Pour l’histoire de la science hellène/9

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 218-246).
CHAPITRE IX


PARMENIDE D’ELÉE


I. — La Vérité et l’Opinion.


1. Dans le chapitre précédent d’une part, et, de l’autre, dans celui consacré à Xénophane, j’ai déjà suffisamment indiqué comment je comprenais la double position prise par Parménide alors qu’il expose d’un côté ce qu’il considère comme la vérité, qu’il développe de l’autre les opinions des mortels.

La vérité, telle que l’enseigne l’Éléate, constitue sa doctrine propre sur le monde : il le conçoit comme sphérique et par conséquent limité, mais néanmoins remplissant tout l’espace. Le vide absolu est impossible ; le vide relatif des pythagoriens est également nié. L’univers est partout également et uniformément plein ; il subsiste tel de toute éternité, et il est nécessairement immobile. Cette conception est entièrement réaliste.

L’originalité indéniable qu’elle présente ne consiste pas précisément dans les traits que je viens de rappeler. C’est la thèse moniste des Ioniens que Parménide essaie de développer scientifiquement en face du dualisme pythagorien ; pour cela il abandonne le dogme de la révolution universelle, incompatible, à ses yeux, avec la limitation de l’espace qu’il professe en termes exprès, ce qui le sépare radicalement de Xénophane ; il rejette également l’idée de genèses et de destructions successives se répétant périodiquement comme conséquences de la révolution éternelle. Mais ce qui le singularise bien davantage, c’est qu’il n’essaie pas d’expliquer les phénomènes dans sa thèse ; il lui suffit de l’avoir posée dans sa rigueur logique. La physique qu’il enseigne appartient au domaine de l’opinion.

Sur ce nouveau terrain, Parménide n’est pas, à proprement parler, original. Là il se montre réellement disciple des pythagoriens ; s’il conserve une certaine indépendance, il marche dans le sens de l’enseignement qu’il a reçu, plutôt qu’il ne manifeste des tendances opposées. On peut bien dire que sa physique n’est pas vraiment pythagorienne, qu’il a fait de sérieux emprunts aux Ioniens. Mais, si cela est exact, on doit ajouter que c’est parce qu’il n’y a jamais eu de physique pythagorienne réellement définie, et que celle de Parménide n’en constitue pas moins le document le plus considérable que l’on possède sur les opinions prédominantes au sein de l’école italique, au moment où il composa son poème.

L’enseignement ésotérique des pythagoriens, abstraction faite de la partie mystique, devait en effet essentiellement consister dans l’étude des quatre mathèmes, l’arithmétique, la géométrie, la sphérique (astronomie théorique) et la musique. Parménide ne semble guère y avoir participé, si ce n’est pour certains résultats relatifs à l’astronomie.

L’enseignement exotérique au contraire comprenait la physique et il était présenté comme conjectural. À l’origine, le fonds en fut principalement fourni par la tradition ionienne (Thalès et Anaximandre), mise en rapport avec les progrès des connaissances scientifiques d’un côté, de l’autre avec une thèse dualiste et avec un dynamisme exprimé sous une forme plus ou moins mythique. Dans la suite, ce fonds originaire fut librement modifié suivant les tendances personnelles des principaux chefs de l’École.

Ceux des pythagoriens qui voulurent donner à l’enseignement physique une forme écrite fixe (Hippasos, Alcméon), firent nécessairement secte ; en tout cas, la thèse dualiste originaire, qui avait un caractère concret, subit en particulier de très bonne heure des transformations radicales et finit par devenir purement abstraite.

Telles sont les thèses que j’ai mises en avant et qu’il me reste à développer en ce qui concerne Parménide du moins ; quant aux pythagoriens, ce que j’en ai dit a déjà été justifié ou se trouvera l’être dans le cours de ce chapitre.


2. La façon dont je caractérise et j’explique la thèse de l’Éléate concernant la vérité, tout en se rapprochant très sensiblement, quant au fond des choses, de l’exposition de cette thèse par Éd. Zeller, n’en contrarie pas moins les opinions qui ont communément cours sur le sens des doctrines de Parménide. C’est lui en effet qu’on est habitué à considérer comme le père de l’idéalisme, quand on ne remonte pas jusqu’à Xénophane. D’un autre côté, depuis Platon et Aristote, la thèse éléatique est regardée comme directement opposée à celle d’Héraclite : l’une immobilise l’être, l’autre le montre insaisissable dans le perpétuel devenir ; on est donc porté à croire à une véritable contradiction historique.

Je ne m’arrêterai pas sur ce second point ; Éd. Zeller me paraît avoir suffisamment fait justice du préjugé courant ; il a sérieusement établi que le poème de l’Éléate et le discours de l’Éphésien sont sensiblement de la même date, et qu’aucun des deux auteurs n’a dû connaître l’œuvre de l’autre.

Je dirai plus : de toutes les doctrines ioniennes, celle d’Héraclite est en fait la plus voisine de la thèse de Parménide ; l’Éphésien est moniste et nie la révolution diurne ; au point de vue concret, le seul considéré à cette époque, c’est là l’essentiel. Évidemment, si l’on se place au contraire au point de vue abstrait, il y a une grande différence entre s’attacher à la permanence de l’être ou bien insister sur l’universalité du devenir. Mais la divergence n’existe que dans les tendances individuelles des deux pensées ; elles partent d’un même fond commun, et Platon essaiera de les réunir.

La question capitale est de savoir comment précisément les penseurs de l’âge hellène, dans le courant du Ve siècle, arrivèrent à se dégager du concret et à se placer au point de vue abstrait. On est d’accord pour reconnaître que cette évolution décisive s’accomplit sous l’influence de l’école éléatique ; or cette école ne nous présente que trois noms, Parménide, Zénon et Mélissos, si du moins, comme je le crois, on doit écarter Xénophane. Quel fut le rôle de ces trois penseurs ? Le premier avait-il déjà accompli le progrès dans son entier ou bien le changement de front ne s’est-il effectué que peu à peu, suivant des stades distincts qu’il serait possible de bien préciser ?

Mélissos, maltraité par Aristote, laissé au second plan par Platon, nous représente cependant, d’après ses fragments, un idéalisme bien décidé ; ce qui le caractérise d’ailleurs à cet égard, c’est qu’il n’est aucunement physicien ; l’explication du monde phénoménal ne le préoccupe en rien ; il reste constamment sur le terrain qui, depuis, a été qualifié de métaphysique.

Les hardis paradoxes de Zénon d’Élée semblent, à première vue, appartenir au même domaine ; il est certain que leur célébrité et en même temps la forme logique, rigoureusement abstraite, de son argumentation ont eu une influence prépondérante sur l’évolution que nous cherchons à analyser. Mais j’essaierai de montrer, dans le prochain chapitre, que le but poursuivi par Zénon était en réalité très différent de celui qu’on lui attribue d’ordinaire, et qu’il n’a nullement mis en doute la possibilité logique des phénomènes.

Parménide enfin se montre sous une double face ; à la fois tourné vers le passé et vers l’avenir, il est en même temps physicien probabiliste, et logicien dogmatique. Mais s’il se place successivement aux deux points de vue, il ne cherche pas à réunir, dans une synthèse commune, le double aspect des choses. C’est là, je l’ai dit, son caractère essentiel ; c’est par là qu’il a fourni à l’idéalisme sa matière propre, en même temps qu’il lui donnait sa forme, en créant le genre de logique qui lui est spécial.

Si maintenant Mélissos n’avait pas développé les dernières conséquences de l’application de cette forme à cette matière, ni Platon ni Aristote n’auraient attribué à la dialectique de Zénon une portée qu’elle n’avait pas atteinte ; ni l’un ni l’autre n’auraient recherché la même doctrine jusque chez Parménide et nous le considérerions sans doute comme un pur réaliste.


3. Nous possédons encore de fait la presque totalité de la partie du poème de l’Éléate relative à la vérité ; il est clair, du moins, que dans ce qui nous reste, rien de sérieusement important ne fait défaut. Un examen attentif de ces longs fragments dont l’authenticité est d’ailleurs incontestable, doit donc suffire pour nous renseigner pleinement sur le véritable sens de la thèse soutenue, et nous n’avons à nous préoccuper aucunement des commentaires postérieurs dont elle a été accompagnée. Écrits suivant des idées préconçues, ces commentaires ne pourraient que nous égarer ; il est seulement nécessaire que nous nous rendions bien compte que Parménide vivait certainement dans un milieu entièrement réaliste et que son langage dès lors ne peut être compris que si l’on replace, sous les termes abstraits qu’il emploie, les concepts de l’époque.

L’être de Parménide, c’est la substance étendue et objet des sens, c’est la matière cartésienne ; le non-être, c’est l’espace pur, le vide absolu, l’étendue insaisissable aux sens. Avec cette clef, le poème tout entier devient d’une clarté limpide ; sans elle, tout reste obscur et incompréhensible.

