Poupées électriques/Acte I
POUPÉES ÉLECTRIQUES
ACTE PREMIER
La scène se passe dans un Kursaal de l’une des petites villes de la Côte d’Azur. On dîne encore, par ce beau soir d’été, sur la terrasse, parmi l’ironique explosion des étoiles.
À gauche, sur l’horizon, une constellation héroïque s’élance, les bras levés, en chantant de tous ses rayons avant de plonger dans le tressaillement doré des flots.
La mer se fige peu à peu en un miroir immense, où apparaissent, encastrés et soudés, — tels des jouets sinistres — les trois cuirassés de l’escadre.
Autour des petites nappes neigeuses, sous les lampes mignonnes abat-jourées de rose et de lilas, smokings d’ébène et toilettes fraîches, on dirait juteuses, se pressent joliment avec mille grâces japonaises.
Au fond de la scène, le salon éclatant du Casino, aux vitrages ouverts, souffle par bouffées sa musique, qui évente languissamment les dîneurs au lever du rideau.
À une table, près de la rampe, sur la gauche, Juliette Duverny, Mary Wilson et John Wilson, prennent le café.
Scène PREMIÈRE
Non, non, Mary… Il ne m’aime plus, je le sens. Il ne m’a peut-être jamais aimée. Tu as bien vu comme il était gai, ce soir… Oh ! je suis bien malheureuse ! (Elle éclate en sanglots qu’elle s’efforce de réprimer. John se lève et commence à se promener avec nervosité, en froissant sa cigarette). S’il m’aimait, il ne regarderait pas les femmes ainsi. Il les mange toutes des yeux. Oui, et toi aussi, Mary (en souriant mélancoliquement), car il te fait un peu la cour.
Oh ! la petite jalouse !… Voyons ! c’est une folie, et tu ne crois pas un mot de ce que tu viens de dire, car tu me connais bien assez pour avoir confiance en moi, je l’espère (Elle lui prend les mains et les caresse avec tendresse en la regardant dans les yeux). Juliette ! Juliette ! C’est entendu. Plus de ces vilaines pensées ! Sans quoi, je me fâche !.
Voilà un grand mot pour de simples niaiseries ! Paul n’est au fond qu’un flirteur et rien de plus… C’est une manie ; du moment que c’est plus fort que lui, il n’y a rien à faire.
Oh ! toi, tu le défends toujours !
Tu devrais, ma Juliette, te secouer… te laisser faire la cour pour te distraire un peu, au lieu de rester toujours attachée à ses pas !… Il faut savoir jouer l’indifférence et la froideur avec les hommes qu’on aime, pour mieux les garder.
Je ne sais pas… je ne sais pas !… Et puis je n’ai plus que cette joie au monde : lui dire que je l’aime !… Nous ne sommes presque jamais seuls… Quand maman est là, cela me console de rester près de lui, les yeux grands ouverts, pour manger, boire ses paroles, tous ses gestes, tous ses mouvements… Dès qu’un voile de tristesse passe dans ses yeux, ma vie s’arrête, je ne respire plus… Quand il rit, c’est là, dans mon cœur, que je sens entrer ses dents… Elles entrent dans mon cœur, blanches et froides !… car il m’oublie complètement quand il est gai, pour s’occuper de n’importe quoi… Ses éclats de rire me font un mal !
Ne pleure plus… Allons ! Du courage, Juliette ! Le voilà. (Juliette recompose un sourire mélancolique sur son visage, tandis que Paul de Rozières monte par le sentier de gauche et entre en scène. John se rapproche de la table et s’assied).
Scène II
Tout est arrangé pour le départ. C’est à onze heures et demie que le canot viendra me prendre.
Un quart d’heure suffit, d’ici au Formidable, n’est-ce pas ?
Oh ! largement. J’ai donc deux heures devant moi, pour passer la plus agréable des soirées. Il faudrait pourtant inventer quelque chose d’amusant… (En voyant les yeux rougis de Juliette). Il faut être gaie, mademoiselle !
C’est assez difficile, avec cette détestable musique qui nous énerve… Vraiment, je ne sais pas pourquoi nous venons ici tous les quatre, chaque soir, nous ennuyer ferme, parmi cette foule de rastas et d’imbéciles, au lieu de dîner chez nous.
Mais le panorama est bien plus beau, ici… Toi, mon John, tu n’es jamais bien, là où tu te trouves…
Les chinoiseries de ce faux luxe me gâtent le paysage et le dîner.
Il y a pourtant de très jolies femmes et des toilettes exquises… (en désignant, par-dessus le parapet, le bariolage lumineux de la terrasse inférieure, près de la plage). C’est frais et pimpant…
Un spectacle toujours varié et toujours amusant…Ah bah ! les smokings font de nous de si détestables insectes ! Tous ces hommes-là ressemblent à des scarabées noirs, parmi la fraîcheur printanière des femmes…
Oh ! que tu es pessimiste, mon scarabée !… Mon imagination est plus gaie que la tienne et tous ces abat-jours bigarrés me font l’effet d’autant de papillons sur la neige des nappes… (se tournant vers Juliette) Ne bouge pas ! Tu vas tout chavirer !… (Après une pause) Tu étais très bien, tout à l’heure. La nappe te moulait joliment les hanches comme un drap soyeux, et tu avais l’air d’être au lit (Elle penche en arrière la tête, en s’étirant avec grâce.) Oh ! que l’air est velouté, ce soir !… Il y flotte un parfum capiteux, indéfinissable !… J’ai la tête si vide !… Et pas la moindre pensée ! Je parie qu’il n’y a parmi nous que ce vilain John, qui soit capable de réfléchir à des choses sérieuses en ce moment !… (Elle se tourne vers Paul avec une câlinerie amusante.)
