Pour l’histoire de la science hellène/10

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 247-261).




CHAPITRE X

ZÉNON D’ÉLÉE


1. On a dit souvent que la rigueur extrême, la prudence parfois trop scrupuleuse pour des yeux modernes, qui caractérisent la méthode et les démonstrations de la géométrie hellène, ont eu historiquement une raison d’être dans la nécessité de se garantir contre les attaques des sophistes, « qui niaient des choses beaucoup plus évidentes[1] » que les propositions fondamentales des mathématiques. Il y a là, ce me semble, une erreur facile à réfuter. D’une part, en présence d’un document tel que le fragment d’Eudème sur la quadrature des lunules par Hippocrate de Chios, il est permis d’affirmer que, dès avant l’époque des sophistes, les méthodes essentielles étaient constituées en géométrie et que les démonstrations avaient déjà revêtu la forme destinée à devenir classique. D’un autre côté, aucun témoignage de l’antiquité ne permet de soupçonner que les sophistes se soient attaqués aux géomètres ; tout au contraire, Platon, par exemple, nous montre son maître, Théodore de Cyrène, comme particulièrement lié avec Protagoras et comme partageant ses idées. Hippias d’Élis fut un mathématicien remarquable, à qui l’on doit l’invention de la première courbe (la quadratrice) qui ait été considérée après le cercle. Enfin, si Antiphon ou Bryson se sont plus ou moins malheureusement essayés à la quadrature du cercle, ils ont en tout cas plutôt marché dans la vie du progrès, et ils n’ont nullement tenté de contester les vérités déjà acquises, comme ont pu le faire, bien plus tard, les épicuriens ou les sceptiques.

La rigueur logique de la géométrie grecque doit donc être considérée comme provenant exclusivement du caractère propre à la race hellène ; elle s’est gardée scientifiquement, non pas contre de vaines attaques, mais contre les erreurs où entraînent les raisonnements mal conduits chez un peuple qui aime à raisonner ; ce fut là notamment l’objet des Ψευδάρια d’Euclide. Quant à l’emploi si fatigant de la méthode de réduction à l’absurde, il faut aussi y voir un trait particulier du génie grec, trait qui apparaît d’une façon si frappante dans la dialectique de Zénon d’Élée.

Les récents historiens de la mathématique les plus autorisés[2] ont vu très nettement qu’à la différence des sophistes proprement dits, ce dernier penseur a exercé au contraire une action très importante au point de vue de la science abstraite, et ils ont exactement reconnu quels concepts fondamentaux se sont élucidés à la suite de la polémique qu’il a ouverte ; mais s’en tenant, pour spécifier la position prise par Zenon d’Élée, aux résumés courants de sa doctrine, ils n’ont pas déterminé le but véritable de son argumentation, et ils l’ont, par suite, encore estimé beaucoup au-dessous de sa valeur réelle.

Zénon d’Élée ne paraît pas avoir été réellement mathématicien, pas plus qu’il ne fut physicien ; mais c’est un des hommes qui ont le plus fait pour les principes des mathématiques, en précisant rigoureusement les notions fondamentales du point et de l’instant et en détruisant définitivement les erreurs dont ces notions étaient entachées, je ne dis pas seulement pour le vulgaire, mais encore chez les savants de son temps. C’est ce que je me propose d’établir particulièrement dans ce chapitre, tout en restituant en même temps la véritable position philosophique de Zénon, position qui me parait avoir été méconnue jusqu’à présent.


2. Le but des Discours qu’il avait écrits a été très clairement défini par Platon, auquel il faut évidemment s’en tenir : Zénon a combattu la croyance à la pluralité comme hypothèse et en démontrant que, si cette hypothèse est admise, on arrive nécessairement à des contradictions, puisqu’on est également conduit à affirmer pour les choses l’infinie petitesse et l’infinie grandeur, le repos et le mouvement. Ainsi il doit être bien entendu (ce qu’on oublie trop souvent de mentionner) que, quels que soient ses célèbres arguments, Zénon n’a nullement nié le mouvement (ce n’est pas un sceptique), il a seulement affirmé son incompatibilité avec la croyance à la pluralité.

Jusqu’ici il n’y a pas de difficulté ; mais l’erreur commence quand il s’agit de déterminer quelle est exactement cette croyance à la pluralité que combat Zénon. Comme les autres, Zeller (II, p. 71 suiv.) dit que c’est l’opinion commune ; on fait ainsi de l’Éléate un idéaliste au sens moderne.

