Portraits historiques et littéraires/Froissart

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Michel Lévy frères (p. 219-224).

X

FROISSART[1]

Messieurs,


L’Académie française s’associe avec empressement à l’hommage que vous rendez aujourd’hui à la mémoire d’un grand historien né dans vos murs. Déjà elle avait témoigné de son admiration pour Froissart, en proposant cette année l’étude de ses ouvrages pour sujet d’un concours spécial. Sans doute les chroniques de Froissart, plus impérissables que le marbre qui le représente, suffisaient pour perpétuer le souvenir de son nom ; mais une ville s’honore en exposant à la vénération publique les images de ses citoyens illustres. L’éclat de la récompense leur suscitera des émules. Les génies méconnus (s’il en existe encore) se consoleront par cette justice qu’obtient, après plus de quatre siècles, un poëte ingénieux, un chroniqueur incomparable.

Froissart fut poëte. Les érudits le savent et ses contemporains ont peut-être fait plus de cas de ses vers que de ses écrits historiques. Lui-même avait pour ses poésies une prédilection bien naturelle, car elles semblent lui rappeler les plus doux souvenirs de sa jeunesse. Lorsque, déjà vieux, il vint à la cour d’Angleterre, ce fut le volume de ses poésies qu’il offrit au roi Richard II. « Plaire bien lui debvait, » nous dit-il avec une modestie charmante, « car il était enluminé, escript, historié et couvert de velours à clous d’argent. » — « De quoi traite ce livre ? » lui demanda le prince. — « D’amours, » répondit Froissart. Les amours — (et par ce mot, qui commence à s’effacer de notre langue moderne, il faut entendre le semblant aimable d’une passion forte, un désir de plaire, bien plus que le besoin de toucher), — les amours changent de langage tous les siècles, et plus souvent encore. Est-il surprenant que nous, qui comprenons à peine les Précieuses du xviie siècle, nous soyons peu sensibles aux traits galants du xive ? Une étude approfondie des poésies de Froissart y découvrirait sans doute des vers pleins de grâce, de pensées fines, et aussi, je le crois, un art déjà raffiné du rhythme et de l’harmonie. Mais pourquoi ajouter un nouveau fleuron à une couronne si brillante ? Pétrarque n’a pas besoin de ses œuvres latines pour être immortel, et les Chroniques seules assureront à leur auteur une place parmi les poëtes.

Quel autre qu’un poëte, en effet, aurait pu tracer un tableau si animé des mœurs et des passions du moyen âge ? Ne fut-il pas inspiré des Muses celui qui sut ennoblir la vérité sans l’altérer jamais, et donner un air de grandeur à tous les sujets qu’il a touchés ? Observateur exact, sans prétendre à la profondeur, et trop modeste pour s’ériger en juge des actions humaines, Froissart en est le témoin attentif et scrupuleux, ignorant d’ailleurs par le hasard de sa naissance les préoccupations d’un patriotisme exclusif qui égare souvent les meilleurs esprits. Plein de respect pour les grands de la terre, il n’a garde de rechercher les mobiles secrets de leur conduite ; mais tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a su, il l’enregistre avec une imperturbable simplicité, terrible aussi pour les méchants.

Froissart nous apprend lui-même comment il composa son histoire. Il interrogeait sans cesse les hommes éminents, guerriers ou politiques, et se faisait raconter par eux les événements où ils avaient eu part. Il entreprit de longs et pénibles voyages pour se livrer à ces recherches, qu’il appelle des enquestes, sachant que son devoir d’historien ressemble à celui du magistrat chargé de rendre la justice. À cet amour si noble de la vérité, il joint un art d’autant plus admirable qu’il s’ignore lui-même, celui de saisir, avec un tact sûr, au milieu des récits qu’il écoute de toutes parts, ces détails frappants de naturel, qui ne s’inventent point, et qu’il faut recueillir de la bouche même des hommes d’action. Sans avoir porté les armes, sans avoir eu place aux conseils des princes, le clerc de Valenciennes parle de guerre et de politique avec le langage technique et l’accent passionné des capitaines et des hommes d’État qui lui racontaient leurs triomphes ou leurs revers.

Il y a quelques jours, l’illustre secrétaire de l’Académie française caractérisait d’un mot le génie de Froissart, en le nommant l’Hérodote du moyen âge. Moins heureux qu’Hérodote, Froissart n’eut pas à raconter le triomphe de la civilisation sur la barbarie. De son temps, la barbarie couvrait toute l’Europe de ténèbres, d’où s’échappaient à peine quelques lueurs brillantes que jetaient la poésie et l’esprit chevaleresque. Souvent on ferme les Chroniques l’esprit attristé, le cœur serré, au spectacle de ces guerres cruelles, de ce désordre, de cette anarchie générale. Toutes les nations ont leurs jours d’épreuve. Qui aurait pu prévoir alors la glorieuse transformation de notre patrie ? Notre France, si florissante aujourd’hui, dont toutes les provinces sont si étroitement unies sous les mêmes lois, c’est pourtant le pays que Froissart a vu divisé en petites souverainetés rivales, déchiré par les factions, ravagé par les armes étrangères. Sur ce trône où il laissait en mourant un prince imbécile et une reine adultère, nous voyons le plus sage politique, qui, sans conquêtes, a replacé la France au premier rang des nations, une princesse qui nous représente la vertu parée de toutes les grâces. Ces deux peuples, enfin, dont Froissart nous raconte les guerres acharnées, viennent de joindre leurs drapeaux et de verser leur sang pour la même cause. Fondée sur une estime réciproque, leur alliance est désormais indissoluble et nous garantit la paix du monde.

  1. Discours prononcé au nom de l’Académie française à l’inauguration de la statue de Froissart, à Valenciennes, le 21 septembre 1856.