Je ne sais pas, Mary… En tout cas, tu as bien raison de t’en féliciter, car la pensée enlaidit. N’avez-vous pas remarqué (à Paul de Rozières) les yeux des jolies femmes quand elles s’efforcent de suivre un raisonnement ou un calcul ?
Eh bien, qu’est-ce qu’on y voit ?
Moi (avec câlinerie) j’y vois d’affreux clergymen derrière des vitres ensoleillées… Ou mieux encore, des messieurs en frac dans une forêt printanière… C’est ridicule, n’est-ce pas ?
Eh bien, monsieur Paul ! je m’en vais faire un raisonnement sérieux, et vous me regarderez dans les yeux…
Je ne vois absolument pas de prêtres protestants (en riant) ni de messieurs en frac !…
Et pourtant ils doivent y être !… Vous n’êtes pas galant, M. Paul.
Voulez-vous, mademoiselle, me permettre aussi de vous regarder au fond des yeux ? (Ils se regardent fixement, sans parler).
Allons, M. de Rozières ! À vous, maintenant, sans poser ! Et répondez-moi franchement… Avez-vous quelque chose dans la tête, en ce moment ?… Rien… absolument rien, n’est-ce pas ? C’est vide !
Oui, madame… Rien ! absolument rien ! C’est vide !
Ça se voit, en effet !
Merci pour le diplôme de sottise que vous me donnez en ce moment !
J’ai peut-être mal fait ?… Moi, je dis toujours tout ce qui me passe par la tête, sans réfléchir. Mais mon mari est là, qui réfléchit pour tous les deux !
Trop tard, hélas !… et quand le mal est fait !
Comme cette nuit dernière, par exemple… Songe donc, Juliette, j’avais laissé mes deux fenêtres ouvertes, malgré le mauvais temps, aussi me suis-je réveillée toute trempée par l’averse !… La foudre a éclaté dans ma chambre !
Moi, j’ai lu mon journal à la lueur des éclairs !
Oh ! l’ouragan a été terrible ! Il a même arraché ce parapet !…
Paul ! je t’en prie… ne la regarde pas avec ces yeux-là ! Je suis si triste, sais-tu, et j’ai une envie folle de mourir !
Chut ! faut pas dire ces vilaines choses !
Je voudrais t’embrasser maintenant, mon Paul… sur la bouche… et puis… mourir…
Ne sois donc pas si pressée, ma petite Juliette ! (en riant). Nous mourrons plus tard, un jour, et c’est encore bien loin. Il faut nous bien aimer auparavant !… Attends… nous allons filer tout à l’heure sur la plage, derrière les cabines… comme hier soir…
Oui, oui, mon Paul !… Et puis ?… (en se cachant le visage entre les mains) Et puis ?… Tu t’en iras, et nous ne nous reverrons plus, je le sais…
Ah bah ! (en se tournant vers Mary). La terre est si petite — n’est-ce pas, madame ? — On se retrouve toujours ! (en levant son verre de champagne vers Mary). J’espère vous revoir bientôt. À la santé des revenants ! À la mienne ! (Il boit tout en s’approchant de Mary).
MARY (reculant avec un mouvement subit, comme si elle avait senti l’attouchement du pied de Paul sous la table et voulait le repousser sans se faire apercevoir des autres).
Pardon !
Oh ! Paul ! (Elle éclate en sanglots).
Il faut avouer que vous ne savez pas être spirituel, ce soir, malgré tous vos efforts, M. Paul !
(La lune se lève sur la mer).
Cette lune est d’une bêtise extatique vraiment contagieuse !
Vous donnez dans le sentimentalisme, Monsieur de Rozières… C’est étrange, pour un esprit aussi élégant que le vôtre !
Jamais de la vie ! J’ai horreur du sentimentalisme et de la poésie. En fait de vers, je n’aime que celui-ci :
Le clair de lune crispe mes nerfs. C’est comme de l’eau froide sur le poil d’un chat.
Paul… Paul !… Jure-moi de ne pas m’oublier quand tu seras là-bas ! (Paul se lève nerveusement et s’approche du bord de la terrasse, dont le parapet a été arraché).
Faites attention, car la falaise surplombe les rochers.
Savez-vous que cette chère Juliette n’a jamais aimé les vaisseaux de guerre ?
Elle a bien raison, puisqu’ils vous emportent loin de vos amis !
Le désir de vous revoir doublera la vitesse de nos vaisseaux au retour.
À moins que la mer ne les engloutisse… De loin, ça a l’air si fragile ! Presque des jouets !…
Pourtant je parie que Juliette ne voudrait pas y toucher ! (En s’adressant à Juliette) Ne les trouvez-vous pas, mademoiselle, froids, luisants et terribles comme des instruments de chirurgie ?
Pas bien réussies, vos images !… et d’un mauvais goût !… Moi, je trouve que vos cuirassés avec leur bâche déployée de la proue à la poupe autour du mât unique, ressemblent à des tentes de bédouins déployées dans le désert… N’est-ce pas ?
