Pour l’histoire de la science hellène/4

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 81-118).




CHAPITRE IV

ANAXIMANDRE DE MILET

I. — Le Savant.


1. Sauf Aristote, tous les auteurs qui nous citent Anaximandre ne connaissent sans doute que de seconde main des fragments de l’écrit qu’il avait composé « sur la nature ». Cependant il se trouvait encore entre les mains du chronographe Apollodore d’Athènes, et, comme on l’a vu, ce dernier y lisait probablement que l’auteur en avait 64 ans, et il pouvait, par quelque autre renseignement, fixer la date à Ol. 58,2 = 547 avant notre ère. À ce moment, Thalès, quoique d’une génération antérieure, n’était guère mort que depuis une dizaine d’années. Rien ne fut donc plus naturel que de supposer entre les deux concitoyens, qui se connurent sans nul doute, les relations de maître à disciple ; mais cette invention des âges postérieurs en transportait les mœurs dans un siècle auquel elles étaient étrangères. Si les Ioniens reflètent naturellement les connaissances scientifiques de leur époque, si l’on est, dès lors, autorisé à attribuer à chacun d’eux celles que possédait déjà son précurseur, ils n’en apparaissent pas moins, en tant que penseurs, comme indépendants et isolés, et s’ils ont eu des disciples, ce ne fut que par leurs écrits, après leur mort, sur le sol de la Grèce et au temps des sophistes. Alors, par exemple, Hippon reprendra l’idée de Thalès sur le rôle primordial de l’eau, et, en présence des autres doctrines surgies depuis, il essaiera de la défendre par des arguments auxquels le Milésien n’avait nullement pensé, mais que les doxographes n’en ont pas moins mis à son compte.

En tout cas, l’ouvrage d’Anaximandre serait, non pas l’aventureux essai d’un jeune homme, mais le couronnement d’une carrière sur laquelle nous ne savons que très peu de chose. Élien (iiie siècle de notre ère) nous raconte seulement qu’il conduisit une colonie à Apollonie de Thrace, et Favorinus (iie siècle) qu’il établit un gnomon à Lacédémone. La première donnée n’est nullement garantie contre la possibilité d’une confusion sur un nom qui se perpétua à Milet et pouvait y être déjà ancien ; la seconde est contredite par un écrivain antérieur, Pline, qui attribue formellement à Anaximène la construction du gnomon de Lacédémone.

2. Il n’est pas inutile d’entrer à ce propos dans quelques détails sur la gnomonique ancienne. L’instrument qui a donné son nom à cette branche de la science était tout simplement une tige verticale dressée sur un plan horizontal. L’observation de l’ombre minima de cette tige sur ce plan permettait de déterminer les points cardinaux, le midi vrai, et l’époque des solstices, dont celui d’été servait, chez les Grecs, à déterminer le commencement de l’année. Avec des connaissances géométriques élémentaires, le gnomon suffit également pour déterminer les équinoxes, l’obliquité de l’écliptique et la hauteur du pôle pour l’endroit où il est élevé ; il servit donc plus tard à prouver la sphéricité de la terre.

Cet instrument était certainement connu des Grecs d’Ionie, dès avant Anaximandre. Sans parler de Thalès, une tradition assez constante attribue à Phérécyde de Syros la construction du gnomon de Délos. D’autre part, Hérodote déclare formellement que le gnomon, le polos et la division du jour en douze parties ont été empruntés par les Grecs aux Babyloniens.

Le polos, essentiellement différent du gnomon, était une horloge solaire. Mais ce cadran primitif ne ressemblait en rien aux nôtres. C’était une demi-sphère concave ayant pour centre l’extrémité d’un style ; chaque jour, l’ombre de cette extrémité décrivait un arc de cercle parallèle à l’équateur, et il était, facile de diviser ces parallèles, supposés complétés, en douze ou vingt-quatre parties égales. La construction de pareils cadrans peut présenter quelques difficultés pratiques ; mais elle ne suppose, pas plus que leur invention, aucune théorie mathématique ; il suffisait, pour les imaginer, d’avoir une idée nette du mouvement diurne apparent du soleil.

On possède de ces cadrans sphériques[1], qui lurent les seuls connus pendant longtemps, car le premier cadran plan ne fut inventé que par Aristarque de Samos (IIIe siècle av. J.-C). Mais ils offrent, comme au reste toutes les horloges solaires des anciens, une particularité qui les distingue des nôtres, et qui est, semble-t-il, une modification apportée par les Grecs à l’instrument babylonien. Ce n’est point le parallèle entier, mais l’arc diurne parcouru par l’ombre qui se trouve divisé en parties égales. Les heures ont donc une durée essentiellement variable ; chacune d’elles est la douzième partie du temps que le soleil passe chaque jour au-dessus de l’horizon, et non pas la vingt-quatrième partie de l’intervalle entre deux passages successifs au méridien ; dans l’astronomie ancienne, ces heures variables sont connues sous le nom de saisonnières (καιρικαί), par opposition aux heures fixes, dites équinoxiales.

La graduation de semblables appareils ne pouvait, à l’origine, être qu’empirique, et elle réclamait les observations d’une année entière. Est-ce sous cette forme, ou sous la forme babylonienne, plus simple, mais moins appropriée aux mœurs grecques, qu’il faut nous représenter les horloges que connaissait Anaximandre et dont il s’occupa, suivant la tradition constante ? Nous n’en savons rien, quoique la première hypothèse semble la plus plausible à première vue, tandis que la véritable division babylonienne, en douze heures seulement pour l’ensemble du jour et de la nuit, apparaît au contraire comme encore suivie par Eudoxe de Cnide. En tout cas, ces cadrans sphériques, se prêtant mal à l’usage public (car on ne pouvait les consulter que de très près), ne luttèrent qu’avec désavantage contre l’emploi de la clepsydre, pour les petites durées, ou contre l’usage approximatif d’évaluer le moment de la journée, d’après la longueur en pieds de l’ombre du corps humain. Quel qu’ait pu être d’ailleurs le travail d’Anaximandre, ou plus tard celui de Démocrite, auteur d’une Polographie, ils durent disparaître devant les perfectionnements apportés à la construction des cadrans à partir de l’essor des connaissances mathématiques, au ive siècle av. J.-C.

3. On peut admettre au moins qu’à ce propos Anaximandre s’occupa de la construction pratique d’une sphère, ce qui s’accorderait avec une autre forme de la tradition (Diog. L., II, 2 : Suidas). Mais chercha-t-il ainsi à représenter la voûte étoilée, ce que Cicéron attribue déjà à Thalès ? Il n’y a à cela aucune invraisemblance, car c’est bien vers cette époque que les Hellènes commencent à s’occuper des choses célestes et à grouper, plus ou moins méthodiquement, les astres en constellations. Anaximandre, qui a le premier dressé une mappemonde terrestre, a naturellement pu chercher à lui donner un pendant pour le ciel. Mais ces premiers essais furent nécessairement très grossiers, les instruments propres à mesurer les distances angulaires des étoiles n’existant pas encore. Dans ces essais, les Hellènes imitaient d’ailleurs encore les Babyloniens, et la construction de la sphère céleste se trouvait intimement liée à celle du polos, eu égard au but pratique de déterminer l’heure pendant la nuit, et d’éviter ainsi l’emploi des horloges à eau, d’une exactitude insuffisante pour les observations astronomiques. Il est certain que les Chaldéens avaient résolu ce problème et il semble qu’on puisse restituer comme suit leur solution très simple.

Imaginons une sphère céleste, concentrique et intérieure à l’hémisphère creux du polos. Supposons que le zodiaque soit divisé en 360 degrés, suivant l’usage babylonien, et que l’on sache, pour le jour où l’on est, le degré occupé par le soleil ; qu’on observe, au moment pour lequel on veut savoir l’heure, les étoiles du zodiaque à l’horizon du levant, du couchant ou au méridien ; on pourra amener dans la même position l’étoile figurée sur la sphère de l’instrument ; dès lors le degré où se trouve le soleil se trouve jouer précisément le même rôle que l’ombre de l’extrémité du style pendant le jour, et sa position, par rapport aux lignes horaires tracées sur le polos, donne l’heure cherchée.

Pour qu’un pareil procédé soit applicable, il faut évidemment que la sphère céleste soit constituée par un réseau solide au travers duquel l’œil puisse voir la position du degré occupé par le soleil. Un pareil réseau fut appelé araignée par les Grecs, et il donna son nom au cadran sphérique d’Eudoxe ; plus tard, après Hipparque, la sphère mobile et l’hémisphère fixe furent remplacés par des pièces planes qui en présentaient la projection stéréographique. On eut ainsi l’astrolabe planisphère, servant toujours au même but, la détermination de l’heure pendant la nuit ; mais le nom d’araignée resta toujours à la pièce mobile et il passa des Grecs aux Arabes.

Il s’agit maintenant d’indiquer comment on pouvait, au temps d’Anaximandre, et sans autres instruments d’observation, déterminer la marche du soleil sur le zodiaque, et disposer les étoiles fixes sur la sphère. Si l’on se reporte à la digression astronomique que nous avons déjà faite à propos de l’éclipse de Thalès (ch. III, 3), on aura ainsi un tableau assez complet des humbles commencements de l’astronomie hellène, alors qu’elle repassait par les mêmes étapes que la science chaldéenne.

On a vu comment celle-ci avait été amenée à se préoccuper tout d’abord de l’écliptique et dès lors de la zone qui l’entoure, d’ailleurs remarquable en ce qu’elle est le lieu où s’effectuent les mouvements des planètes. Il s’ensuivit que ce fut au cercle moyen de cette zone du zodiaque que les Babyloniens rapportèrent les phénomènes célestes et les positions des étoiles, au lieu de les rapporter à l’équateur comme il nous paraît naturel de le faire. Cette circonstance a eu une importance historique considérable, parce que le système des coordonnées en longitude et latitude célestes qui en dépend, permit à Hipparque de reconnaître la loi fondamentale de la précession des équinoxes, qu’il n’aurait certainement pas pu débrouiller, s’il ne s’était trouvé en présence que d’observations par ascensions droites et déclinaisons.

Les étoiles situées dans la bande des éclipses étant reconnues par une longue observation, il s’agissait de les figurer sur une sphère à leurs distances réciproques ou en d’autres termes de déterminer leurs longitudes, sans instruments propres à mesurer la distance angulaire[2]. La clepsydre pouvait donner les ascensions droites, c’est-à-dire les temps correspondant à une division de l’équateur en parties égales. Pour passer de là à une division du zodiaque en parties égales, problème qui nécessite pour nous l’emploi de la trigonométrie sphérique, on admit, par une approximation alors suffisante, et suivant un système évidemment chaldéen d’origine, que développe Hypsiclès d’Alexandrie (iie siècle av. J.-C.), que les différences des ascensions droites, correspondant à des parties égales du zodiaque, croissaient en progression arithmétique ; pour déterminer la raison de cette progression, il suffisait d’avoir observé le rapport du plus long jour de l’année à la plus courte nuit.