Or, quelle est l’opinion commune sur la pluralité ? C’est, par exemple, que deux moutons ne sont pas une seule et même chose. Il n’y a peut-être rien d’absurde à supposer que Zénon d’Élée trouvait erronée une pareille opinion, mais il s’y prenait alors bien maladroitement pour la combattre.

Aller soutenir, devant des hommes ayant le moindre jugement, que leur croyance à ce sujet est inconciliable avec le mouvement, ne peut avoir aucun résultat ; ils pourront être incapables de saisir le vice de l’argumentation, mais le simple bon sens leur dira assez qu’il n’y a aucun rapport entre les deux questions, et de fait on est incapable de montrer, ce qu’il faudrait, en quoi l’hypothèse posée par Zénon comme prémisse influe réellement sur les conclusions.

Ainsi, la méthode qu’on attribue à l’Éléate ne pouvait en rien éclairer sur sa doctrine véritable ; elle devait aboutir à le faire considérer uniquement comme un disputeur oiseux, se créant à lui-même de vaines difficultés sans savoir seulement en sortir.

Tel, en fait, dut apparaître Zénon dès l’antiquité aux yeux de bien des gens, surtout à Athènes, s’il vint y lire ses écrits ; au point de vue de l’impression qu’il produisit sur le vulgaire, on peut avec raison le comparer aux idéalistes modernes ; mais pas plus qu’eux, encore moins peut-être, il n’écrivait pour ce vulgaire incapable de le comprendre ; c’était à un public restreint et savant qu’il s’adressait ; c’était une théorie particulière qu’il combattait ; devant ce public, contre cette théorie, il eut tout le succès qu’il pouvait désirer.

On a supposé que les opinions visées par Zénon étaient celles d’Anaxagore ou de Leucippe, ce qui est également insoutenable ; on n’a pas pensé aux pythagoriens que tout indiquait cependant : c’est qu’on se fait d’ordinaire sur les doctrines de ces derniers, à cette époque, une opinion tout à fait erronée.

3. Parménide avait écrit son poème dans un milieu où, comme penseurs, les pythagoriens seuls étaient en honneur ; il avait reproduit plus ou moins exactement leur enseignement exotérique relatif à la cosmologie et à la physique, mais en tout cas, il avait nié la vérité de leur thèse dualiste ; d’un autre côté, dans sa théorie ontologique, présentée comme étant d’une rigueur et d’une certitude mathématiques, il ne les avait pas, à vrai dire, attaqués directement. Son principe fondamental, sur l’être et le non-être, revenait au fond au postulat — rien ne se fait de rien — déjà admis, au moins implicitement, par tous les penseurs qui l’avaient précédé ; pour l’établir, il n’avait donc à réfuter que l’opinion vulgaire sur la genèse et la destruction ; mais, de ce principe une fois posé, il tirait des conséquences toutes nouvelles, et notamment celles sur l’unité, la continuité, l’immobilité de l’univers contredisaient les doctrines pythagoriennes.

Les attaques contre son poème durent donc venir surtout de pythagoriens, et c’est eux que Zénon prit à partie ; Anaxagore est encore jeune et dans un milieu tout différent ; Leucippe n’a pas encore paru, et nous allons voir que la tradition antique qui le rattache aux Éléates est loin d’être aussi dénuée de probabilité qu’elle le paraît, en présence des opinions courantes sur l’éléatisme.

Quel était donc le point faible reconnu par Zenon dans les doctrines pythagoriennes de son temps ? de quelle façon le présente-t-il comme étant une affirmation de la pluralité des choses ? La clef nous est donnée par une célèbre définition du point mathématique, définition encore classique au temps d’Aristote, mais que les historiens n’ont pas considérée assez attentivement.

Pour les pythagoriens, le point est l’unité ayant une position, ou autrement l’unité considérée dans l’espace. Il suit immédiatement de cette définition que le corps géométrique est une pluralité, somme de points, de même que le nombre est une pluralité, somme d’unités.

Or, une telle proposition est absolument fausse ; un corps, une surface ou une ligne, ne sont nullement une somme, une totalité de points juxtaposés ; le point, mathématiquement parlant, n’est nullement une unité, c’est un pur zéro, un rien de quantité.

