Poupées électriques/Acte II

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Poupées électriques : Drame en trois actes, avec une préface sur le futurisme
E. Sansot et Cie (p. 107-143).
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ACTE DEUXIÈME


L’action se passe, un an plus tard, sur la même plage. — Un salon élégant de la villa Monbonheur située à deux cents mètres du Kursaal. Au fond, un balcon surplombant un petit golfe. — À droite, sur le premier plan, à deux pas de la rampe, le fantoche d’un magistrat, vêtu d’un pyjama vert qui exagère son ventre et jure violemment avec son teint rougeaud et ses favoris roux. — La lèvre inférieure grosse et un peu tombante ; de gros yeux myopes qu’il montre de temps en temps quand il ôte ses lunettes pour les essuyer. — Il est absolument chauve. — Les pieds perdus en de vastes pantoufles, il est assis dans un rocking-chair, près d’une table chargée de livres et de journaux, le tout éclairé et couvé par une lampe à grand abat-jour jaune. — À gauche, au premier plan, à deux pas de la rampe, le fantoche de Madame Prunelle, enveloppé d’un châle marron, grisonnant, le visage usé, les joues tirées, la bouche mauvaise, des yeux de vinaigre, le front ridé, sur lequel dansent six boucles grises et huileuses. — Auprès de lui, une table couverte de linge, avec une lampe, couronnée d’un abat-jour rose en forme de papillon. Le fantoche tient dans ses mains une dentelle et un crochet.

Au fond, à gauche, derrière le dos de Madame Prunelle, un piano. — À droite, derrière le dos de Monsieur Prudent (le fantoche du magistrat) un divan large et bas.

Au moment où le rideau se lève, John et Mary sont accoudés au balcon, ennuagés par la fumée de leurs cigarettes.

C’est l’heure du couchant. — Un orage de plomb fondu et de chaude terreur est tombé à genoux sur la mer suffoquée, dont il écrase la poitrine immense et glauque, zébrée de sueurs électriques.

Séparateur



Scène I


JEAN, PIERRE, ROSINA, Mr PRUDENT fantoche,
MADAME PRUNELLE, autre fantoche.
JEAN (époussette le fantoche de droite).

C’est très simple, vous voyez… Il suffit d’introduire ce petit machin dans ce petit trou, et d’appuyer sur le bouton… Voyez-vous ? Ça marche tout de suite… Le bonhomme tire ses lunettes, les essuie avec son mouchoir et les remet sur son nez ; puis, il reprend son journal, qu’il faut placer là, sur le bord de la table… C’est la même chose si c’est un livre… Avez-vous bien compris ?… Dans la dernière maison que vous avez faite, vous n’aviez pas de ces messieurs à servir, n’est-ce pas ?…

ROSINA d’un air intelligent de jeune soubrette qui en a déjà vu de drôles, un peu ébahie, mais feignant de ne pas l’être).

Oh ! non !… Mais j’en ai vu de drôles tout de même, dans ma vie !… (Penchée sur le fantoche) Oh ! j’ai très bien compris !…

PIERRE (qui est venu travailler dans les jupons du fantoche de gauche, à Rosina :)

Ça, c’est Madame Prunelle… On lui a donné ce sobriquet, parce que ce fantoche ressemble d’une façon frappante à Madame Duverny… L’autre, c’est Monsieur Prudent. — Ah ! par exemple, c’est un travail qui vous regarde ! Venez donc ici, Rosina, car je n’ai jamais rien compris aux jupes des femmes. (Il rit). Voulez-vous entendre tousser la vieille maman ?… Tenez… (Madame Prunelle tousse ; Rosina pouffe de rire.)

ROSINA

Ah ! vraiment, c’est un truc épatant !… Il faut du talent, pour avoir inventé ça !… Et c’est monsieur, n’est-ce pas, l’inventeur ?…

JEAN

Oui, c’est monsieur. Mais vous ne savez pas à quoi ça sert ?