Celui-là, tout rouge, ressemble à un homard, et celui-là, tout noir, à une toupie lancée à toute vitesse. C’est aussi inutile et amusant qu’une toupie…
Et cela sait marcher à reculons comme les homards (Avec un regard insolent à Paul. À ce moment le Formidable tire des salves).
Je ne vous conseille pas, Madame, de vous exposer au feu de nos batteries.
Vite ! Vite !… Partez !… Car on se bat sans vous !
Seriez-vous, par hasard, antimilitariste ?
Jamais de la vie ! Mais je goûte peu les guerriers dans les salons et dans les casernes. Regardez donc le Formidable ; qu’il est beau ! Il a l’air d’un bandit masqué, guettant l’ennemi… Voilà qu’il rejette en arrière son manteau de fumée pour faire briller un coup de poignard.
Bravo ! C’est exact ! (On entend un coup de canon). Voici la chute du cadavre ! (Il s’approche de Juliette). Chérie ! chérie !… Veux-tu que nous descendions avant que maman n’arrive ? Filons à gauche. À bientôt, madame Wilson !
Au revoir ! Mary, je vous retrouverai plus tard dans la salle.
À bientôt !
Scène III
Tu n’as pas été trop aimable, ce soir, pour monsieur de Rozières.
Je te prie de ne pas parler de ça.
Faut pas te fâcher. Tu as tort d’exiger que tout le monde soit supérieurement intelligent.
Je le trouve assommant.
Tu exagères.
Je n’exagère pas. Je t’assure même que je préfère passer la soirée avec mes fantoches ; eux, du moins, ne parlent que si je le désire.
C’en est un !
Peu compliqué et monotone… Une mécanique sentimentale d’une grossièreté !… Des mouvements limités et d’une bêtise exaspérante !… Oh ! l’électricité a beaucoup plus d’imprévu ! Pour vous autres femmes, c’est tout à fait différent… Vous le considérez comme un magnifique animal…
Oui, un beau cheval de race…
Mais il n’a pas beaucoup de grands prix à gagner encore, car la jeunesse est vite flambée !
Tu as l’air de lui en vouloir. Que peux-tu bien lui reprocher ? Il est aimable et galant.
Sa façon d’agir avec Juliette me dégoûte.
Pourquoi donc ?
Je trouve ignoble de faire la cour à la meilleure amie de sa fiancée ! Et sous ses yeux même… au moment de la quitter pour un long voyage ou pour toujours !
J’espère que tu ne vas pas me faire une scène de jalousie !
Jamais ! Je suis parfaitement maître de moi ; tu l’as bien vu tout à l’heure, tandis qu’il essayait de te faire du pied sous la table… N’est-il pas vrai ?
Mais j’ai retiré le mien aussitôt, et d’une façon non équivoque. Il faut lui pardonner. C’est un grand enfant, un peu fat. Du reste, il ne sait me parler que de Juliette.
Il est incapable et indigne de l’aimer.
Que veux-tu qu’il fasse, puisque la mère Duverny s’oppose nettement à ce mariage ? C’est elle, la coupable !… Dieu ! Quelle sotte, avec ses gros yeux écarquillés pour happer le parti riche !… Elle s’en donne un mal, pour rendre sa fille malheureuse ! Car enfin, pour Juliette, épouser Paul, ce serait le bonheur !
Mais ce ne serait pourtant pas le bonheur de Paul, qui vise la dot, lui aussi, sans en avoir l’air !
C’est ça, la mère du petit crétin cousu d’or ?
Oui, vois donc comme Mme Duverny guette son gendre idéal ! Le sobriquet de Prunelle est vraiment bien trouvé !… Allons ; je ne veux pas les rencontrer.
Tu as raison, car vraiment deux belles-mères au clair de lune ce n’est pas très drôle… Ça coupe la digestion !
Scène IV
ROSE DUVERNY (s’avance en soufflant bruyamment à cause de son asthme accru par la chaleur. Elle est suivie de Madame Jolivet et de son fils. Elle s’approche du parapet, à droite, et crie d’une voix aigrelette :)
Juliette ! Où es-tu ?… Juliette ! Viens donc ici ! On t’attend !…
Où est donc mademoiselle votre fille ?
Là, sur la plage… Je viens de l’appeler : elle va remonter. (Puis d’un ton d’importance) Juliette n’aime guère les spectacles de café-concert.
Elle a bien raison… Ces chansonnettes sont d’une immoralité !…
C’est vrai, c’est vrai, madame !… Il y a des romances si jolies, et si bien écrites, et si pleines de sentiments honnêtes !… Et l’on préfère, aujourd’hui, ces malpropretés parisiennes, ces couplets orduriers !… Vraiment, on ne saurait trop éloigner nos enfants de ces spectacles… Hélas ! Quelle décadence en toute chose !… Nous ne savons pas faire valoir nos artistes, qui ont du génie !… Des chanteuses de café-concert… Voilà la France !… C’est pour cela que nous faisons toujours piètre figure aux yeux des étrangers. Ah ! c’est dommage !… C’est vraiment dommage !
Je suis parfaitement d’accord avec vous sur ce point. Aussi, je ne mets jamais les pieds là-dedans (en désignant la salle du café-concert). Asseyons-nous ici, voulez-vous ?… Le panorama est vraiment poétique, du haut de cette terrasse !… Mais… Juliette ? Elle ne vient pas !… Je voudrais tant la saluer, et Jacques aussi, car il ne l’a pas encore vue, ce soir !