L’observation de l’ombre dans le polos fournissait aussi tous les éléments nécessaires pour y disposer la sphère mobile en donnant à son équateur et à ses tropiques l’inclinaison des cercles célestes. L’écliptique étant tracé et divisé en degrés, d’après le parallèle décrit par le soleil, on peut déterminer chaque jour, par un procédé purement mécanique, le degré occupé par le soleil. Enfin, en observant les levers, couchers ou culminations d’une étoile en dehors du zodiaque, et en remarquant les points de l’écliptique se trouvant alors à l’horizon ou au méridien, il était facile de tracer sur l’appareil deux grands cercles dont l’intersection donnait la position de l’étoile[3], et dès lors son observation pouvait, pour la détermination de l’heure, remplacer celle du point de l’écliptique se levant, se couchant ou culminant en même temps qu’elle.

C’est ainsi que les fondements de l’astronomie ont pu être établis, pour ainsi dire sans autre matériel qu’un appareil élémentaire donnant l’heure et permettant, en thèse générale, de résoudre mécaniquement les problèmes pour lesquels nous nous servons de la trigonométrie sphérique ; celle-ci ne vint qu’à son heure : Hipparque se trouva pour l’inventer, quand le perfectionnement des moyens d’observation rendit insuffisants les procédés primitifs.

4. Il est temps de revenir à Anaximandre pour achever d’apprécier son rôle comme savant.

J’ai mentionné son travail géographique, dont l’authenticité n’est pas douteuse ; il ne semble pas que dans cette voie, comme pour l’astronomie, il ait pu suivre des modèles étrangers ; ce travail mérite d’autant plus d’attirer l’attention. Strabon nous atteste qu’il servit de base à la première description écrite de la terre donnée cinquante ans environ plus tard par un autre Milésien, Hécatée. Si grossière qu’ait du être la mappemonde d’Anaximandre[4], comme le confirment les critiques d’Hérodote, elle n’en constitue pas moins, pour son auteur, un titre sérieux auprès de la postérité[5]. La représentation de la surface de la terre suppose qu’il avait cherché à en évaluer les dimensions ; si, malheureusement, nous n’avons aucune indication sur ce point, on doit admettre que les renseignements qu’il avait pu recueillir d’après les journées de marche ou de navigation, l’avaient conduit à exagérer singulièrement les distances sur la terre connues à cette époque. Tel est, en effet, le caractère des premières estimes qui ont été faites de la circonférence de notre globe et qui ne paraissent pas remonter au delà du ive siècle av. J.-C.

Il est singulier que le premier géographe ne nous soit pas représenté comme un voyageur ; cela tient peut-être uniquement à l’absence de données sur son compte ; en tout cas, Anaximandre nous apparaît comme un homme curieux de la science, possédant des connaissances pratiques sérieuses, capable enfin de concevoir et d’exécuter des projets neufs ou hardis.



II. — Le Système.


5. Au sujet des opinions professées par Anaximandre dans un écrit sur la nature, les témoignages de l’antiquité présentent des obscurités et des contradictions faciles à comprendre. Cet écrit, peu développé et composé dans une prose encore embarrassée des formes et des images poétiques, devint bientôt difficile à comprendre, dès que les concepts commencèrent à se préciser ; on le négligea donc pour se borner à des renseignements de seconde main, et dès lors l’ensemble du système fut bien vite méconnu. D’autre part, le défaut de critique fit attribuer à l’antique physicien les connaissances scientifiques devenues vulgaires et l’ordre d’idées courant dans le siècle où l’on écrivait. Les données les plus vagues furent interprétées dans ce sens ; pour n’en citer qu’un exemple, Simplicius, apprenant par Eudème qu’Anaximandre avait le premier spéculé sur la distance des astres, et sachant que l’observation des éclipses est le moyen d’obtenir des données à cet égard, conclut que le Milésien connaissait la théorie de ces phénomènes, ce qui lui semble d’autant moins étonnant que Thalès avait déjà prédit une éclipse de soleil.

C’est là faire d’Anaximandre un Aristarque de Samos ou un Eudoxe, c’est confondre l’auteur d’une hypothèse hardie sur un point inconnaissable de son temps avec l’inventeur du procédé qui permet de décider de la vérité ou de la fausseté de cette hypothèse.

Il est inutile de discuter par le menu toutes les erreurs analogues ; bornons-nous donc, tout en indiquant les sources, à exposer l’ensemble du système d’après la restitution de Teichmüller[6].

Le phénomène le plus saillant dans le monde, dans le ciel, l’οὐρανός, comme disait Anaximandre[7], c’est sans contredit le mouvement de révolution diurne qui l’emporte suivant une invariable période. Or l’expérience nous apprend que, dans un pareil mouvement circulaire, les corps les plus denses se portent au centre, les plus légers à la circonférence, ce qui concorde avec ce fait que la terre où nous sommes et l’eau qui l’entoure nous apparaissent comme au centre, dans la partie qui échappe à l’infatigable tour-billon, tandis que les feux célestes brillent au delà de l’air que nous respirons. D’autre part, la chaleur est liée au mouvement, le froid à l’immobilité, ce qui établit une nouvelle concordance, si l’on veut voir dans le mouvement diurne la raison première de la distribution qui existe dans l’univers. Voilà les données empiriques sur lesquelles Anaximandre va construire son système.

Le mouvement circulaire est éternel, plus ancien que l’eau (de Thalès)[8] ; c’est lui qui engendre et détruit toutes choses (5).

Source du chaud et du froid (3) (10), il a d’ailleurs commencé à rejeter à son centre et laissé dès lors échapper à sa loi la masse qui a formé notre terre, puis l’atmosphère dont elle est enveloppée ; il s’est concentré tout autour dans une sphère creuse qui s’est enflammée. Cette sphère s’est formée comme l’écorce autour d’un arbre ; mais la continuité du mouvement et de l’effet centrifuge l’a brisée en couches successives et celles-ci, enveloppées par l’air entraîné dans l’explosion, se sont réduites à des anneaux[9] concentriques (3).

Dans ces anneaux, ainsi constitués en somme par les parties de l’air les plus dilatées et les plus ténues, leur séparation des parties moins mobiles et leur réunion en masse suffisent pour accélérer le mouvement par rapport à la couche plus épaissie et comme feutrée (10) qui, les entourant, forme une sorte de tube enroulé en cerceau et doué d’une certaine consistance ; il en résulte ainsi dans ces tubes circulaires un mouvement rapide, un vent, car c’est de cette façon qu’Anaximandre se représente également la production des vents dans notre atmosphère (2). Ce courant tend à s’échapper au dehors, et si le feutrage d’air présente une ouverture dirigée du côté de la terre, il s’y précipite avec violence et jaillit hors du canal sous forme de flammes qui nous apparaissent comme un astre.

Lorsque l’air, enfermé dans un nuage, parvient à le déchirer et à s’échapper brusquement, nous voyons un éclair (13). Un astre est donc « comme un éclair qui durerait toujours », sauf quand l’ouverture se ferme, ce qui produit les phases de la lune et les éclipses (2) (12). Le renouvellement de la matière du courant doit donc se faire constamment au moyen de l’air environnant l’anneau et par l’intermédiaire de l’enveloppe de ce dernier.

Dans la suite des temps, l’action des feux célestes a vaporisé la plus grande partie de la masse humide rejetée au centre du tourbillon ; notre terre s’est formée comme un dépôt à la suite de cette évaporation, tandis que les eaux de la mer arrivaient à leur nature actuelle (14).

Les premiers animaux se sont produits dans le sein des eaux, enveloppés d’une écorce épineuse ; avec le temps, ils ont trouvé une nouvelle demeure sur la terre, et dépouillés de leur écorce desséchée et fendue[10], ils se sont bientôt adaptés à de nouvelles conditions de vie. Il est notamment clair que l’homme dérive d’animaux différant de lui ; car, avec les difficultés de son éducation, il n’aurait pu subsister à l’origine (3) (17) (18).

C’est ainsi que l’univers est parvenu à l’état sous lequel il s’offre à nos yeux, mais cet état n’a rien de stable ; car tout ce qui est né doit périr et la chaleur céleste, due au mouvement, continue, comme elle a commencé, à dévorer et à dissiper le noyau central constitué par ce même mouvement. Ainsi, dans la suite des temps, les choses porteront justement la peine de leur isolement, le châtiment de leur iniquité (1) et reviendront à l’état de confusion originaire. Mais il y a aussi fin à toute destruction, et la même raison qui a produit le ciel et le monde actuel en reproduira d’autres destinés à périr de même. Cette succession périodique des mondes n’a pas commencé et ne finira pas ; tout est soumis, comme eux, à paraître et disparaître alternativement et sans cesse, tout, sauf le mouvement de révolution de l’ensemble qui gouverne et embrasse les choses, immortel et impérissable, éternel et toujours jeune (2) (fr. 1).

Comme il était inévitable dans le premier essor de la spéculation, le système grandiose d’Anaximandre faisait sa place à la théologie populaire. Les ciels périssables, nés du divin Infini et de l’incessante Révolution, sont dieux (9) tout comme l’Ouranos d’Hésiode ; dieux aussi probablement ces anneaux célestes qui nous apparaissent comme astres, qui participent au plus haut degré à ce mouvement qui est la vie du monde.

Si le Milésien, ce que nous ignorons, parlait des autres divinités, il pouvait tout au plus leur refuser l’immortalité, hérésie facilement conciliable avec les croyances vulgaires.

6. Tel est le système dans ses grandes lignes ; si, au point de vue positif, il n’en subsiste guère aujourd’hui que deux postulats de la science : —— rien ne se fait de rien ; —— la durée du jour sidéral est invariable[11], —— on ne peut nier ni la hardiesse des conceptions, ni l’accord avec l’ensemble des connaissances expérimentales de l’époque. Mais si nous cherchons à compléter quelques détails, nous allons voir la fantaisie s’y donner une libre carrière.

La terre est un disque plat (2) sur un des côtés duquel nous nous trouvons[12] ; c’est la conception traditionnelle ; mais Anaximandre ose évaluer l’épaisseur et la fixe au tiers du diamètre horizontal (3).

Ce disque, immobile au centre du monde, est entouré de trois anneaux circulaires. Celui qui renferme la plus grande masse de feu, l’anneau solaire, doit être le plus éloigné (10). Son diamètre est extérieurement 28 fois (11), intérieurement 27 fois (12) celui de la terre. La double épaisseur du cerceau est ainsi égale au diamètre de la terre. Quant à sa hauteur, nous n’avons pas d’indication et nous discuterons plus loin les conjectures que l’on peut faire.

En se rapprochant de la terre, on trouve la masse secondaire de feu concentrée dans l’anneau lunaire. Son diamètre extérieur est 19 fois (12) et probablement par suite l’intérieur 18 fois celui de la terre. Différence avec les diamètres correspondants de l’anneau solaire : 9 fois le diamètre de la terre.

En suivant la même progression décroissante, nous devons nécessairement trouver, au plus près de la terre (2) et compris entre neuf et dix fois le diamètre de celle-ci, un anneau stellaire, correspondant à la voie lactée, dont le spectacle a dû, avant toutes choses, suggérer au Milésien l’idée de ces immenses cerceaux. Cet anneau stellaire devait sans doute, dans sa pensée, se relier à deux voûtes amincies et peut-être aplaties, résidu de l’antique écorce sphérique, et sur lesquelles étaient répartis les trous lumineux que nous voyons comme étoiles.