L’espace pur ne peut aucunement exister ; il n’est ni pensable ni exprimable ; cela suffit pour lui dénier toute possibilité. Voilà le point de départ de Parménide, et de son temps cela ne pouvait souffrir aucune contradiction. Personne n’avait encore considéré l’espace autrement que comme le lieu de la matière ; les atomistes n’étaient pas encore apparus, et l’on doit même dire que l’abstraction nécessaire pour constituer le concept de l’espace pur eût été impossible sans les abstractions contraires de l’Éléate. Ce dernier n’a à combattre que le vide relatif des pythagoriens et son triomphe est facile. Le point de départ admis, il est aisé de démontrer que la matière est inengendrée et impérissable, qu’elle ne peut ni croître ni diminuer. Il en résulte de même immédiatement qu’elle est continue et forme ainsi un tout unique. Ce tout est dès lors nécessairement immobile.

Enfin Parménide affirme qu’il est limité ; c’est qu’on ne peut concevoir un tout comme indéfini ; il le détermine par suite comme ayant une forme sphérique, par raison de symétrie et par exclusion du vide.

L’espace limité et rempli par la matière, voilà donc en somme à quoi se réduit la thèse de Parménide. Elle ne met en question ni les phénomènes particuliers, ni les apparences de genèse et de destruction qui en résultent. Mais, s’il n’y a rien de plus, pourquoi donc cette séparation absolue entre le domaine de la vérité et celui de l’opinion ? et quelle valeur au juste Parménide attribue-t-il à sa physique conjecturale ?

Cette valeur, il la définit lui-même par les paroles qu’il met à la fin de son prologue dans la bouche de la divinité qui l’accueille (v. 28-32). Il est clair qu’il attribue en réalité à son exposition physique une importance considérable, tout en distinguant des vérités nécessaires les conjectures les plus plausibles.

La différence entre les deux domaines consiste pour Parménide en ce qu’il considère sa thèse comme rigoureusement démontrée, comme établie par la seule force de la raison de manière à entraîner une conviction absolue ; l’explication des phénomènes particuliers, au contraire, n’est pas à ses yeux susceptible de démonstrations ; là-dessus on peut atteindre la probabilité, non la certitude ; mais l’explication n’est pas pour cela nécessairement fausse.

Parménide ne s’est point préoccupé, ai-je dit, de mettre d’accord son univers physique avec les conditions de son univers théorique. Mais aucun obstacle sérieux n’empêchait cet accord ; pour l’établir, que faut-il ? Deux choses, dont l’une au moins a été indiquée par lui : il faut rejeter le dualisme pythagorien concret et revenir au monisme d’Anaximandre ; d’autre part, pour obtenir l’immobilité de l’ensemble de l’univers, malgré les apparences de la révolution diurne, il suffit d’affirmer, au-dessus des feux célestes, le repos de la couche supérieure, de l’ἕσχατος ὄλυμπος.

À cela nulle difficulté ; si Parménide n’est point entré dans cette voie, c’est qu’en somme il a trouvé le dualisme plus commode pour l’exposition physique et qu’il a jugé impossible d’arriver à la certitude avec une explication monistique des phénomènes.


4. Ainsi le rôle de Parménide, tel du moins qu’il nous apparaît dans son poème, est d’avoir, le premier, essayé de jeter les bases de ce que nous appelons la théorie de la connaissance. Déjà l’enseignement pythagorien des mathèmes avait fait sentir la différence entre la rigueur des démonstrations abstraites et l’incertitude des conjectures par lesquelles on essaie de s’élever au-dessus des données immédiates de l’expérience concrète. Parménide cherche ce que l’on peut établir par la seule logique relativement à l’univers ; voilà la vérité, voilà la certitude. Le reste est loin d’être négligeable ; mais il faut reconnaître les limites de l’esprit humain et se contenter du plus ou moins plausible, suivant la nature des questions.

Son point de départ, pour ses démonstrations exactes, est faux ; par suite, ses conséquences sont erronées. Il n’en a pas moins l’immortel honneur d’avoir posé très justement la question ; de son temps, la science de la nature, eu égard aux problèmes abordés par les Ioniens, ne pouvait s’élever au-dessus du probabilisme ; il fallait de longs travaux et des études infinies de détails, avant d’apprendre quel genre de certitude peuvent donner l’observation et l’expérience. Mais même aujourd’hui, nous devons toujours soigneusement distinguer, dans la science, entre l’hypothèse utile ou commode et la vérité rigoureusement déduite.

Quelle peut être maintenant l’origine des prémisses servant aux démonstrations exactes ? Si elles remontent à l’expérience, elles sont entachées d’incertitude dans les limites des erreurs des sens ; leurs conséquences peuvent-elles être valables autrement que par une approximation entre les limites correspondantes ? Si l’on part de jugements a priori, leur vérité subjective est-elle susceptible d’une application objective ? Naturellement ces questions n’existent point encore pour Parménide ; il postule simplement la négation de ce qui n’est pas intelligible et ne s’avise pas de rechercher pourquoi telle chose n’est pas susceptible d’être conçue, s’il s’agit vraiment d’une forme nécessaire de notre pensée ou seulement d’une lacune dans les éléments que lui fournit la sensation. Une des deux branches au moins du dilemme lui échappe ; l’autre ne peut donc être nettement aperçue.

Mais, sous ces réserves, le postulat de l’Éléate n’en reste pas moins toujours applicable dans la science ; celle-ci ne peut être construite qu’avec des notions claires et précises ; ce qui n’est point intelligible n’existe point pour elle. C’est là le principe nécessaire, mais non suffisant, que Descartes nous a rappelé deux mille ans après Parménide.


5. Tel nous apparaît l’Éléate dans son poème, logicien rigoureux, mais, malgré la forme abstraite de ses arguments, se bornant au point de vue concret où chacun avant lui était fatalement resté attaché. Dépassa-t-il ce point de vue plus tard, dans un enseignement d’école ? La question mérite d’être posée, quoiqu’elle ne puisse guère être résolue avec précision.

Comme Diels l’a fait ressortir[1], Parménide fonda probablement une école fermée, modelée en partie sur l’institut pythagorique, se distinguant elle aussi, par un genre de vie particulier, par le rapprochement étroit du maître et des disciples, par l’affectation d’un rôle politique. Le caractère propre de cette école fut certainement, avant tout, l’exercice à l’emploi de la dialectique, suivant les principes posés par le maître. Toutefois, comme les abstractions de Zénon, quoique j’attribue toujours à sa polémique un objectif concret, me paraissent déjà singulièrement dépasser le cadre tracé par Parménide, il m’est difficile de croire, avec Diels, que le poème du Maître ait été comme un catéchisme rédigé pour les besoins journaliers des exercices de l’école.

Je le concevrais plutôt comme une œuvre de jeunesse (cf. v. 24) qui eut un succès mérité et attira autour de l’auteur des admirateurs et des amis. Imiter ces raisonnements, essayer de les pousser plus loin devint bientôt, dans ce cercle, une occupation courante. D’autre part, le succès même avait suscité des contradictions et Parménide était appelé à défendre verbalement ses opinions.

Le peu de précision de sa langue poétique, défaut que, malgré tout son talent, il lui était impossible d’éviter, dut exercer, dans ces discussions, une influence notable et les faire dévier de leur objet réel. Tel vers (p. ex. 40 ou 94), écrit dans un sens réaliste, peut aujourd’hui être traduit dans la formule idéaliste la plus nette, et pouvait alors apparaître comme un paradoxe audacieux, un défi au sens commun. Loin de faire des concessions, l’ardent Zénon alla de l’avant, prit résolument l’offensive et jeta aux contradicteurs des négations encore plus incroyables. Si Parménide ne lui avait pas déjà donné l’exemple, il dut sans doute le suivre jusqu’au bout et ne pas déserter sa propre cause.

Quant à Mélissos, il est clair qu’il imite la dialectique de l’École, mais qu’il l’ait connue autrement, que par les écrits qu’elle avait publiés, qu’il ait suivi l’enseignement verbal, c’est ce qui ne peut être établi historiquement. Jusqu’à preuve contraire, les thèses qui lui appartiennent en propre ne peuvent donc être mises au compte ni de Zénon ni de Parménide.


II. — Le Dualisme physique de Parménide.


6. J’aborde maintenant l’examen des doctrines développées dans la seconde partie du poème de l’Éléate et que je regarde comme méritant une étude d’autant plus attentive qu’elles peuvent nous éclairer sur la nature des doctrines contemporaines dans l’école pythagorienne.