Que peut-elle donc bien faire ?
Est-ce qu’elle est descendue toute seule ?…
Juliette ! Que fais-tu donc ? Je t’assure que d’ici l’on voit bien mieux la mer !… Remonte donc. Juliette ! (Se retournant vers Madame Jolivet, avec componction) Oh ! non ! Elle est avec son cousin Paul, vous savez, le comte Paul de Rozières, lieutenant à bord du Formidable… Il est venu saluer sa cousine avant de repartir avec l’escadre, et nous avons dîné ensemble, avec les Wilson.
Monsieur Paul partira ce soir, sans doute ?
Dans une heure. Un canot à vapeur le conduira à bord (Elle se lève nerveusement et s’approche du parapet) Juliette ! Juliette ! Viens donc ici !… Je te le répète… L’on voit la mer beaucoup mieux d’ici… Il y a monsieur Jacques qui t’attend…
Non ! Ne lui dites pas ça, je vous en prie, madame !…
Juliette !… Je ne vois pas ce que tu peux bien faire, là-bas !… Où es-tu ?…
Me voici, maman ! Ne crains rien :… Je suis très loin de l’eau !
Bien, ma fille… Mais d’ici l’on peut aussi bien admirer la mer !… C’est même plus beau ! (L’on entend des voix de femmes et d’hommes mêlées, sur le sentier en zig-zag qui monte jusqu’à la terrasse) J’entends la voix de Madame Wilson et de son mari… Et la voix de Juliette aussi ! L’entendez-vous ?…
Ça, c’est monsieur Paul qui rit !… Ils sont là, sous ces feuillages !
Vous ne connaissez pas les Wilson ?… Je m’en vais vous les présenter. Des personnes charmantes, vous savez… Excessivement riches…
Ah ! ces deux jeunes mariés qui ont loué la villa Monbonheur !… Des Égyptiens, n’est-ce pas ?
Elle, Madame Wilson, est née au Caire, d’une famille levantine… Mais son mari est américain.
Mariage d’amour ?
Et même très passionné ! M. Wilson raffole de sa femme.
Ça se comprend, car elle est vraiment très belle !
Vous trouvez ?
Oh ! Elle a des yeux admirables, et ce teint des Orientales, si séduisant…
Oui… Mais un peu trop languissante, n’est-ce pas ?…
Elle a toujours l’air de sortir d’un bain turc !
Mais si élégante !
Quant à ça, elle dépense des sommes folles pour ses toilettes… Mais elle gagnerait à être moins excentrique. Cette robe d’hier soir, par exemple…
Moi, je l’ai trouvée un brin cocotte.
Voyons. Jacques !… Madame Wilson est très comme il faut… Et son mari aussi !… Peut-être, un peu trop raide,.. C’est, m’a-t-on dit, un ingénieur de grand talent, qui dirige plusieurs usines électriques… On m’a parlé de fantoches, à propos de lui, et d’une grande fabrique de jouets mécaniques… Est-ce vrai ?
Non, ce n’est pas exact… Monsieur Wilson est l’inventeur des célèbres fantoches électriques. Je vous expliquerai mieux tout ça demain. Il faut voir leur villa… Il y a des choses étranges… J’avoue qu’ils sont tous les deux un peu bizarres au premier abord, mais ils gagnent à être mieux connus. Madame Wilson a eu des amabilités charmantes pour nous, dès notre arrivée, l’an dernier, et Juliette l’aime beaucoup…
C’est naturel… Les demoiselles, à cet âge, sont instinctivement attirées par le bonheur des jeunes époux qui s’adorent…
Scène V
Faut pas me gronder, maman !… Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?… (M. et Mme Wilson et Paul de Rozières entrent en scène derrière Juliette).
Oui, oui, ma fille !… Mais qu’as-tu donc ?… Tu es bien pâle… Tu as l’air souffrante, Juliette !
Non… C’est la chaleur, maman !… Si tu savais comme c’est beau, là-bas, tout près de la mer !… Il y a un parfum exquis d’algues mortes… Il fallait descendre avec nous !… M. Wilson nous a raconté une histoire de fantoches vraiment terrible… à nous donner la chair de poule ! N’est-ce pas, Paul ?
Je n’ai jamais tremblé devant des fantoches.
Et pourtant je pourrais vous démontrer qu’ils sont aussi vivants et dangereux que les Chinois que vous allez combattre !
Madame, permettez-moi de vous présenter M. Paul de Rozières, Madame Jolivet, Monsieur Jacques Jolivet… (S’adressant à ces derniers). Madame Wilson, Monsieur Wilson… (S’adressant à Mary Wilson tandis qu’une bruyante musique éclate dans le café-concert et que l’on voit les spectateurs se presser à la porte du salon). Vous ne venez pas entendre Rosette Avril ?…
Merci, madame… Il y fait trop chaud !… Nous préférons rester ici. À bientôt !
Juliette… Tu ne viens pas ?
Non, maman… Je t’en prie !
Veux-tu y aller ? Moi, je n’ose vraiment pas entrer dans cette fournaise !
Moi non plus.
Allons !… Paul, donne-moi le bras… (Elle entre dans le salon avec Madame Jolivet et Paul de Rozières. — Jacques Jolivet demeure un instant indécis, puis il suit sa mère ; mais il s’arrête au seuil du salon, d’où il lance à Juliette de furtives œillades).
