Pour cause de fin de bail/Une étrange complexion

La bibliothèque libre.
Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 63-68).

UNE ÉTRANGE COMPLEXION

PROLOGUE


Ayant perdu, fort jeune, son père et sa mère, Georges vivait avec sa vieille grand’maman dont il était la dernière consolation, l’unique souci, la seule joie.


I


Or, un matin, Georges rencontra dans la rue le type même du charme féminin et de l’irrésistible séduction.

Georges ne songea même pas à résister : abandonnant son itinéraire, il suivit la jeune personne jusqu’au moment où elle s’engouffra dans un établissement dit de bouillon.

Une minute ne s’écoula certainement point avant que Georges ne pénétrât lui-même dans le restaurant.

Déjà, la jeune personne ne s’y trouvait plus mais, bientôt, elle réapparaissait, affublée d’un joli petit bonnet blanc et d’un tablier de même couleur.

Georges (qui n’est pas une bête) conclut que la jeune femme servait comme bonne dans la maison.

S’asseyant à l’une des tables dont le service semblait dévolu à la petite, il commanda, quoi donc ! un bouillon, naturellement.

… Abrégeons.

Dès lors, le cœur de notre pauvre Georges fut pris dans le pire des engrenages.

Vingt fois par jour, il revenait s’asseoir à l’une des tables d’Eugénie (car vous avez deviné, n’est-ce pas, qu’elle s’appelait Eugénie) pour absorber mille aliments divers qu’il s’appliquait à choisir aussi légers que possible, mais dont l’ensemble ne laissait point que de le gaver tout de même, et solidement.

Ce qu’on peut appeler se nourrir de prétextes.

Aussi, c’était, à chaque repas familial, des désolations sans trêve :

— Tu ne manges pas, mon pauvre petit !

— Je n’ai pas faim, bonne maman.

— Il faut se forcer, mon chéri.

— Ça me ferait mal.

— Le plus drôle, c’est que tu ne maigris pas, depuis le temps que tu ne manges plus… Tu n’as pas mal quelque part ?

— Mais non, bonne maman.

— Tu dors bien ?

— Comme le peintre Luigi Loir lui-même.

— Ah ! tu as une étrange complexion !

Et comme, en somme, Georges conservait sa bonne mine et sa belle humeur, la vieille grand’maman ne s’inquiétait pas outre mesure de cet inexplicable manque d’appétit.


II


Un jour, la petite bonne du restaurant dit à Georges :

— Il y a du nouveau.

— Ah !

— Je quitte la boîte.

— Ah !

— Oui, on m’a offert une place dans un magasin du boulevard où l’on vend un apéritif grec, le Kina Passonrigolo. C’est moi qui tiendrai le comptoir de dégustation. Vous me viendrez voir ?

Le reste, vous le devinez ! (Vous avez bien deviné que la petite s’appelait Eugénie.)

Georges remplaça son absorption d’aliments solides par une égale consommation d’apéritif breuvage.

Et sa bonne vieille grand’mère fut radieuse de lui voir tant d’appétit revenu !

Oui, mais voilà !

(Ou plutôt voici :)

Eugénie, en changeant de fonction, également changea d’âme. De vertueuse qu’elle était, elle devint la plus lubrique des maîtresses, et le pauvre Georges en vit de dures !

(Eugénie aussi, comme de juste, mais n’insistons pas, rapport à notre clientèle de jeunes filles.)

Georges maigrit, maigrit, maigrit !

Et la bonne vieille maman disait tout éplorée :

— Je n’y comprends rien, mon pauvre Georges ! Tant que tu ne mangeais pas, tu avais une mine superbe, et maintenant que tu dévores, tu as l’air d’un déterré ! Quelle drôle de complexion !


ÉPILOGUE
(Pour rassurer les familles)


Un beau jour, Georges s’aperçut qu’Eugénie le trompait avec le Grec commanditaire du Kina Passonrigolo. Il plaqua froidement l’infâme et se maria avec une jeune fille qui ne le poussa ni à la suralimentation, ni à l’extrême apéritivité, ni à autre chose itou, comme disent les villageois.

Et la pauvre vieille grand’maman fut joliment contente.

Maintenant, elle peut mourir en paix, dit-elle.

Sans empressement, d’ailleurs.