Comme l’a très bien reconnu Éd. Zeller, ce sont en effet des opinions étrangères, nullement les siennes propres, qu’expose Parménide en physique. Il est vraiment singulier que l’illustre historien ne se soit pas sérieusement demandé à qui appartenaient ces opinions, qui bien certainement n’étaient pas vulgaires. Le dualisme établi dès le début de l’exposition exclut les théories ioniennes et nous jette en plein pythagorisme.

Diels (l. c., p. 253) m’oppose que, malgré leur thèse monistique, les Milésiens, pour expliquer la formation du monde, recouraient à l’opposition de qualités contraires, comme le froid et le chaud (Anaximandre) ou le dense et le subtil (Anaximène), couples qui s’identifiaient naturellement. Mais je ne vois nullement que la théorie ontologique de Parménide l’oblige à rejeter ces qualités, contre le témoignage très clair des sens. J’ai limité cette théorie aux bornes précises que lui assignent les fragments et il me semble impossible de l’étendre au delà, sans preuves bien convaincantes.

En tout cas, il est bien clair que l’on n’a pas à considérer sans plus toutes les opinions de Parménide comme pythagoriennes. Bien loin de là, il faut une critique minutieuse pour discerner sur chacune d’elles si l’on se trouve bien en présence d’un emprunt authentique fait à l’École, ou, comme l’indique Zeller, d’une réminiscence des poèmes cosmogoniques, d’une théorie venue de l’Ionie, d’une formule que Parménide aura voulu marquer de son sceau personnel. La comparaison déjà faite entre lui et Alcméon, au chapitre précédent, indique suffisamment comment peut être conduite cette critique et à quels obstacles elle se heurte.

Pouvons nous même espérer qu’elle nous conduise à la certitude historique ? Il ne faut pas se faire d’illusions à cet égard ; actuellement l’histoire du pythagorisme antérieur à Philolaos est purement conjecturale ; il s’agit seulement d’émettre de nouvelles conjectures et on devra s’estimer suffisamment heureux si elles arrivent à être plus plausibles que les anciennes, si elles permettent de jeter un peu plus de clarté dans les ténèbres et d’imaginer un peu plus fidèlement et le mystérieux point de départ de la doctrine pythagorienne, et la lente évolution qu’elle subit au sein de l’École, ayant de se trouver mûre pour la complète révélation.


7. J’ai déjà dit que le début de Parménide sur l’opinion (v. 113-121) nous jette en plein pythagorisme. Le dernier vers surtout me paraît digne d’attention. Parménide veut faire connaître la science telle que la professaient ses contemporains ; mais, en Italie, seuls les pythagoriens avaient une réputation de science. Tant que nous n’aurons pas de preuve décisive que l’Éléate se préoccupe des Ioniens, nous avons droit de penser qu’il ne vise que les Italiques. Quant au vulgaire, je ne puis vraiment concevoir comment Ed. Zeller (II, p. 57) y pense ; le vulgaire n’est certes pas particulièrement dualiste et il y a une singulière exagération à dire que la perception sensible et l’opinion commune voient en toutes choses l’union de substances et de forces opposées.

Mais cela serait-il vrai, que la réduction de toutes les oppositions à une seule fondamentale constituerait un pas immense, et rien ne me paraît motiver l’attribution de cette réduction à Parménide, alors qu’il la présente comme lui étant étrangère et alors que tout nous indique qu’elle avait été faite par les pythagoriens.

D’autres erreurs, encore plus graves, ont cours au sujet de ces vers de Parménide. Les deux formes de l’être ne correspondent nullement, comme le prétend Aristote, à l’opposition de l’être et du non-être ; il faut absolument torturer le sens pour y reconnaître cette opposition. De même, le πἐρας et l’ἄπειρον des pythagoriens (ch. III, 2) étaient également matériels et avaient également droit au titre d’être. Le non-être (vide absolu) ne fut ajouté à l’être que par les atomistes ; ils entrèrent les premiers dans la voie que l’Eléate avait voulu interdire, alors que, de son temps, le développement des abstractions géométriques devait commencer à la rendre possible. Sa négation du non-être n’est donc, à proprement parler, dirigée contre aucune doctrine contemporaine, mais bien les conséquences qu’il en tire, comme l’unité et la continuité de la matière, etc.

S’il décrit le feu comme homogène, c’est seulement pour opposer la ressemblance de cet élément à lui-même et sa différence par rapport au second élément ; il ne dit nullement que ce dernier est hétérogène. Une telle affirmation eût été un non-sens de sa part, car il n’aurait pu donner de motifs pour cette hétérogénéité, dont il n’avait d’ailleurs aucunement besoin.

Mais une remarque capitale est à faire : il est clair que le corps subtil de Parménide correspond à l’ἄπειρον de Pythagore, et son élément dense au πἐρας. Or, d’après la tradition, c’est ce dernier qui est au premier rang dans les oppositions pythagoriennes ; pour Parménide, c’est au contraire le corps subtil.

La raison de ce renversement est facile à voir ; dans une cosmologie, il y a nécessité à introduire la lumière et les ténèbres ; or, la lumière ne peut être attribuée qu’au subtil, et, d’autre part, dans une opposition, elle doit occuper le premier rang. J’ai déjà signalé cette antinomie (ch. VIII, 1) et montré les conséquences qu’elle a dû exercer sur l’évolution des doctrines pythagoriennes.

Il est donc clair qu’ici la physique de Parménide ne peut représenter l’enseignement même de Pythagore. Mais celui-ci a-t-il réellement professé une doctrine complète en physique ? C’est là ce que je mets en doute. L’enseignement oral est en tout cas séparé par une telle distance d’une rédaction que tout pythagorien qui a écrit a nécessairement fait secte dans l’École ou s’est rattaché à une secte. Parménide a écrit sa physique comme un pythagorien l’eût fait ; il n’a donc pas échappé à la loi fatale ; il faut donc le regarder comme un sectaire ; mais il n’en est pas moins beaucoup plus fidèle au dogme primitif que tout autre sectaire connu, et surtout que Philolaos.


8. Je ne m’arrêterai pas longtemps à la donnée péripatéticienne d’après laquelle Parménide aurait donné à son élément subtil le rôle actif de cause, à son élément dense le rôle passif de matière. Éd. Zeller en a fait justice au fond ; quant à la possibilité qu’elle ait trouvé une apparente justification dans le langage de l’Éléate, il faudrait savoir comment il expliquait la genèse du monde et comment il en comprenait la destruction. À cet égard malheureusement, nous n’avons que quelques indices absolument insuffisants et dont nous ne pouvons même guère apprécier la valeur.

Censorinus (IV, 3) nous dit : « La première de ces opinions, à savoir que le genre humain aurait toujours existé, a eu pour auteurs Pythagore de Samos, Ocellus de Lucanie, Archytas de Tarente et en général tous les pythagoriens. Mais Platon d’Athènes, Xénocrate, Dicéarque de Messine et les philosophes de l’ancienne académie ne paraissent pas avoir pensé autrement. Enfin Aristote de Stagire, Théophraste et nombre d’autres péripatéticiens célèbres ont écrit dans le même sens. À ce sujet, ils disent qu’il est tout à fait impossible de déterminer si les oiseaux ou si les œufs ont été formés d’abord, puisqu’il ne peut y avoir d’œuf sans d’abord un oiseau, ni d’oiseau sans d’abord un œuf. Par suite, tous les êtres qui ont été ou seront jamais dans ce monde éternel n’ont eu aucun commencement, mais il y a un circulus d’engendrements et de naissances, où chacun d’eux trouve à la fois son origine et son terme. »

Les pythagoriens ont cependant exposé des genèses et Platon les a imités dans le Timée. Dès lors, même si ces genèses n’avaient qu’un sens mythique, Parménide, d’après son plan, devait en donner une ; il aurait même (5) parlé d’une destruction, mais sans s’expliquer davantage là-dessus.

Quant aux très vagues données qui se rapportent à ce sujet dans sa doxographie, elles n’ont guère de caractères qui permettent de les rattacher à quelque autre physique particulière. Cependant j’ai déjà signalé (p. 216) la corrélation entre les couples mâle-femelle, froid-chaud, d’après laquelle il faisait naître à l’origine les mâles au nord, les femelles au midi (15). Pour le reste de la génération des êtres vivants, il semble avoir indiqué la voie suivie par Empédocle (16). Enfin son opinion sur la formation des astres et de l’air (11) (12) a un certain rapport éloigné avec la doctrine d’Anaximandre.


III. — La Cosmologie.


9. C’est surtout dans sa cosmologie que Parménide paraît avoir suivi les enseignements scientifiques de Pythagore ; le fait qu’on lui attribue, en même temps qu’au Samien, diverses découvertes capitales (la sphéricité de la terre, avec la théorie des zones ; l’identification de l’étoile du soir et de l’étoile du matin) ne peut guère être expliqué que si on le considère comme ayant publié le premier ces vérités reconnues par le Maître.