Scène VI
Oh ! que je suis malheureuse !… Mon Paul ! Mon Paul ! (Mary s’assied auprès d’elle et l’embrasse affectueusement, tandis que John se promène nerveusement, avec des mouvements d’angoisse qu’il s’efforce de cacher sous un air d’indifférence).
Oh ! ma petite chérie ! Il ne faut pas sangloter ainsi !… Voyons ! Tout n’est pas perdu ! Dans six mois il sera de retour, et tu pourras le revoir, ton Paul !…
Non, non, Mary ! Tout est vraiment perdu ! Il s’en va, et je sens… je sens que je ne le reverrai plus !… Et puis, tu ne peux pas tout savoir !… Songe donc qu’ils veulent absolument me faire épouser Monsieur Jacques Jolivet !… Tu comprends, n’est-ce pas ?… C’est absurde et c’est impossible !… Je ne l’aime pas ! Je ne pourrai jamais l’aimer ! Je le trouve odieux… ridicule !.. Et puis, qu’importe ? S’il était beau, ce serait la même chose ! Je n’aime que Paul ; je lui appartiens. Depuis deux mois, je suis à lui… (John qui s’est tenu à la distance de quelques mètres, en feignant de ne pas écouter, sursaute en entendant ces mots. — Puis Juliette ajoute avec lenteur, en baissant la tête) : Il faut, comprends-tu, pour obéir à ma mère, que je devienne la femme d’un autre… d’un inconnu !… Quelle horreur ! (Elle cache son visage entre ses mains).
Tais-toi, ma petite… Tais-toi, et ne pleure plus !… Il y a toujours moyen d’arranger les choses.
Tiens, le voilà !… Il est toujours à mes trousses !… Reste là, embrasse-moi, feins de me parler en secret. Je ne veux pas qu’il s’approche. Sa voix, sa présence me dégoûtent.
Scène VII
Vous allez sans doute venir, vous aussi, Monsieur Wilson… Ce sera très beau, vous verrez ! J’ai commandé un bouquet monstre, avec des fleurs, des bonbons, des fruits, des oiseaux vivants et des pétards !… Une chose américaine !… Le tout, bon à manger !… Merveilleux ! Merveilleux !… Mais il devrait être déjà ici !… Je ne sais vraiment pas ce que font ces imbéciles ! Le lieutenant Lecot s’est chargé de l’affaire… et je ne le vois pas encore !
Oui, oui, Monsieur Fulton, je viendrai.
Et Madame Wilson voudra bien venir aussi, n’est-ce pas ?… Le moment est décisif !… (L’air sournois, à mi-voix). Mademoiselle Rosette Avril m’a promis de m’ouvrir la porte de sa chambre, le soir où je me serai distingué entre tous ses adorateurs !… C’est fait ! Ils sont battus ! (Il s’éloigne vers le salon, en se frottant les mains). Merveilleux ! Merveilleux !
LECOT (entre en pouffant de rire, tout en tenant entre ses bras un gigantesque bouquet plein de choses saugrenues).
Où est Paul ?… Monsieur Wilson, avez-vous vu le lieutenant De Rozières ?
Non, Monsieur Lecot.
Prenez ça soigneusement et présentez-le à M. Cincinnati… vous savez, M. Mac Fulton, le millionnaire américain… Ne serrez pas trop le bas, car vous pourriez faire manquer le truc. — Et ne le laissez pas tomber par terre ! Ça contient de la dynamite… (Il rit).
Ce sera fait, mon lieutenant ! (Il entre dans la salle, où la musique grandit, en se mêlant aux fredonnements des spectateurs. Le garçon s’approche de Mac Fulton, qui, poussé par Lecot, va s’asseoir drôlatiquement aux pieds de la divette. Celle-ci éclate de rire, aussi en voyant l’Américain qui tient entre les bras son bouquet monstrueux).
« Je ne veux pas que tu m’embrasses sur la bouche ! »
Tu vois, Mary… C’est le dernier soir, et il n’est pas près de moi !… Il s’amuse avec les autres, et il ne songe pas que dans quelques instants il devra me quitter pour toujours !… Ah ! oui, je le sens ! son cœur n’est plus à moi !
Voulez-vous que j’aille le remplacer auprès de madame votre mère ?… Ah ! tenez… le voilà
Vraiment M. Cincinnati est d’une drôlerie extraordinaire ! (En se rapprochant de la porte du salon) On est en train de le pousser dans l’orchestre !… Ah ! ah !… Il va tomber, le nez par terre !… Ce qu’il s’amuse, cet animal de Lecot !… Et puis, il y a un truc… Je n’ai pas bien compris.. L’on m’a dit que quelque chose va arriver de très intéressant. (À ce moment un pétard éclate dans le fond invisible de la salle. Un bruit sourd annonce que Mac Fulton est tombé, avec son bouquet, parmi le brouhaha de la salle).
JULIETTE (en voyant Paul qui pouffe de rire, devient d’une pâleur effrayante et éclate en sanglots. Les Wilson se dirigent vers le salon).