4. Que, malgré le développement de leurs connaissances géométriques, les pythagoriens aient commis cette erreur, on ne doit pas s’en étonner ; ils étaient partis en fait du préjugé vulgaire, encore partagé par la plupart de ceux qui sont étrangers aux mathématiques, et la seule découverte qui eût pu leur faire soupçonner la fausseté de ce préjugé, à savoir la découverte de l’existence des quantités incommensurables, était restée dans l’École, comme l’histoire des mathématiques le fait reconnaître, un véritable scandale logique, une redoutable pierre d’achoppement. Ils n’en continuaient pas moins leurs spéculations arithmétiques sur les nombres triangles, polygones, pyramides, etc., spéculations qui reposent en fait sur l’idée qu’il est possible de constituer des figures géométriques avec des arrangements de points en nombres déterminés.

D’ailleurs, à cette époque, aucune distinction ne pouvait encore exister entre un corps géométrique et un corps physique ; les pythagoriens se représentaient donc les corps de la nature comme formés par l’assemblage de points physiques ; il importe peu de discuter ici s’ils concevaient ou non ces points comme étant d’une ou de deux natures différentes (hypothèse dualistique) ; il n’y a pas davantage à rechercher s’ils avaient ou non conservé sans altération la doctrine du Maître, s’ils avaient bien compris ses enseignements. Nous devons nous arrêter sur la formule combattue par Zénon.

J’ai déjà indiqué (p. 206) deux sens différents qu’a pu recevoir, avant Philolaos, la célèbre expression : « Les choses sont nombres. » La polémique de Zenon nous apprend que, de son temps, le premier stade était franchi et la proposition entendue dans ce sens que les corps étaient considérés comme sommes de points, et leurs propriétés comme liées aux propriétés des nombres représentant ces sommes.

C’est en effet cette formule, prise en ce sens, que combat Zénon en l’exprimant en termes à très peu près identiques, en tout cas plus clairs pour le public : Les êtres sont une pluralité (πολλά ἐστι τὰ ὄντα). Expliqués dans ce sens, ses arguments apparaissent comme nets, pressants, irréfutables, même ceux où l’on ne voit d’ordinaire que de simples paralogismes.

Le succès de Zénon fut complet ; ses adversaires ne pouvaient lui répondre. Si la définition pythagorienne du point, inoffensive en réalité dans la géométrie, subsista par tradition jusqu’à Euclide, si l’École ne fit que s’attacher davantage à la formule : « les choses sont nombres, » elle ne lui donna plus qu’une signification symbolique à tendance idéaliste, celle qu’on lui attribue d’ordinaire dès le temps de Pythagore, mais qu’il ne faut pas faire remonter au delà de Philolaos ; d’autre part, l’antique conception dualistique fut transformée et mise d’accord avec les progrès de la pensée par Leucippe et Démocrite au moyen de l’adoption de la forme atomistique, qui rallia ultérieurement une importante fraction pythagorienne (Ecphante, etc.).

5. J’ai à justifier maintenant ma thèse par un examen circonstancié des arguments de Zénon et à déterminer jusqu’à quel point ils furent entendus dans leur sens véritable par les témoins de l’antiquité qui nous ont conservé ces arguments.

Avant tout, Aristote ne doit pas s’y être trompé ; c’est ainsi seulement qu’on peut expliquer l’attitude qu’il prend à l’égard de Zénon. Au fond, il sait bien que sa doctrine propre sur le sujet en question est identique à celle de l’Éléate ; mais comme forme, il lui reproche d’avoir procédé grossièrement (φορτιϰῶς, Métaph., II, 4, 29) et de n’avoir pas distingué, comme il a grand soin de le faire pour son compte, les différentes acceptions du terme « Un » et du terme « Être ». Cependant, il ne s’attache nullement à critiquer les arguments de Zénon, sauf ceux concernant le mouvement, qui avaient acquis comme paradoxes une grande célébrité et sur lesquels un malentendu est si facile.

Théophraste nous fait défaut ; Zénon n’était point un physicien et son nom n’apparaît chez les doxographes que pour des indications vagues ou d’une origine suspecte[3]. C’est Eudème qui va nous fournir les textes les plus précis, non pas dans ses histoires mathématiques, mais dans ses livres de physique, compilés par Simplicius ; or, déjà le disciple d’Aristote semble ne connaître la question que par tradition et se laisse aller à donner à Zénon une position sceptique.

