Poupées électriques/Acte III

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Poupées électriques : Drame en trois actes, avec une préface sur le futurisme
E. Sansot et Cie (p. 144-192).
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ACTE TROISIÈME


Dans le salon de la villa Monbonheur. — Dix heures du matin. Le balcon à gauche et la porte vitrée qui donne sur le jardin sont ouverts à la brise marine. — Le soleil éclatant comme un grand cœur d’or massif est suspendu, en ex-voto, sur la mer vêtue de bleu qui balbutie des prières sur la plage, telle une fillette à l’église, attentive et distraite, tour à tour, dans l’éblouissement de la Fête-Dieu.

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Scène I


ROSINA, PIERRE, puis MARY, JOHN, UN MATELOT
(dans la coulisse.)
ROSINA (à Pierre, qui met de l’ordre dans le salon.)

Et les fantoches ?

PIERRE

Monsieur a donné l’ordre de les remiser au grenier.

ROSINA

Ils sont dans un bel état !…

PIERRE

Ils ont déteint cette nuit ; je les ai vus tout à l’heure. Ils ont l’air d’avoir vieilli tous les deux. Mais la mécanique est excellente !… J’ai constaté qu’ils ronflent à merveille, comme avant leur naufrage.

VOIX D’UN MATELOT

Oh ! là !… Il n’y a personne là haut ? Nous avons une lettre pour Madame Wilson !

PIERRE (s’approchant du balcon).

Je viens… Je descends… (Il sort par la porte donnant sur le jardin.)

MARY (apparaissant à la porte de gauche).

Rosina… est-ce Pierre qui est descendu ?…

ROSINA

Oui, madame ; il est allé prendre une lettre pour madame.

MARY

Une lettre pour moi ? C’est le facteur ?

ROSINA

Non, madame… C’est un matelot qui vient d’aborder avec un canot de l’escadre.

MARY (sursautant).

Le matelot a prononcé mon nom, ou celui de Monsieur ?

ROSINA

Le nom de madame.

PIERRE (entrant, donne avec empressement la lettre à Mary).

Voici, madame.

JOHN (entrant par la porte de gauche).

Vous oubliez donc, Pierre, que l’on doit toujours présenter les lettres sur un plateau ?

PIERRE

Oui, monsieur… Monsieur voudra m’excuser… (Il sort avec Rosina.)



Scène II


JOHN, MARY

JOHN (d’un air distrait, après avoir jeté un coup d’œil sournois à Mary, qui regarde avec embarras et curiosité sa lettre, avant de l’ouvrir.)

De qui, cette lettre ?…

MARY (après avoir ouvert la lettre d’une main tremblante et avoir regardé la signature).

De M. Paul de Rozières… Elle vient du Formidable. (Elle s’assied, sous le poids d’une émotion violente.)

JOHN (avec un air distrait, en feignant l’indifférence).

Ah !…

MARY

Il m’annonce son arrivée ; il sera ici dans une heure… Il me parle de Juliette ; il voudrait aller voir sa tombe.

JOHN

Ah !

MARY (avec angoisse).

La lettre est profondément triste…

JOHN (après avoir chiffonné un journal qu’il tenait entre les mains, se tourne brusquement vers Mary.)

Eh bien !… Mary, voyons… qu’est-ce qu’il t’arrive de si grave ?… Pourquoi trembles-tu ainsi ? (Avec irritation) Ce que je vais te dire est peut-être très bête. Tu prendras ça pour une scène de jalousie… Soit, mais il faut absolument que je te le dise, pour que je sache a quoi m’en tenir sur tes sentiments… Tu viens de recevoir une lettre d’un inconnu, ou plutôt d’un monsieur quelconque…

MARY

Un monsieur quelconque ?… Monsieur Paul est un ami…

JOHN

Eh bien ! Tu reçois la lettre d’un ami… une lettre mélancolique… Entendu. Elle parle de Juliette.. Ce n’est pas une raison pour être aussi agitée que tu l’es !… Tu trembles devant moi comme une coupable… Vraiment, je ne te comprends pas !

MARY

Je ne suis pas coupable. John… tu le sais bien. Tu as tort de t’irriter !

JOHN

Eh bien ! donne-moi cette lettre !