J’ai déjà parlé (ch. VIII, 5, 7) de la sphéricité de la terre et de l’explication des phases de la lune ; quant à la reconnaissance de la planète Vénus, il ne s’agit point sans doute d’une découverte faite par Pythagore lui-même, mais d’une donnée empruntée aux barbares (Chaldéens ou Égyptiens) en même temps probablement que la connaissance des autres planètes. Toutefois, ici Parménide ne serait point le premier écrivain qui aurait réfuté l’erreur populaire, si, comme l’affirme Achille, il a été devancé par le poète Ibycus de Rhégium.

Mais, en dehors de ces points spéciaux, l’ensemble du système, pour tout ce qui, de la part de Pythagore, ne pouvait être l’objet que de conjectures, paraît offrir une originalité propre ou, s’il donne lieu à des rapprochements, c’est surtout avec les conceptions d’Anaximandre. Ceci ne doit pas nous étonner ; car, si les opinions physiques qui faisaient partie de l’enseignement exotérique ont été en majeure partie empruntées par Pythagore soit aux barbares, soit aux Hellènes, ainsi que semble l’indiquer le jugement que porte Héraclite sur lui, nul, plus qu’Anaximandre, ne pouvait lui offrir une mine précieuse.

Mais, d’un autre côté, si Parménide n’a nullement été ni le disciple ni le continuateur de Xénophane, il en connaissait certainement les poésies, et celles-ci ont pu être un autre canal par où lui seront arrivées au moins certaines expressions du Milésien. Il y a là une possibilité dont il faut tenir compte, au point de vue particulier de la recherche que nous avons entreprise.

Ainsi, quand on nous dit (Aétius, II, 43 et 17) que, d’après Parménide, les astres sont « feutrés » de feu et qu’ils sont nourris des exhalaisons de la terre, l’influence de la tradition ionienne exercée par l’intermédiaire de Xénophane est assez probable ; mais je ne puis apercevoir d’autres traces de cet intermédiaire.

Au contraire, si Parménide place la terre au centre du monde et qu’il explique son immobilité par le fait de cette situation centrale et l’absence d’un motif qui la ferait tomber d’un côté plutôt que d’un autre (13), nous retrouvons la pure doctrine d’Anaximandre et il est certain cette fois qu’elle ne vient point du poète de Colophon.

On pourra dire que ce point a pu être facilement réinventé en Italie ; mais l’idée que le soleil et la lune se sont détachés (άποκριθῆναι) de la voie lactée (11), celle que le soleil et la voie lactée sont des soupiraux de feu (άναπνοήν, Anaximandre ἐκπνοήν), nous reportent également à la genèse et à la cosmologie du Milesien. Enfin l’hypothèse des couronnes de Parménide me semble aussi directement empruntée aux conceptions d’Anaximandre.


10. Le texte capital relatif à cette hypothèse (11) a en général été assez mal compris. La description, passablement confuse, permet certainement différentes interprétations ; il est clair, en tout cas, que la première question à résoudre concerne la forme des couronnes.

Éd. Zeller, s’appuyant sur la sphéricité de la couche enveloppante qu’Aétius dit solide et qu’il appelle éther, ainsi que sur celle du noyau central (la terre), dit qu’on ne voit guère ce que pourraient être les couches intermédiaires si elles n’étaient des sphères creuses. Je crois au contraire qu’on doit les considérer comme affectant la forme de couronnes cylindriques emboîtées les unes dans les autres.

Cette représentation est exactement celle du mythe d’Er au livre X de la République de Platon, et il ne me semble pas douteux que ce soit au système de Parménide que ce mythe fasse directement allusion. Le fuseau central de la Nécessité l’indique suffisamment ; si la présence des sirènes est une marque de pythagorisme, elle peut seulement signifier soit les relations de Parménide avec l’École, soit plutôt l’origine des déterminations particulières que donne Platon et qui évidemment ne remontent pas à l’Éléate.

Reportons-nous à la conception d’Anaximandre et essayons de la traduire dans le langage de Parménide. Le Milésien suppose trois couronnes concentriques à la terre, à des intervalles numériquement déterminés et correspondant à la voie lactée, à l’orbite de la lune et à celui du soleil ; ces couronnes sont formées de l’élément relativement dense et obscur (air) et remplies de l’élément subtil et lumineux (feu) ; ce feu s’échappe par des soupiraux ménagés à travers l’enveloppe dense et nous apparaît ainsi sous la forme des astres. Que faut-il pour identifier cette description avec celle du système de Parménide par le doxographe ? Il suffit de considérer chaque intervalle entre deux couronnes successives comme formant lui-même une couronne sombre.

Reprenons maintenant la description du doxographe et discutons-la plus attentivement. Il est clair, en effet, que la restitution qui précède ne peut correspondre exactement au système exposé par Parménide ; il est malheureusement trop certain d’autre part que l’exposition de l’Éléate, par suite du peu de précision de ses expressions poétiques, donnait facilement lieu à des méprises et les textes d’Aétius n’en sont pas exempts.

En premier lieu, la voûte solide qui enveloppe l’univers comme un mur n’appartient point à la doctrine d’Anaximandre, tandis qu’elle est empruntée au système d’Anaximène. Mais, quoique Empédocle ait plus tard adopté la même conception en s’inspirant peut-être du langage de Parménide, on peut, ce semble, soupçonner une erreur. L’Éléate ne distinguant que deux éléments, une épithète donnée au dense a pu être entendue dans le sens de solide, tandis qu’il est certain, par ce qui est dit de la lune, que l’air obscur était compté comme dense par Parménide. La confusion me paraîtrait certaine si le poète avait réellement désigné cette voûte sous le nom d’αίθήρ ; mais là encore il y a doute, car, dans les vers qui nous restent de lui (ex. v. 441), cette expression semble plutôt désigner la substance au sein de laquelle sont plongés les astres, tandis que la voûte sphérique extrême serait appelée οὑρανὸς ἀμφίς ἔχον ou bien ὅλυμπος ἔσχατος. En tout cas, on peut dire que Parménide s’était exprimé avec ambiguïté, et cela peut-être volontairement. Remarquons aussi que cette enveloppe limite ne joue aucun rôle dans les phénomènes, qu’elle peut donc être considérée comme immobile ; dans ce cas ce serait une conception propre à Parménide.

À l’intérieur de la voûte sphérique obscure vient d’abord une couronne, ignée d’après Aétius. Il ne me parait pas douteux qu’il ne faille y reconnaître la voie lactée ; mais ce n’est point une couronne de feu pur ; car, si le feu semble former une enceinte continue, il n’apparaît en fait que par expiration, et la nuance blanchâtre de la couronne est précisément due au mélange des deux éléments (13). Au reste, nous avons encore un vers de Parménide ; avec la leçon de Diels,

126. Αί γἁρ στεινότεραι πλῆντο πυρὁς ἀκρήτοιο,

il correspond exactement à la conception d’Anaximandre, le feu à l’intérieur d’une couronne creuse.

De même, la dernière couronne qui enveloppe le noyau central et qu’Aétius dit également ignée, n’est certainement pas non plus de feu pur ; cette couronne ne peut être que notre atmosphère, ou du moins sa partie lumineuse (éclairée), puisque Parménide compte l’air obscur comme faisant partie de l’élément dense.

Les couronnes intermédiaires, mixtes des deux éléments, comme les autres, mais où la lumière a moins de prédominance, et entre lesquelles, d’après le vers 127, on pourrait même supposer des couronnes entièrement obscures, doivent correspondre, à partir de la terre, aux orbites de la lune, du soleil et des cinq planètes ; car, quoique Parménide semble n’avoir parlé expressément que de Vénus, les autres planètes qu’Anaximandre n’avait pas distinguées des étoiles devaient sans doute être également connues des premiers pythagoriens.


11. Si l’on fait abstraction de la conception spéciale de l’air lumineux comme igné, on peut dire, en somme, que la représentation que Parménide se fait du monde dérive de celle d’Anaximandre, modifiée surtout en raison du progrès scientifique.

Ainsi ce progrès a fait multiplier les trois anneaux du Milésien ; il a dû également amener une interversion dans leur ordre, puisque Anaximandre regardait la voie lactée comme étant plus voisine de la terre que la lune et le soleil. À la vérité, d’après Aétius (11), Parménide aurait conservé le même ordre ; il aurait placé, au plus loin de la terre, Vénus dans l’éther, au-dessous le soleil, puis les astres dans la région ignée qu’il appelait Ouranos ; mais cet ordre a été conclu faussement d’une interprétation rigoureuse donnée à tort aux termes d’Éther et d’Ouranos.