PIERRE

Très simple. C’est une question de nerfs… Il y a des gens qui ont peur du silence et de la solitude. Monsieur et Madame passent leurs soirées à voir jouer la mécanique…

ROSINA

Ah bah ! Ce ne doit pas être très gai… Il doit y avoir une autre raison… Hier soir, j’étais dans le salon… Je les ai entendus causer. (Avec un air malin et des moues espiègles) Eh bien, je crois avoir deviné… Monsieur et Madame s’amusent à tromper Prudent et Prunelle, qui leur tiennent la chandelle !

JEAN (bouche bée).

Comment donc ?…

ROSINA

Voilà… Les pommes volées sont plus savoureuses que celles achetées… En amour, c’est la même chose. Quand vous étiez jeune (à Jean) n’avez-vous donc jamais donné un baiser derrière un paravent ? Les polissonneries en cachette, avec le trac, c’est délicieux !

PIERRE

C’est vrai !… L’amour, quand on ne le vole pas, est assommant !

ROSINA

Eh bien, oui ! Monsieur et Madame se donnent tous les soirs le luxe et l’illusion de se bécoter derrière le dos de quelqu’un !…

JEAN

Oh ! alors !… Ils en ont trompé du monde !… Car ils changent presque tous les soirs de fantoches, et il y en a beaucoup, au grenier ! (pouffant de rire.) Nous n’avons plus rien à faire. Allons-nous-en. (Pierre et Jean vont baisser soigneusement les deux lampes et donnent le branle au rocking-chair. Puis ils constatent, avec des regards d’intelligence, que le tableau est réussi, et sortent avec Rosina par la porte de droite.)



Scène II


MARY, JOHN, Mr PRUDENT fantoche, Mme PRUNELLE, fantoche, PÊCHEURS dans la coulisse.

MARY (quitte le balcon et s’avance dans la salle à pas lents, toute langoureuse, côte à côte avec John, qui la tient enlacée par la taille et lui caresse amoureusement les cheveux. Elle se détache languissamment de lui, pour s’approcher du piano, dont elle tire quelques accords, tout en restant debout, tandis que John s’en va toucher l’épaule de Monsieur Prudent, qui se met à ronfler bruyamment. Aussitôt, elle quitte brusquement le piano, et, se tournant vers John, lui dit avec irritation :)

Ah ! non !… Ça m’énerve !

JOHN

Mais qu’as-tu donc, ce soir ?… Il faut absolument soigner tes nerfs, ma petite Mary !… Depuis notre retour d’Égypte, ton humeur est bien changée !… Ce matin, une observation des plus innocentes a suffi pour te mettre en colère, et tout à l’heure je t’ai surprise dans un état d’extase vraiment incompréhensible… Tu avais des yeux hypnotisés dont la tristesse infinie m’a un peu effrayé, je te l’avoue !… Tu as gardé le silence durant presqu’une heure… À quoi pensais-tu donc Mary ?…

MARY (avec un nouveau mouvement d’irritation).

Je ne sais pas, John !… Je n’ai pas de mémoire du tout ! J’ai une tête de linotte… Et puis, je suis si épuisée, ce soir, que je n’ai même pas la force de te répondre… Je ne pensais probablement à rien. En tout cas, c’est bien méchant, à toi, de me surveiller ainsi !

JOHN

Je ne te surveillais pas, Mary… Je voyais, tout simplement, dans ton cœur, comme dans une eau limpide…

MARY

Je ne le crois pas… Et c’est bien de l’orgueil de ta part !… Je dois être incompréhensible à tes yeux, puisque je ne me comprends pas moi-même !

JOHN

Ceci n’est pas exact… Tu admettras que je suis, parfois, assez clairvoyant pour deviner tes pensées les plus cachées…

MARY

Eh bien ! Dis-moi à quoi je pensais tout à l’heure !

JOHN

Non ; je ne tiens pas à ce petit triomphe ; je préfère que tu me le confesses toi-même.

MARY (inquiète, cherchant à distraire John par des câlineries sournoises.)

Non, non, John !… Je ne sais rien ! Je ne puis rien te dire !… Je sais seulement que ma pauvre tête s’était absolument évaporée, et je me sentais légère, et toute vide, et puis bien malheureuse aussi… avec une tristesse !…

JOHN (la conduit vers le divan et s’assied près d’elle.)

Voyons, Mary… Ceci finit par m’effrayer !