(Simplic. in physic., 21 a.) « On rapporte que Zénon disait que, si quelqu’un lui enseignait ce qu’est l’un, il pourrait dire ce que sont les choses. La difficulté, semble-t-il, était que chaque chose sensible est pluralité, soit eu égard à ses attributs, soit par division, et qu’il pose le point comme n’étant rien ; car ce qui, » étant ajouté, ne fait pas augmentation et, étant retranché, ne fait pas diminution, il le considérait comme ne faisant pas partie de ce qui est Si Zenon était devant nous, nous répondrions qu’en acte ce qui est un n’est pas pluralité; l’unité lui appartient proprement, la pluralité n’est qu’en puissance. »

L’élève du Stagirite tient naturellement à appliquer la formule de son maître ; il introduit d’ailleurs la pluralité des attributs, dont Aristote se préoccupe au passage commenté, mais qui n’a rien à faire avec l’argument de Zenon; la forme sceptique attribuée à la doctrine de l’Éléate peut d’ailleurs tenir au mode d’exposition dialogué de cet argument, mais ce dernier est très clair, et Alexandre d’Aphrodisias (Simplic, 21 b) le reproduit très bien. La pluralité est une collection d’unités, il faut donc savoir ce que serait l’unité dans les êtres; d’après l’adversaire, c’est le point; mais le point n’est rien; donc il n’y a pas pluralité. Simplicius (ibid.) se trompe en croyant que d’après Eudème, Zenon nie aussi l’unité; il nie seulement que l’unité soit le point, qui n’est rien; l’unité pour lui, comme pour Parménide, c’est l’ensemble des choses; les divisions qu’on y introduit ne lui enlèvent pas sa continuité réelle ni son caractère d’unité ; il ne faut pas transférer ce caractère à un prétendu élément indivisible des corps.

6. Plus loin, à la vérité (30 a), Simplicius revient sur ce qu’il a dit et attribue même à Alexandre d’Aphrodisias l’erreur où il est tombé ; puis il développe l’argumentation de Zenon :

« Dans son écrit, qui renferme plusieurs épichérèmes, il montre par chacun d’eux que celui qui affirme la pluralité arrive à affirmer des contradictoires; dans un de ces épichérèmes, il montre, par exemple, que si les choses sont pluralité, elles sont en même temps grandes et petites, et tellement grandes que leur grandeur est infinie, tellement petites qu’elles n’ont pas de grandeur. Pour ceci, il montre que ce qui n’a ni grandeur, ni épaisseur, ni volume, n’est rien. « Si en effet, dit-il, on l’ajoute à autre chose, il ne la rend pas plus grande; car ajoutez une grandeur nulle, vous ne pouvez augmenter la grandeur; ainsi l’augmentation sera nulle. » Retranchez au contraire, l’autre chose ne sera en rien moindre, comme elle n’était en rien plus grande par l’addition; ainsi l’augmentation et la diminution sont nulles. » Zenon parle ainsi sans nier l’unité, mais il nie la grandeur de l’un quelconque des éléments de la pluralité infinie, parce qu’au-dessous de telle grandeur que l’on prendra, il y en aura toujours une autre, en raison de la division à l’infini; après l’avoir prouvé, il montre que la grandeur est nulle par la raison que chacun des éléments de la pluralité est un et identique à lui-même. Thémistius dit que Zenon prouve l’unité de l’être par la raison qu’il est continu et indivisible, car, s’il se divisait, il n’y aurait pas d’unité rigoureuse en raison de la division des corps à l’infini. Mais Zenon semble plutôt nier la pluralité. »

(30 b). « Après avoir montré que, « si l’être n’a pas de grandeur, il n’est pas, » Zenon ajoute :

» S’il est, il est nécessaire que chaque être ait une certaine grandeur, une certaine épaisseur, et qu’il y ait une certaine distance entre ce qui en lui présente une différence réciproque. On dira la même chose du précédent (toS xpou/cvic;, de la partie de cette chose qui la précède comme petitesse, dans la division par dichotomie). Ce précédent aura aussi une certaine grandeur et sera lui-même précédé. Ce qu’on a dit une fois, on pourra toujours le répéter; il n’y aura jamais de la sorte un terme extrême, où il n’y ait pas de parties différentes l’une de l’autre. Ainsi, s’il y a pluralité, il faut que les choses soient à la fois grandes et petites, et tellement petites qu’elles n’aient pas de grandeur tellement grandes qu’elles soient infinies. »

Simplicius croit avoir sous les yeux le texte même de Zenon ; il le donne, dit-il, xaxà >i$w ; mais l’authenticité de l’ouvrage qu’il possédait est assez suspecte si, comme le remarque Zeller, Alexandre d’Aphrodisias, Porphyre, Proclus ne l’ont pas connu, si Eudème lui-même ne parle que par ouï-dire. D’ailleurs l’ouvrage de Zenon était probablement dialogué, et le texte de Simplicius n’offre aucune trace de dialogue. Il est donc assez probable que le commentateur d’Aristote ne possédait qu’un résumé de la polémique de Zenon (peut-être un travail analogue au De Melisso), et quoique ce résumé paraisse fidèle, nous ne sommes nullement forcés de le regarder comme rigoureusement exact.

