qu’il raconte. Il nous paraît vraisemblable qu’il n’a écrit que pour quelques personnes bien instruites, dont il voulait seulement réveiller les souvenirs, sans répandre le scandale où il n’avait pas pénétré.

Le plus grand reproche que la postérité puisse adresser à Branthôme, c’est non point un fait, mais une pensée de trahison. Il ne faut pourtant pas le juger avec la rigueur que mérite aujourd’hui le Français qui vend ses services à l’ennemi. De son temps, les gentilshommes prétendaient encore à une complète indépendance, et se croyaient libres de changer de suzerain lorsqu’ils avaient à se plaindre du maître que le hasard de la naissance leur avait donné. Au xive siècle il y avait en Castille, à l’usage des Ricos omes, une procédure particulière pour se dénaturer, c’est-à-dire pour changer de roi et de patrie. Bien qu’en France on ne trouve point de trace d’une semblable coutume, est-il surprenant qu’à la fin du xvie siècle, après trois guerres civiles où les deux partis avaient appelé l’étranger à combattre pour leurs querelles, le sentiment du devoir fût très-affaibli dans tous les cœurs ? Il y avait alors quantité de gentilshommes dont l’honneur n’avait jamais été soupçonné, qui, à la tête de reîtres allemands, avaient sabré leurs compatriotes, qui pouvaient même avoir croisé l’épée contre leur roi ou les princes de sa maison. Branthôme, lorsqu’il était, à Lyon, de service auprès de Henri III, avait entendu la fière réponse du baron de Montbrun, chef des protestants dauphinois. — Nous sommes en guerre, disait-il, et je ne connais plus les ordres du roi lorsque j’ai le cul sur la selle. » Remarquons encore qu’à cette époque la patrie était un mot à peu près vide de sens ; on ne connaissait guère alors cet être de raison, ou bien il fallait le confondre avec l’amour du souverain, et la France avait pour rois Charles IX et Henri III.

Les opinions exprimées par Branthôme sur les choses et les hommes fournissent souvent au lecteur l’occasion de comparer son époque à la nôtre. Dans tous les cas, il faut se garder de juger les actions des hommes du xvie siècle comme nous jugeons celles du xixe. Nous ne sommes pas de ceux qui croient que nos aïeux valussent beaucoup mieux que nous ; nous ne pensons pas non plus que nous leur soyons très-supérieurs en moralité. Il n’y a pas de nation probablement qui ait moins changé que les Français ; leur portrait par César est encore ressemblant, et, pour remonter plus haut que César et Posidonius, les Gaulois vainqueurs à l’Allia ne sont-ils pas bien nos aïeux ? Pour réfuter l’outrecuidance de Niebuhr à refaire l’histoire romaine, il suffit de lire dans Tite-Live les détails de la prise de Rome. Les vieux annalistes qu’il a transcrits n’ont pas composé un roman lorsqu’ils ont trop exactement noté ce trait caractéristique de notre nation, qui passe si facilement de l’enthousiasme à l’ironie, du respect à l’insulte et à la fureur. Quoi de plus français que cette avant-garde de Brennus s’arrêtant saisie de vénération devant les vieux sénateurs assis dans leurs chaires curules ? Puis vient leur loustic, un enfant de Lutèce, sans aucun doute, qui leur tire la barbe. On sait le reste.

On retrouve dans Branthôme les descendants de ce gamin irrévérencieux, et nombreuse est encore sa postérité. Elle a ses bons comme ses mauvais côtés, et n’est jamais pire que lorsqu’elle est sans chef pour lui montrer un noble but. Au xvie siècle, la France n’avait point de chef ; si les lois ne faisaient faute, il n’y avait personne pour les faire exécuter. Le manque de sécurité, obligeant chacun à pourvoir à sa propre défense, explique, sans les justifier, une grande partie des crimes de cette époque. Avoir un ennemi, c’était alors courir le risque continuel d’un guet-apens, et, pour s’en garantir, on cherchait à gagner son adversaire de vitesse. Le duel, qui commençait à être très-fréquent, et qui remplaçait les combats judiciaires ou autorisés par le souverain, le duel eût été un adoucissement à cette pratique de l’assassinat ; mais on voit par ce qu’en dit Branthôme, que les casuistes courtisans étaient fort indulgents sur cet article, et lui-même, qui montre une délicatesse singulière en matière d’honneur, ne condamne pas formellement le duelliste qui s’arrange pour mettre toutes les chances de son côté. Il est évident qu’à la fin du xvie siècle on ne se battait pas comme aujourd’hui, pour prouver qu’on fait plus de cas de l’opinion que de la vie ; on se battait pour se venger ou se défaire d’un ennemi.