MARY

Cela ne devrait pas t’effrayer, toi, qui sais tout et qui peux tout guérir !

JOHN

Vrai, tu déroules toutes mes observations !… Je trouve ta tristesse vraiment inexplicable ! Car enfin, tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?… Comme autrefois, Mary ! Et de toute ton âme !… (Il l’embrasse) Comme il y a quelques mois, en Égypte, n’est-ce pas ?… Eh bien ! Qu’est-ce qui peut manquer à ton bonheur, ce soir ?… Ton petit cœur si sauvage et si fou, que peut-il désirer ?… Tu es dans les bras de l’homme qui t’aime et que tu aimes !… Tu peux, si cela t’amuse, le faire souffrir avec un regard… moins encore, un soupir, ou plus simplement en te taisant ! Les femmes aussi sensuelles que toi ont un goût tout particulier pour la souffrance. Tu dois adorer les larmes… Celles des autres, bien entendu !… Je parie que, toute petite, tu étranglais les petits chats et tu aimais faire du mal aux moineaux… (Un silence) Je n’oublierai jamais les yeux étranges que tu avais le soir… (il ralentit les mots) où notre pauvre amie s’en est allée pour toujours !…

MARY cachant son visage dans ses mains.)

Oh ! John ! Ne me parle pas de ça !

JOHN

Tu vois, j’ai deviné la cause de ta tristesse, tout à l’heure ?…

MARY

Ce que tu dis est vrai et n’est pas vrai en même temps… Je t’avoue que j’ai perdu ma gaîté d’autrefois. C’est naturel, d’ailleurs, car j’aimais beaucoup Juliette… Et toi aussi, n’est-ce pas, tu avais beaucoup d’amitié pour elle…

JOHN

Oui, Mary. (Voyant les yeux de Mary se remplir de larmes) Mais ce n’est vraiment pas le cas de nous énerver davantage !…

MARY

Moi, au contraire, ça me fait toujours plaisir de penser à elle… (Après un silence) Comme ils s’adoraient !

JOHN

Ah bah ! Paul n’a jamais aimé que lui-même !…

MARY

Comment peux-tu l’affirmer ? Je l’ai bien vu au moment du départ… Il faisait un effort terrible pour retenir ses larmes.

JOHN

C’est naturel, ça !… Après tout, il est désagréable de quitter une jolie maîtresse, pour passer six mois à la merci du mauvais temps, sur le pont d’un cuirassé, où, quoi qu’on dise, il faut durement travailler !… Pour un valseur aussi beau et aussi fat que lui, c’est rude, et cela mérite bien des larmes !…

MARY

Vraiment, tu n es guère indulgent pour Paul !… On dirait que tu lui en veux !

JOHN

Moi ?… Pas du tout !… Je ne le méprise même pas. Il m’est indifférent… C’est un homme d’une autre race que la mienne. Je te prie même de ne pas insister sur ce point. Il y a des idées que tu dois partager sans discussion !

MARY

Oui, oui, mon John !… Je partage toutes tes idées, à condition que tu m’embrasses ! Prends-moi sur ton cœur. (Il l’embrasse.) J’ai tant besoin d’être cajolée, ce soir !… C’est assez bizarre, dis !… J’ai tour à tour très froid et très chaud… Touche mes joues en ce moment ! Elles brûlent, n’est-ce pas ?… C’est l’orage !… Tu vois ? la mer grossit… (Un silence). Moi, j’ai toujours peur, quand tu me parles sur ce ton grave… Je me sens si petite auprès de loi !… Comme un enfant !… Et si fragile entre tes mains !… Quand tu me parles sur ce ton-là, j’ai le même frisson de terreur que j’éprouvais autrefois devant mon père après une de mes innombrables sottises d’enfant !… Je me souviens qu’il m’est arrivé un jour de briser un vase très précieux, du vieux Japon… C’était très cher et très beau, paraît-il… Si tu avais vu la tête de mon père !… Quelle frousse !… Comme ce soir, exactement.

JOHN

Je te remercie de ce rapprochement… Ça me vieillit… Tu as peur tout simplement parce qu’il fait sombre dans cette chambre et que la pluie va bientôt tomber… (À ce moment les deux fantoches toussent bruyamment.)