En reprenant la suite des raisonnements indiqués, on reconnaît d’ailleurs que Zenon ne prouve nullement en fait que les choses seraient en même temps infiniment grandes et infiniment petites; en réalité, il enferme son interlocuteur dans un dilemme. Admettant la possibilité de la division à l’infini (par dichotomie) comme évidente, il établit facilement qu’elle donnera des parties de plus en plus petites, sans qu’il y ait de terme à la diminution. Donc, s’il y a un élément final, il sera rigoureusement nul (application du principe des limites), ce qui se confirme d’ailleurs par cette raison que la division ultérieure n’est plus possible, parce qu’alors l’élément ne présente plus de parties différentes l’une de l’autre, qu’il est rigoureusement réduit à un seul et même point; or, l’addition de ces éléments nuls, si nombreux qu’ils soient, ne peut jamais donner qu’une somme nulle. Par conséquent, la chose divisée ne peut avoir aucune grandeur.

Mais (seconde partie du dilemme) l’adversaire peut soutenir que la division ne donnera jamais que des parties ayant une grandeur et que, par conséquent, l’élément final en aura lui-même une; dans ce cas, comme la division se prolonge à l’infini, il y a un nombre infini de ces éléments; donc la chose divisée aura une grandeur infinie.

En somme, Zenon démontre rigoureusement que le continu (c’est-à-dire le divisible à l’infini) ne peut être conçu comme une somme d’éléments indivisibles, suivant le préjugé vulgaire adopté par les pythagoriens ; car, si ces éléments n’ont aucune grandeur, leur somme ne peut en avoir; s’ils ont au contraire une grandeur, comme leur nombre est infini, leur somme serait infinie.

7. Simplicius dit encore (avant le dernier passage qui précède, 30 b) que Zenon démontrait que, s’il y a pluralité, les mêmes choses sont limitées et illimitées. « S’il y a pluralité, il est nécessaire qu’elles soient autant qu’elles sont, ni plus, ni moins. Étant autant qu’elles sont, elles seront limitées; mais s’il y a pluralité, elles sont illimitées; car il y en a toujours d’autres entre les unités, et encore d’autres entre les précédentes, et ainsi les choses seront illimitées. »

C’est ce passage que Simplicius dit donner textuellement; il est clair que sa brièveté est très suspecte ; mais le sens général n’est pas douteux. Ici Zenon amène réellement son adversaire à une contradiction : dire que les corps sont une somme de points, c’est admettre implicitement que le nombre de points y est limité, mais il est certain au contraire qu’entre deux points, si voisins qu’ils soient, du moment où ils ne se confondent pas rigoureusement, il y a d’autres points, puisque la division à l’infini est toujours possible. Tel est bien certainement le sens de l’argumentation que Zeller a mal rendu, quoiqu’il ait reconnu le λογος de la dichotomie, comme disaient les anciens. Ce terme vient évidemment de ce que, dans ses divisions, Zenon procédait toujours par moitié, pour plus de simplicité.

Le même mode de division était employé par l’Éléate dans le premier des quatre arguments sur le mouvement, que rapporte Aristote (Phys., VI, 9).

« Il y a sur le mouvement quatre Xô^oi de Zenon, dont la solution présente des difficultés : le premier, sur ce qu’il n’y a pas de mouvement, parce que le mobile doit d’abord parvenir à la moitié avant d’arriver au but; le second est celui qu’on appelle l’Achille ; il consiste en ce que le plus lent ne sera jamais atteint dans sa course par le plus rapide, parce qu’il faut que le poursuivant arrive d’abord au point d’où est parti le poursuivi, en sorte que le plus lent aura toujours quelque avance. »

Dans le premier argument, en effet, la dichotomie conduit à un nombre de points infini et il est impossible d’occuper successivement un nombre infini de positions dans un temps fini; au contraire, dans le célèbre argument d’Achille et de la tortue, le nombre infini de positions successives était autrement conclu, tandis que le principe admis pour établir l’impossibilité était le même.