Cette sauvagerie développait à un haut degré l’énergie individuelle ; elle formait des amitiés solides, mais elle ôtait à l’opinion tout son pouvoir. La société se divisait en petits groupes bien unis, chacun autour d’un protecteur. Patrons et clients, sentant le besoin qu’ils avaient les uns des autres, ne connaissaient guère d’autres crimes que ceux qui pouvaient nuire à leur association. C’était alors comme une trahison que d’abandonner un ami coupable, et presque un devoir de l’aider dans ses entreprises les plus criminelles. Nous ne parlons pas de ces duels où l’on entraînait, comme à une fête, des seconds ou des tiers qui s’égorgeaient bravement sans avoir rien à démêler dans la querelle. Il n’y avait pas, au temps de Branthôme, un gentilhomme assez abandonné pour ne pas trouver au besoin un camarade ou deux lorsqu’il s’agissait d’attendre un homme au coin d’une rue pour lui casser la tête. Le monde des indifférents n’y trouvait rien à gloser ; tout au plus un regret pour le mort ; parfois un éloge pour la hardiesse des meurtriers, s’ils s’étaient attaqués à quelque brave reconnu.

Les relations, fréquentes depuis le commencement du siècle, entre la France et l’Italie, avaient eu aussi une funeste influence sur les mœurs. On dit que la renommée des vins d’Italie détermina nos ancêtres les Gaulois, grands ivrognes, à passer les monts. Pour les Français du xvie siècle l’Italie avait bien d’autres attractions. Les soldats de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, arrivant dans les plaines qu’arrose le Pô, ne furent pas sans doute moins délicieusement surpris que ceux de Brennus. Ils y trouvèrent toutes les séductions que la nature, les arts, une civilisation raffinée, pouvaient offrir à des hommes ardents à tous les plaisirs et qui croyaient les rencontrer pour la première fois. Une langue facile, dont les nombreux dialectes se confondent par une transition presque insensible avec ceux de nos provinces méridionales, favorisait les rapports des conquérants avec les gens du pays. L’Italie donna la mode ; les gentilshommes de Touraine ou de Normandie portaient des toques à la guelfe ou à la gibeline, revêtaient des armures de Milan, montaient des chevaux du Règne ou de la Polesine ; ils voulaient avoir des loges dans leurs châteaux du Nord, au risque de périr de froid. Jusque-là le mal n’était pas grand ; mais il était impossible que ces admirateurs enthousiastes n’imitassent pas bientôt jusqu’aux mœurs de ceux qu’ils avaient pris pour maîtres. Or, la plus épouvantable anarchie régnait alors dans la Péninsule ; partout le pouvoir appartenait au plus scélérat et au plus rusé. L’Italie était en proie à la dernière des calamités qui puisse accabler une nation, car elle servait de champ de bataille aux barbares et ne se défendait que par des armes étrangères. Les Italiens avaient tous les vices des esclaves et s’en faisaient honneur. Ils avaient des professeurs de politique qui apprenaient, avec le plus grand respect pour la logique et le plus grand mépris pour la morale, l’art de gouverner les peuples. « Tous les hommes sont méchants, disaient-ils, et ce serait une duperie que de se conduire avec eux comme s’ils étaient honnêtes. L’important, c’est d’être fin et d’être préparé à tout événement. Si vous avez besoin de vous débarrasser d’un homme gênant, expédiez en même temps sa famille, pour n’avoir plus l’inquiétude d’une vengeance à venir ; expédiez-les tous le même jour ; quel que soit le nombre des victimes, cela ne compte que pour un coup… » Et il existait en Italie, à cette époque, bien d’autres professeurs que Machiavel, non tous aussi bien disants sans doute, mais qui joignaient la pratique à la théorie : petits tyrans ayant leurs sicaires à gages, cultivant la chimie pour fabriquer des poisons ; d’ailleurs gens d’esprit, amis des arts et des lettres, les encourageant, et tenant leurs petites cours avec une grâce et une magnificence qui charmaient. Tels étaient les princes et les seigneurs italiens auxquels nos Français eurent affaire ; et comme nous pardonnons tout à l’esprit, nous nous primes d’admiration pour ces monstres aux formes séduisantes : témoin le bon Chevalier sans peur et sans reproche, qui fit choix pour dame de ses pensées d’une personne accomplie, c’est à savoir, madame la duchesse de Ferrare, Lucrèce Borgia ; il porta toujours ses couleurs, gris et noir, et l’aima chevaleresquement et platoniquement. Tous les chevaliers français n’étaient pas des héros naïfs comme Bayard, et beaucoup rapportèrent dans leur pays d’autres souvenirs qu’un amour platonique. Il leur arriva ce qui arrive aujourd’hui aux sauvages limitrophes des Européens : ils prirent des vices inconnus, croyant se civiliser.

Le contact avec les Italiens n’altéra pas moins sensiblement la foi de nos pères, simple et irréfléchie dans sa sincérité. Des souverains pontifes tels qu’Alexandre VI et Jules II étaient pour elle des adversaires plus dangereux que Luther et Calvin. Le plus grand nombre échangea ses vieilles croyances pour des superstitions nouvelles ; mais à l’école des philosophes sceptiques de l’Italie se forma une petite secte de libres penseurs, qui, armés de la terrible raillerie gauloise, devait achever de porter le désordre dans les esprits.

