Pouponne et Balthazar/06

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Librairie de l’Opinion (p. 44-51).

VI.

Nous allons raconter maintenant une scène qui avait eu lieu quelques mois auparavant et qui avait causé une véritable épouvante à Charlotte et avait fait naître l’inimitié que lui inspiraient ses voisines, les Acadiennes.

Madame Bossier était fort sédentaire et se donnait entièrement aux soins de son ménage et encore plus aux soins qu’exigeaient ses deux petites filles en bas âge. À cette époque reculée, le poste de maîtresse de maison n’était pas une sinécure, bien loin de là. Les habitants riches qui tenaient à avoir une bonne table et à exercer dignement les devoirs de l’hospitalité, étaient obligés de tout faire, de tout élever sur leurs habitations. Aujourd’hui que l’argent donne tout, il nous est difficile de réaliser les vrais travaux d’Hercule de nos aïeux qui, comme nous, aimaient à jouir de la vie, même au prix de bien des peines. Prenons l’habitation Bossier pour exemple et parlons des immenses troupeaux de porcs, de moutons et de cabris, confiés à la garde d’une demi douzaine de nègres, trop vieux pour travailler aux champs ; jetons nos regards sur l’immense jardin potager et sur le grand verger, rempli de toutes sortes de fruits. Deux femmes et plusieurs négrillons s’occupaient du pigeonnier et de la basse-cour qui faisait l’orgueil de Charlotte, aussi bien que sa laiterie. Sans compter les jambons, les fromages, les sirops, les confitures et les conserves de toutes sortes qui se faisaient sur l’habitation, sous les yeux de la maîtresse, mon aïeul employait deux chasseurs et deux pêcheurs, chargés de fournir le gibier et le poisson à la table du maître.

Outre les travaux du ménage, il fallait encore surveiller les métiers de cotonnade, (étoffe avec laquelle on habillait les esclaves,) et jeter un coup d’œil à l’hôpital de l’habitation, placé sous la garde de plusieurs vieilles négresses, car si Charlotte était bonne mère, avouons qu’elle était aussi la meilleure de toutes les maîtresses.

Comme nous le voyons, la jeune femme avait peu de temps à donner aux visites ; de plus elle n’avait aucun parent en Louisiane et n’avait pas encore eu le temps de s’y faire beaucoup d’amis.

Par une belle après-dinée du mois de Mai, Placide entra dans la chambre de sa belle-sœur et lui proposa de venir avec lui faire une promenade sur la grande route, le long du Mississippi. Charlotte accepta sans hésiter et, après avoir recommandé ses enfants à leur vieille gardienne, elle jeta sur ses cheveux une mantile de dentelle et descendit avec son jeune beau-frère.

C’était un Dimanche et, à chaque pas, nos promeneurs rencontraient les groupes d’Acadiens endimanchés, se promenant sur la route ou prenant le frais devant la barrière qui entourait leur demeure, le dos appuyé à cette barrière et les pieds pendant dans le fossé. Ce n’était pas la première fois que Charlotte voyait ses voisins, mais, malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de les regarder avec curiosité. Pour beaucoup de ces malheureux, le seul luxe qu’ils se permettaient le Dimanche, était la propreté. Ils avaient à peu près oublié l’usage des chaussures. Ils étaient tous habillés de cotonnades bleues ou jaunes, confectionnées par leurs femmes. Pendant la semaine, leur costume se composait d’une sorte de pantalon et d’une vareuse ; mais le Dimanche, la vareuse était remplacée par un gilet rond qu’ils appelaient un capot. Leurs chapeaux étaient faits des feuilles du latanier et étaient aussi l’ouvrage des femmes.