MARY (qui tournait le dos aux fantoches, sursaute et tremble d’effroi).

Dieu ! Quelle épouvante !… J’ai les mains glacées !

JOHN

Oh ! que ton petit cœur bat vite !… Tu es une petite fille, une toute petite fille… qui a peur de l’orage !… Tu as l’air d’avoir quinze ans, comme le jour où je suis venu pour la première fois te faire la cour chez ta tante Alice…

MARY

J’étais plus jolie qu’aujourd’hui, n’est-ce pas ?

JOHN

Tu avais des jupes courtes et un corsage blanc un peu trop échancré pour une jeune fille…

MARY

Oui, oui, John… Et vraiment tu en as eu, de l’audace, ce soir-là, quand soudain tu m’as embrassée sur le cou !… Quel effort pour ne pas crier ! Car tante Alice était sévère !… Elle t’aurait mis à la porte immédiatement, si elle nous avait surpris !… Tu passais aux yeux de tous pour un jeune savant très sérieux… Personne ne se serait douté de cette façon bizarre que tu avais de faire la cour aux jeunes filles !

JOHN

Pas à toutes ! À toi seule !… Tu étais si excitante… Comment dirais-je ?… si appétissante, et si douce à embrasser !… Aussi douce que tu les maintenant ! (Il l’embrasse.)

MARY

Oui. Mais ce n’était pas une raison pour me dégrafer comme tu l’as fait ce soir-là, derrière le dos de tante Alice, qui travaillait à son crochet !…

JOHN, (l’embrasse avec mille câlineries, en la fixant, tandis qu’elle se renverse sur le divan).

Tante Alice est toujours là, sais-tu ?… Elle fait toujours son crochet, en nous tournant le dos… Nous sommes toujours les mêmes polissons d’autrefois… (Un silence) Vite ! Embrasse-moi ! Elle ne peut pas nous voir ! Oh ! que tes lèvres sont douces !

MARY (D’une voix enfantine, et frissonnant toute.)

Petit John ! Petit John !… faut pas m’embrasser ainsi ! C’est mal !… Tu m’apprends de vilaines choses !… Tu me grises, tu m’affoles ! (Ils s’embrassent longuement. Une rafale s’engouffre par le balcon et agite la flamme des lampes. Ils se détachent l’un de l’autre et restent tous les deux pensifs et troublés. Puis Mary reprenant sa voix naturelle :) Qu’as-tu donc, John ?… si tu savais combien ton baiser m’a troublée !… Je suis restée toute chose, tant l’illusion a été complète !… Il me semblait absolument être la jeune fille d’alors !… Mais viens ici, John… Pourquoi restes-tu si loin de moi ?… Ton cœur est déjà parti ailleurs ? Tu me trahis déjà, avec tes vilaines pensées que je ne connais pas ?… Méchant !…

JOHN (rêveusement).

Non ! je ne te trahis pas… Mais je pense à ta petite âme sans défense, qui ne se donne vraiment que quand on s’empare d’elle avec violence… Et ton corps aussi. C’est étrange ! Il me paraît être à la merci du premier venu qui voudrait le conquérir brutalement.

MARY

Non ! non ! Tu ne peux pas croire un mot de ce que tu viens de me dire !

JOHN

Mais si, tu es et tu seras toujours à la disposition des voleurs, comme le rez-de-chaussée d’une villa isolée dans la campagne… Par une soirée d’orale comme celle-ci, ta volonté n’existe plus… Je te l’ai prouvé tout à l’heure !

MARY

Voilà que tu me reproches mon illusion enfantine (À ce moment, une rafale violente éteint les deux lampes).

JOHN (se précipite vers le balcon pour fermer les volets, en criant) :

Pierre ! Jean ! Rosina !…Où sont-ils donc ?… Personne ne répond !… La maison semble absolument déserte !…

MARY

Je t’en supplie, John !… ferme les volets ! Nous allons être inondés !…

JOHN (après avoir fermé les volets.)

Mais je n’y vois guère !… Jean ! Pierre !… (Il s’approche, à tâtons, du divan, et, embrassant Mary, qui sursaute au baiser) : Ne tremble pas ainsi !… Tu as eu peur ?.. C’est moi ! Tu ne reconnais pas ma bouche ?… (Le fantoche de droite commence à ronfler.)