Mais il est clair que ce principe pouvait donner lieu à objection et l’on n’a pas remarqué jusqu’à présent que les différents arguments sur le mouvement constituent les différentes branches d’un dilemme double. En fait Zenon ne veut nullement nier le mouvement, mais démontrer qu’il est inconciliable avec la conception de l’espace comme une somme de points.

Son premier argument part de la dichotomie, toujours admise a priori comme pouvant être indéfiniment prolongée. Mais l’adversaire ébauche peut-être la distinction d’Aristote, il objecte que ces points en nombre infini ne sont donnés que par la division, que celle-ci demande un certain temps et que le mouvement la devance; Zenon lui répond par l’Achille, argument auquel ne peut être faite la même objection.

8. L’adversaire remonte alors au principe qu’il a concédé trop facilement. Le temps fini n’est-il pas lui-même susceptible d’une dichotomie à l’infini ? N’est-il pas, lui aussi, une somme d’instants ? Et qui empêche alors qu’à chaque position successive corresponde un instant ?

C’est contre cette conception que sont dirigés maintenant les deux derniers arguments. Zenon aurait pu la combattre directement, ainsi qu’il a fait pour la conception du corps ou de la ligne comme somme de points ; il s’y prend d’une façon détournée, où l’on peut mesurer toutes les ressources de sa dialectique.

D’abord [4], c’est l’argument de la flèche. A chaque instant donné, elle occupe une position déterminée; mais occuper une position déterminée à un instant donné, c’est être en repos à ce moment ; donc la flèche n’est pas en mouvement, elle est en repos pour chaque instant donné.

Non pas, reprend encore l’adversaire, ce n’est pas là ce que j’entendais quand je faisais remarquer que le temps est une somme d’instants. Je dis que chaque instant correspond non pas à une position déterminée de la flèche, mais au passage de chaque position à la suivante.

Zenon tient en réserve son quatrième argument qui a été complètement méconnu jusqu’à présent. Il veut prouver que cette dernière objection est insoutenable, car il s’ensuivrait que tous les mouvements seraient égaux entre eux. Dans l’hypothèse faite, d’une position à la suivante, il y a toujours un instant; or, tous les instants sont naturellement égaux entre eux. Il est donc impossible de supposer par exemple la vitesse doublée.

Pour mener son raisonnement à bout, Zenon imagine trois files parallèles de points juxtaposés (suivant la thèse de son adversaire) ; il appelle o^xoi ces points, parce que, dans cette thèse même, les éléments ultimes de la matière possèdent nécessairement une certaine masse; ce terme a rendu l’argument incompréhensible, parce qu’on a cru que Zenon voulait parler de corps de dimensions finies; mais ce même terme a été technique pourdésigner les atomes dans les écoles qui se rattachent précisément aux pythagoriens (Héraclide du Pont, Xénocrate, etc.). Le sens que je lui donne, nécessaire pour donner quelque valeur à l’argumentation, est donc parfaitement justifié. L’une de ces files parallèles de points, A, est immobile; deux autres, B et C, se meuvent en sens inverse l’une de l’autre, avec une vitesse égale. Le mouvement relatif de G par rapport à B est double évidemment du mouvement de G par rapport à A ; pendant que G parcourt une certaine longueur, passe devant un certain nombre de points sur B, il ne parcourt que la moitié de cette longueur, ne passe que devant un nombre de points moitié moindre sur A; ce n’est donc pas le passage d’un point au suivant qui correspond à l’instant élément de temps, car il serait alors facile de conclure que la moitié est égale au double.

Aristote a méconnu le premier le caractère de cet argument ; il a cru à un paralogisme de Zenon et Ta accusé d’ignorer la différence entre un mouvement relatif et un mouvement absolu. Tout doit, au contraire, nous porter à croire que Zenon était incapable d’une pareille erreur et que sa combinaison a été ingénieusement imaginée pour faire concevoir deux mouvements en rapport de vitesse double, sans qu’aucune objection pût s’élever à cet égard.

9. Si l’on résume les arguments de Zenon, on voit donc qu’ils se réduisent en fait à établir par l’absurde : qu’un corps n’est pas une somme de points; que le temps n’est pas une somme d’instants; que le mouvement n’est pas une somme de simples passages de point à point.