Pour compléter la restitution de ces détails, resterait à élucider deux points obscurs : Quelle était la hauteur des anneaux, sur laquelle le hardi spéculateur avait dû s’expliquer aussi bien que sur leurs autres dimensions ? Quel était le degré de transparence de l’enveloppe feutrée qui les constituait et dont nous devons assimiler la consistance à celle des nuages ?

7. Teichmüller a bien voulu, sur ma prière, me préciser, dans une lettre particulière, ses idées sur ces points. La hauteur des cerceaux serait relativement peu considérable, ce qui concorde avec leur assimilation à la roue d’un char ; ils seraient disposés obliquement (12), l’anneau solaire suivant l’écliptique, l’anneau lunaire suivant l’orbite de notre satellite, l’anneau lacté comme nous le voyons.

Chacune des trois enveloppes feutrées serait assez épaisse pour masquer, en dehors de ses ouvertures, le feu qui circule à son intérieur, mais assez transparente pour laisser voir les flammes plus lointaines et plus puissantes dont l’éclat fait pâlir et efface les inférieures ; ainsi la sphère étoilée, où le feu est le moins vif et le moins pur, ne crée aucun obstacle pour la vision des disques de la lune et du soleil ; l’anneau de la lune, d’ailleurs placé obliquement, par rapport à celui du soleil, ne doit pas éclipser non plus l’astre du jour.

À côté de cette opinion, dont la haute valeur est indiscutable, il me sera sans doute permis de présenter une autre hypothèse, dans laquelle les enveloppes feutrées pourraient être toutes également transparentes.

Il suffit d’admettre, comme je l’ai fait au reste tacitement dans l’exposé de l’explication de la lumière des astres d’après le Milésien, que le courant subtil à l’intérieur des cerceaux, quoique désigné sous le nom de feu (πῦρ), ne devient lumineux, ne s’enflamme (φλόξ) qu’à la sortie, en jaillissant par l’étroite ouverture comparée à la tuyère d’un soufflet de forge (11).

Or, cette opinion s’accorde suffisamment avec l’emploi postérieur du mot πῦρ dans le langage scientifique des anciens. Il serait surabondant d’accumuler des preuves pour établir que ce terme désigne, en général, une matière subtile non pas incandescente, mais susceptible de le devenir très facilement. À la vérité, il n’y a pas de preuves complètes que ce sens remonte jusqu’à Anaximandre ; mais il semble qu’il se prête au mieux à son explication de l’éclair (2) (13), d’après laquelle la lumière serait due à la brusque expansion de la matière ignée, l’effet étant d’ailleurs renforcé par le contraste de l’obscurité environnante. Dès lors, dans les canaux des anneaux célestes où tourbillonne cette matière avant de s’échapper de sa prison, elle devrait encore rester invisible.

Quoi qu’il en soit, nous ne sommes, en aucun cas, limités par aucune raison relative à la transparence pour la hauteur à donner aux trois anneaux célestes.

Comme limite inférieure, nous possédons, pour la lune et le soleil, la dimension de l’ouverture, d’après le diamètre apparent des disques, déjà connu de Thalès, et les distances supposées par Anaximandre. De faciles constructions géométriques déterminent ces dimensions au huitième environ du diamètre de la terre pour le soleil, à près des trois quarts pour la lune. Quant à l’anneau de la voie lactée, d’après les apparences, il aurait dû dépasser quelque peu comme hauteur le diamètre de la terre.

Si on rapproche de ces proportions la donnée ambiguë (12) que le soleil est égal à la terre, on peut être porté à admettre qu’Anaximandre avait précisément pris le diamètre de la terre comme hauteur de ses trois anneaux. Une dernière remarque à ce sujet : Anaximandre connaissait évidemment, comme Thalès, l’obliquité de l’écliptique et de l’orbite lunaire, et il avait pu dès lors être amené à donner à ses anneaux une position oblique sur l’équateur. Mais pour expliquer, dans son système, la révolution annuelle du soleil, la révolution mensuelle de la lune, il était obligé de supposer ou bien que les anneaux possédaient un mouvement distinct de la révolution diurne, ou bien que les ouvertures se déplaçaient continuellement à la surface de ces anneaux.

Dans cette seconde hypothèse, plus simple, et d’accord avec celle qui admettait la possibilité du changement de forme ou même de la fermeture des bouches d’évent, il n’y a plus aucun motif logique pour disposer obliquement les trois anneaux ; il est plus rationnel d’augmenter considérablement leur hauteur, jusqu’à douze fois environ le diamètre de la terre, et de les placer tous trois parallèlement à l’équateur, leur faisant occuper tout l’espace angulaire compris pour le soleil entre les tropiques, pour la lune entre ses points de déclinaison maxima, pour les étoiles, entre les plus boréales et les plus australes de la voie lactée. Les textes ne sont pas favorables à cette représentation du système d’Anaximandre ; mais ainsi corrigé, il conduit immédiatement au système de Parménide, repris par Platon dans le mythe d’Er du livre X de la République. Ce rapprochement suffit à montrer que la conception de l’Ionien a joué un rôle historique plus considérable qu’on ne serait porté à le croire à première vue ; ajoutons qu’il s’en retrouve des échos jusque dans les vers de Lucrèce (comme flammantia mœnia mundi, etc.).



III. — l’Infini et l’Indéterminé.


8. En essayant de pousser aussi loin que possible la restitution du système cosmique d’Anaximandre, nous l’avons traité comme une hypothèse scientifique ; nous avons pu, de la sorte, constater chez son auteur une imagination claire et précise, arrivant à coordonner l’ensemble des phénomènes de la nature sous une représentation aussi erronée que l’on voudra, mais incontestablement nette et saisissante. Toutefois cette netteté, cette précision n’existent que dans les images matérielles qu’il crée ; on ne peut aucunement les attribuer aux concepts métaphysiques désignés par certains termes qu’il emploie. C’est ce qui nous reste à montrer à propos du terme ἄπειρον, mot transmis par lui à la langue philosophique.

Il qualifie ainsi la matière homogène au commencement[13] de la formation de chacun des mondes successifs, et les physiologues qui l’ont suivi ont, en général, donné la même qualification à leurs éléments primordiaux. Chez eux, d’ailleurs, ce terme que, dans la doxographie qui suit ce chapitre, j’ai traduit par « indéfini », aurait le sens précis « infini », si nous pouvons nous en fier à Aristote. Il est clair enfin que ce dernier, et à sa suite Théophraste et tous les doxographes, lui attribuent la même signification dans l’écrit d’Anaximandre.

On remarquera comment notre plan nous amène à traiter maintenant en dernier lieu une question qui, pour les historiens de la philosophie, forme au contraire le point de départ de toute étude sur Anaximandre. Il est naturel qu’en abordant ainsi son système, les mêmes historiens s’en soient rapportés à l’opinion courante, c’est-à-dire à celle d’Aristote, qui cautionne tous les autres ; la marche inverse que nous avons suivie va nous donner une raison péremptoire pour rejeter cette opinion. Il convient donc que tout d’abord nous examinions le degré de confiance que nous pouvons avoir dans le témoignage du Stagirite.

Certes, il pourrait être pris en sérieuse considération, si Aristote avait lui-même possédé un concept de l’infini identique au nôtre. Mais en ce qui concerne l’espace, ici en question, ses idées sont loin d’être parfaitement nettes et précises ; nous voyons que, pour lui, l’espace infini n’a que la valeur subjective d’une notion mathématique, tandis qu’objectivement il ne reconnaît l’espace que comme lieu de la matière, comme fini, par conséquent, suivant ses théories. Devant cette contradiction flagrante, il est impossible de croire que, deux siècles, avant lui, ces notions aient été éclaircies comme elles le sont pour nous.

Pour Anaximandre, qui ne soupçonnait même pas la notion du vide absolu, il ne pouvait non plus y avoir de distinction entre l’espace et le lieu de la matière, mais il est très improbable que, dès cette époque, la nécessité mathématique de qualifier l’espace d’illimité, autrement que par une vague métaphore poétique, eût été reconnue à la suite d’une discussion des principes de la géométrie.

On ne peut, il est vrai, refuser à un contemporain d’Anaximandre la possibilité de s’imaginer a priori l’espace comme réellement illimité, et, par conséquent, la matière comme illimitée elle-même. Comme on le verra au chapitre suivant, c’est là le dogme pythagorien qui oppose le monde fini à la substance infinie qui l’entoure et qu’il respire ; c’est la croyance de Xénophane, qui étend à l’infini les racines de la terre et les espaces éthérés.

Si Anaximandre fut le premier à publier ses opinions physiques, il devait, bien moins que ses successeurs, éprouver la nécessité d’élaborer ses conceptions au point de vue logique ; mais, nous l’avons remarqué, son imagination est très précise ; or, il y a une chose qui a toujours été inimaginable, c’est un mouvement rotatoire s’étendant à l’infini ; donc, puisque la croyance à ce mouvement rotatoire pour la totalité de la matière est le fond du système d’Anaximandre, il est certain qu’il ne pouvait imaginer la matière comme infinie, dans le sens que nous donnons à ce mot.

Ceci trouve une confirmation dans l’histoire des doctrines immédiatement postérieures ; lorsque Xénophane chante, contre les pythagoriens, l’unité absolue de l’univers, il se rapproche en fait d’Anaximandre ; mais comme, avec ceux même qu’il combat, il se représente l’univers comme infini, il lui faut rejeter le dogme de la révolution, et il proclame l’immobilité.

Peut-être le Milésien ne limitait pas la matière à son anneau solaire, car il lui fallait assurer le renouvellement incessant de la substance de cet anneau ; ce serait alors qu’il n’aurait point senti la nécessité de préciser des limites. Cependant il est clair que la genèse qu’il suppose pour le monde ne se comprend bien que dans un espace limité, si les parties les plus légères rejetées loin du centre du tourbillon doivent s’arrêter quelque part et ne pas se dissiper dans l’immensité.

Quand, d’un autre côté, Anaximandre explique l’immobilité de la terre au centre du monde par son égale distance aux extrémités dans toutes les directions, c’est une négation aussi formelle que possible de l’infinitude de la matière, et quand on verra ses successeurs chercher d’autres explications, on aura à se demander si ce recul apparent vers l’erreur ne cache pas un progrès réel dans le concept de l’espace, désormais reconnu comme infini et ne pouvant, dès lors, avoir ni centre ni extrémités.

L’état d’esprit que nous sommes ainsi amenés à constater chez Anaximandre, la représentation de l’espace comme une sphère remplie par la matière, choque, à la vérité, toutes nos habitudes modernes. Mais nous sommes bien obligés de l’accepter comme un fait, alors que cette représentation a été, en réalité, prédominante dans l’antiquité, abstraction faite des mathématiciens. Cet état d’esprit est même plus concevable chez le Milésien que chez Aristote, puisque ce dernier reconnaît l’infinitude subjective et que, pour le premier, la question n’est même pas posée ; il n’imagine pas l’espace infini et il n’a aucune notion logique pouvant lutter contre son imagination. Dans ces conditions, le sens du terme qu’il employait ayant changé entre lui et Aristote, on conçoit très bien que ce dernier s’y soit trompé et n’ait pas reconnu qu’il avait affaire à une conception objective tout à fait analogue à la sienne.