MARY

Non, mon ami… Je ne puis pas… Elle est absolument confidentielle et elle ne concerne que Juliette…

JOHN

Donne-moi cette lettre ! (Il saisit les mains de Mary et après une lutte brève, lui arrache la lettre. Mary éclate en sanglots.) Quelle enfant tu fais !… Tu pleurniches au moindre geste ! C’est absurde et irritant !… (Il jette la lettre sur un guéridon et s’approchant de Mary, l’embrasse avec tendresse.) Voyons, ma petite Mary… Il ne faut pas pleurer !… Je ne tiens pas du tout à savoir ce que contient cette lettre !… Elle ne m’intéresse pas le moins du monde !… Mais tu comprends parfaitement que ton attitude inquiète et angoissée de tout à l’heure était faite pour m’exaspérer… Au reste, je suis très nerveux, depuis quelque temps, et je finis par croire que l’air de la mer m’est pernicieux. Nous devrions même partir, aller quelque part… en voyage !… Je ne sais pas… Mais il me semble que cette plage doit nous porter malheur !

MARY

Oh ! mon John !… faut pas être superstitieux à ce point ! Comment ! Tu voudrais quitter ce pays idéal où nous avons passé les plus beaux jours de notre vie ?!… Tu sais bien que nulle part ailleurs nous n’avons eu autant de bonheur !… Veux-tu donc me donner un tel chagrin ?…

JOHN

Je comprends parfaitement que tu sois attachée à ce pays, rempli, pour nous, de souvenirs délicieux… Mais je sais aussi que le bonheur est partout où l’on s’aime, et, du moment que nous parlons ensemble, tu n’as plus rien à regretter.

MARY

Je ne regrette rien, John, quand je suis près de toi ! Le bonheur ou le malheur ne peuvent me venir que de tes lèvres… Mais j’aurais bien de la peine si je quittais la pauvre Juliette !… Tu le sais, chaque matin je lui porte des fleurs… Cela fera plaisir à Monsieur Paul… Il doit l’aimer encore affreusement. On le voit à sa lettre !…

JOHN

Je ne crois pas aux phrases de ce monsieur qui n’a jamais su m’inspirer la moindre sympathie… Et je serai même enchanté de ne pas le revoir.

MARY

Tu es trop sévère pour lui… Au fond, il ne m’est pas plus sympathique qu’un autre… mais tu comprends bien que je dois accomplir les dernières volontés de ma pauvre Juliette !

JOHN

Bien… c’est entendu !… J’ai compris ; ce sera vite fait !… Et nous partirons aussitôt après.

MARY

Quand donc ?

JOHN (froidement).

Nous pouvons partir ce soir même… Pourquoi attendrions-nous davantage ?…

MARY

Non, non, chéri… C’est fou ! C’est impossible !… Nous ne sommes pas prêts !… Et puis, tu ne seras pas si méchant !… Moi qui espérais retourner encore avec toi dans le petit golfe des crabes ! (Elle l’embrasse avec câlinerie en laissant sa bouche fureter sur le visage et sur le cou de John.) Tu as donc tout oublié ?… Et le plaisir de nager ensemble, côte à côte ?… Nous ne retournerons jamais plus dans la petite grotte ?… Songe donc !… Veux-tu que nous y allions ce soir ?

JOHN (alangui par les caresses de Mary).

Ce soir, non… ma petite sensuelle. C’est impossible !…

MARY Oh !… Voilà tout mon bonheur gâché !… Tu le sais, je ne suis vraiment heureuse que quand je suis seule à seul avec toi… très loin, dans la mer !… Hier.. tu te souviens, sur les pierres plates de la grotte ?… L’eau était très basse, et l’on était si bien sur ce fond tapissé de mousse !… Nous étions assis comme dans une baignoire !…

JOHN (avec câlinerie).

Tu avais l’air d’une jolie rainette…

MARY (en applaudissant, d’un air enfantin).

Oui ! Appelle-moi rainette !… Et puis, tu m’as dit autre chose… Que ma peau avait la blancheur nacrée des coquillages, n’est-ce pas ? Tu as de si jolis mots, quand tu m’aimes !… Parce que tu ne m’aimes pas toujours de la même façon !… Tu m’as dit que j’avais des souplesses frétillantes d’anguille et tu as trouvé que mes mollets avaient des reflets squameux dans l’eau… Et tu m’as si bien étourdie de baisers, que je t’ai obéi comme une petite sotte !… (Avec des moues coquettes) Oh ! tu m’as poussée à faire des choses très graves et défendues, dans la grotte !… L’on était si bien serrés côte à côte dans notre petite baignoire verte !… Comme tes caresses étaient bonnes !… J’avais si peur que la mer n’emportât notre petit canot !… Nous n’aurions jamais pu retourner à la plage ! Heureusement, c’était un joli petit canot obéissant et fidèle comme une servante en sentinelle !… Mais toutes ces choses ne t’intéressent pas, aujourd’hui, et tu as déjà tout oublié !…