Le progrès de la science a consisté ici dans une réflexion plus approfondie sur les mouvements des corps célestes, qu’en fait Anaximandre n’avait nullement expliqués. Nous avons vu (ch. VIII, 5) Alcméon poser la révolution des planètes comme s’effectuant d’occident en orient à l’opposite du mouvement des fixes, et nous avons fait honneur à Pythagore de ce progrès qu’on ne saurait trop rehausser. Désormais le mouvement apparent des astres errants est résolu en ses deux composantes, la révolution diurne commune à tout le ciel, et le mouvement propre, beaucoup plus simple que l’apparent ; c’était là le premier pas à faire ; maintenant la route est frayée, les autres progrès s’accompliront en leur temps.

Cette conception devait avoir une conséquence immédiate pour l’ordre des astres (voir p. 158) ; il convenait évidemment de ranger les planètes suivant l’ordre de vitesse de leurs mouvements propres et de placer la plus lente au plus près du ciel des fixes, du moment où la lune était supposée plus près de la terre que le soleil[2] ; on arrive ainsi naturellement à l’ordre que suit Platon dans le mythe d’Er et qui devait être celui de Parménide, comme il avait été celui d’Anaximène.

Il faudrait maintenant pouvoir décider si le système d’Anaximandre, ainsi mis à hauteur des découvertes les plus récentes au temps de Parménide, lui a été ou non transmis par les pythagoriens ; j’écarte Pythagore, dont Alcméon, je crois, représente plus fidèlement l’opinion véritable, quand il considère les astres comme animés, quand il voit dans leur mouvement circulaire et uniforme que l’homme ne peut imiter, en joignant les deux bouts de sa vie, la preuve de leur divinité.

Le système de Parménide a incontestablement une apparence trop mécanique, surtout si l’on fait abstraction du complément dynamique de la Nécessité, sur lequel nous allons revenir à l’instant, et si l’on s’attache de trop près à la représentation de Platon ; mais les pythagoriens ont constamment oscillé du dynamisme au mécanisme, suivant la double direction imprimée par le théosophe et par le mathématicien qui se sont trouvés réunis en leur maître ; d’ailleurs, jusqu’au trait de génie de Philolaos, la révolution diurne, surtout reconnue dans le mouvement des planètes, ainsi que nous l’avons dit, ne pouvait se comprendre sans une liaison mécanique qu’on devait même être tenté de se représenter comme établie par une matière solide. Dans le langage dualistique de Parménide, il devait y avoir ambiguïté, nous l’avons vu, sur le caractère de cette liaison ; peut-être cette ambiguïté existait aussi dans sa pensée.

Il est certain que, si la physique de Parménide se présentait avec les seuls traits que nous avons marqués jusqu’à présent, surtout si nous la dégagions de quelques éléments conjecturaux que nous y avons introduits, l’Éléate nous apparaîtrait comme un disciple d’Anaximandre passablement fidèle à la tradition de son maître. Mais nous allons le voir mêler à cette tradition, en dehors du dualisme fondamental, deux autres éléments incontestablement pythagoriques ; d’autre part, ses relations, le milieu où il vivait, le langage qu’il tient, tout indique que les opinions qu’il expose appartiennent au pythagorisme exotérique. Il faut donc admettre ou bien que cette École n’avait pas, en réalité, de système physique et que Parménide s’est trouvé obligé par son plan de recourir à une doctrine ionienne, ou bien que cette doctrine formait encore de son temps le fonds essentiel de la physique des pythagoriens du dehors, et que c’est par eux qu’il l’a connue, en même temps que les découvertes scientifiques qui avaient transpiré hors du cercle des mathématiciens. Cette dernière supposition paraîtra sans doute la plus vraisemblable.


IV. — Les Éléments pythagoriques du système.


12. Les deux éléments nouveaux introduits par Parménide dans la tradition ionienne et sur le caractère pythagorique desquels il me reste à insister, sont, d’une part, les personnifications mythologiques de l’Ananké et de sa descendance, de l’autre, la théorie relative à la lumière de l’atmosphère.

Ce n’est pas seulement dans Aétius (11), mais aussi dans des vers (v. 128-132) qui nous restent de Parménide que nous voyons qu’il plaçait au centre du monde la divinité qui gouverne toutes choses, qui a conçu l’Amour, premier de tous les dieux, et qui pousse l’un vers l’autre le mâle et la femelle[3].

Les dénominations de Δίκη et de Κλῃδοῦχος indiquées par le doxographe pour cette divinité semblent provenir d’une confusion occasionnée par le vers 44 du prologue. Le nom d’Ananké paraît au contraire garanti par Platon (Banquet, 195 c) dont le langage confirme aussi le passage où Cicéron (9) fait naître, après l’Amour, la Guerre et la Discorde. Nous voilà bien près de la Philotès et du Neikos d’Empédocle.

Ces personnifications mythiques sont absolument spéciales à l’école pythagorienne, qui en a abusé jusqu’à attribuer aux nombres de la décade des noms de divinités[4]. L’origine de cette coutume parait remonter jusqu’au Maître, quoique la plupart des fantaisies auxquelles elle a donné lieu soient évidemment très postérieures. Du reste, la plus grande liberté semble avoir été constamment laissée à ces fantaisies ; il importe donc peu de rechercher si Parménide a ou non usé de la sienne, s’il s’est ou non inspiré d’Hésiode ; le point important n’est pas tant la forme mythique dont il a usé que le fait qu’il en a employé une.

Cet anthropomorphisme poétique avait été le premier procédé par lequel l’esprit aryen, prenant conscience de lui-même, avait essayé de distinguer de la matière des choses les forces qui les actionnent ; au début de la science hellène, il sert encore au même usage, et bien qu’il soit désormais incapable de donner la vie à la moindre divinité, bien qu’il se réduise à un froid symbolisme, l’école pythagorienne lui restera obstinément et inutilement fidèle. Mais, sous ce symbolisme, l’historien ne peut méconnaître que, pour la première fois, le dynamisme est formulé et qu’il est en fait aussi caractérisé qu’il le sera bientôt chez Anaxagore.

Jusqu’alors au contraire, chez les Ioniens, la confusion existe, et les distinctions de tendances que Ritter a voulu établir au sein de l’hylozoïsme ne sont nullement justifiées. Héraclite est, parmi eux, le premier chez qui la tendance dynamique se marque, et nous avons remarqué que, comme Pythagore, au fond il est théologue. Quant au véritable mécanisme, il ne fut posé que

comme négation du dynamisme déjà affirmé ; il date de l’école atomiste. Il est à noter que le pythagorien Ecphante, qui adopta la physique de cette école[5], conserve le principe du dynamisme comme cause du mouvement (Philosophum., 15).

13. Il me paraît inutile de m’arrêter davantage sur ce point, où Parménide se sépare si évidemment de la tradition d’Anaximandre. J’arrive à l’autre divergence, moins remarquée, mais également caractéristique.

Le peu que nous savons des premiers Ioniens nous permet de constater qu’ils jugeaient du jour et de la nuit comme le vulgaire l’a toujours fait avec raison, qu’ils attribuaient l’un à la présence du soleil au-dessus de l’horizon, l’autre à son absence. Chez Parménide, nous allons rencontrer une conception passablement singulière, quoiqu’elle puisse se rallier à sa théorie de la perception du semblable par le semblable.

L’atmosphère qui nous environne pendant le jour (couronne ignée) est lumineuse par elle-même ; il ne faut pas entendre qu’elle reçoit son éclairement du soleil, mais que, par une sorte d’harmonie préétablie, elle se déplace en le suivant dans sa course, se tournant toujours vers la splendeur d’Hélios, absolument comme le fait, suivant Parménide, la face lumineuse de la lune (voir chap. VIII, 7). La présence du soleil au-dessus de l’horizon est donc par rapport au jour une circonstance concomitante ; ce n’est pas une cause.

On ne peut s’empêcher de remarquer que des conceptions analogues ne se rencontrent que chez Empédocle et Philolaos ; on est donc justifié à y reconnaître une idée spécialement pythagorienne et dont l’origine est peut-être due précisément à un rapprochement fait avec la direction vers le soleil du côté lumineux de la lune.

Pour Empédocle (voir sa Doxographie, 13, 14), qui a rejeté les couronnes d’Anaximandre, la partie lumineuse de l’atmosphère s’étend jusqu’à la voûte du ciel, que l’Agrigentin, comme Anaximène, suppose « crystalline ». La véritable source de lumière est cette moitié ignée de l’atmosphère ; ce qui nous appareil comme soleil est un reflet (ἁνταύγεια) de cette lumière sur la voûte crystalline, reflet qui se déplace en suivant le mouvement révolutif du feu. Le soleil serait donc comme un de ces points brillants qu’on observe dans certaines conditions sur les surfaces polies éclairées, en particulier quand elles sont arrondies, ou plutôt, en s’attachant davantage au texte, il serait une image lumineuse de la terre réfléchie sur la voûte céleste.

