Pour cause de fin de bail/Ingénieux Touring

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Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 291-296).

INGÉNIEUX TOURING

— Et vous, où allez-vous, cet été ?

— En Afrique.

— En Afrique ???

— En Afrique, oui. Nous allons, de part en part, traverser l’Afrique, la très sombre Afrique, comme dit Stanley.

— Et ta famille, pendant ce temps-là ?

— Ma famille m’accompagne.

— Ta femme ?

— Ma femme.

— Tes petits garçons ? Tes petites filles ?

— Mes petits garçons, mes petites filles.

— Allons, tu es fou ?

— Je suis sage.

— Tu es fou à lier.

— Chef-lieu Moulins… En quoi donc suis-je tant fou ?

— Mais les fatigues d’une telle entreprise !… les dangers !…

— Tout prévu, mon ami. Ni dangers, ni fatigues… Simple balade en voiture.

— En voiture ?

— Une confortable et solide roulotte.

— Automobile ?

— Non, à cause du difficile ravitaillement en combustibles.

— Traînée par des chevaux ?

— Serin ! Les tigres n’auraient bientôt fait qu’une bouchée de mes doux solipèdes.

— Alors ?

— Suis bien mon raisonnement : les chevaux connus sont pour être volontiers dévorés par les tigres ; mais le cas d’un tigre boulotté par un cheval est infiniment plus rare.

— Je te l’accorde.

— Partant de ce principe, je fais remorquer ma roulotte par de braves et vigoureux tigres.

— Admirable !

— Et pratique, mon vieux ! La grosse affaire, c’était l’attelage, c’était le harnais, quoiqu’en somme les vieux Romains aient déjà résolu la question depuis des mille et des mille ans. Pour nous autres, gentilshommes des temps modernes, fiers détenteurs des aciers trempés et des pégamoïds, ce fut un jeu d’enfant que d’atteler ces douze tigres à notre char.

— C’est égal, je ne serais pas rassuré.

— L’électricité est là pour un coup. Au moindre écart, au plus simple bond, une solide décharge vient inculquer au turbulent camarade des sentiments meilleurs. Nos tigres, d’ailleurs, comprennent vite la haute noblesse de leur mission et la parfaite inutilité de leur résistance.

— Pauvres bêtes !

— Pourquoi pauvres bêtes ? Le travail qu’on exige d’eux est insignifiant, leur nourriture régulière, grâce à la justesse impeccable et à la longue portée de nos armes.

— Vous ne craignez pas d’être attaqués par d’autres fauves ?

— À ses vertus d’infatigable tracteur, le tigre joint l’inconsciente, mais réelle qualité de chien de garde. Dans un campement de tigres, on n’a qu’à dormir sur les deux oreilles.

— Tous mes compliments ! Peut-on jeter un coup d’œil sur l’installation ?

— Les tigres nous attendent à Trieste, mais la roulotte est là, dans la cour.

Très élégante, très bien comprise, garnie de ces meubles en bambou si solides et légers à la fois qu’on trouve chez Perret et Vibert, la roulotte de mon ami n’attendait plus pour filer que son étrange attelage.

Tant il est vrai qu’au jour d’aujourd’hui, les conceptions les plus paradoxales sont le plus près de la réalisation !