JOHN

Ce n’est pas vrai… Et j’aime t’entendre mordiller ainsi tes souvenirs de volupté comme si tu mangeais des œillets rouges !… Mais je me souviens aussi que tu m’as oublié tout à coup pendant quelques instants, pour suivre le petit garçon mi-nu, couleur de bronze, qui vint nous offrir ses lampotes !…

MARY

J’avais une telle faim !… J’en ai mangé un tas !…

JOHN

Ce n’était pas une raison pour oublier si tôt nos caresses !…

MARY

Moi, les baisers, cela me donne de l’appétit !

JOHN

Quelle matérialiste !

MARY

Pas du tout… Et tu sais bien que je suis capable de passer des jours et des jours détachée de tout ce qui m’entoure, en savourant un souvenir, une pensée, un mot de toi !… Ce délicieux petit golfe, je l’aurai toujours sous les yeux, dans ma mémoire, dans mon âme ! Ce souvenir restera pour moi comme un coin de paradis où je me réfugierai quand tu ne m’aimeras plus… Je sentirai toujours cette mer bleue qui pousse dans mon cœur ses petites vagues paresseuses, tout alanguies d’a mour et de mélancolie… Mes veines sont toutes pleines de la chaleur parfumée de cette caressante après-midi !… Oh ! mon John ! pourrons-nous goûter encore cette joie ? Crois-tu qu’une heure aussi belle suffise à nourrir de bonheur une vie entière ?… Oh ! si cela était possible !… Je ne veux plus d’autres voluptés !… Elles ne sauraient me griser autant !…

JOHN

Non, petite… Tu as tort !… Il ne faut pas laisser vieillir notre cœur sur place. Il faut le distraire continuellement. Nous nous aimerons ailleurs, sur d’autres plages, au bout du monde, ailleurs, toujours ailleurs, fût-ce même dans la mort !…

MARY

Quel vilain mot tu as prononcé ! Moi, quand je suis heureuse quelque part, je n’aime pas du tout m’en aller… Je suis heureuse ici, je voudrais y rester. Hier, j’ai touché le fond de la joie et aujourd’hui encore je me sens dans le bonheur comme un poisson dans la mer… Si tu m’embrasses, je puis me tourner de tous les côtés et je trouve partout du plaisir… Comme les petits poissons, vois-tu… Je plonge, la tête la première, puis je la relève et, d’un tour de reins, très lent, je remonte vers la surface… Partout, autour de moi, je ne touche rien qui ne soit doux, velouté et délicieux, comme les parois des rochers, toutes feutrées d’algues.

JOHN

Crois-tu que nous serons toujours aussi heureux ?… Ne te fatigueras-tu pas de ce bonheur sans limites et sans danger ?…

MARY

Non, non, mon John !

JOHN

Il arrive parfois, ma chère Mary, une chose terrible en amour… On est malade, au lit.. La voix d’une femme chère vous berce longtemps l’esprit en lisant un beau livre…

MARY

Je ne comprends pas… Explique-moi.

JOHN

Tu as sans doute éprouvé cela. Eh bien ! la douceur monotone de la voix, le rêve qui s’est évaporé des phrases du livre… et puis autre chose encore… le parfum de mélancolie qui monte de la soumission dévouée de la lectrice… tout cela assoupit peu à peu le malade.

MARY (attentive).

Tu trouves que l’on est malade, quand on aime ?…

JOHN

Oui et non… Laisse-moi t’expliquer. Aussitôt la lectrice se lève et sort de la chambre à pas de loup. Elle s’en va respirer un peu d’air pur, un peu de gaîté et de santé en plein soleil… Le malade, vois-tu, ouvre alors instinctivement les yeux, et, se retrouvant seul, tout seul dans la pénombre de la chambre, il oublie son mal, qui lui est devenu familier, pour une autre souffrance qui lui était inconnue. Voilà, ma petite Mary, ce qui se passe dans nos cœurs quand l’amour s’en va à pas feutrés. (Mary Laisse la tête et demeure silencieuse.)

Mary, il faut vite m’embrasser, sans quoi tu vas me donner de méchantes pensées…

MARY (s’élance et l’embrasse passionnément).

Je t’aime, je t’aime, mon John, et je suis heureuse de te rendre heureux par mon amour !