Cette conception s’écarte à la fois de celles de Parménide et de Philolaos. Empédocle a pu subir l’influence de la théorie d’Anaxagore relative à la lune ; cette théorie entraînait en effet la conséquence que la terre, elle aussi, devait avoir une face réfléchissant la lumière. L’Agrigentin semble avoir combiné cette idée avec celles de Parménide. Il est à peine utile de faire remarquer que, de son temps, les premiers principes de l’optique étaient à peine soupçonnés, qu’en particulier les notions sur la réflexion de la lumière étaient encore très vagues.

Quant à Philolaos, la doxographie donne lieu à controverse[6]. Le texte d’Achille paraît le plus exact, mais il n’est pas suffisant. Le Crotoniate semble en tout cas s’être rapproché de Parménide ; il rétablit la couronne ignée supérieure (le feu périphérique ou de l’Olympos), limite comme l’Éléate l’atmosphère lumineuse (le troisième soleil des textes) ; mais il établit la communication entre ces deux feux par le soleil, sphère vitreuse qui filtre la lumière, c’est-à-dire qui agit comme lentille[7].

Il semble donc qu’il faille se représenter deux cônes de faible ouverture, opposés, ayant leur sommet au soleil et dont l’ensemble forme une colonne lumineuse (celle du mythe d’Er de Platon), suivant laquelle un flux de lumière et de chaleur s’écoule du feu de l’Olympos (voie lactée) vers la terre.

Cette conception soulève une difficulté relative au feu central autour duquel Philolaos faisait circuler la terre et les astres errants. Quelle liaison avait-il avec le feu solaire ? Naturellement invisible pour nous, puisque nous sommes constamment supposés sur l’hémisphère qui lui est opposé, comment n’éclaire-t-il pas au moins suffisamment la lune pour que nous la voyions constamment pleine ?

J’admets que Philolaos se représentait le feu central comme relativement faible, analogue à la voie lactée ; suffisant à cause de sa faible distance pour éclairer et échauffer sans excès la face de l’antichthone dirigée vers lui, il n’avait plus, à la distance de la lune, d’effet sensible en présence de celui du soleil où se concentrait, pour ainsi dire, la plus grande masse du feu cosmique.

Il faut d’ailleurs sans doute supposer, d’après la représentation du mythe d’Er, que la colonne lumineuse rejoignait le feu central et se plongeait dans l’autre hémisphère du cosmos pour se terminer à la voie lactée.

L’ensemble de cette explication me paraît permettre de lever une assez grave difficulté. Tous les textes supposent, dans le système de Philolaos, un dixième mobile en dehors de la terre, de l’antichthone et des sept planètes, tandis que l’essence même du système est l’immobilité de la sphère des fixes avec la révolution de la terre autour du feu central. Or, nous retrouvons ce dixième mobile dans la base de la colonne sur la voie lactée (le premier soleil des textes).

Nous rencontrons également là une explication d’une opinion pythagorienne qu’Aristote nous a conservée en la défigurant, sans doute parce qu’il ne la comprenait pas. Cette opinion est que la voie lactée serait l’orbite du soleil ; il faut entendre le premier soleil de Philolaos, c’est-à-dire la base de la colonne lumineuse. Avec cette explication, la voie lactée serait comme un double canal de feu rejoignant le sommet de la colonne à sa base. Sa bifurcation aurait correspondu à un déplacement mythique de l’orbite. Comme cette dernière opinion semble avoir été professée par Œnopide de Chios, il est possible que Philolaos lui ait emprunté en partie sa théorie en même temps qu’il lui empruntait aussi sa grande année. Cette dernière supposition concorderait avec ce fait que le principe général de cette théorie est indépendant de l’hypothèse du feu central et semble plutôt applicable à la doctrine qui place la terre au centre du monde. Nous aurions également, dans cette origine conjecturale de la théorie de Philolaos, un motif expliquant pourquoi elle se rapproche plus en réalité des opinions vulgaires, que ne le faisaient celles de Parménide et d’Empédocle.

Mais, quelles que soient les différences de ces trois théories, elles n’en ont pas moins un point commun, elles ne s’accordent pas moins dans une conception toute spéciale de la lumière, dont on ne retrouve pas de traces en Ionie. Si l’on pouvait supposer que chez Parménide elle soit originale, sa présence chez Empédocle s’expliquerait par un emprunt ; mais l’adoption de la même conception par Philolaos et, d’autre part, la circonstance que les doctrines physiques exposées par l’Éléale doivent, en principe, être considérées comme étrangères à ce dernier, ne nous laissent qu’une conjecture : c’est qu’il s’agit là d’une opinion qui a eu cours dans l’école pythagorienne dès les premiers temps, et qui par conséquent peut remonter à Pythagore lui-même. Quant à la formule primitive de cette conception, il serait trop aventureux d’en essayer la restitution.




DOXOGRAPHIE DE PARMENIDE

1. Théophr., fr. 6 (Alex. in metaph., p. 24). — Sur Parménide et son opinion, voici ce que dit Théophraste dans le premier livre « Sur les physiciens ».

Survenant après lui (Xénophane), Parménide, fils de Pyrès, d’Élée, entra dans l’une et l’autre voie. D’une part, il affirme que l’univers est éternel, de l’autre il essaie de rendre compte de la genèse des choses. C’est qu’il ne pense pas de la même manière dans les deux cas, mais qu’il admet qu’en « vérité » l’univers est un, inengendré, sphérique, tandis que, pour expliquer la genèse des phénomènes selon l’« opinion » commune, il prend deux principes, le feu et la terre, celle-ci comme matière, celui-là comme cause et comme agent.

2. Théophr., fr. 6 a (Diog. L., IX, 21, 22). — Parménide, fils de Pyrès, d’Élée, auditeur de Xénophane (qui le fut lui-même d’Anaximandre, d’après Théophraste dans l’Épitomé), ne suivit cependant pas son maître.....

Il fut le premier à affirmer que la terre est sphérique et située au centre. Il reconnut deux éléments, le feu et la terre, qui jouent le rôle, l’un de l’artisan, l’autre de la matière. Les hommes seraient originairement nés du limon. Les causes qui ont constitué toutes choses sont le chaud et le froid. L’intelligence et l’âme sont une même chose. C’est ce qui est également mentionné par Théophraste dans les « Physiciens », où il expose presque toutes les doctrines. Parménide a dit aussi que la philosophie est double, d’un côté selon la vérité, de l’autre selon l’opinion ; il s’exprime comme suit à ce sujet : (vers 28-30).

3. Théophr., fr. 7 (Simplic. in physic., 25 a). — Au rapport d’Alexandre, voici l’exposé que Théophraste en donne dans le premier livre de l’Histoire physique :

Ce qui est en dehors de l’être est non-être, le non-être n’est rien, donc l’être est un.

4. Théophr., fr. 17 (Diog. L., VIII, 48). — Favorinus dit que Pythagore fut le premier à nommer monde le ciel et à dire la terre ronde ; d’après Théophraste, ce fut Parménide.

5. Philosoph., 11. — Parménide suppose l’univers un, éternel, inengendré, sphérique, mais d’autre part, ne s’écartant pas de l’opinion commune, il reconnaît comme principes de l’univers le feu et la terre, celle-ci comme matière, celui-là comme cause et comme agent. Il dit que le monde périt, sans toutefois dire de quelle manière. — Il a dit aussi que l’univers est éternel, non engendré, sphérique et sans différences, qu’il n’a pas de lieu (vide ?) en lui-même, qu’il est immobile et limité.

6. Ps.-Plut. (Stromat., 5). — Parménide d’Élée, ami de Xénophane, en soutint les opinions, tout en prenant en même temps une position opposée. Il affirme en effet que, selon la vérité des choses, l’univers est éternel et immuable, car il dit : (vers 60). Il n’y a genèse, d’après lui, que de choses qui paraissent exister suivant une fausse supposition ; les sensations doivent être rejetées hors de la vérité. S’il y a quelque chose en dehors de l’être, c’est un non-être ; or, le non-être n’existe aucunement ; c’est ainsi qu’il considère l’être comme inengendré. Il dit que la terre a été formée par précipité de l’air dense.

7. Épiphane., III, 10. — Parménide, fils de Pyrès, Éléate de naissance, a aussi pris l’infini comme principe de l’univers.

8. Hermias., 6. — Mais à Anaxagore s’opposent Mélissos et Parménide. Celui-ci, dans les vers de son poème, proclame l’essence unique, éternelle, infinie, immobile, uniforme de toutes parts. Je ne sais pas comment ce nouveau dogme me séduit ; Parménide chasse Anaxagore de mon esprit.