Ah ! mon Paul !… mon Paul !… Tu ne m’aimes donc plus ? Comment peux-tu être si gai, ce soir ?… Songe, Paul, songe donc que je ne te verrai plus !… Paul, tu n’as donc rien à me dire.. Tu sais ce qui m’attend !… Ils veulent absolument que je l’épouse !… C’est donc à jamais fini, entre nous !…
Non, Juliette… tu sais que je t’aime et que c’est pour la vie ! Voyons, il ne faut pas te désespérer… Avec ton intelligence et ton adresse tu sauras bien persuader ta mère !… Tu feras en sorte qu’ils ne précipitent pas ce mariage… Car enfin c’est absurde ! Tu n’as qu’à refuser net. Ils ne pourront jamais te forcer… Ce serait affreux !
Mais toi, toi, mon Paul… tu ne me dis rien ! Veux-tu que je t’attende ?… Veux-tu que je demeure ta fiancée ?… Dis-le moi !
Oh ! Juliette, ne pleure plus ! Espère encore… Tout peut changer d’un moment à l’autre. Je ne puis encore disposer de ma volonté…
Oui, oui… je le sens !.. C’est impossible !… Ton père ne veut pas. Sa décision est irrévocable, et j’ai une peur terrible, en ce moment !… J’ai peur que tu sois heureux, au fond, de t’en aller, et que je me jette dans les bras d’un autre !…
Non ! Ne blasphème pas ainsi ! Je garderai à jamais la brûlure de tes caresses !… Juliette !… Juliette !… C’est affreux… C’est fou, ce que je vais te dire… Mais je veux que tu me fasses un serment… Jure-moi que ton cœur restera à moi ! (Il l’embrasse passionnément). Jure-moi qu’au moment exécrable où sa bouche immonde et stupide te couvrira de baisers, tu le maudiras et tu me lanceras dans la nuit toute l’horreur désespérée de ton âme, en un grand cri d’amour !
Non ! Ce moment ne viendra jamais !… Je mourrai avant. La mort seule me possédera. C’est décidé !… Et je te donnerai mon dernier baiser dans le dernier spasme de l’agonie !…
Oh ! méchante !… Ne parle pas ainsi !… C’est de la folie, ce que tu viens de dire !.. Tu vois que je ne puis disposer de ma volonté… Il faut que j’obéisse, ce soir, et rien ne peut m’empêcher de partir… Dis-moi que ce n’est pas vrai, ce que tu viens de dire !… Tu ne dois pas, tu ne peux pas mourir !… Songe que ces paroles affreuses m’étrangleront d’épouvante et d’horreur durant mes longues nuits à bord, quand je n’aurai autour de moi que les ténèbres… une immensité de ténèbres !… Il y aura entre nous un chemin infini de solitude noire… Juliette !… Si tu pleures ainsi, je perds tout mon courage !…
Oh ! oui !… Je veux mourir, puisque c’est la seule façon d’être à toi !
Petite folle ! je reviendrai, et je te rendrai heureuse… heureuse autant qu’on peut l’être sur la terre !… Ne pleure pas, car je me souviendrai de tes yeux tout brûlés et de tes paupières rougies… Et cela me fera mal, de les sentir près de moi, en rêve, tes grands yeux bleuâtres qui ont l’air de vouloir me boire tout entier !… (Il la caresse).
Je veux mourir pour te suivre… ce soir même… pour que mon âme te rejoigne au large… Je suis sûre ainsi de venir flotter près de toi, comme un fantôme autour du navire… Je descendrai le long des mâts et personne ne me verra, et nul ne se doutera de ma présence !… Tu me prendras dans tes bras, et tu m’emporteras dans ta cabine, où l’on est si à l’étroit… si bien, l’un près de l’autre !… Je serai toute blanche, comme dans la photographie que tu as suspendue sur ta couchette… N’est-ce pas, mon Paul… (délirant) que tu me recevras chez toi ?… Et la mer nous bercera sans fin…
« Je ne veux pas que tu m’embrasses sur la bouche ! »
Juliette ! Calme-toi !… Qu’as-tu ? (Il la secoue pour l’arracher au rêve obsédant de ses yeux fixés sur un point, dans l’espace). Lève-toi !… Viens !…
Voyons, monsieur Paul, vous ne savez vraiment que faire pleurer ma petite Juliette !… Vite !… Embrassez-vous !… Un gros baiser avant de vous séparer !… Voilà du monde !… (Ils s’embrassent longuement.)
Voyons, monsieur de Rozières… Vous acceptez sans doute une coupe de champagne avant votre départ !… (Sournoisement, en lui parlant à mi-voix) Je ne suis pas un sot, et j’ai bien compris que ces jeunes gens voulaient s’amuser à mes dépens, mais j’en suis ravi quand même, car nous avons été gais à tout casser, ce soir !… Ah ! qu’on s’est amusé !… Et mademoiselle Rosette Avril a chanté et dansé à ravir, n’est-ce pas, Lecot ?
Pour vous, pour vous, Monsieur Fulton !… Elle a chanté et dansé seulement pour vous !… (À mi-voix) C’est cette nuit, n’est-ce pas, que Mademoiselle Rosette Avril… ehm… ehm !…
Eh ! eh ! non, ce n’est pas sûr… (Au garçon) Du champagne ! Du champagne ! De quoi inonder le Kursaal ! Car voyez-vous, la gaîté, ça me fait un drôle d’effet !… Je finis par penser à ma pauvre femme, qui n’était pas aussi belle que Mademoiselle Rosette Avril ! (Voyant Lecot, qui donne des poignées de mains à droite et à gauche) Lecot ! Lecot !… attendez encore un instant !… Voyons, soyez aimable !…
Non ! non… C’est impossible !… Au revoir, monsieur Fulton… Je file, et bonne chance !… Tu viens, Paul ? (Toasts bruyants. Lecot parle tout bas à Paul, qui s’est approché de lui) Mes amis, au revoir !… Nous partons. Le canot est en bas… (À ce moment un matelot paraît à droite, au bout du sentier. Lecot lui fait un signe affirmatif).