JOHN

Et bien, tu vas me le prouver en faisant immédiatement tes malles… Nous partons à une heure quarante ; les domestiques nous suivront plus tard. (Il se promène dans la chambre, puis se retourne et voit avec dépit Mary immobile, les yeux pensifs, perdus sur la mer.) Ça ne te va pas, Mary ?…

MARY

Oh ! mon John !… Il faut bien que je voie auparavant M. Paul de Rozières !…

JOHN

Tu ne le verras pas !

MARY

Je ne puis pas.. Je ne puis pas !…

JOHN

Et pourquoi donc ?… Je veux… j’exige que tu ne le reçoives pas, ce monsieur !… J’ai bien le droit de t’imposer mon désir… Et te voilà prête à me donner une vive douleur pour satisfaire un simple caprice !…

MARY

Non, non, ce n’est pas une douleur que je te donne ! Et ce n’est pas d’un caprice qu’il s’agit là !… J’accomplis tout simplement un devoir.

JOHN

Ah bah !… Quel devoir ?… Sache-le bien, notre amour dépend de l’acte d’obéissance que j’exige de toi !

MARY

Oh ! mon John !… Je ne puis t’obéir !

JOHN

Tu tiens donc beaucoup à cet imbécile ?

MARY

Non ! non !

JOHN

Eh bien ! Tant mieux ! Mais il me faut te dire ma pensée intime… Tu ne m’aimes plus comme autrefois, je le sens, et tu es prête à en aimer un autre. Cet autre sera Paul ou quelque inconnu, peu importe. Toujours est-il que j’ai de fâcheux pressentiments, et je ne veux absolument pas que tu voies ce monsieur.

MARY

John ! John !… Qu’as-tu ?… Tu ne peux penser ce que tu viens de me dire !

JOHN (se dégageant de l’étreinte de Mary).

Je veux être franc avec toi… Moi aussi, je ne t’aime plus comme autrefois. Moi aussi je n’éprouve plus le même plaisir à tes baisers…

MARY (s’accrochant à lui).

Non ! non ! Ne dis pas ça !… C’est horrible !… Ne prononce plus ces mots ! Je t’aime toujours !… Je n’aimerai que toi !…

JOHN

Non, Mary !… Ce que je te dis est vrai… Mais cela n’a pas d’importance, vois-tu, parce que je te désire encore assez pour disputer ton corps et ton amour à qui que ce soit !… Nul ne pourra toucher à tes lèvres ! Quand à lui, il t’aura moins que tous les autres !… Et d’abord, c’est entendu ; commençons par filer !… Tu ne le verras pas, sache-le bien ! (Mary éclate en sanglots) Mary ! Mary ! je t’en supplie ! Ne pleure pas ! (Avec ironie, en souriant) Ah ! bon !… C’est le bouton des larmes que j’ai fait jouer sans le vouloir !… C’est vraiment bizarre, ce que tu ressembles à mes fantoches, ma petite Mary ! (Puis s’assombrissant tout-à-coup) Assez !… voyons ! Je… ne… veux pas que tu pleures, car je finirais par croire des choses absurdes ! (Il l’embrasse violemment et la suffoque presque, avec un baiser brutal, en lui mordant les lèvres)

MARY (criant).

Aïe ! Tu m’as fait mal !

JOHN (lui serrant voluptueusement la gorge avec une cruauté grandissante).

Tu vois : c’est bien facile !… Je n’aurais qu’à serrer un peu plus et la mécanique serait brisée… C’est doux de te serrer ainsi la gorge !… Je sens… oui, je sens que je ne t’aimerai que morte !…

MARY

Oui, oui, mon John… Comme tu aimes… (suffoquée) Juliette !…

JOHN (abandonnant Mary, regarde à sa montre).

Peut-être !… (Un silence). En tout cas, c’est entendu : nous partirons à une heure quarante… Je vais à sa rencontre. C’est la seule façon de t’éviter sa visite. (Puis, en scandant les mots avec un ton volontaire où perce un peu d’angoisse) D’ailleurs, si Monsieur de Rozières venait ici avant mon retour, tu t’en débarrasserais au plus vite en lui annonçant notre départ immédiat !… C’est compris, Mary ?

MARY

Oui… (Puis, d’un ton de doux reproche.) Tu ne m’embrasses pas ?… (John la salue d’un geste machinal.) Adieu, John !… (Après un silence) Rosina !… Rosina !…



Scène III


MARY, ROSINA
MARY

(Rosina entre.) Préparez ma petite malle et celle de monsieur… Nous partons à une heure quarante. Il faut que tout soit prêt à une heure. (S’apercevant que Rosina regarde dans le jardin) Que regardez-vous ?