MARY

Oh ! John !… J’ai peur !… Appelle vite les domestiques et fais rallumer les lampes.

JOHN lui caressant les cheveux).

Ce n’est pas la peine… Nous sommes très bien ainsi… (Un silence coupé par le bruit des rafales.) Mary, écoute… Je ne suis pas John… John est là, devant nous il dort… C’est moi, moi… Tu sais bien qui… Nous pouvons nous aimer, enfin !… C’est moi ! C’est moi, Paul… Je viens ce soir t’embrasser avant de partir… Oh ! je ne sais pas si je reviendrai jamais !… Juliette est morte ! Elle est bien morte !… Mais je n’aime que toi, Mary !… Donne-moi ta bouche !… Ta bouche !… (Il l’embrasse avec passion.)

MARY (se détachant de John, avec un grand cri :)

Non ! Non ! Non ! C’est affreux !… C’est affreux !… Tu me rends folle !… Pierre ! Jean ! (Les domestiques se précipitent dans la salle.)

JOHN (avec une froideur voulue).

Pierre, allumez vite les lampes et assurez les volets. (Ils restent tous les deux silencieux, haletants, tandis que les domestiques exécutent cet ordre.)

MARY (dès que les domestiques sont sortis.)

C’est méchant, c’est horrible, ce que tu viens de faire !… Je ne te le pardonnerai jamais !…

JOHN (avec désinvolture, et marchant dans la salle).

Ah bah ! C’est une petite farce, Mary… Pas grave, voyons !… Au fait, tu n’as jamais pu t’habituer à vivre avec mes fantoches… Je devais le prévoir !

MARY

Comment peux-tu dire cela. John ?… Je les ai trouvés toujours très intéressants…

JOHN

Je le sais… Aussi n’est-ce pas de mon invention que je te parle… Tu as toujours pris une part très vive à toutes mes occupations intellectuelles… C’était naturel, car cela rentrait dans les devoirs d’une compagne intelligente… Tu t’es intéressée aussi, très sérieusement, aux résultats de mes études scientifiques…

MARY

Je suis même très heureuse d’avoir appris de toi tous les secrets du nouveau mécanisme dont tu es l’inventeur…

JOHN

Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, mais plutôt de son application sentimentale… Je suis sûr que tu as trouvé saugrenue et absurde l’idée que j’ai eue de mêler ainsi mes fantoches à notre vie intime et à notre amour…

MARY

Tu as donc oublié notre première soirée passée dans la villa !… Ai-je assez pouffé de rire, lorsque Monsieur Prudent a toussé violemment trois fois, au bruit de nos baisers !…

JOHN

Oui… Mais je me souviens aussi qu’au fond tu étais plutôt énervée qu’amusée…

MARY

Ce n’est pas vrai… J’ai vraiment ri de bon cœur… Parfois, je le reconnais, leur présence me crispe les nerfs…

JOHN

Quand il y a beaucoup d’électricité dans l’air… Comme ce soir, n’est-ce pas ?

MARY

Oui.

JOHN

Oh ! ma petite dynamo !… Tu es à la merci du premier orage qui te détraque !…

MARY

Je sais bien que tu méprises les femmes ! (Exagérant sa mélancolie) Et tu me considères comme l’un de tes fantoches…

JOHN

Le plus beau de tous. (La taquinant) Au fait, vos mécaniques sont identiques… Et c’est toujours l’électricité qui fait vibrer vos nerfs comme des fils bons conducteurs de volupté… C’est pour cela que j’aime les avoir tous deux (en indiquant les fantoches), parmi nous, les soirs orageux comme celui-ci… Je trouve dans leur présence un prodigieux excitant pour le cœur ! C’est comme un alcool, pour mon amour… Il le réveille et le grise…

MARY

Je sais… Ça t’émoustille de m’embrasser derrière le dos de Madame Prunelle et sous le nez de Monsieur Prudent…

JOHN

Et toi, pas ?…

MARY

Non ; moi, je préfère qu’il n’y ait personne dans la chambre quand tu me serres dans tes bras. Mon cœur n’a pas besoin d’excitants, grâce à Dieu !