Mais, fait qui ne peut manquer de paraître singulier, tandis que la notion de l’infinitude de l’espace fait défaut chez Anaximandre, il a, au contraire, très nettement celle de l’infinitude du temps, comme le prouve sa doctrine de la succession indéfinie des mondes périssables. Ainsi les concepts du temps et de l’espace infinis présentent cette différence historique que l’un apparaît comme immédiatement formé, que l’autre réclame au contraire, pour être adopté sans conteste, une élaboration très prolongée ; une simple réflexion peut rendre raison de cette différence.

La nécessité subjective de concevoir le temps comme infini ne rencontre pas, en réalité, d’obstacle objectif ; la prétendue antinomie de Kant à ce sujet ne repose que sur l’introduction d’une thèse théologique, celle de la création ex nihilo, étrangère à la conscience humaine à son aurore et, en tous cas, à la pensée hellène. Non seulement l’infinitude du temps n’a jamais été mise en question sur le sol de la Grèce antique, mais l’éternité du monde, sous sa forme actuelle, y compris l’existence de la race humaine, est un dogme constant de Platon et d’Aristote, pour ne parler ni des Éléates, ni des pythagoriens, dont les genèses ont un caractère métaphysique tout différent de leur forme mythique.

La thèse de l’infinitude de l’espace aurait, au contraire, besoin d’une impossible confirmation objective ; la spéculation géométrique n’a qu’un caractère hypothétique sans valeur pour la justifier, et elle est même parvenue, de notre temps, à la mettre en doute pour l’espace concret ; l’imagination se fatigue et s’épuise vite à reculer les bornes du monde, et celle d’Anaximandre s’était arrêtée bien loin avant d’avoir seulement atteint la distance qui sépare notre globe de la lune. Là, c’est la science qui, par ses conquêtes successives, a brisé successivement « comme un sépulcre bas » les enceintes auxquelles se limitait la fantaisie antique ; qui, en démontrant l’énormité des distances astronomiques, a fait triompher, en tant qu’objectif, le concept de l’espace infini, encore nié au moyen âge, mais qui désormais ne rencontre plus que de rares et impuissants contradicteurs.

Pour faire ressortir la différence des deux concepts sous une autre forme et dans le langage ordinaire, le « bout du monde » est une locution vulgaire que son non-sens logique n’empêche pas d’employer comme monnaie courante ; la « fin des temps » et le « commencement des siècles » ne sont que des formules religieuses ou bien c’est un naïf aveu d’ignorance.

9. Le terme d’ἄπειρον, chez Anaximandre, ne se rapporte pas, en tout cas, à sa matière primordiale en tant qu’elle est éternelle ; est-ce une simple expression homérique pour désigner l’immensité d’une étendue conçue comme finie ? Non, le Milésien lui attachait un sens précis, puisqu’il s’en servait dans un raisonnement et prétendait indiquer une condition essentielle pour que la production des choses ne se trouvât pas en défaut (6).

Aristote, ce qui garantit d’ailleurs l’authenticité de cette donnée, montre facilement que la raison mise en avant ne peut en aucune façon servir à établir l’infinitude de la matière. Mais pour Anaximandre, il ne s’agissait d’établir rien de semblable.

Pour que la production des choses ne se trouve pas en défaut, au sens du Milésien, c’est-à-dire pour que se forment tous les différents corps qu’il distingue, la terre, l’eau et le feu, ce qu’il faut, c’est que la matière homogène, au commencement de la formation d’un monde, soit susceptible de les fournir, qu’elle les contienne tous indistinctement.

Or le terme qu’il emploie, dans le langage de la philosophie ancienne, à côté du sens d’« infini », en a un autre, celui d’« indéterminé ». Maintenu par les Pythagoriens, et subissant d’ailleurs diverses transformations, il reparaît dans la dyade indéterminée de Platon et subsiste même dans Aristote, pour la divisibilité indéfinie des grandeurs limitées.

Dans les conditions où nous apparaît ce second sens, on le croirait facilement dérivé du premier, et il est certain que celui-ci a dû influer sur les transformations de l’autre. Mais Teichmüller a grandement raison de considérer la signification d’indéterminé comme également primitive et de la préciser, dans le langage d’Anaximandre, en l’appliquant à l’absence de limites existant, au sein de l’élément primitif, entre les diverses formes de la matière, avant que la différentiation et l’intégration de ces formes eussent établi entre elles les bornes respectives qui les séparent à nos yeux.

L’emploi du terme en question indiquerait donc que le Milésien se représentait sa matière originelle comme un mélange mécanique, dont le mouvement occasionne la séparation des parties, plutôt que comme un élément susceptible de transformations dynamiques, dues à ce même mouvement.

Le choix entre ces deux représentations a été, pour les historiens de la philosophie, l’objet principal des discussions relatives à Anaximandre. À première vue, les textes (ex. fr. 3) semblent pencher pour le mélange mécanique ; aussi Ritter, qui a cru devoir partager les Ioniens en deux écoles bien distinctes, les dynamistes et les mécanistes, range résolument Anaximandre dans la seconde, à côté d’Anaxagore et d’Archélaos, tandis qu’il compte comme représentants de la première Thalès, Anaximène, Héraclite et Diogène.

Il y a, dans une pareille distinction, une exagération incontestable, et elle a le grand défaut de masquer le progrès continu des concepts et l’unité fondamentale de la doctrine. Au fond, comme Teichmüller l’a dit pour Anaximandre, tous les Ioniens sont dynamistes comme tendance d’esprit, seulement leur mode de représentation est plus ou moins mécaniste.

Reprenons le fragment 3 et demandons-nous ce que sont au juste ces contraires qui préexistent dans l’« indéterminé » d’Anaximandre : le froid et le chaud, le sec et l’humide, sont-ce là des éléments concrets ou des qualités abstraites ? Ni l’un ni l’autre, ou bien tous les deux à la fois, car la distinction des deux points de vue n’était nullement faite à cette époque.

L’erreur a toujours la même cause, l’application aux antiques doctrines de concepts qui, historiquement, leur sont très postérieurs. Certes, après qu’Aristote a élaboré ses théories de l’acte et de la puissance, on peut parler de dynamisme ou de mécanisme. Mais, pour les Ioniens, surtout les premiers, les notions qui se rapportent à ce sujet sont absolument confuses ; aussi les textes invoqués dans l’objet, ceux où, par exemple, Aristote essaie d’appliquer ses théories à la doctrine d’Anaximandre, sont en réalité contradictoires, preuve irrécusable de cette confusion.

Et les théories d’Aristote elles-mêmes n’ont qu’une importance historique. Qu’on demande à un chimiste de nos jours quelle différence il y a entre un mélange et une combinaison, il établira entre ces deux termes une distinction nette et scientifique ; mais qu’on lui demande si dans une combinaison donnée, l’eau par exemple, l’oxygène et l’hydrogène existent en acte ou en puissance, il répondra sûrement qu’il ne sait pas ce dont on lui parle. Et si Aristote revenait de nos jours et apprenait la chimie moderne, il serait facile de le faire tomber, sur cette simple question, dans des contradictions flagrantes.

Ainsi le Stagirite a apporté dans ces notions une clarté relative seulement à l’époque où il vivait, et il ne faut pas plus faire remonter plus haut cette clarté qu’il ne faut la faire descendre trop près de ce que nous appelons nos lumières. Éd. Zeller a donc pleinement raison dans sa réfutation de Ritter ; mais à son tour il va trop loin quand il se refuse à voir dans le système d’Anaximandre aucune des conditions d’une physique mécanique. Est-il, par exemple, possible de dire, avec le savant historien, que la matière primitive du Milésien n’était pas, pour lui, une substance qualitativement déterminée ?

Comment ce concept abstrait d’une matière sans qualités aurait-il pu prendre racines dans l’esprit d’un physicien à l’imagination aussi vive et aussi nette ?

D’après l’exposé de sa doctrine, il ne semble pas qu’il puisse y avoir doute à cet égard ; Anaximandre devait se figurer d’une certaine façon son mélange général, et ce ne pouvait guère être que sous l’état d’un fluide aériforme chargé de vapeur d’eau ; c’est ce qu’indiquent, du moins, dans sa cosmographie, les dimensions très restreintes de la terre et de la mer par rapport à la masse d’air qui les enveloppe jusqu’au ciel. Anaximène n’aurait donc fait que conserver sa doctrine à cet égard, et l’on doit rejeter la donnée péripatéticienne (De Melisso, 975 b) d’après laquelle la forme primitive de l’univers aurait été l’eau pour Anaximandre comme pour Thalès. Cette donnée ne peut s’appliquer qu’à l’origine immédiate de la terre.

Le style métaphorique du Milésien laissait probablement la pensée ambiguë et flottante entre les divers états de la matière, et c’est ainsi qu’on peut expliquer les différents renseignements contradictoires que nous fournit l’antiquité ; toutefois, il est difficile de croire qu’il ait affecté, comme semble l’avoir dit Théophraste, de ne pas définir la forme primordiale autrement que comme « indéfini ». Aristote ne nous dit rien de semblable au sujet de l’emploi de ce terme par Anaximandre, et ailleurs (De cœlo, III, 5), il dit formellement au contraire que ceux qui supposent un seul élément y voient soit l’eau, soit l’air, soit le feu, soit un intermédiaire plus subtil que l’eau, plus dense que l’air. Sans doute, ainsi que l’a soutenu Alexandre d’Aphrodisias, c’est bien Anaximandre qu’il entend comme représentant cette dernière hypothèse.



IV. — Les Doctrines sur l’origine du monde.


10. Si l’histoire de la science a quelque utilité, c’est qu’elle nous permet d’apprécier à leur juste valeur les vérités conquises et aussi les opinions courantes. S’il s’agit de connaissances positives, les premiers systèmes des anciens physiciens sont, certes, de nature à nous inspirer une juste confiance dans la puissance de l’esprit moderne, en nous faisant mieux juger du chemin parcouru, en nous faisant mieux sentir l’importance des obstacles surmontés, choses que peut déguiser en partie le mode d’enseignement actuellement suivi. Mais pour les questions qui sont à la limite de l’inconnaissable et dont la science revendique seulement la discussion sans être assurée de pouvoir la clore un jour, l’impression produite peut être toute différente ; nous pouvons reconnaître parfois que tous les progrès réalisés jusqu’à nos jours, toutes les connaissances accumulées depuis vingt-cinq siècles ont pu alimenter la discussion sans faire avancer d’un pas vers la solution. Plus la lumière grandit, plus nous pouvons même mieux mesurer la distance qui nous sépare toujours du but.

Nous nous sommes arrêtés à montrer comment l’œuvre d’Anaximandre relevait de la philosophie par l’emploi de certains termes destinés à y jouer plus tard un grand rôle, mais qui, à ce stade de la pensée humaine, sont bien loin de designer les concepts des âges postérieurs. Il est un point de sa doctrine — la succession indéfinie des mondes — qui présente un tout autre caractère. Il y a là un de ces problèmes, d’ordre à la fois philosophique et scientifique, auxquels s’appliquent les réflexions que je viens d’émettre. Ce problème reçoit du premier coup une réponse complète, précise et que les siècles suivants ne mûriront pas davantage. D’autres solutions seront mises en avant et attireront à elles les croyances de l’humanité ; la question n’en semble pas moins destinée à rester éternellement ouverte. Essayons d’en retracer à grands traits l’origine et l’histoire ; nous pourrons ainsi mieux apprécier la haute portée du dogme qui suffit à assurer à Anaximandre une gloire immortelle et un des premiers rangs parmi les penseurs de tous les âges.