ROSINA

Oh ! rien, madame !… Monsieur est bien pressé ! Il a oublié sa canne… Et je crois qu’il s’est trompé de chemin.

MARY

Pourquoi donc ?

ROSINA

Mais oui, madame… Pour descendre au port, il va faire un grand détour, au lieu de prendre le petit sentier… C’est beaucoup plus long… Ah ! madame ! On sonne à la grille !… C’est Monsieur qui rentre, sans doute…

MARY (se levant avec angoisse, s’approche de la porte qui donne sur le jardin).

Non… non… Dieu ! c’est… (en se tournant vers Rosina) c’est Monsieur de Rozières !… Rosina, vous pouvez vous en aller. (Elle recompose ses cheveux en désordre devant le miroir, en cherchant à maîtriser son émotion, et se tourne vers la porte du jardin.)



Scène IV


MARY, PAUL
PAUL

Bonjour, madame Wilson !… Je suis enchanté de vous revoir après une si longue et douloureuse absence !… (Il lui baise la main.) Mais je vous retrouve bien portante et j’en suis ravi.

MARY

Bonjour, Monsieur de Rozières… Je vous remercie de votre lettre si aimable.

PAUL

Et Monsieur Wilson va bien ?

MARY (avec angoisse). Très bien ; merci. Mon mari vient de sortir… Vous avez dû le rencontrer.

PAUL

Non… (avec lenteur) Je ne l’ai pas rencontré, mais je l’ai vu partir… (À un mouvement de surprise de Mary) Excusez, madame… je vous avoue franchement que j’ai guetté son départ, derrière le mur du jardin…

MARY

Oh ! (avec angoisse et colère) Et pourquoi donc, Monsieur ?

PAUL

Veuillez me pardonner cette audace qui vous offense justement. C’est pourtant très simple… Je voulais parler, seul à seule avec vous… de notre chère Juliette !… Mais (avec tristesse) je me suis trompé. Ma visite vous importune. Suis-je tombé mal-à-propos ?…

MARY

Non, monsieur Paul. Veuillez vous asseoir. Il y avait bien longtemps que je songeais à cette rencontre !… Veuillez excuser mon agitation, mais votre présence, vous le comprendrez facilement, remue en moi un tel flot de souvenirs tristes, qu’il m’est presqu’impossible de retenir les larmes ! (À un mouvement de Paul) Oh ! ne parlez pas ! Je vous en prie !… J’ai tant de choses à vous dire, et nos instants sont comptés !… Je désire que mon mari ne vous trouve pas ici. (Elle sursaute d’angoisse.)

PAUL

Mais, madame, je ne pensais pas que ma visite pût vous causer tant d’émoi !

MARY

Oh ! ne vous préoccupez pas de ça !… Comme vous le savez, hélas, Juliette n’a guère eu la force de parler longtemps, avant de mourir… Elle m’a suppliée de vous dire que sa dernière pensée était pour vous, et qu’elle vous donnait son dernier soupir, avec toute la passion de son âme et de son corps…

PAUL (feignant une douleur violente, et lui embrassant les mains).

Merci… merci, madame ! Je n’oublierai jamais la douceur que vos paroles versent dans mon cœur en ce moment !

MARY

Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas, cette pauvre Juliette ?… Si vous aviez vu comme elle était belle, tragiquement belle !… Son pauvre corps était brisé et tout meurtri quand on l’a retiré de l’eau… Mais son visage était intact, d’une pâleur vraiment idéale… Oh ! que j’ai embrassé ses joues, ses pauvres joues !.. Elles avaient la froideur des perles !… Et ses grands yeux ouverts, encore gonflés de larmes, vous cherchaient dans l’espace… Je l’ai embrassée pour vous, monsieur Paul.

PAUL

Merci, madame… Mais pourquoi tremblez-vous ainsi !

MARY

Oh, non… Rien… Ne vous en souciez pas !… Mais si, il vaut mieux que je vous le dise !… Je tremble… parce que John va rentrer d’un moment à l’autre !

PAUL

Eh bien… je crois qu’il sera heureux de me revoir.

MARY

Non, voilà… C’est long à vous raconter… Bref, vous avez inspiré une absurde jalousie à mon mari !…

PAUL

Vrai ? C’est absolument extravagant !… Et d’où lui est-elle venue ?

