Pour cause de fin de bail/Vengeance funèbre

La bibliothèque libre.
Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 297-301).

VENGEANCE FUNÈBRE

Après une torpeur de cinquante et des années, la petite ville de Salbec se décida, par un beau matin d’été, à se réveiller, enfin.

Salbec, cité jadis florissante, douée par la nature d’une admirable situation et de mille agréments divers, possède un grave inconvénient : c’est d’être habitée par des Salbecquois, répugnante et morne peuplade.

Aussi, Salbec, en ces derniers temps, connut-il les affres de la dégringolade industrielle, commerciale et financière.

L’esprit de la population y est mesquin, incompréhensif, haineux.

Tout verbe initial, tout geste nouveau, toute idée un peu fraîche trouvent en le Salbecquois un ennemi farouche et résolu.

Soyez seulement vêtu pas tout à fait comme lui, le Salbecquois dira de vous : Ça ne doit pas être grand’chose de propre, ces gens-là !

Si vous vous occupez d’art ou de littérature, oh ! alors, vous êtes réputé du coup dangereuse canaille et faiseur de dupes !

Sorti de ces accès de méchanceté bête, et d’une fâcheuse tendance à se mêler des affaires des autres, le Salbecquois retombe dans sa torpeur.

Et pourtant, par une belle journée d’été, Salbec se réveilla.

Quelques habitants grouillèrent, se réunirent dans les cafés, nommèrent des présidents d’honneur et décrétèrent qu’il fallait faire quelque chose.

Quelque chose ! Oui, mais quoi ?

Organiser des fêtes ! Oui, mais quelles fêtes ?

Les uns voulaient un concours d’orphéons, les autres des régates ; certains parlaient de courses de vélocipèdes, et chacun n’entendait pas démordre de son idée.

Pour en finir, on décida de convoquer dans une salle de la mairie toutes les personnes que la question intéressait, et de nommer un comité des fêtes chargé de ramener dans Salbec l’animation, la gaieté et les affaires.

Parmi les candidats aux fonctions de comitard, se trouvait un monsieur fort riche et récemment installé dans le pays.

Pour une raison ou pour une autre, ce gros rentier ne fut point élu, déboire qui lui causa une irritation plus vive que ne le comportait un aussi mince sujet.

— Ah ! c’est comme ça, vitupéra le monsieur riche. Eh bien ! je me vengerai.

Et le monsieur riche se vengea.

— Les Salbecquois, raisonna-t-il, ne veulent pas de moi pour organiser des divertissements ; alors, je vais leur organiser des enterrements.

N’allez pas croire trop vite qu’il tua des citoyens de sa main : le procédé eût été excessif.

Il se contente de payer aux plus humbles trépassés de riches et décoratives obsèques avec les grosses cloches qui ne vibrent d’habitude que pour les opulents trépas.

À chaque décès, avisé par un employé de la mairie, il se présente dans la famille du mort et, sous un fallacieux prétexte, lui fait cadeau d’un enterrement de première classe avec tout le tralala de prêtres, de chantres, d’enfant de chœur clamant par les rues de Salbec leurs funèbres psaumes.

Et bing, bang, beng ! on n’entend plus que le gros bourdon désolant de la paroisse.

Complètement démoralisé, le comité des fêtes a donné sa démission.

Ce n’est pas encore cette année que les affaires reprendront à Salbec.