Il est clair qu’il n’y a nullement là une thèse idéaliste. De même que Parménide, Zenon part toujours du point de vue concret; il ne conçoit l’être que comme corporel et étendu; Mélissos, au contraire, niera que l’être doive être conçu comme corps. Pour passer de l’un à l’autre, il y a un abîme à franchir.

Cependant la portée de cette conclusion ne doit pas être exagérée; s’ils sont partis du point de vue concret, les deux Éléates se sont élevés à l’abstrait; ils ont distingué le sensible de l’intellectuel, et s’ils n’ont pas constitué une théorie de la connaissance, ils ont fait, l’un après l’autre, deux pas décisifs dans cette voie.

Parménide a déterminé l’intelligibilité comme condition nécessaire de l’être; voici maintenant Zenon qui nie que le point, et par suite la ligne, la surface, soient des choses existant réellement ; ce sont cependant, et au plus haut degré, des choses intelligibles. Il y a donc désormais démarcation définitive entre le point de vue géométrique et le point de vue sensible; les {izr t [AOÔiJiiflrwxi se trouvent, du coup, constitués en opposition aux zlzr, otfaOqttf, choses sensibles. Ceux qui voudront aller au delà, monter plus haut dans les régions de la pensée, rencontreront désormais une base assurée, indestructible, qui survivra aux hardies constructions de leur dialectique. Les Éléates sont donc pour nous des idéalistes, non pas parce que leur manière de voir ressemble en quoi que ce soit à celle des idéalistes modernes, mais parce qu’ils ont fourni le fondement nécessaire, l’exemple essentiel, pour toute spéculation idéaliste.

Il est permis d’ailleurs de se demander si Zénon n’a pas lui-même dépassé le terrain où nous l’avons vu se mouvoir. L’ambiguïté de son langage, inévitable avant les distinctions aristotéliques, a fait que ses arguments ont pu être répétés plus tard presque textuellement dans un sens tout autre ; l’ambiguïté du langage est souvent accompagnée de celle de la pensée, et l’on peut être porté à croire qu’il avait au moins tendance à élargir la portée de sa polémique et à marcher dans la voie suivie plus tard par Mélissos. Mais, de fait, nous n’avons aucun indice à ce sujet; le Parménide de Platon n’est malheureusement pas de nature à nous en fournir, et les rares péripatéticiens qui nous parlent encore de Zénon, comme les auteurs des traités De Melisso ou Des lignes indivisibles, ne paraissent pas plus qu’Eudème le connaître de première main.

Il y a toutefois une aporie de Zenon, citée par Aristote (Phys., IV, 3), qui nous le montre faisant encore un pas réel dans la théorie de la connaissance. Il a nié que l’espace fût un être, et il en a ainsi reconnu la relativité[5].

Quant à sa proposition (Phys., VII, 5), que toute partie d’un grain de millet fait du bruit en tombant, si petite qu’elle soit [6], elle a un tout autre caractère. Aristote a tort de la contredire, car elle est irréfutable au point de vue objectif, et c’est le point de vue que garde toujours Zenon dans ses raisonnements sur les choses sensibles.

10. Il me resterait maintenant à confirmer ce que j’ai avancé, qu’après Zenon, les thèses qu’il avait attaquées n’ont pas reparu. Je me contenterai de quelques indications à ce sujet.

Il va sans dire que les idées justes qu’il défendait ne sont pas devenues immédiatement universelles; elles ne le sont pas encore aujourd’hui; mais nous ne les voyons pas attaquer dans l’antiquité et l’exposition que fait Aristote des mêmes idées ne fait pas supposer qu’elles fussent réellement combattues.

A la vérité, le Stagirite, pour faire croire à l’originalité de sa théorie, parle de Platon comme s’il admettait des éléments de surface indivisibles (dans le Timée); Xénocrate nous est aussi représenté comme admettant des lignes indivisibles. Mais il est certain que, malgré l’emploi que Platon ou Xénocrate ont pu faire de termes géométriques qu’ils auraient mieux fait d’éviter, ils entendent sous ces termes des grandeurs physiques et se rapprochent ainsi des atomistes. La question est en effet maintenant transportée sur le terrain de la physique; la divisibilité à l’infini de l’espace géométrique est toujours admise; mais, pour la matière, tandis qu’Aristote admet qu’elle est également divisible à l’infini, les disciples de Leucippe d’une part, les derniers tenants du pythagorisme transformé de l’autre, soutiennent sous des formes différentes qu’il y a une limite à la divisibilité physique, que la matière n’est pas un continu comme l’espace, mais une somme, un système de particules insécables.