MARY

Je ne sais trop… En réalité, il n’a jamais eu de sympathie pour vous et il m’a défendu de vous revoir… Aussi, partez, Monsieur Paul ! Je vous en supplie… partez avant qu’il ne rentre !

PAUL

Comment voulez-vous que je parte après ce que vous venez de me dire ?… Le souvenir de ma bien-aimée est attaché à vous, et je n’éprouve plus de joie qu’à vous entendre parler d’elle…

MARY

Merci… Mais partez, de grâce !

PAUL

Oui mais jurez-moi que vous essaierez de me revoir… Dites-moi, je vous en prie, quand il me sera possible de parler avec vous de notre chère Juliette…

MARY

Oui, oui… Je vous enverrai tout ce que j’ai gardé d’elle.. Oh ! presque rien… Mais cela vous fera plaisir !… Ce joli chapeau blanc qu’elle avait le dernier soir, vous souvenez-vous ?…

PAUL

Oui, je me le rappelle très bien !… Une mouette qui avait l’air de planer, les ailes grandes-ouvertes…

MARY

… Le bec tendu en bas, comme pour plonger dans ses grands yeux si frais et purs, qui avaient la couleur et le charme de la mer… Ah ! il me serait si doux de parler d’elle longuement avec vous !… Mais… c’est impossible, aujourd’hui. (Guettant avec une grandissante inquiétude la grille du jardin.) Partez… parlez. Monsieur de Rozières ! Je vous en prie !… Il ne doit pas vous trouver ici !…

PAUL (après un silence).

Mais veuillez donc me dire l’origine de cette inexplicable jalousie…

MARY

C’est si fou, si enfantin, que vous aurez de la peine à le croire… Voilà : il m’est arrivé de parler souvent de Juliette et de vous, durant votre voyage… Et peut-être vous ai-je défendu, sans le vouloir, avec trop d’empressement… Je songeais à votre affreuse solitude au-delà des mers… Mon cœur qui ne s’est jamais consolé de la mort de Juliette, se reposait un peu en songeant que vous l’aimiez toujours passionnément… Et j’attendais avec angoisse votre retour, pour être sûre de votre fidélité et aussi pour vous consoler un peu en vous racontant les derniers instants de cette chère âme que vous avez fait tant souffrir… Oh ! sans le vouloir !… Et bien malgré vous !… Il me semblait aussi que ce n’était pas juste… vous tout seul et si loin, avec votre gai sourire d’autrefois effacé par les larmes !… Ah ! l’affreuse douleur !… (Elle pleure doucement, oublieuse.)

PAUL

Vous avez donc souffert un peu, en pensant à moi ?…

MARY (essuyant nerveusement ses larmes et reprenant un ton de froideur réservée).

Non… non ! Je n’ai pas souffert en pensant à vous !…

PAUL (s’approchant de Mary, avec chaleur).

Oh ! pourquoi me cachez-vous cette vérité bien innocente ?… Pourquoi tremblez-vous ainsi ?… Avez-vous peur de moi ?.. Vous savez que je serai désormais pour vous plus qu’un ami dévoué et bien plus qu’un frère…

MARY

Taisez-vous ! Taisez-vous !… C’est affreux, ce que vous voulez me dire !…

PAUL

Mary ! Mary !… permettez-moi de vous appeler ainsi… C’est le nom que vous donne mon cœur !… Ne craignez rien ! Je ne veux que cela !… Je n’ai plus qu’un seul désir… Oh ! bien puéril et pas dangereux !… Je ne désire plus que vous révéler mes sentiments !…

MARY

Non ! non ! Je ne puis vous écouter !…

PAUL

Écoutez-moi, Mary ! Vous ferez de moi ce que vous voudrez ! Je ne vous reverrai plus, s’il le faut… si vous me le demandez !… Mais sachez au moins que je vous adore depuis longtemps et que je vous bénis de toute ma tendresse et de toute ma passion !

MARY

Quelle tristesse !… (Les yeux remplis de de larmes) Vous l’avez donc oubliée ?… Elle qui vous aimait tant !…

PAUL

Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi, Mary ! C’est une force inexplicable, qui m’entraîne vers vous !… Écoutez… Là-bas, votre image et celle de Juliette ont lutté longtemps dans mon âme… Puis, la vôtre s’est tout à coup précisée davantage, en imprimant ses contours dans mes yeux, dans ma chair, dans mon sang !