Chez les peuplades qui ont atteint un degré suffisant de civilisation, la question de l’origine du monde se pose naturellement sous une forme théologique. Partout les mythes sont d’accord sur un point ; on y suppose un certain état initial, différent de l’actuel, et au delà duquel on ne remonte pas ; à partir de cet état, le monde s’organise ou est organisé par des puissances nées elles-mêmes ou préexistantes. Il est inutile de nous arrêter à ces distinctions.

On ne peut nier que cette question de l’origine du monde n’offre qu’un intérêt purement spéculatif ; l’important pour nous serait bien plutôt de savoir si le monde finira. Mais, pratiquement, l’humanité s’est toujours comportée comme si elle était assurée de l’éternité, et c’est vers le passé, non vers l’avenir, que la formation des mythes religieux a déterminé l’essor de la spéculation primitive.

Cependant la question d’une fin possible a pu se poser pour quelques penseurs, et la réponse naïve, dictée aussitôt par la conception anthromorphique des dieux, a été que tout ce qui avait commencé devait finir. L’exemple des Scandinaves semble prouver que, pour admettre un pareil dogme, une religion n’a pas besoin d’une longue évolution. Mais la même nécessité subjective entraînait à conclure ensuite à un nouveau commencement, puis à une nouvelle fin, et à multiplier dans les deux sens, avant et après, les mondes successifs. Les Hindous poussèrent au plus loin cette doctrine ; toutefois, la date des dernières conséquences n’est pas plus assurée que celle de la croyance des rabbins, que ce monde où nous sommes a été précédé d’un autre[14].

La religion grecque, au contraire, ne connaissait que la question d’origine, et si, chez quelques peuples voisins (les Étrusques, par exemple), la doctrine de la fin du monde était professée, celle de la succession indéfinie, dans les deux sens, de périodes d’organisation et de destruction, ne nous apparaît, pas moins chez Anaximandre, au moment où la pensée hellène se dégage de la forme mythique, non pas comme un emprunt fait à des croyances religieuses indigènes ou étrangères, mais bien comme une conclusion logique d’un raisonnement dû au Milésien.

Ce raisonnement, toujours valable, est le suivant : la genèse, après un état indéfiniment stable, est inconcevable, de même que le maintien d’un état indéfiniment stable après la destruction ; donc il faut répéter périodiquement et sans fin genèse et destruction.

La négation de cette thèse se produisit presque immédiatement par la bouche de Xénophane : il n’y a ni genèse ni destruction, les changements apparents sont négligeables, le monde est éternel.

L’adhésion de Platon et d’Aristote entraîna finalement, dans l’hellénisme, la prédominance de cette seconde solution, quoique, à la suite d’Héraclite, les stoïciens eussent soutenu la première. Mais dans un cercle étranger, que l’éducation grecque ne parvint pas à absorber, une nouvelle conception religieuse introduisit la supposition d’une création ex nihilo.

Une pareille hypothèse n’était possible qu’après que les Grecs eurent élaboré les concepts de l’être et du néant ; d’ailleurs elle se formula, lorsque les penseurs hébreux, ne trouvant dans leurs livres saints rien qui s’accommodât aux doctrines hellènes, furent obligés de constituer un système en harmonie suffisante avec le texte de ces livres.

Le succès de cette thèse de la création ex nihilo, avec destruction finale, accompagna le triomphe du christianisme, et il fut assez complet pour forcer les modernes à repasser lentement par les premières étapes de la pensée humaine. Cependant une réflexion tant soit peu attentive suffit pour montrer que cette thèse est tout à fait en dehors de la question scientifique.

D’une part, en ce qui concerne l’avenir, la doctrine chrétienne, en conservant l’individualité immortelle des âmes créées, en maintenant même, pour l’éternité future, l’existence de la matière sortie du néant, abandonne la conséquence logique de la thèse qui devrait conclure à l’anéantissement absolu de tout le monde des phénomènes. La destruction que prédit cette doctrine n’est point une véritable destruction, c’est une transformation, un passage à un nouvel état, cette fois indéfiniment stable. Quelles que soient les différences de cet état avec l’actuel, il n’y en a pas moins, au fond et philosophiquement parlant, retour, pour ce côté du temps, à la thèse de Xénophane.

Quant au passé, pour juger du véritable caractère de la croyance à une création ex nihilo, il suffit de rappeler l’argument de Chateaubriand : que les découvertes géologiques ne prouvent rien contre l’Écriture, car Dieu a pu et dû créer les couches stratifiées, avec les coquilles qu’elles contiennent, absolument comme si elles avaient été déposées par les mers. Il n’y a aucune contradiction possible à opposer à cette hypothèse, précisément parce qu’elle est tout à fait en dehors de la question. Celle-ci ne consiste-t-elle pas à remonter l’histoire du monde, à la reconstituer comme elle s’est déroulée, sans s’inquiéter de savoir si ce fut dans une réalité tangible ou bien dans l’évolution de la pensée divine, si nous ne sommes en présence que d’une illusion subsistant seulement depuis qu’il plaît à un Créateur ?

L’affirmation ou la négation d’une création ex nihilo, à telle ou telle date à partir de maintenant, que ce soit il y a six mille ans, que ce soit hier, ne peut nous toucher. À tel état que l’on suppose le monde au moment de cette création, correspondra nécessairement un ordre sériaire régressif de phénomènes antérieurs et, que ces phénomènes aient été perçus ou non, ils sont nécessairement pour nous comme s’ils s’étaient réellement produits ; nous devons donc, au sens scientifique, les affirmer, car nous n’avons point d’autre critérium pour la réalité du passé.

On sait de reste que l’argument de Chateaubriand s’adressait aux premières attaques sérieuses ébranlant alors la doctrine reçue et cela au nom de la science ; c’était l’époque où un des plus illustres représentants de celle-ci reconstruisait une genèse systématique de l’univers qui dépasse naturellement celle d’Anaximandre de toute la hauteur de l’édifice des connaissances modernes, mais qui, comme détails, n’était pas destinée à vivre beaucoup plus longtemps que la tentative du précurseur hellène.

Or, en même temps que Laplace exposait l’ensemble de ses vues comme une hypothèse rendant inutile celle de la création, par une singularité frappante, il prétendait, comme corollaire de sa Mécanique céleste, démontrer la stabilité du monde et son impérissabilité. L’union de ces deux thèses — la genèse dans le passé, l’éternité dans l’avenir — n’a pas plus de valeur philosophique que la cosmogonie d’Hésiode.

L’esprit humain semble ainsi fait qu’il conçoit sans difficulté — peut-être parce qu’il la désire — l’indéfinie prolongation de l’existence du monde. Mais pour le passé, il lui faut une origine et, au lieu de reconstituer patiemment les pages de l’histoire possible, il s’élance du premier coup vers l’état qui lui apparaît comme le plus simple et qu’il lui semble dès lors satisfaisant d’admettre comme primordial.

Cependant cette satisfaction est purement illusoire : la molécule matérielle la plus simple à nos yeux, ce qu’on appelle en chimie l’atome d’hydrogène, par exemple, est peut-être un monde infiniment petit, mais comparable au nôtre comme complication ; il n’est certes pas plus simple d’admettre comme primordiale l’existence de l’un que celle de l’autre. Quant à résoudre en leurs éléments ces microcosmes que nous qualifions d’atomes, c’est, jusqu’à présent du moins, un rêve et un vain mirage.

L’hypothèse de Laplace, ou toute autre analogue, ne peut donc avoir de valeur propre que comme retraçant une évolution possible depuis un certain état qui n’est pas le commencement, jusqu’à l’état actuel. Quant à la thèse de la stabilité de l’univers, elle a été sérieusement battue en brèche à la suite de la constitution de la théorie mécanique de la chaleur.

D’après une nouvelle doctrine, émise comme une conséquence rigoureuse de cette théorie, l’univers tendrait vers un état limite caractérisé par la répartition uniforme ou aussi uniforme que possible des énergies mécaniques et caloriques ; cette thèse, qui prédit en somme la mort de notre monde, suppose d’ailleurs qu’en remontant aussi loin que possible vers le passé, on trouvera comme limite un état initial absolument opposé.

Sous la forme mathématique dont elle a été revêtue, elle échappe à la critique que nous adressions tout à l’heure à l’hypothèse de Laplace, en ce sens que, si l’on voulait fixer la date du commencement ou de la fin, on trouverait des deux côtés un temps infini. À la vérité, cette théorie n’a guère été interprétée de cette façon par la plupart de ses adeptes et il semblerait parfois, à entendre certains d’entre eux, que nous touchions presque au terme fatal que Clausius a assigné à l’entropie de l’univers. Mais ramenée à sa forme authentique, elle semble mériter d’être, au point de vue philosophique, l’objet d’un examen approfondi, si toutefois elle est

fondée scientifiquement. À cet égard, il y a à formuler de très sérieuses réserves, ce que nous ferons plus loin.

On connaît enfin le système d’Herbert Spencer, la loi du rhythme, de l’intégration et de la désintégration successives ; l’évolution du monde, de sa naissance à sa mort, s’accomplit dans le cours d’une période après laquelle doit nécessairement recommencer une nouvelle évolution. Ce serait le retour pur et simple de la science moderne à l’hypothèse d’Anaximandre[15], si les conceptions du grand penseur anglais ne portaient pas sur un univers démesurément agrandi par rapport à celui des anciens, si, par suite, un stade de l’évolution ne pouvait s’accomplir pour notre monde, tandis que le stade inverse s’accomplit pour un autre système stellaire, en sorte que, pour l’ensemble total, les évolutions partielles pourraient ne point apporter de changement appréciable.


11. Ainsi, sur cette grave question de l’origine et des destinées du monde, la philosophie se trouve, depuis sa naissance, ballottée entre la thèse d’Anaximandre et l’antithèse de Xénophane ; car la croyance à une création n’a d’importance qu’au point de vue religieux, et la récente doctrine de l’entropie n’est pas assise sur des fondements scientifiques suffisants.

Au reste, la thèse et l’antithèse sont d’accord pour reconnaître comme indéfinie dans le passé et dans l’avenir la succession des phénomènes, et la divergence porte sur l’importance plus ou moins considérable des variations qui affectent l’ordonnance générale de l’univers. Aujourd’hui, la science paraît prêter surtout son appui à l’opinion qui attribue à ces variations la plus grande étendue que l’on puisse concevoir ; elle semble ainsi, ou bien conduire à substituer, à l’idée de l’éternité dans la stabilité, celle de l’éternité dans un changement s’accomplissant toujours dans le même sens, celui de l’entropie, ou bien, plutôt, assurer la prédominance de l’opinion d’Anaximandre, rajeunie sous l’épithète d’évolutionniste. Ce serait aujourd’hui un paradoxe que de soutenir l’éternité du monde sous sa forme actuelle ; mais les arguments qui se dresseraient contre ce dogme antique de Platon, ont été en réalité accumulés contre la croyance à une création et il n’y a point à se faire illusion sur la valeur des preuves ainsi apportées au système de l’évolution, surtout pour la partie qui concerne la matière inorganique ; il n’y a point à se figurer que le système contradictoire soit à jamais condamné, quand, pour reparaître, il n’attend peut-être qu’une idée scientifique nouvelle, tournant les esprits vers une autre direction.

