Pour l’histoire de la science hellène/3

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 52-80).




CHAPITRE III

THALÈS DE MILET


1. Dans l’histoire de la philosophie prédomine aujourd’hui la croyance que, dès son aurore, la pensée hellène s’est développée indépendamment de toute influence étrangère. Il n’y a pas encore bien longtemps qu’une semblable opinion était également en faveur parmi les historiens des mathématiques ; mais, quoique ce soit peut-être dans les sciences exactes que s’affirme le plus la personnalité du génie inventeur, il semble que, de nos jours, les doctrines évolutionnistes aient rallié presque tous ceux qui étudient l’origine et les progrès de ces sciences, et l’opinion a tourné, sans qu’il s’élevât de sérieuses contestations.

La divergence est parfaitement constatée par Édouard Zeller (I, p. 199-201) pour ce qui concerne en particulier le premier dont le nom se retrouve au début de tous côtés, dans l’histoire des sciences comme dans celle de la philosophie. « Nous savons, en outre, dit-il, que Thalès s’est distingué par ses connaissances en mathématiques et en astronomie. C’est lui qui transporta les principes de ces sciences, des pays orientaux et méridionaux dans la Grèce. » Mais « aucun témoignage n’indique que Thalès ait emprunté aux Orientaux, outre des connaissances géométriques et astronomiques, des connaissances philosophiques et physiques. »

Cependant, à moins de parti pris, il faut avouer que la reconnaissance de l’influence étrangère sur le premier point crée un préjugé en ce qui regarde le second. L’absence de témoignages positifs, invoquée par Éd. Zeller, ne peut d’ailleurs avoir une influence décisive, dès que l’on considère à quel degré sont restreintes les données que nous possédons sur les connaissances et les opinions de Thalès et, d’autre part, combien était profonde l’ignorance des auteurs de l’antiquité sur les croyances des barbares ayant trait à la philosophie. Certes, avant que les tombeaux de l’Égypte nous eussent livré leurs papyrus, cette ignorance pouvait être soupçonnée, mais non mesurée ; désormais il convient de tenir mieux compte des révélations que nous apporte le déchiffrement des écritures hiératiques.

Ce n’est donc pas révoquer en doute l’incontestable originalité du génie hellène que de considérer, pour Thalès au moins, la question comme encore ouverte. Pour l’élucider, il me semble d’ailleurs indispensable de préciser, avant tout, autant du moins qu’il est possible de le faire aujourd’hui, le caractère réel de l’influence exercée par les barbares sur la constitution des sciences mathématiques et astronomiques en Grèce. En l’absence de documents probants, c’est le seul moyen de pouvoir juger par analogie quelle a pu être la nature de cette influence sur le développement des autres sciences et sur celui des premières idées philosophiques.

C’est cette double étude que je me propose donc de tenter pour le moment. Il m’a semblé que les résultats des travaux de notre siècle, les points acquis dans l’histoire des mathématiques d’une part, et, de l’autre, dans celle des anciens peuples de l’Orient, pouvaient mieux servir qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent à éclairer les sources de la philosophie, et par conséquent de toutes les sciences qu’elle embrassait dans l’antiquité. Il m’a semblé qu’en tous cas, même abstraction faite des thèses nouvelles que j’aurai à soutenir, l’exposé des faits mis à l’appui pourrait suffire à intéresser le lecteur.

Quant à mes conclusions, peut-être convient-il de les résumer d’avance. J’essaierai de montrer que c’est vraiment aux Grecs qu’appartient la gloire d’avoir constitué les sciences aussi bien que la philosophie ; mais si l’originalité de leur génie éclate, comme on le verra dans un autre chapitre, dès Anaximandre, le véritable chef de l’école ionienne, rien ne prouve que Thalès en particulier ait fait autre chose que de provoquer le mouvement intellectuel, que de susciter l’étincelle, en introduisant dans le milieu hellène des procédés techniques empruntés aux barbares et en y faisant connaître quelques-unes de leurs opinions. Le même rôle a pu, au reste, être joué par beaucoup d’autres voyageurs de son temps ; mais il fut sans doute l’observateur le plus sagace et le plus habile initiateur. Esprit d’ailleurs, semble-t-il, moins spéculatif que pratique[1], il n’a pas fait de longues études auprès des sanctuaires de l’Égypte ; mais il a profité de toutes les occasions pour s’enquérir de ce qui lui semblait utile ou curieux, et il sut apprendre à ses compatriotes qu’on résolvait à l’étranger des problèmes auxquels ils n’avaient guère songé jusque-là, qu’on y avait des croyances au moins aussi plausibles que les leurs. Ainsi, sans peut-être rien inventer ou imaginer réellement par lui-même, donna-t-il le branle à l’inconsciente activité qui sommeillait, et mérita-t-il par là ce renom que lui décernèrent ses contemporains et que la postérité la plus lointaine s’est plu à lui conserver.