MARY

Non ! non !… Ne le dites pas !…

PAUL

Et l’autre s’est peu à peu effacée dans le brouillard du passé… tandis que votre nom résonnait continuellement à mes oreilles ! Toutes les musiques, tous les murmures, les cris discordants même, prenaient la cadence de votre voix. À toute heure du jour et de la nuit, mon âme aurait voulu dévorer, abolir l’espace qui me séparait de vous ! — Je ne respirais que vous, et la brise même du soir semblait venir de votre éventail lointain, agité là-bas par vos petites mains… si petites qu’elles ne peuvent presque pas suffire à cacher vos grands yeux !…

MARY

Oh ! vous mentez !… Vous n’avez que le désir de jouer avec mon cœur !… Et c’est votre imagination qui vous égare !…

PAUL

Ce n’est pas de l’imagination ! Je n’ai jamais eu d’imagination !… Mon premier rêve c’est vous… vous qui m’emportez au ciel, très haut, jusqu’au paradis de vos yeux ! Vous le savez, je ne suis pas poète pour deux sous !… Ce que je vous dis est bête et mal dit… Et je suis indigne de vous aimer !… Mais vous sentez que je vous aime et que toutes mes forces, tout mon passé, tous mes souvenirs, viennent rouler misérablement à vos pieds !

MARY

Oh ! laissez-moi !… Le monde est à vous… Je ne suis rien et je ne puis rien pour vous rendre heureux !…

PAUL

Vous le pouvez, Mary !…vous le pouvez !… Le monde est aboli !… (Après un silence) Mais vous ne m’écoutez pas !… Oh ! j’étais moins malheureux, là-bas, car je vous avais près de moi sans cesse… et je vous possédais, et je vous caressais à ma guise, sans vous effrayer et sans vous faire pleurer !… Durant ces jours blancs de fièvre, à l’hôpital, la gorge empestée par l’odeur et la présence de la mort… songez que je comptais les heures par la levée des cadavres quotidiens !… Et je trompais mon angoisse en savourant mille fois le souvenir des derniers instants passés près de vous !… C’était comme une amulette douce et sacrée !… Une petite médaille de la Vierge qui m’a porté bonheur !…

MARY

Vous avez dû bien souffrir !

PAUL

Non ! J’étais heureux ! Étrangement heureux… heureux à crier, je vous le jure !… Le désir de vos lèvres, et la nausée écœurante de ma gorge, et la peur de mourir loin de vous… tout se mêlait en une brûlure grisante qui précipitait mon sang et gonflait mes poumons d’un souffle énorme ! Je vous criais en moi-même tout mon amour, en me mordant les lèvres… Et mon cœur vous appelait avec la monotonie lugubre du soleil et de la mer !…

MARY

Oh ! mon pauvre ami !… mon pauvre ami !…

PAUL

Tout à coup, votre nom passait sous mes yeux, dans mes yeux, comme s’il était écrit sur du papier ! Cent fois je l’ai béni, votre nom qui rafraîchissait ma bouche en s’écrasant comme une orange sucrée entre mes lèvres et coulait tour à tour dans ma gorge avec la fraîcheur du lait !… J’ai revécu ainsi ma dernière soirée près de vous, quand tout à coup mon pied a effleuré le vôtre, sous la table… vous souvenez-vous ?… Eh bien !… dans le délire de la fièvre, je l’ai senti, je l’ai senti, votre petit pied, furetant dans mon cœur comme une souris dans une maison déserte.

MARY

Je ne me souviens plus !… D’ailleurs, c’est mal, d’avoir fait ainsi… C’est mal !… Et je ne puis vous écouter ! Partez, Paul ! Partez !…

PAUL

Non, non !… Écoutez-moi !… Il faut bien que je vous dise toute cette vie déchirante, consumée loin de vous et si pleine de vous ! Ces journées de feu et d’ennui mortel… Quand une porte s’ouvrait, c’était vous qui entriez… Le froufrou d’une jupe, une voix, c’était vous, toujours !… La chaleur même de cet été torride prenait la forme de mon désir pesant, pour me suffoquer… Un désir fixe que j’emportais avec moi jalousement, la nuit, comme on ravit une maîtresse adorée à tous les regards, dans les ténèbres, fermant les volets, éteignant la lampe, pour que la lumière même ne puisse jouir de sa beauté !

MARY

Oh ! je ne suis pas belle !… C’est votre rêve qui m’embellit.