Sans discuter par le menu les preuves de l’évolution du monde, on peut néanmoins dire en thèse générale qu’elles reposent sur un échafaudage de suppositions aussi plausibles que l’on voudra, aussi concordantes entre elles qu’on puisse le désirer, mais qui n’en gardent pas moins leur caractère hypothétique.

Si ce caractère est surtout, frappant en ce qui concerne la conception des nébuleuses non résolues en étoiles comme étant des mondes en voie de formation, la discussion des faits géologiques, qui constitue sans contredit, pour le moment, le plus solide appui des théories en cours, ne permet même pas d’affirmer aujourd’hui, d’une façon positive qu’il y a eu un moment où la vie a commencé sur la terre.

Il faut tout d’abord écarter la supposition de l’existence dans notre globe d’un noyau central fluide et à un degré de chaleur énorme, tant qu’il ne sera pas possible de démontrer ni que cette chaleur centrale joue un rôle quelconque dans les phénomènes de surface, ni qu’une couche donnée de l’écorce solide provienne directement du refroidissement primitif de la masse liquide.

À la vérité, en dehors de la chaleur solaire qui prédomine par ses effets à la superficie de notre globe, il y a bien, dans les profondeurs du sol, d’autres sources de chaleur dont on constate les effets plus ou moins notables, en particulier les phénomènes volcaniques ; mais il est constant que l’existence de ces sources de chaleur peut s’expliquer par les réactions chimiques qui s’exercent dans les couches solides de l’écorce, sous l’influence des eaux qui y circulent et des énormes pressions qui s’y développent.

D’autre part, on rencontre bien, comme base des terrains stratifiés déposés par les eaux, des roches d’origine ignée qui, comme les laves des volcans, ont été liquides et se sont solidifiées ; mais, bien loin d’être antérieures aux terrains d’origine aqueuse, ces roches se sont formées après eux, comme le montrent les bouleversements qu’elles y ont apportés ; elles se sont formées par des réactions chimiques analogues à celles qui se produisent encore aujourd’hui, et probablement aux dépens de terrains stratifiés qui ont disparu au-dessous de ceux que nous connaissons.

Naturellement, dans ces roches d’origine ignée, aucune trace de vie organique ne peut subsister ; d’ailleurs l’action de leur substance en fusion sur les couches voisines a été d’ordinaire assez puissante pour les transformer, au point que l’on a pu douter si l’origine de ces dernières était aqueuse ou ignée. Au-dessus de ces terrains métamorphiques, on rencontre immédiatement les vestiges de la vie organique, mais dans ces terrains eux-mêmes, nous ignorons si ces vestiges ont toujours été absents ou s’il ont été seulement détruits par des actions auxquelles ils ne pouvaient certainement pas résister.

Si donc la géologie nous offre, dans les couches successivement déposées par les eaux, les feuillets de l’histoire de notre globe, les premiers de ces feuillets ont été entièrement consumés et nous ignorons absolument quel en était le nombre ; quant aux suivants, les plus anciens sont demeurés à peu près illisibles. C’est là, en fait, la conclusion à tirer des beaux travaux de Lyell ; on peut, sans doute, se permettre des déductions plus aventureuses ; mais on se place alors en dehors de tout contrôle scientifique.

Ainsi la paléontologie a pu réunir un ensemble de faits suffisant pour donner une haute probabilité à une évolution de la vie organique à la surface de la terre ; mais elle ne peut montrer le point de départ de cette évolution et les limites qui lui sont rigoureusement assignables, bien loin de s’élargir, semblent se restreindre de plus en plus devant les découvertes récentes. Quant aux spéculations qui étendent l’évolution aux groupements de la matière inorganique, à la formation et à la destruction des astres et des systèmes stellaires, si hardies et si séduisantes qu’elles soient, elles ne peuvent, à aucun degré, être considérées comme démonstratives.

La question soulevée par Anaximandre reste ainsi pendante en réalité, et comme elle offre ce caractère singulier de former un de ces problèmes où les limites de l’inconnaissable et du connaissable ne peuvent être rigoureusement tracées, elle demeure et demeurera bien longtemps encore, sinon toujours, l’objet des préoccupations de la science et de la philosophie.

12. Il me reste à présenter, pour la théorie de l’entropie, la critique spéciale que j’ai annoncée plus haut. Mais comme, en général, cette théorie est loin d’être exactement connue, je suis obligé, tout d’abord, d’en rappeler sommairement les principes.

On sait que la transformation de la chaleur en travail mécanique et réciproquement celle du travail en chaleur ont été démontrées s’accomplir sous une équivalence fixe, sous un rapport déterminé entre l’unité servant à mesurer la chaleur et celle employée pour évaluer le travail. La chaleur peut, par suite, être considérée comme un mouvement ; il n’en est pas moins clair que ce mouvement réside dans les éléments les plus intimes des corps et doit être absolument distingué de celui que nous pouvons percevoir comme appartenant aux molécules visibles.

Si, dans cet ordre d’idées, on appelle énergie moléculaire d’un corps le travail que représente la constitution de ce corps, y compris les mouvements généraux et particuliers de transfert des molécules, mais abstraction faite de la chaleur qu’il possède, si d’autre part on désigne sous le nom d’énergie calorique le travail équivalent à cette chaleur de ce corps, la loi de la conservation des forces vives, dans les limites où elle est applicable à un système de corps non soumis à des actions extérieures au système, peut s’énoncer en disant que la somme de l’énergie moléculaire et de l’énergie calorique est constante.

Aucune de ces deux énergies ne peut tomber au-dessous de zéro ; mais on peut supposer deux états extrêmes : l’un dans lequel l’énergie calorique serait nulle, où tous les corps seraient par suite au zéro absolu de température et où l’énergie moléculaire serait à son maximum ; l’autre au contraire dans lequel l’énergie moléculaire serait nulle et par conséquent tous les corps au repos complet, dans lequel l’énergie calorique serait au contraire à son maximum, supposition qui exige d’ailleurs la répartition uniforme de l’énergie calorique ou l’équilibre général des températures, puisque l’expérience nous montre les différences de températures nécessairement liées à des phénomènes de transfert des molécules.

Si l’on suppose enfin qu’il soit démontré, pour le système de corps dont il s’agit, que l’énergie calorique va sans cesse en s’accroissant aux dépens de l’énergie moléculaire, il y aura, comme le dit Clausius, entropie dans ce système ; cette entropie sera la marche, sinon du premier au second des deux états extrêmes que nous avons définis, du moins de l’état où l’énergie calorique est à son minimum à l’état où l’énergie moléculaire est au contraire la plus faible possible, si l’on admet que ces minima puissent être différents de zéro. Ceci posé, peut-on établir que notre monde est soumis à une entropie ?

Il faudrait pour cela : 1o démontrer que notre monde est assimilable à un système de corps où le principe de la conservation des forces vives est applicable ; 2o prouver, par l’analyse des transformations entre la chaleur et le travail, qu’elles se terminent toujours au bénéfice de l’énergie calorique.

Sur le premier point, l’assimilation proposée exige avant tout que l’on considère l’ensemble de l’univers afin qu’il ne reste point de forces extérieures au système. Or, si l’univers est infini, l’équation qui exprime la constance de la somme des deux énergies devient absolument illusoire. Chacune des deux énergies demeure en effet constamment infinie et il n’est plus permis de leur appliquer les raisonnements faits pour des quantités finies.

Mais il est impossible de démontrer que l’univers n’est pas infini ; toutes les conséquences tirées de la théorie de l’entropie restent donc soumises à une hypothèse absolument incertaine.

L’assimilation exigerait en second lieu, en toute rigueur, qu’il fût démontré que toutes les forces qui s’exercent dans l’univers entre les molécules matérielles dépendent exclusivement de la situation respective de ces molécules et ne sont pas autrement liées au temps. C’est, à la vérité, un postulatum aujourd’hui admis sans conteste par tous les physiciens. Il convient néanmoins de remarquer qu’il n’y a là qu’un postulatum et non pas une vérité rigoureusement établie. Or, tant qu’on n’aura pas examiné jusqu’à quelles limites des hypothèses contraires pourraient être formulées sans entraîner de désaccord avec l’expérience, les conclusions lointaines à tirer du postulatum dont il s’agit ne peuvent avoir qu’un caractère provisoire.

Reste maintenant à examiner les conditions des transformations entre le travail et la chaleur, telles qu’elles s’effectuent dans la réalité, reste à vérifier jusqu’à quel point ces conditions peuvent avoir pour conséquence une entropie.

Il s’agit, en somme, de savoir si un cycle de phénomènes peut se reproduire indéfiniment en ramenant, chaque fois qu’il expire, les choses à l’état initial, tant au point de vue mécanique qu’au point de vue de la chaleur, ou si, au contraire, le rétablissement apparent de l’état initial cache, à chaque période, une transformation intime, toujours dans le même sens.

Parmi les phénomènes qui s’opèrent dans le cycle (en supposant toujours qu’il s’agisse d’un système soumis à la loi de la conservation des forces vives), les uns sont accompagnés de production de chaleur et par conséquent d’une diminution équivalente de l’énergie moléculaire (soit potentielle, soit correspondante aux forces vives de transfert) ; nous les appellerons positifs (dans le sens de l’entropie) ; les autres, que nous dirons négatifs, sont au contraire accompagnés d’un accroissement de l’énergie moléculaire et par conséquent d’une destruction équivalente d’énergie calorique.

Pour que le cycle arrivât à restituer complètement l’état initial, il faudrait évidemment qu’il y eût compensation exacte entre les phénomènes positifs et les phénomènes négatifs ; mais toutes les fois qu’il y a un phénomène positif, c’est-à-dire une production de chaleur, nous voyons que cette chaleur se dissipe au moins en partie, avant d’être retransformée en travail. La différence des températures entre les parties les plus chaudes et les plus froides du système occasionne cette dissipation qui s’effectue sans dépense d’énergie. Il s’ensuit que, si le cycle s’achève par une restitution apparente au point de vue mécanique, par exemple, il y aura eu un changement dans la distribution des températures, et ce changement, correspondant à la dispersion de la chaleur dans l’ensemble du système, sera, en fait, la conséquence d’un excès des phénomènes positifs sur les phénomènes négatifs, par suite d’un certain accroissement total de l’énergie calorique et d’une diminution équivalente de l’énergie moléculaire. Or ce résultat est définitivement gagné par l’entropie, car, pour rétablir la distribution de température primitive, il faudrait faire repasser de la chaleur de corps plus froids à des corps plus chauds, ce qui ne peut se faire que par transformation préalable de chaleur en travail, puis par retransformation de travail en chaleur, c’est-à-dire par deux phénomènes, l’un positif, l’autre négatif, se compensant parfaitement.