JOHN

Dis plutôt que tu le laisses tout simplement dormir, ce cœur, dans ta poitrine, tout en permettant à tes lèvres de s’amuser avec mes baisers, comme avec des friandises que l’on grignote quand on n’a pas d’appétit…

MARY

Méchant ! Tu sais bien que je t’adore !…

JOHN (ironique).

Tu devrais être reconnaissante à monsieur et madame, (Indiquant les deux fantoches) qui se donnent la peine de redoubler la chaleur de mes baisers !

MARY

Ils m’exaspèrent comme des visites importunes et encombrantes !

JOHN

Ils résument et remplacent pour moi toute l’humanité, si bien que je ne désire plus revoir mes semblables, quand je suis près de toi et… avec eux…

MARY

C’est mal… Il vaudrait beaucoup mieux voir quelqu’un, de temps en temps… Cela distrait et détend les nerfs. Sans quoi, on finit par se perdre en d’absurdes imaginations. Tu serais moins sombre si tu voyais du monde !…

JOHN

Et toi, ma petite Mary, tu serais moins rêveuse si tu pouvais faire la coquette et te laisser faire la cour… (Riant) Tiens… en voilà, du monde !… Ils me donnent une idée exacte de tout ce qu’il y a hors de notre amour ; toute la réalité affreuse : devoir, argent, vertu, vieillesse, monotonie, ennui du cœur, fatigue de la chair, bêtise du sang, lois sociales… que sais-je encore !…

MARY

Moi, je préfère mettre tous ces vilains personnages à la porte !

JOHN

Pas possible, du moment qu’ils sont en nous… Il faut, au contraire, leur jouer de vilains tours en les faisant agir à notre guise. C’est derrière leur dos et presque sous leur nez, qu’il faut jouir de l’amour tout entier, avec sa fièvre d’aventure et d’inconnu, son parfum de révolte, de danger et d’impossible, sa violence et ses façons lestes de voleur surpris… Je suis sûr de garder ainsi mon amour toujours vivant et chaud.

MARY

Tu es trop compliqué et trop intelligent pour une petite femme comme moi, qui t’aime très bêtement… beaucoup… beaucoup !…

JOHN

Je ne suis pas compliqué du tout… Je veux simplement avoir près de moi, quand je t’embrasse, des tableaux très précis de la laideur de la vie, pour filer en plein rêve avec toi… Tout à l’heure, en quittant le balcon, tu t’es laissée prendre, toi aussi, par la stupide gravité de ces deux fantoches, n’est-ce pas ?… Et tu as sursauté, tant ils avaient l’air vivants. (Un silence.) Vraiment, tu ne trouves pas que leur odieuse présence donne une beauté fascinante à la mer, aux nuages, aux navires, aux oiseaux et à ces étoiles qui plongent à l’horizon ?…

MARY

Je préfère que tu ne trouves de beauté que dans les yeux de ta petite Mary !… (M. Prudent ronfle bruyamment.)

JOHN (se retournant vers le fantoche).

Assez ronflé ! (Riant) finis-là !… (Il se tourne vers Mary, qui se couvre les yeux en réprimant un sanglot). Allons ! De la gaîté, Mary !… (S’approchant de la fenêtre.) L’orage est presque passé !… Tu te sentiras un peu mieux, maintenant. (Ses sanglots redoublent. John se retourne et s’approche d’elle.) Tiens ! Tu m’en veux encore ?… Je vais te faire un grand plaisir… Nous allons nous débarrasser de ces deux monstres qui te font si peur ! (John, avec calme, soulève dans ses bras le fantoche.) Voyons… aide-moi ! Nous allons les lancer par la fenêtre ! Ils sont désormais inutiles !… Aide-moi, Mary ! (Mary l’aide à soulever le fantoche de M. Prudent, qu’il traîne jusqu’au balcon. Ils ouvrent les volets, et l’on entend le bruit de la pluie et des voix de pêcheurs sous le balcon.) N’est-ce pas qu’il est drôle, ton mari ?… Allons ! aide-moi à le flanquer par la fenêtre, ce vilain mari qui ronfle toujours, quand tu joues du piano !… Vlan !… (Ils rentrent. John, désinvolte et très gai. Mary les yeux inquiets, riant nerveusement et comme hypnotisée). Quant à la mère Prunelle, je m’en chargerai tout seul… Après tout, elle n’était pas encombrante !… Je lui dois les plus belles de tes caresses… (Il soulève le gros fantoche, et, pouffant de rire, il le lance à la mer. Au même moment, de grands cris éclatent sur la plage.)