Quant à celles-ci, elles montraient un peu plus de coquetterie que leurs époux ; les robes de cotonnade étaient mises de côté le Dimanche et remplacées par une étoffe plus légère et, toujours de couleur brillante. Celles que Charlotte rencontrait, étaient toutes habillées de même, à peu de différence ; un jupon très court, rouge, orange, vert ou bleu, et un caraco (une basque très courte,) tout couvert de boutons, et s’ouvrant sur une chemise plissée. Elles portaient au cou d’énormes colliers de verroterie en couleur et aux oreilles de larges anneaux d’or, de cuivre, ou même de ces mêmes petites perles en couleur qu’elles enfilaient et se passaient aux oreilles. Quelques unes avaient des souliers, mais bien peu. Presque toutes étaient nu-tête, laissant leurs cheveux retomber en tresses sur leurs épaules ; d’autres portaient le garde soleil traditionnel et d’autres encore avaient recouvert leurs cheveux d’un mouchoir en couleur, attaché sous le menton. Quant aux enfants, ils étaient tous demi nus.

Et nos Acadiens ouvraient de grands yeux en voyant passer la dame au gros monsieur, (dans cette circonstance, gros voulait dire riche) comme ils appelaient mon aïeul, et dans leur étonnement de la voir, ils oubliaient de la saluer. Quant à Placide il était connu de tout ce petit peuple dont il avait su se faire l’ami en se joignant à ses bals et à ses fêtes. La chronique acadienne allait jusqu’à dire qu’il avait une amoureuse parmi les filles de la Petite-Cadie. Et vrai ! le jeune Flamand avait montré son bon goût en courtisant la gentille Tit’Mine, une enfant de quatorze ans qui passait avec raison pour la belle du campement.

Mais si Tit’Mine recevait en souriant les attentions et les cadeaux du jeune monsieur, si elle était fière de l’avoir pour cavalier dans les bals du samedi, enfin, si ses visites étaient reçues avec plaisir par la petite Cadienne, il n’en était pas de même de sa mère. Disons tout de suite que, par ses manières masculines et querelleuses, la Térencine avait su se rendre la terreur du campement. Elle était très grande, très brune ; ses formes angulaires, sa marche raide, ses gros sourcils, lui donnaient l’apparence d’un homme habillé en femme surtout que ses cheveux qui formaient un matelas sur sa tête, étaient toujours recouverts d’un chapeau d’homme ; avouons-le, la mère de la jolie Tit’Mine était un objet aussi dégoûtant que répulsif. Ajoutez à ce que je viens de dire un verbe qui se faisait entendre d’un mille de distance ; le langage le plus grossier qui se puisse imaginer, et nous ne serons pas étonnés d’entendre dire, que la Térencine était une maîtresse femme qui ne permettait à personne de sa famille d’élever la voix devant elle : son mari, Théogène Simoneau, un tout petit homme était le premier qui donnait l’exemple de la soumission. On allait jusqu’à dire que sa femme lui donnait le fouet. Du reste, elle en était bien capable.

D’abord, la Térencine avait reçu avec plaisir les visites de Placide : elle se rengorgeait en parlant des anneaux d’or et des beaux rubans qu’il avait donnés à Tit’Mine ; mais si notre virago était brusque et grossière, elle était honnête et, voyant que le jeune homme ne parlait point de mariage, elle fit une terrible scène à sa fille, alla, dit-on, jusqu’à la battre et finit par lui défendre de parler à c’t enjôleur de filles qu’avait du sucre sur les lèvres et du vinaigre dans l’cœur.

Tit’Mine pleura, mais comme Placide avait été obligé de s’absenter pendant deux ou trois jours, elle n’avait pu lui communiquer les ordres de sa mère.

Comme nous devons le supposer, Placide, aristocrate de premier ordre, ne cherchait, près de la gentille Acadienne qu’une distraction passagère. La pensée d’épouser cette créature vulgaire ne lui serait jamais venue. Mais, au fond du cœur, le jeune homme se disait que sa conduite n’était pas très louable et se garda bien de parler de Tit’Mine Simoneau à son frère, et encore moins à sa belle-sœur dont il connaissait l’extrême délicatesse et les sentiments élevés.