Telle est la thèse ; comme conséquences, à l’état limite auquel l’entropie doit le conduire, le système se conçoit comme arrivé à une température uniforme, ayant, les unes par rapport aux autres, ses parties en repos complet, et enfin, tant au point de vue chimique qu’au point de vue physique, condensé au maximum correspondant à la température finale, en sorte que l’énergie potentielle soit, sinon nulle, au moins à son minimum. Comme d’ailleurs l’équilibre absolu des températures ne peut s’établir dans un temps fini, cet état limite ne doit jamais être atteint, et même, à mesure qu’elle progresse, l’entropie doit de plus en plus ralentir sa marche.

Le raisonnement est certainement spécieux, mais il repose sur une généralisation, peut-être aventureuse, d’expériences relatives à la surface de la terre et il ne supplée pas notre ignorance profonde des conditions dans lesquelles s’entretient la chaleur du soleil. Au fond, toute la question est là. Au bout du cycle d’une année, l’entropie ne paraît guère avoir touché la terre, mais nous nous demandons à quel prix le soleil a pu fournir à l’effroyable déperdition qu’il paraît faire de sa chaleur. Nous sommes, à vrai dire, un peu plus avancés qu’Anaximandre, mais les hypothèses que l’on formule aujourd’hui à cet égard exciteront probablement, dans vingt-cinq siècles d’ici, le même sourire qui peut nous venir aux lèvres en présence des conceptions de l’antique Milésien.

Ce n’est pas le lieu de discuter ici ces hypothèses, mais une simple remarque ne sera pas inutile. Avant la théorie mécanique de la chaleur, on admettait, pour notre système solaire, d’une part à la suite des études de Fourier, la stabilité de l’équilibre relatif des températures, de l’autre, comme conséquence des travaux de Laplace, celle de l’équilibre mécanique du soleil et de ses satellites. Comment est-on arrivé à détruire cette harmonie en s’appuyant sur un principe qui, semble-t-il, aurait au contraire dû la compléter ?

C’est qu’après avoir assimilé la chaleur à un mouvement, on l’isole des autres mouvements et on la considère comme tout autre chose dès qu’il s’agit de son mode de transmission. Et cependant l’essence intime du mode de transmission des autres forces de la nature nous est tout aussi bien inconnue ; nous déguisons notre ignorance en parlant d’énergies potentielles, mais nous sommes loin de pouvoir mesurer toutes ces énergies électriques, chimiques, etc., comme nous mesurons, par exemple, celles qui correspondent à la chaleur ou à la gravitation. Tant que leur indépendance ou leurs relations réciproques ne seront pas absolument élucidées, il est prématuré de formuler comme définitive une loi pareille à celle de l’entropie.

Ces considérations suffisent pour justifier le scepticisme à l’égard de cette nouvelle doctrine. Mais, pourra-t-on dire, faut-il pour cela écarter, fût-ce même comme hypothèse, cette conception d’états limites idéaux et indéfiniment reculés dans le passé ou dans l’avenir, de quelque façon qu’on doive d’ailleurs se figurer ces états opposés ? Les deux autres réponses à l’éternelle question sur les destinées de l’univers, la stabilité indéfinie de l’ordre de choses actuel, la succession indéfinie de périodes d’organisation ou de désorganisation, ne sont autre chose, elles aussi, que des hypothèses indémontrées et peut-être indémontrables. Pourquoi à ces deux solutions de la sagesse antique refuser d’en adjoindre une troisième dont l’esprit moderne puisse se glorifier ? Un processus éternel du passé vers l’avenir, dans lequel chaque pas en avant serait définitivement acquis, un but devant nos yeux, vers lequel nous marchons, si loin qu’il soit, un point de départ derrière nous, dont nous nous éloignons pour toujours irrévocablement, ne sont-ce point là des conceptions dignes d’un esprit philosophique ? Ne méritent-elles point d’être soutenues et développées, de jouer à leur tour le rôle d’inspiratrices et de directrices de l’humanité ?

Encore faudrait-il, ce nous semble, que ces conceptions eussent pour appui une base empirique suffisante. La stabilité de l’ordre de choses actuel nous est, en somme, démontrée, au moins comme relative, par les faits ; l’histoire authentique du monde, telle que nous pouvons la reconstituer, du moins jusqu’à présent, ne nous permet de constater aucune perturbation appréciable de cet ordre, et les changements qu’il subit sont, dans leur importance relativement faible, soumis à des périodes dont le retour assuré maintient l’équilibre général. La doctrine d’une évolution périodique doit, d’autre part, évidemment sa première origine à une conception anthropomorphique de la nature ; nous naissons et nous mourons ; le monde nait et meurt ; mais, comme la race humaine, il se perpétue en se renouvelant. Seulement, à cette conception grossière, la science est venue joindre l’ensemble des possibilités qu’elle a reconnues ; elle a cherché à concevoir les plus grands changements imaginables à l’ordre de choses actuel ; elle s’est représenté leur progrès, soumis nécessairement, comme tous ceux que nous observons, à la loi du rhythme, au retour de périodes fatales.

Quant à l’hypothèse d’une évolution continue, d’une entropie, elle correspond, elle aussi, non pas à une véritable découverte scientifique, mais bien à une conception appartenant à un tout autre ordre d’idées, dont la formule semble, à vrai dire, due à l’âge moderne. C’est celle du progrès continu de l’humanité vers un idéal sur lequel on ne s’est d’ailleurs pas encore entendu. Oui, nous pouvons rêver ce progrès, nous pouvons rêver aussi qu’il est suivi par l’aveugle et inconsciente nature. Mais si, pour le premier de ces rêves, nous empruntons nos images à des réalités tangibles, ce secours nous manque pour le second, et ils sont assez indépendants entre eux pour que nous renoncions sans regret à l’un, pour que nous consacrions tous nos efforts à faire de l’autre une vérité.

Si la science ne s’arrête pas dans sa marche, si nous ne rencontrons pas le tuf qui épuiserait ses vains efforts, elle n’a pas dit au reste son dernier mot sur ces questions. Peut-être un jour nos arrière-neveux constateront-ils dans l’univers un changement irrévocable au point de vue de nos destinées, comme serait une diminution appréciable du diamètre du soleil. Alors l’hypothèse de la stabilité serait définitivement condamnée et il deviendrait temps d’agiter le problème de l’évolution périodique ou monodrome. Jusque-là nous n’avons qu’à amasser des faits et à nous garder de trop de confiance dans les déductions prématurées qui nous entraînent sur le domaine de l’inconnaissable.






DOXOGRAPHIE D’ANAXIMANDRE

1. Théophraste, fr. 2 (Simpl. in physic, 6 a). — Parmi ceux qui admettent un seul principe mobile, mais indéfini, Anaximandros fils de Praxiadas, de Milet, qui fut disciple et successeur de Thalès[16], dit que l’indéfini est le principe et l’élément des êtres ; c’est au reste lui qui le premier introduisit ce terme de « principe » (ἀρχή), entendant ainsi, non pas l’eau ou quelque autre des éléments que nous reconnaissons, mais une certaine nature indéfinie différente, de laquelle se seraient formés tous les ciels et tous les mondes qu’ils ont contenus ; c’est de là que proviennent les êtres, c’est en cela aussi qu’ils se dissipent suivant une loi nécessaire, car, comme il le dit en son langage poétique, ils sont châtiés et expient, au temps préfix, leur réciproque injustice. Il est clair que, considérant la transformation réciproque des quatre éléments, il a jugé à propos de prendre comme substratum, non pas l’un d’eux, mais quelque chose de différent. D’ailleurs il n’attribue pas la génération au changement de l’élément, mais à la séparation des contraires par suite du mouvement éternel . C’est pourquoi Aristote l’a rangé à côté d’Anaxagore.

2. Philosophumena, I, 6. — Thalès eut pour auditeur Anaximandre fils de Praxiade, de Milet. Celui-ci donne pour principe aux êtres l’indéfini sous une certaine nature, de laquelle se seraient formés les ciels et les mondes y renfermés ; elle est éternelle et sans vieillesse et elle embrasse tous les mondes. Il parle du temps comme déterminé pour la génération, l’existence et la destruction. Ainsi il a dit que l’indéfini est le principe et l’élément des êtres, et c’est même lui qui, le premier, a employé ce terme de principe ; il a ajouté que le mouvement où se produisent les ciels, est éternel. La terre est isolée sans tenir à rien ; elle reste en place à cause de l’égalité de distance de tous les côtés ; sa forme est arrondie circulairement et semblable à celle d’une assise de colonne ; il y a deux faces planes opposées, sur l’une desquelles nous nous trouvons. Les astres sont des cercles de feu dégagé du feu cosmique et enveloppé d’air ; il y a des évents, sortes de trous allongés en tuyau, ce qui donne l’apparence des astres ; aussi quand ces évents se bouchent, il y a éclipse. La fermeture ou l’ouverture de ces trous fait également paraître la lune tantôt pleine et tantôt échancrée. Le cercle du soleil est 27 fois (celui de la terre et) celui de la lune (18 fois) ; le soleil est au plus haut, les cercles des étoiles fixes, au plus bas. Les animaux sont nés (de l’humide ; évaporé par le soleil ; au commencement l’homme avait une forme tout autre et ressemblait à un poisson. Les vents proviennent des vapeurs les plus subtiles qui se dégagent de l’air et, une fois rassemblées, se mettent en mouvement ; la pluie, de la vapeur que le soleil a soulevée de la terre ; les éclairs, de ce qu’un vent qui survient dans les nuées, les perce. Anaximandre naquit Ol. 42,3.

3. Ps.-Plut. (Strom., 2). — Après Thalès, son ami Anaximandre dit que l’indéfini renferme toute cause de production et de destruction dans l’univers ; les ciels s’en sont dégagés, ainsi qu’en général tous les mondes en nombre indéfini. Il déclare que leur destruction et bien auparavant leur production ont résulté, depuis un temps indéfini, de leur révolution toujours la même. La terre a la forme d’un cylindre dont la hauteur serait le tiers de la largeur. Du principe éternel s’est dégagé, à la naissance du monde actuel, le générateur du chaud et du froid et, comme l’écorce se forme autour de l’arbre, il s’est formé une sphère enflammée autour de l’air qui entoure la terre ; puis cette sphère s’est déchirée et les lambeaux en ont été enveloppés dans certains cercles, ce qui a produit le soleil, la lune et les étoiles. Il ajoute encore qu’à l’origine l’homme sortit d’animaux ayant une autre forme ; car, si les autres animaux peuvent bien vite trouver eux-mêmes leur pâture, l’homme seul a besoin de longs soins nourriciers ; si donc il avait été à l’origine comme il est actuellement, il n’aurait pu subsister. Voilà les opinions d’Anaximandre.

4. Épiphane, III, 2. — Anaximandre fils de Praxiade, Milésien lui aussi, a dit que l’indéfini est le principe de toutes choses ; car tout en provient et tout s’y résout.

5. Hermias, 10. — Mais son compatriote Anaximandre dit que le mouvement éternel est un principe plus ancien que l’eau, et que c’est par ce mouvement que ceci se produit et que cela se détruit. Croyons-en donc Anaximandre !