9. Cicéron (De deor nat., I, 11). — Parménide invente quelque chose qu’il s’imagine semblable à une couronne (nom qu’il lui donne), un cercle continu d’ardente lumière, ceignant le ciel, et qu’il appelle dieu ; personne ne peut soupçonner là soit une forme divine, soit un sentiment. Avec cela, nombre d’autres monstruosités ; il élève aussi au rang des dieux la Guerre, la Discorde, l’Amour et autres choses du même genre, que détruisent la maladie, le sommeil, l’oubli ou la vieillesse. Quant aux astres, ne parlons plus à son sujet de ce que nous avons déjà relevé pour un autre. — Philodème. Parménide..... semble faire son premier dieu inanimé et identifier ceux qui sont engendrés, soit avec les passions humaines.....

10. Aétius, I. — 3 (Théodoret). Parménide, fils de Pyrrhès, d’Élée, ami de Xénophane, dans la première partie de son écrit, discourt d’accord avec son maître ; car on lui attribue ce vers (v. 60). Comme cause de l’univers, il reconnaît non seulement la terre, ainsi que Xénophane, mais encore le feu. — 7. Parménide : Dieu est l’immobile, limité et sphérique. — 24. Parménide, Mélissos, Zénon suppriment la genèse et la destruction, puisqu’ils considèrent l’univers comme immuable. — 25. Parménide et Démocrite : Tout arrive par nécessité ; ils disent aussi fatalité, justice, providence, auteur du monde.

11. Aétius, II. — 1. Parménide : Le monde est un. — 4. (Voir Doxog. de Xénophane, 12.) — 7. Parménide : Il y a des couronnes qui s’enroulent l’une sur l’autre ; une est formée de l’élément subtil, une autre du dense ; les autres, intermédiaires, sont mêlées de lumière et d’obscurité. Toutes sont environnées comme par un mur solide sous lequel est la couronne ignée ; solide est également ce qui est au centre de toutes et ce noyau est à son tour environné de feu. Celle qui est au milieu des couronnes mélangées est pour toutes l’origine du mouvement et de la genèse ; il l’appelle Divinité Gouvernante, Tenant la clef, Justice et Nécessité. L’air a été excrété de la terre et s’en est dégagé en vapeurs sous la violente pression qu’elle a subie ; le soleil et la voie lactée sont des soupiraux de feu ; la lune est un mélange de feu et d’air. C’est l’éther qui est au plus haut et qui enveloppe le tout ; au-dessous vient la partie ignée que nous appelons ciel ; puis vient ce qui environne la terre. — 11. (Doxog. d’Anaximène, 9.) — 11', 13, 17 (Doxog. d’Héraclite, 8.) — 15. Parménide place d’abord dans l’éther l’étoile du matin, qu’il dit être aussi l’étoile du soir ; au-dessous le soleil, puis les astres de l’ensemble igné, qu’il appelle ciel.

12. Aétius, II. — 20. Parménide et Métrodore : Le soleil est igné. — Parménide : Le soleil et la lune se sont détachés du cercle lacté, l’un du mélange plus subtil, qui est le chaud, l’autre du plus épais, qui est le froid. — 25. La lune est ignée. — 26 et 28. Elle est égale au soleil et éclairée par lui. — 30. L’aspect de la lune est dû au mélange de l’igné et du ténébreux ; aussi l’appelle-t-il astre à fausse lumière.

13. Aétius, III. — 1. La nuance de la voie lactée est produite par le mélange du dense et du subtil. — 11. Parménide a le premier déterminé les lieux habitables de la terre dans les deux zones limitées par les tropiques. — 15. Parménide, [Démocrite] : La terre, par suite de l’égalité de distance de tous les côtés, reste en équilibre, puisqu’il n’y a pas de raison qu’elle aille ici plutôt que là. Aussi elle peut être ébranlée, mais non déplacée.

14. Aétius, IV. — 3. Parménide et Hippasos : L’àme est de feu (Macrobe : Parménide fait l’âme de feu et de terre). — 5. Parménide et Épicure mettent le principat dans toute la poitrine. — Parménide, Empédocle, Démocrite : L’intellect et l’âme sont une même chose ; il n’y aurait donc pas, d’après eux, d’être vivant privé de raison. — 9. P. Les sens sont trompeurs. — Parménide, Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Épicure, Héraclide : Les sensations particulières se produisent par la proportion des pores, chaque objet senti s’y adaptant pour la sensation correspondante. — Parménide, Empédocle : Le manque de nourriture produit le désir.

15. Aétius, V. — 7. Parménide, contrairement à Empédocle, dit que les contrées du nord ont engendré les mâles, qui participent davantage au solide ; celles du midi auraient au contraire donné naissance aux femelles, chez lesquelles domine le subtil. — Anaxagore, Parménide : (Pour la naissance des mâles), la semence du côté droit se rend dans le côté droit de la matrice, et celle de gauche dans le côté gauche ; s’il y a interversion, le sexe est féminin. — 11. Parménide : Lorsque la semence vient du côté droit, il y a ressemblance au père ; si elle vient du côté gauche, à la mère. — 25. (Tertullien.) Empédocle et Parménide : Le sommeil est un refroidissement. — 30. Parménide : La vieillesse arrive par la perte du chaud.

16. Censorinus. — IV, 7. La même opinion (sur la naissance primitive des hommes), fut aussi celle de Parménide d’Élée, qui sauf quelques exceptions de détail, s’accorde là-dessus avec Empédocle. — V, 2. Parménide pense que la liqueur séminale sort soit du côté droit, soit du côté gauche. — V, 4. Les auteurs disputent également sur le point de savoir si l’embryon naît seulement de la semence du père, ce qu’affirment Diogène, Hippon et les stoïciens, ou aussi de celle de la mère, opinion d’Anaxagore, d’Alcméon, de Parménide, d’Empédocle et d’Épicure. — VI, 5. (Pour le sexe), Parménide dit qu’il y a lutte entre le mâle et la femelle et que le côté duquel se trouve la victoire décide de l’état de l’embryon. — VI, 8. L’opinion de Parménide est que si la semence vient du côté droit, les fils sont semblables au père, si du côté gauche, à la mère.




FRAGMENTS DE PARMÉNIDE


Préambule. — Les cavales qui m’emportent au gré de mes désirs, | se sont élancées sur la route fameuse | de la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit ; | c’est la route que je suis, c’est là que les cavales exercées |5| entraînent le char qui me porte. Guides de mon voyage, | les vierges, filles du Soleil, ont laissé les demeures de la nuit | et, dans la lumière, écartent les voiles qui couvraient leurs fronts. | Dans les moyeux, l’essieu chauffe et jette son cri strident | sous le double effort des roues qui tournoient |10| de chaque côté, cédant à l’élan de la course impétueuse. | Voici la porte des chemins du jour et de la nuit, | avec son linteau, son seuil de pierre, | et fermés sur l’éther, ses larges battants, | dont la Justice vengeresse tient les clefs pour ouvrir et fermer. |15| Les nymphes la supplient avec de douces paroles | et savent obtenir que la barre ferrée | soit enlevée sans retard ; alors des battants | elles déploient la vaste ouverture | et font tourner en arrière les gonds garnis d’airain |20| ajustés à clous et à agrafes ; enfin par la porte | elles font entrer tout droit les cavales et le char. | La Déesse me reçoit avec bienveillance, prend de sa main | ma main droite et m’adresse ces paroles : | « Enfant, qu’accompagnent d’immortelles conductrices, |25| que tes cavales ont amené dans ma demeure, | sois le bienvenu ; ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a conduit | sur cette route éloignée du sentier des hommes ; | c’est la loi et la justice. Il faut que tu apprennes toutes choses, | et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose, |30| et les opinions humaines qui sont en dehors de la vraie certitude. | Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge, | il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue. |

Sur la vérité. — Allons, je vais te dire et tu vas entendre | quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence ; |35| l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas, | chemin de la certitude, qui accompagne la vérité ; | l’autre, que l’être n’est pas, et que le non-être est forcément, | route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire. | Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir |40| ni l’exprimer ; car le pensé et l’être sont une même chose. | .....

Il m’est indifférent | de commencer d’un côté ou de l’autre ; car en tout cas, je reviendrai sur mes pas. | .....

Il faut penser et dire que ce qui est ; car il y a être, | il n’y a pas de non-être ; voilà ce que je t’ordonne de proclamer. |45| Je te détourne de cette voie de recherche, | où les mortels qui ne savent rien | s’égarent incertains ; l’impuissance de leur pensée | y conduit leur esprit errant ; ils vont | sourds et aveugles, stupides et sans jugement ; |50| ils croient qu’être et ne pas être est la même chose | et n’est pas la même chose ; et toujours leur chemin les ramène au même point. | .....