Je viens, Lecot… Adieu, Juliette ! (Il lui serre longuement la main, en la regardant dans les yeux). Je te prie de dire bien des choses de ma part à ma tante… Je file. Nous n’avons que le temps de gagner le Formidable.
Vite, Paul !… Les fanaux rouges sont allumés sur le gaillard d’avant…
Adieu, chérie… Sois sérieuse !… Tu m’as juré d’être sérieuse…
Adieu. Paul !… (Paul et Lecot descendent précipitamment par le sentier qui va à la plage, tandis que tous s’approchent du parapet de gauche, qui surplombe la petite rade où est amarré le canot. — Mac Fulton, à moitié ivre, se penche tellement que tous ont un moment d’effroi).
Voyons, faites attention ! Vous allez tomber dans la mer !… (Il s’éloigne du groupe, l’air soucieux et énervé, tandis que Juliette et Mary agitent leurs mouchoirs. — Mary de son bras gauche enlace la taille de son amie. — Jacques Jolivet s’approche des deux femmes et se tient immobile derrière elles).
Au revoir !… Adieu !
Adieu !… Au revoir, monsieur Paul !
Au revoir !
Scène VIII
Buvons à la santé de notre cher Lecot !… Vrai, ça me fait de la peine, et j’ai bien envie de pleurer, car je ne rirai jamais autant !… (Brouhaha et entrechocs de verres).
JULIETTE (qui a continué d’agiter son mouchoir, se retourne et voit, avec surprise et sans pouvoir réprimer un mouvement de dégoût, Jacques immobile derrière elle).
Ah ! c’est vous ? !… (Elle se retourne vers la mer).
Il y a un peu de brouillard sur la mer… On ne voit plus le canot…
Mais si !… Tenez : là… ce point blanc !… (Juliette agite son mouchoir).
Il y a bien longtemps que vous connaissez M. Paul de Rozières ? (Mary, distraite, agite son mouchoir, elle aussi). C’est vraiment un jeune homme charmant…
Presqu’aussi charmant que vous, monsieur Jacques ! (Puis avec une amabilité forcée) Mais vous l’êtes plus que lui, puisque vous restez parmi nous !
(Juliette se retourne et fait un mouvement pour s’éloigner de Jacques.)
Ma présence vous est-elle désagréable, mademoiselle ?…
Mais non !… mais non !… Pas du tout !… Je suis énervée, ce soir… Ne me questionnez pas, je vous en supplie !
Vous aimez donc beaucoup votre cousin ?…
Je vous en supplie, monsieur Jacques !… Ne me questionnez pas !…
Ne vous irritez pas, mademoiselle ! Je voulais tout simplement essayer de vous distraire… Je vois que vous souffrez.
JULIETTE (quitte le parapet et s’avance sur le devant de la scène, où elle s’affaisse sur une chaise, en s’efforçant de retenir ses larmes).
Oui, je souffre… je suis gaie… je suis prête à rire ou à pleurer !… Je ne sais pas… Mais, surtout, je n’ai pas envie de parler !… (John se rapproche de Mary, qui est toujours accoudée au parapet).
ROSE DUVERNY (qui a suivi, d’un œil inquiet, la scène à distance, tout en parlant avec Mary, s’approche de Juliette et lui parle à voix basse).
Juliette ! Du calme, voyons ! Ne t’emporte pas ainsi contre Monsieur Jacques !… Il faut être aimable avec un jeune homme aussi sage et aussi sérieux que lui !… Monsieur Jacques a une respectueuse affection pour toi… Nous t’aimons tous, et notre tendresse ne te manquera jamais ! (Se tournant vers Jacques). Voyez-vous, Monsieur Jacques… Ma fille a toujours eu une amitié profonde pour son cousin… Ils ont été élevés ensemble (Se tournant vers Catherine Jolivet qui s’approche.) Ceci vous expliquera facilement le déchirement de ce départ… il y a toujours des dangers, en mer…
À vrai dire, cette entreprise chinoise n’est guère qu’une formalité politique. Je crois que nos marins n’auront pas à charger leurs canons… Les Chinois, pas bien dangereux !
C’est vrai. Je n’ai jamais compris que l’on puisse faire la guerre sérieusement à des hommes à longue tresse !… (À Juliette) Voyons, ne sois pas si triste ! Paul ne court absolument aucun danger ! Il reviendra bientôt aussi gai qu’auparavant. Six mois, ce n’est pas long ! Voyons, Juliette… Souris donc un peu !
JULIETTE (Se levant avec effort, jette un regard désespéré vers les fanaux des cuirassés, qui s’embrument à l’horizon. Puis, se tournant vers sa mère et vers Jacques, elle éclate d’un fou rire hystérique.)
Mais oui ! soyons gais ! Pourquoi pas ?… Monsieur Jacques, j’ai une soif terrible !… (Sursautant et fiévreuse) Ah ! la gorge me brûle affreusement !… (Elle s’assied de nouveau.)