VOIX DE PÊCHEURS

Un homme à la mer !… Au secours !… On a jeté deux hommes à la mer !…

MARY (éclatant de rire, et toute réjouie d’une gaîté sereine et enfantine).

Ah ! c’est vraiment très amusant !… Voilà qu’ils prennent les fantoches pour des suicidés !… Ah ! ah !…

JOHN

Ça c’est embêtant… Je n’avais pas prévu les pêcheurs !

VOIX DE PÊCHEURS

Oui ! deux hommes !… Oui ! Ils sont tombés de la villa !.. Je l’ai bien vu, qu’on les jetait a la mer !… J’ai vu, sur ma parole, Monsieur Wilson qui les jetait à la mer !

JOHN

Ça se complique… Cela va devenir grave !… (Très inquiet) Pierre !… Jean !… (Les domestiques apparaissent) Pierre, allez donc voir ce qui se passe. J’ai lancé par la fenêtre les deux fantoches et l’on est en train de crier au crime !… Il faut aller vite leur expliquer cela !…



Scène III


JOHN, MARY, PIERRE, MATELOTS
JEAN (entrant par la porte du jardin).

Monsieur… les pêcheurs sont a la grille ! Ils veulent entrer… ils crient que vous avez jeté deux hommes par la fenêtre…

JOHN

Eh bien ! expliquez-leur la chose sans ouvrir… Barricadez même la grille !

PIERRE (regardant par la fenêtre qui donne sur le jardin).

Trop tard, monsieur ! Ils ont forcé l’entrée !… Ils crient tous comme des fous !…

MARY (angoissée, sur le balcon).

Il y a deux barques… On va repêcher les fantoches !… (On voit au dehors un rougeoiement d’incendie.) Ils ont allumé un grand feu sur la plage !

PIERRE (aidé de Jean, tient fermés de toute sa force les volets de la porte qui donne sur le jardin).

Nom de Dieu ! Ils sont nombreux !… Ils vont briser la porte !… (Criant) Attendez ! Je vais ouvrir ! Ce n’est pas un crime !… C’est une farce !… (La porte éclate et les matelots entrent violemment.)

JOHN

Eh bien ! Qui vous permet d’entrer ainsi, en brisant la grille et en défonçant la porte ?…

TOUS LES MATELOTS

Maison vous a vu, Monsieur Wilson !… Vous avez lancé par la fenêtre deux cadavres !… On vous a vu !… On vous a vu !… Moi, moi je vous ai vu !…

JOHN

Silence ! Il n’y a pas moyen de s’entendre !… Vous faites un tel bruit !… Je vous dis que ce ne sont pas des cadavres ! Je ne suis pas un assassin, et je n’ai jamais lancé d’hommes par la fenêtre !… Ce que j’ai jeté à l’eau, vous allez bientôt le voir, quand on l’aura repêché !… D’ailleurs, comme vous pouvez le constater, nous sommes tous ici, les habitants de la villa… Ma femme et moi, et mes trois domestiques. Alors, quels sont les assassinés ?

UN MATELOT

J’ai bien vu que vous jetiez un corps à la mer !…

UN AUTRE MATELOT

Deux cadavres !

(À ce moment un grand cri monte de la plage. Tous se précipitent dans le jardin, tandis que John et Mary, assis sur le divan, ont l’air très ennuyés. Quatre marins entrent et déposent sur des chaises les deux fantoches ruisselants.)

JOHN

Tenez ! Les voilà, mes deux victimes !…

(Ébahissement général. Jean s’approche du fantoche de M. Prudent et touchant un bouton le met en mouvement, si bien qu’il tousse à plusieurs reprises. — Les matelots, crient, gesticulent violemment.)

QUELQUES MATELOTS

C’est un fou !… Monsieur Wilson est fou !…


Rideau.