Des rapports que la guerre établit entre deux peuples il résulte d’ordinaire un échange de vices plutôt qu’un échange de vertus ; chacun imite le mal plus facilement que le bien. Cependant, malgré les influences étrangères, le caractère national se conserve et reparaît toujours sous l’affublement d’emprunt dont il se déguise par caprice ou par accident. Nos politiques avaient beau étudier Machiavel et chercher à pratiquer les leçons qu’il donne dans le Prince, le fruit d’une semaine de dissimulation était perdu par un instant d’étourderie. Patience et prudence, passion, haine et ruse, ces vertus et ces vices italiens n’étaient pas à notre usage. Un franc Picard, un Parisien, après avoir repassé les Apennins et les Alpes, rapportait de l’acqua tofana et des stylets de verre. Même, blessé par un quolibet de son voisin, il se figurait qu’il avait un ennemi, tirait de sa malle ses dangereux instruments de mort ; mais avant tout il éclatait en menaces, prévenait le quartier, et cependant les deux ennemis oubliaient, le soir, de tourner les coins de rue al largo, comme le recommande Benvenuto Cellini ; ils se rencontraient en plein jour, se battaient à la chaude, ou allaient trinquer ensemble dans un cabaret voisin.

Grand voyageur et admirateur décidé des cours étrangères, Branthôme, après avoir fait tout ce qu’il put pour s’inoculer des vices élégants, n’en est pas moins resté un Français de la vieille roche, avec tous les défauts de son pays et de sa province, bonhomme au fond, quoique un peu insouciant du mal comme du bien. Pour nous, qui cherchons dans ses ouvrages une peinture fidèle des mœurs du xvie siècle, cette indifférence a son prix : elle nous garantit l’exactitude de ses portraits.

Nous devons dire quelques mots du style de Branthôme, ou plutôt de sa langue. En écrivant à la cavalière, comme il dit, il ne visait pas à l’éloquence, et peut-être avait-il la prétention, assez fréquente chez nous, de faire des livres sans être homme de lettres. Sa langue, à notre avis, est le parler courtisanesque de son temps ; mais la cour, étant alors presque nomade, et fréquentée par un grand nombre d’étrangers, avait un vocabulaire beaucoup plus riche et moins pur qu’il ne le fut depuis. En parlant tout à l’heure des influences de l’Italie, nous aurions dû citer celle qu’elle exerça sur la langue française. Tout idiome encore rude et inculte, emprunte avidement des mots à un langage plus poli et travaillé. Le xvie siècle fut pour le français une époque de révolution. Tandis que les érudits y introduisaient une foule de latinismes, voire d’hellénismes de formes inconnues au génie gaulois, les gens de guerre rapportaient d’au delà des Alpes force mots nouveaux, estropiés pour la plupart, qui formèrent une espèce de jargon adopté aussitôt par le monde élégant. Il fallut, pour arrêter cette double invasion de la pédanterie et de la barbarie, le bon sens et la verve ironique d’écrivains tels que Rabelais et Henri Estienne, nourris de fortes études classiques, mais vivant parmi le peuple, excellent conservateur du langage.

À son français italianisé, Branthôme mêle encore quelques bribes d’espagnol, et surtout une grande quantité de mots gascons et périgourdins : car ni ses voyages, ni sa résidence à la cour, ne lui firent jamais perdre ses habitudes d’enfance. Son gascon n’est pas ce qu’il nous a laissé de plus facile à interpréter, et nous ne sommes pas assuré qu’il est toujours bien traduit.


1858.
  1. Le nom de Branthôme est l’objet d’un grand nombre de variantes orthographiques. On le voit dans les différentes éditions, sous la plume des secrétaires de l’auteur, dans ses manuscrits autographes, écrit de huit manières : Brantholme, Branthosme, Branthôme, Branthome, Brantolme, Brantosme, Brantôme, Brantome. Nous avons adopté Branthôme. Mais ces trois modes : Brantholme, Branthosme, Branthôme, peuvent passer pour n’en faire qu’un, soumis aux changements indispensables que le temps apporte. Les premiers éditeurs donnèrent la préférence à Brantome ; de notre temps on a choisi Brantôme (éd. Monmerqué), puis l’on est revenu à Brantome (Voy. le titre de l’édition de M. Buchon). Néanmoins, dans le courant du texte, M. Buchon écrit plus volontiers Branthome, on ne sait pourquoi. Les plus anciennes chartes latines portent Brantholmum et Brantolmum, nous écrit M. Dessalles, archiviste de la Dordogne, qui a bien voulu prendre la peine de s’en assurer dans le dépôt confié à ses soins. Un manuscrit cité dans les Archives de l’art françois (t. 7, p. 30) ne se sert que de la forme Brantholmensis. On ne nous blâmera donc pas plus d’avoir rendu l’h au surnom de Pierre de Bourdeilles qu’on n’a blâmé M. Génin de la restitution qu’il a faite de cette même lettre au populaire Pathelin, également châtré par les xviie et xviiie siècles.