ROSE DUVERNY (Tandis que Jacques s’est élancé à la recherche d’un verre de champagne, elle reste debout près de sa fille et lui caresse les cheveux en lui parlant rapidement, avec une précipitation volontaire. Juliette écoute sa mère, en restant assise, le menton dans ses paumes et les coudes sur ses genoux. Puis elle se redresse avec un grand soupir d’angoisse douloureuse.)
Juliette ! tu n’as pas été sérieuse, ce soir !… Il ne fallait pas te cacher pendant des heures avec Paul ! Cela est absurde et inconvenant. Tu sais parfaitement que cela ne peut avoir de suite, tes petites fredaines avec ton cousin. Paul ne sera jamais ton mari. Tu sais qu’il n’a pas le sou, et qu’il cherche une dot, et qu’il ne désire qu’une riche héritière…
Oh ! maman !… Pourquoi me dis-tu ces choses ?… Je sais, je sais tout ce que tu vas me dire !… Mais je ne peux pas t’écouter… C’est trop dur… Je souffre tant !…
Juliette, écoute-moi… Il faut bien que je te le répète… Monsieur Jacques est un excellent parti… Il n’y a rien de mieux, pour nous ! Sans lui, c’est la ruine… la misère !… Voyons, ma fille ; et tes toilettes ?… Il te faut un tas de choses, pour être heureuse… et, sans la richesse, rien ne marche !…
Oui, oui, je le sais… J’ai compris, maman !… J’ai compris !… Mais j’ai soif !… Dieu ! quelle soi !… (Jacques s’approche timidement en apportant un verre de champagne) Donnez ! Un autre encore !… (Jacques se précipite. Mac Fulton verse un autre verre et le passe à Jacques. Juliette le boit d’un trait ; puis, en brisant le verre :) Et maintenant soyons gais, très gais, n’est-ce pas, maman ?… Amusons-nous !… Mais il faut un jeu !… Choisissons un jeu !… Vous, Monsieur Cincinnati, qui avez des idées… Inventez donc un jeu… un jeu quelconque !…
Mais oui, mademoiselle ! J’en ai, des idées !… Toutes les idées du monde, et les plus folles !… (Il s’avance en chancelant, complètement ivre). L’on pourrait, par exemple, jouer à cache-cache.
Oui ! oui !… à cache-cache !… C’est une idée merveilleuse ! N’est-ce pas, maman ?… (Mary et John quittent le parapet et s’approchent de Juliette).
Voyons, c’est fou, Juliette !… Et puis il est tard !… il faudrait rentrer… Tu as une mine affreuse !… Comme tu es pâle !… Tu dois avoir la fièvre !…
JULIETTE (Les yeux hagards, elle abandonne sa main entre les doigts de sa mère qui lui tâte le pouls. Se tournant vers Mary :) Non, maman ; je ne suis pas malade… C’est la gaîté qui m’enfièvre !… Je suis gaie à tout casser ! N’est-ce pas, Mary ? Tu joueras toi aussi à cache-cache ! Et monsieur John aussi !… Qu’avez-vous à me regarder ainsi, avec ces yeux épouvantés ?… Allons ! Je suis gaie… je suis gaie pour tout de bon !… (Elle se tourne vers Jacques). Que faites-vous là immobile ?… Je commence. Attrapez-moi !… Je m’en vais descendre par le sentier… Nous ferons tout le tour de la plage !… Mais, mon cher fiancé, vous n’êtes pas leste !… (Elle s’élance à droite, à gauche, en poussant les tables et les chaises contre Jacques, qui court après elle, suggestionné.) Vite ! vite !… vous ne savez pas courir ! Vous ne m’attraperez jamais ! Vous ne m’attraperez jamais ! (S’arrêtant un instant derrière une table, où elle appuie ses mains en raidissant les bras.) Allons, monsieur Jacques ! Quel est votre idéal ? Quelle est la chose que vous désirez le plus au monde ?… M’épouser ?… Eh bien ! Je vous épouserai, si vous m’attrapez !… (Elle disparaît à gauche, en riant, pour gagner le sentier qui descend aux rochers du rivage. Jacques la suit.)
Juliette ! Juliette !… Arrête-toi !… Elle va tomber !.. Ma fille ! Arrêtez-la ! Elle court comme une folle !… Elle pourrait glisser d’un moment à l’autre !… C’est très dangereux, ce sentier le long de la mer !…
John ! John !… Va vite par là !… (En indiquant le côté droit.) Elle doit remonter par là !… Arrête-la de force !… Elle pourrait tomber !…
Vite !… Allez à sa rencontre !… J’ai peur ! J’ai peur !… (John sort à droite, suivi par d’autres).
La voilà ! Elle remonte !… Arrêtez-vous !
Juliette ?… Juliette !…
Monsieur Jacques !… (Scandant les mots, essoufflée, pouffant de rire, les yeux hagards, le visage d’une pâleur affreuse.) Mon beau fiancé, vous êtes une mazette !… Vous ne m’attraperez donc jamais ? !… (Elle s’élance vers la gauche, mais, se cognant contre un groupe d’assistants épouvantés, elle s’élance vers le parapet du fond.)
Arrêtez-la !… Arrêtez-la !… Elle est folle ! Elle veut se tuer !…
Paul !… Paul !… Me voici !…