PAUL

Vous êtes belle ! Vous êtes belle ! Et je le sais bien, moi, qui vous ai tant possédée ainsi… Car votre fantôme se précisait terriblement, jusqu’à l’hallucination !.. Oh ! l’extase, puis tout à coup l’horreur de ne sentir que le vide entre mes doigts !… Partie !… Vous étiez donc partie à pas de loup pendant mon sommeil, puisque la place était encore chaude, près de moi, et que votre parfum flottait encore dans l’air !…

MARY

Taisez-vous ! Taisez-vous ! J’ai peur de vous !… Vous n’avez que du poison dans vos paroles !… Et c’est ma mort que vous désirez !

PAUL

Que pouvez-vous craindre d’un homme qui n’a pas su vaincre son cœur et qui se traîne à vos pieds ?… Je n’ai qu’une pensée fixe, une angoisse obsédante, comme les avares, les alcooliques et les fous !…

MARY

Non ! non !… Ce que vous me dites est prémédité… Vous avez tout calculé pour vous jouer de moi !… Et vous me tendez des pièges !… Je suis trop faible pour me défendre !… Je ne vois plus rien !… Je ne comprends plus rien !…

PAUL

C’est moi qui suis en votre pouvoir… Faites de moi ce qu’il vous plaira de faire !… Je serai votre jouet ! Et ce sera pour moi le bonheur, un bonheur inattendu !… Car un rien me suffit… Je me suis tellement nourri de solitude et de néant, que je ne demande qu’un sourire de vous, un regard, pour en vivre longtemps… longtemps… toujours, peut-être !…

MARY

Je ne puis rien vous donner ! Partez ! Partez au nom de votre amour !

PAUL

Comment vous quitterais-je, puisque vous êtes en moi ?… Il me semble que je vous ai toujours portée dans mon cœur, comme une mère porte un enfant dans ses entrailles !… Oh ! ma pauvre tête !… J’avais bien d’autres choses à vous dire… tant de paroles tendres, ingénues, presqu’enfantines, choisies pour vous entre toutes les paroles, comme on choisit de beaux fruits… Et voilà que devant vous j’ai tout oublié !… tout !… tout !… Et j’ai peur de mourir sans vous avoir serrée sur mon cœur !… Et j’ai peur de vivre aussi, car la vie et demain pourraient être sans vous !… (Il effleure sournoisement d’une caresse voluptueuse les cheveux de Mary.)

MARY

Oh ! non !… Ne me touchez pas ! (Elle frissonne, les yeux remplis de larmes) C’est méchant… c’est méchant, d’abuser ainsi d’une femme comme moi, sans force et sans défense !… Laissez-moi !… Laissez-moi !…

PAUL

Ne pleurez pas, Mary !… (Il lui soulève la tête avec tendresse et la regarde longtemps dans les yeux) Mary ! ne pleurez pas ! (Elle pleure) Ne pleurez pas… car vos larmes me prouveront que vous m’aimez !… Oui, oui, que vous m’aimez !… Oui ! dites-le ! dites-le, je vous en supplie !… et je m’en irai !… Je partirai, je vous le jure !… (Il approche lentement les lèvres des lèvres de Mary qui s’offrent involontairement, et se mêlent aux siennes.)

MARY

Non !… Non !… (En frissonnant sous ce long baiser) Je… ne vous… aime pas !…



Scène V


MARY, PAUL, ROSINA, puis JOHN
ROSINA (apparaît haletante sur le seuil de la porte.)

Madame !… Madame !… Madame !… (Elle n’écarte sur la gauche et disparaît devant le geste impérieux de John, qui s’avance sur le seuil).

JOHN (après s’être arrêté un instant, tire de sa poche de derrière un revolver mignon, puis tout en arrêtant d’un geste Paul de Nozières, il prononce ces phrases, en scandant les mots avec une lenteur voulue :)

Veuillez rester très calme. Monsieur de Rozières !… Nous ne sommes pas des voyous, que je sache !… Je serai à vous tout à l’heure, et nous causerons en sortant… moi d’offrir à ma femme ce revolver… Un petit cadeau qui lui sera (avec ironie) le plus utile et le plus fidèle des compagnons durant mon absence… Cette villa est si isolée sur la plage !… (Tout en immobilisant d’un regard très dur Paul de Rozières, il tend le revolver à Mary, avec lenteur).

MARY

Merci, John… Je le garde ! (Elle prend le revolver et reculant violemment d’un pas vers la rampe, elle le tourne contre sa poitrine et tire) Tu m’aimeras peut-être… John… comme tu aimes… Juliette !… (Elle tombe foudroyée).


Rideau.