Jamais tu ne feras que ce qui n’est pas soit ; | détourne donc ta pensée de cette voie de recherche ; | que l’habitude n’entraîne pas sur ce chemin battu |55| ton œil sans but, ton oreille assourdie, | ta langue ; juge par la raison de l’irréfutable condamnation | que je prononce. Il n’est plus qu’une voie pour le discours, | c’est que l’être soit ; par là sont des preuves | nombreuses qu’il est inengendré et impérissable, |60| universel, unique, immobile et sans fin. | Il n’a pas été et ne sera pas ; il est maintenant tout entier, | un, continu. Car quelle origine lui chercheras-tu ? | D’où et dans quel sens aurait-il grandi ? De ce qui n’est pas ? Je ne te permets | ni de le dire ni de le penser ; car c’est inexprimable et inintelligible |65| que ce qui est ne soit pas. Quelle nécessité l’eût obligé | plus tôt ou plus tard à naître en commençant de rien ? | Il faut qu’il soit tout à fait ou ne soit pas. | Et la force de la raison ne te laissera pas non plus, de ce qui est, | faire naître quelque autre chose. Ainsi ni la genèse |70| ni la destruction ne lui sont permises par la Justice ; elle ne relâchera pas les liens | où elle le tient. [Là-dessus le jugement réside en ceci] : | Il est ou n’est pas ; mais il a été décidé qu’il fallait | abandonner l’une des routes, incompréhensible et sans nom, comme sans vérité, | prendre l’autre, que l’être est véritablement. |75| Mais comment ce qui est pourrait-il être plus tard ? Comment aurait-il pu devenir ? | S’il est devenu, il n’est pas, pas plus que s’il doit être un jour. | Ainsi disparaissent la genèse et la mort inexplicables. | Il n’est pas non plus divisé, car il est partout semblable ; | nulle part rien ne fait obstacle à sa continuité, soit plus, |80| soit moins ; tout est plein de l’être, | tout est donc continu, et ce qui est touche à ce qui est. | Mais il est immobile dans les bornes de liens inéluctables, | sans commencement, sans fin, puisque la genèse et la destruction | ont été, bannies au loin, chassées par la certitude de la vérité. |85| Il est le même, restant en même état et subsistant par lui-même ; | tel il reste invariablement ; la puissante nécessité | le retient et l’enserre dans les bornes de ses liens. | Il faut donc que ce qui est ne soit pas illimité ; | car rien ne lui manque et alors tout lui manquerait. | .....

90 | Ce qui n’est pas devant tes yeux, contemple-le pourtant comme sûrement présent à ton esprit. | Ce qui est ne peut être séparé de ce qui est ; | il ne se dispersera pas en tous lieux dans le monde, | il ne se réunira pas.....

| C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée ; |95| car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé, | tu ne trouveras pas le penser ; rien n’est ni ne sera | d’autre outre ce qui est ; la destinée l’a enchaîné | pour être universel et immobile ; son nom est Tout, | tout ce que les mortels croient être en vérité et qu’ils font |100| naître et périr, être et ne pas être, | changer de lieu, muer de couleur. | Mais, puisqu’il est parfait sous une limite extrême, | il ressemble à la masse d’une sphère arrondie de tous côtés, | également distante de son centre en tous points. Ni plus |105| ni moins ne peut être ici ou là ; | car il n’y a point de non-être qui empêche l’être d’arriver à l’égalité ; | il n’y a point non plus d’être qui lui donne | plus ou moins d’être ici ou là, puisqu’il est tout, sans exception. | Ainsi, égal de tous côtés, il est néanmoins dans des limites. |110| J’arrête ici le discours certain, ce qui se pense | selon la vérité ; apprends maintenant les opinions humaines ; | écoute le décevant arrangement de mes vers. |

Sur l’opinion. — On a constitué pour la connaissance deux formes sous deux noms ; | c’est une de trop, et c’est en cela que consiste l’erreur. |115| On a séparé et opposé les corps, posé les limites | qui les bornent réciproquement ; d’une part, le feu éthérien, la flamme | bienfaisante, subtile, | légère, partout identique à elle-même, | mais différente de la seconde forme ; d’autre part, celle-ci, | opposée à la première, nuit obscure, corps dense et lourd. |120| Je vais t’en exposer tout l’arrangement selon la vraisemblance, | en sorte que rien ne t’échappe de ce que connaissent les mortels. | .....

Mais puisque tout a été nommé lumière ou nuit, | et que, suivant leurs puissances, tout se rapporte à l’une ou à l’autre, | l’univers est à la fois rempli par la lumière et par la nuit obscure ; |125| elles sont égales et rien n’est en dehors d’elles. | .....

Les plus étroites (couronnes) sont remplies de feu sans mélange ; | les suivantes le sont de nuit ; puis revient le tour de la flamme. | Au milieu de toutes est la Divinité qui gouverne toutes choses ; | elle préside en tous lieux à l’union des sexes et au douloureux enfantement. |130| C’est elle qui pousse la femelle vers le mâle et tout aussi bien | le mâle vers la femelle.....

| Elle a conçu l’Amour, le premier de tous les dieux. | .....

Tu sauras la nature de l’éther, et dans l’éther | tous les signes et du soleil arrondi la pure |135| lumière, ses effets cachés et d’où ils proviennent ; | tu apprendras les œuvres vagabondes de la lune circulaire, | sa nature ; tu connaîtras enfin le ciel étendu tout autour, | tu sauras d’où il s’est formé et comment la nécessité qui le mène l’a enchaîné | pour servir de borne aux astres..... |140| Comment la terre, le soleil et la lune, | l’éther commun, le lait du ciel, l’Olympe | le plus reculé et les astres brûlants ont commencé | à se former..... | Brillant pendant la nuit, elle roule autour de la terre sa lueur étrangère..... |145| Regardant toujours vers la splendeur du soleil. | .....

Tel est, soit d’une façon, soit de l’autre, le mélange qui forme le corps et les membres, | telle se présente la pensée (νόος) chez les hommes ; c’est une même chose | que l’intelligence et que la nature du corps des hommes | en tout et pour tous ; ce qui prédomine fait la pensée. | .....

150| À droite les garçons, à gauche les filles. | .....

C’est ainsi que, selon l’opinion, ces choses se sont formées et qu’elles sont maintenant | et que plus tard elles cesseront, n’étant plus entretenues. | À chacune d’elles les hommes ont imposé le nom qui la distingue.


  1. Ueber die ältesten Philosophenschulen der Griechen (Philos. Aufsätze, 1886, p. 248 et suiv.).
  2. Si Parménide a dit (12) que la lune est égale au soleil, cela doit s’entendre seulement de l’apparence ; je ne puis comprendre l’opinion de Karsten que le mot « égal » ne se rapporte pas à la grandeur, mais à l’orbite. La supposition de l’égalité des orbites eût entraîné celle des dimensions, puisque les diamètres apparents étaient égaux pour les anciens.
  3. On peut se demander si Parménide désigne ainsi symboliquement la lumière et les ténèbres. Éd. Zeller l’admet : mais si l’Éléate avait réduit systématiquement l’opposition mâle-femelle à son dualisme fondamental, il faudrait (voir pages 216 et 228) qu’ici le mâle désignât l’élément sombre, la femelle, l’élément lumineux. Ceci paraît bien douteux.
  4. D’après la tradition des Theologumena, l’Ananké est la décade (aussi κλῃδοῦχος) ; elle limite la sphère de l’univers, mêle et sépare toutes choses, produit le mouvement et entretient la génération continue des êtres. C’est si voisin de Parménide, qu’on doit se demander si cette donnée ne représente pas seulement son opinion, à part l’identification avec la décade, symbole de l’univers.
  5. Nouvelle preuve que les pythagoriens n’ont point eu de physique qui leur fut réellement propre.
  6. Aétius, II, 20 : « Philolaos le pythagorien : Le soleil est vitreux ; il reçoit le reflet du feu dans le monde et laisse filtrer vers nous la lumière et la chaleur, en sorte qu’en un certain sens il y a deux soleils, l’igné dans le ciel et celui qui en provient, igné par un effet de miroir ; enfin, on peut parler d’un troisième, la lueur renvoyée vers nous par réflexion du miroir ; car c’est là ce que nous appelons soleil et c’est comme l’image d’une image. »
    Achille, p. 138 : Philolaos pense que recevant d’en haut, du feu éthérien, l’igné et le translucide, (le soleil) envoie la lumière vers nous par certains pores. Ainsi d’après lui le soleil serait triple : celui du feu éthérien, celui qui en est envoyé vers le corps vitreux qu’il appelle soleil, enfin celui que ce dernier envoie vers nous.
  7. On sait par les Nuées d’Aristophane qu’une pareille notion était dès lors relativement vulgaire. Bien entendu au reste que, pour nous, l’opinion de Philolaos n’est pas plus satisfaisante que celle d’Empédocle au point de vue de l’optique.