Le traité péripatéticien Des lignes indivisibles est un assez mauvais exercice d’étudiant, destiné à l’intérieur de l’école, non pas à une polémique réelle, et il n’y a pas lieu de s’y arrêter.

Je ne vois en fait, dans la période hellène, que deux indices de discussions rentrant dans le cadre de celles de Zenon. D’après Plutarque (Adv. Stoicos de commun, notit.), Démocrite demandait si, lorsqu’un cône est coupé par des plans infiniment voisins parallèles à la base, il faut regarder les sections comme égales ou inégales, et il aurait réfuté les deux alternatives. Il me semble qu’il ne pouvait avoir qu’un but, semblable à celui de Zenon, à savoir d’établir que la surface du cône ne peut être regardée comme une somme de circonférences. Le titre d’un des écrits mathématiques de Démocrite : Περὶ διαφορῆς γνώμης ἢ Περὶ ψαύσιος κύκλου καὶ σφαίρης (sur une divergence d’opinions ou sur le contact du cercle et de la sphère), titre assez mal expliqué jusqu’à présent, me parait se rapporter à une discussion soulevée par Protagoras et mentionnée par Aristote (Métaph., II, 2) :

« Les lignes sensibles ne sont pas telles que le dit le géomètre, car il n’y a rien dans les choses sensibles de rigoureusement droit ou rond ; et ce n’est pas en un seul point que le cercle touche la règle, mais la vérité est ce que disait Protagoras contre les géomètres. »

Ici il s’agit de la légitimité des déductions géométriques appliquées à la nature; la question est donc d’un autre ordre que celles soulevées par Zénon, et sa dialectique était impuissante à la résoudre, aussi bien qu’elle ne pouvait trancher le débat entre les partisans de la divisibilité infinie de la matière et les partisans des atomes. Il me suffit de remarquer que Démocrite devait probablement prendre plutôt parti contre Protagoras.



  1. Duhamel, Éléments de calcul infinitésimal, I, p. 8.
  2. Hankel, Zur Geschichte der Mathematik, p. 117 suiv. — M. Cantor, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik, p. 168-170.
  3. Si Théophraste avait parlé de Zénon, ce doit être dans les termes du Ps.-Plut. (Strom. 6). « Zénon d’Élée n’expose aucune thèse propre ; il soulève en général des difficultés sur les questions (traitées par Parménide) ». Aétius accole une fois Zénon avec Mélissos (I, 7), une autre avec Parménide (I, 24). Le Ps.-Galien le mentionne comme sceptique et comme chef de la philosophie éristique. Épiphane (III, 11), avant de reproduire un de ses arguments contre le mouvement, lui attribue la doctrine de l’immobilité de la terre et la négation du vide. Diogène Laërce seul rapporte sous son nom des opinions nettement physiques, qui n’ont d’ailleurs rien d’original.
  4. Aristote, Phys., VI, 9. « Le troisième est que la flèche en mouvement est en repos; cela résulte de ce qu’il prend le temps comme somme d’instants. Si on n’accorde pas cette prémisse, il n’y a pas de conclusion. Le quatrième est sur les masses se mouvant dans le stade, en files égales, parallèles et en sens inverse, avec une égale vitesse, les unes partant de l’extrémité du stade, les autres du milieu. Il pense pouvoir conclure à l’égalité entre un temps double et sa moitié. Il y a paralogisme en ce qu’il postule que des grandeurs égales, animées d’une égale vitesse, passent dans le même temps le long d’une même grandeur, soit en mouvement, soit en repos. »
  5. Simplicius (130 b) : « Si le lieu est, il sera dans quelque chose; car tout ce qui est, est en quelque chose; et ce qui est en quelque chose est aussi dans un lieu. Donc le lieu sera dans un lieu et cela à l’infini. Donc le lieu n’est pas. »
    Zeller défigure singulièrement la conclusion de Zénon, en la donnant sous cette forme : Rien d’existant ne peut être dans l’espace. Ce serait la thèse de Mélissos, mais aucun texte n’autorise en rien cette traduction.
  6. D’après Simplicius (255 a), c’est à Protagoras que l'aporie aurait été posée. Ce récit n’a évidemment rien d’historique, mais il tient un juste compte de la position réciproque des deux sophistes dans la théorie de la connaissance. Pour Protagoras, en effet, l’homme est la mesure des choses, de celles qui sont en tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, en tant qu’elles ne sont pas ; le bruit qui n’est pas perçu n’existe donc pas.