6. Aétius, I, 3. — Anaximandre fils de Praxiade, de Milet, dit que le principe des êtres est l’indéfini ; car tout en provient et tout s’y dissipe ; il y a donc eu des mondes en nombre indéfini, formés et détruits successivement par résolution en leur principe. Il donne la raison pourquoi ce dernier est illimité, c’est que la génération productrice ne doit pas manquer en rien ; mais il se trompe en ne disant pas ce qu’est cet indéfini, si c’est l’air, l’eau la terre ou quelque autre corps. [Il se trompe aussi en affirmant la matière et en supprimant la cause efficiente ; car l’indéfini n’est rien autre chose que la matière, et la matière ne peut être en acte, si l’on ne suppose pas une cause efficiente.]

7. Cicéron (De deor. nat., I, 10). — L’opinion d’ Anaximandre est qu’il y a des dieux soumis à la naissance, qui paraissent et disparaissent à de longs intervalles, et que ce sont des mondes en nombre indéfini. Mais comment pouvons -nous comprendre un dieu autrement qu’immortel ?

8. Saint Augustin (De civ. Dei, VIII, 2). — Son auditeur et successeur Anaximandre adopta une autre opinion sur la nature des choses. Car il pensa qu’elles naissent, non pas d’une seule chose, telle que l’eau, ainsi que l’avait dit Thalès, mais bien chacune de ses propres principes. Ces principes des choses particulières seraient infinis et engendreraient des mondes innombrables avec tout ce qui y naît ; ces mondes tantôt se détruiraient, tantôt renaîtraient de nouveau, chacun selon le temps qu’il peut subsister. Mais il n’a pas davantage attribué un rôle à l’intelligence divine.

9. Aétius. — I, 7. Anaximandre a affirmé comme dieux les ciels en nombre infini. — II, 1. Anaximandre, Anaximène, Archélaos, Xénophane, Diogène, Leucippe, Démocrite, Épicure : Des mondes en nombre infini dans l’infini. — II, 1. De ceux qui affirment l’existence d’une infinité de mondes, Anaximandre met le même intervalle entre eux, Épicure au contraire le fait différent. — II, 4. Anaximandre, Anaximène, Anaxagore, Archélaos, Diogène, Leucippe : Le monde est périssable.

10. Aétius, II. — 11. Anaximandre : La substance du ciel est un mélange de chaud et de froid. — 13. Les astres sont comme des feutres d’air en forme de roues, pleins de feu et ayant par places des bouches jetant des flammes. — 15. Anaximandre, Métrodore de Chios et Cratès : Le soleil est situé au plus haut de tout ; après lui vient la lune ; au-dessous les étoiles fixes et les planètes. — 16. Anaximandre : Les astres sont emportés par les cercles et sphères sur lesquels chacun est situé.

11. Aétius, II, 20. — Anaximandre : Le soleil est un cercle 28 fois plus grand que la terre, pareil à une roue de char, dont les jantes seraient creuses et remplies de feu, et laisseraient en un endroit sortir le feu par une ouverture comme d’un soufflet. — (Comp. Achille, p. 138 : Quelques-uns, parmi lesquels Anaximandre, disent qu’il a la forme d’une roue et envoie ainsi la lumière. De même que, dans une roue, le moyeu est creux et que les rais en partent dirigés vers la circonférence extérieure des jantes, de même il émet la lumière d’un centre creux et tendant ses rayons, les illumine en cercle extérieurement ; quelques-uns disent que, comme par une trompette, il envoie, d’un lieu creux et resserré, la lumière, comme fait un soufflet.)

12. Aétius, II — 21. Anaximandre : Le soleil est égal à la terre, mais le cercle où il a son évent et qui le porte est 27 fois plus grand. — 24. L’éclipse se produit par fermeture de la bouche d’évent du feu. — 25. La lune est un cercle 19 fois plus grand que la terre, semblable à une roue de char dont les jantes seraient creuses et pleines de feu, comme le cercle du soleil, mais situé obliquement par rapport à celui-ci ; il n’y a aussi qu’un seul évent comme un tuyau de soufflet ; les phases suivent les révolutions de la roue. — 28. Anaximandre, Xénophane, Bérose : La lumière lui est propre. — 29. Anaximandre : L’éclipsé s’en produit par fermeture de la bouche qui est sur la roue.

13. Aétius, III. — 3. Anaximandre : Le tonnerre est produit par le vent ; car lorsqu’il est enfermé dans une nuée épaisse, et qu’en raison de sa subtilité et de sa légèreté, il fait effort pour sortir, alors le déchirement occasionne le bruit, tandis que la dilatation fait illumination dans l’obscurité de la nuée. — 7. Le vent est un écoulement d’air, dont les parties les plus subtiles ou les plus humides sont mises en mouvement ou dilatées par le soleil.

14. Aétius, III. — 10. Anaximandre : La terre est semblable à une assise de colonne, dont les plans… — 16. La mer est un résidu de l’humidité primitive, dont la plus grande partie a été desséchée par le feu, et dont le reste a été modifié par la chauffe.

15. Théophr., fr. 23 (Alex. in meteor., 91 a). — Une partie des physiciens disent que la mer est un résidu de l’humidité primitive ; l’espace autour de la terre aurait été occupé par l’élément humide, dont le dessus, vaporisé par le soleil, aurait produit les vents et amené les mouvements du soleil et de la lune dans l’intervalle des tropiques, comme si ces astres s’arrêtaient et retournaient, à cause de ces vapeurs et exhalaisons, pour en trouver toujours en abondance ; la mer serait ce qui serait resté dans les endroits creux ; mais le soleil continue à la dessécher, elle diminue toujours et un jour tout sera sec. Ce fut là, au rapport de Théophraste, l’opinion d’Anaximandre et de Diogène.

16. Théodoret, V, 18. — Anaximène, Anaximandre, Anaxagore et Archélaos ont dit que l’âme est de nature aérienne.

17. Aétius, V, 19. — Anaximandre : Les premiers animaux naquirent dans l’eau, recouverts d’une écorce épineuse ; ayant pris assez d’âge, ils montèrent sur le rivage ; l’écorce se déchira et, au bout de peu de temps, ils changèrent de vie.

18. Censorinus, IV, 7. — Anaximandre de Milet croit que de l’eau et de la terre échauffées sortirent soit des poissons, soit des animaux très semblables aux poissons, dans lesquels grandirent en même temps des hommes qui y restèrent retenus comme des fœtus, mais jusqu’à leur puberté ; alors seulement l’enveloppe se déchirant, sortirent des hommes et des femmes capables de se nourrir.



FRAGMENTS


1. Aristot. (Phys., III, 4). — Tout est principe ou vient d’un principe ; mais de l’infini, il n’y a point de principe, puisque c’en serait la limite. Il est de plus inengendré et indestructible, et en cela ressemble à ur principe ; en effet, ce qui naît doit nécessairement trouver son achèvement, et il y a un terme à toute destruction. Ainsi donc, comme nous le disons, il n’y a pas de principe à celui-là, mais il semble l’être pour les autres choses, et tout embrasser et tout gouverner, ainsi que parlent ceux qui, à côté de l’infini, n’admettent pas d’autres causes, comme l’intelligence ou l’amour ; il semble aussi que ce soit là le divin ; car il est immortel et impérissable, comme dit Anaximandre avec la plupart des physiologues.

2. Voir Doxographie, 1.

3. Simplic. in phys., 32 b. — Anaximandre dit qu’il y a dégagement des contraires existant dans le substratum indéfini, lequel est un corps ; c’est lui qui, le premier, a donné le nom de principe à ce substratum. Ces contraires sont d’ailleurs le chaud et le froid, le sec et l’humide, etc.




  1. Il en existe notamment deux au Musée du Louvre.
  2. L’emploi du cercle divisé, avec l’alidade ou ligne de visée (dioptre des Grecs), mobile autour du centre, si simple que semble cet instrument, paraît avoir été étranger à toute la période hellène ; les Chaldéens et plus tard les Grecs semblent n’avoir eu qu’un instrument analogue au bâton de Jacob et ne leur servant que pour les petits angles.
  3. Ce procédé n’est pas applicable aux étoiles circumpolaires, ou du moins il ne donne qu’un grand cercle sur lequel elles se trouvent ; ces étoiles, dont les anciens au reste se préoccupaient beaucoup moins, ont dû être placées approximativement, d’après des alignements.
  4. Ou plutôt sa planche (πίναξ). Elle représentait un disque rond, entouré par l’Océan, et où l’Asie n’était pas plus grande que l’Europe ; la Grèce (Delphes ?) devait donc en être le centre.
  5. C’est sans doute à la mappemonde d’Anaximandre et à sa détermination des dimensions de la terre que se rapporte la donnée d’où provient le texte de Suidas : καὶ ὅλως γεωμετρίας ὑποτύπωσιν ἔδειξε. Rien n’indique qu’il se soit particulièrement occupé de géométrie et il n’est besoin que de lui supposer les notions élémentaires que Thalès avait apportées en Grèce.
  6. Studien zur Geschichte der Begriffe, Berlin, Weidmann, 1871, p. 1-70, 547-578. — Neue Studien zur Geschichte der Begriffe, II, Gotha, Perthes, 1878, p. 273-279.
  7. Il semble aussi avoir (1) (2) employé l’expression de monde (κὀσμος) avant les Pythagoriens, auxquels on l’a attribuée ; mais il paraît l’avoir entendue dans un sens plus restreint et regardé le cosmos comme intérieur à l’ouranos.
  8. Si Thalès n’a pas écrit sur la nature, il est possible que ce soit par la contradiction d’Anaximandre que ses opinions aient été connues.
  9. Dans l’hypothèse de Laplace, la production des anneaux de Saturne s’explique d’une manière tout à fait comparable.
  10. Cette métamorphose paraît suggérée par celle de certains insectes à larves aquatiques, les cousins, par exemple.
  11. Que ce soit là un postulatum, certainement d’accord avec l’observation, mais dont l’absolue vérité ne peut être rigoureusement démontrée, c’est ce qui résulte du fait que cette vérité a été contestée par des astronomes. Cette contestation ne peut établir qu’une chose, c’est qu’il faut en tout cas un postulatum pour établir la mesure du temps.
  12. Je ne crois plus, avec Teichmüller, qu’il faille modifier des textes passablement concordants, parce que la terre est entourée d’eau et qu’une arête vive étant inadmissible pour un liquide, la forme cylindrique rigoureuse est impossible, si la terre que nous habitons est entourée par le fleuve Océan, l’au delà en est inconnu, et la tranche du disques a dû être desséchée avant les deux plats, puisqu’elle est davantage exposée à la chaleur solaire.
  13. De là le terme d’ἀρχή qu’il a employé également pour désigner la même matière, il ne faut pas dire, avec Théophraste, qu’il s’en est servi, le premier, dans le sens philosophique de « principe » ; il l’a employé comme Homère l’avait fait. Seulement, ayant, le premier, écrit sur la nature, il a soulevé les questions à la suite desquelles le concept correspondant a été précisé ; mais cette élaboration est très postérieure.
  14. On sait que le début de la Genèse se traduit littéralement : « Au commencement, Élohim sépara le ciel et la terre. » La doctrine de la création ex nihilo est relativement récente chez les Hébreux.
  15. On a pu de même remarquer, dans les opinions du Milésien, une grossière ébauche de la doctrine de l’évolution des êtres vivants.
  16. Théophraste a dû dire : concitoyen et ami de Thalès.