2. Vers le milieu du viie siècle av. J.-C., la reconnaissance du fondateur de la dynastie saïte ouvre l’Égypte aux Grecs et en particulier à ceux de l’Asie-Mineure. Il y avait déjà huit siècles au moins que les marins de l’archipel connaissaient les cotes du Delta. Bien avant les chants homériques, la mémoire de leurs pirateries était inscrite sur les monuments de Ramsès II. Enfin, elles ont eu un terme heureux ; la soif d’aventures, la curiosité de l’inconnu n’ont plus besoin des armes. Derrière le soldat de fortune, qui vient se louer comme mercenaire, les voyageurs affluent. Ceux-là sont des marchands : Thalès vendra du sel, Platon vendra de l’huile. Contes de Plutarque, si l’on veut, mais c’est là le roman plus vrai que l’histoire ; en fait, nous ne pouvons constater un seul voyage entrepris dans un but exclusivement scientifique.

À côté des mercenaires et des commerçants arrivent de nombreux émigrants, qui fondent de véritables colonies. Des Milésiens viennent avec trente navires et établissent un comptoir fortifié. Il y a bientôt dans le Delta une caste formée par les interprètes. L’invasion pacifique s’étend sur l’Égypte entière ; il y a des Milésiens dans l’antique Abydos, des Samiens jusque dans la grande Oasis.

À quelque degré de civilisation que fussent déjà parvenus les Grecs, ils n’étaient encore que des enfants vis-à-vis des Égyptiens, comme Solon se l’entendait dire ; leur curiosité avait donc beau jeu. Sans aller demander l’enseignement des prêtres, sans doute malveillants en général pour les étrangers et plus disposés à conter des fables qu’à faire part de leur savoir, il fut certainement bientôt facile à un Grec intelligent et séjournant suffisamment dans le pays, de faire une enquête sérieuse sur les connaissances pratiques et les opinions générales des Égyptiens. C’est au moins le rôle que l’on doit attribuer à Thalès.

On a révoqué en doute jusqu’à son voyage en Égypte, parce qu’il n’est pas attesté par des documents suffisamment anciens. Il semble pourtant qu’on aurait pu se contenter de ce fait que c’est à Thalès que remonte, d’après Hérodote, la recherche de la cause des débordements périodiques du Nil ; ce problème, qui préoccupa successivement les Ioniens, a dû, dans l’origine, être soulevé par un témoin oculaire.

Revenu à Milet, Thalès y consacra aux travaux de l’intelligence les loisirs de son âge mûr et de sa vieillesse. L’historiette d’Aristote sur le monopole des pressoirs d’huile parait indiquer que tout d’abord la nature de ses occupations, absolument étrangère aux habitudes de ses compatriotes, fut loin de lui attribuer leur considération. Mais, à la longue, les appréciations changèrent, car Hérodote nous le montre jouant un rôle politique notable, soit en Ionie, soit même auprès du roi Crésus.

La circonstance qui attira surtout sur lui l’attention de ses compatriotes fut, sans aucun doute, non pas une heureuse spéculation sur la récolte des olives, mais la prédiction de l’éclipse solaire totale du 30 septembre 610, qu’il doit avoir faite encore assez jeune. On a vu, au chapitre précédent, comment on rattacha plus tard à la date qu’on croyait devoir attribuer à cette éclipse, la légende du vase à donner au plus sage, et qui lui revient à nouveau, après avoir passé par sept mains différentes.

La réalité de cette prédiction a été souvent révoquée en doute par les modernes, tandis que toute l’antiquité semble s’accorder pour reconnaître dans son succès l’événement qui, grâce à la renommée acquise par Thalès, éveilla dans la race hellène l’amour de la science et l’émulation vers ce noble but de la vie.

Les arguments des incrédules[2] ont un incontestable fondement ; pour essayer d’annoncer comme visible en un point donné de la terre une éclipse solaire avec quelque chance de succès, il faut posséder certains éléments astronomiques qui n’ont été connus et encore très approximativement qu’au iiie siècle (Aristarque de Samos)[3] et mis en œuvre dans ce but qu’au iie (Hipparque). La prédiction faite par Thalès ne serait donc qu’une légende ; l’origine en serait que le sage Milésien aurait connu l’explication des éclipses et qu’il aurait peut-être tout au plus, d’après cette connaissance, annoncé la nécessité du retour de ce phénomène.

Si ingénieuse que soit cette explication, si séduisants que soient les motifs invoqués à l’appui par Th.-H. Martin, elle ne peut nous satisfaire. Tout d’abord, les textes anciens (Hérodote, I, 74 ; Eudème dans Clément d’Alex., Strom., I, 14) parlent uniquement d’une prédiction, non d’une explication. Le récit, d’après Diogène Laërce, remonte jusqu’à Xénophane, presque contemporain de Thalès ; comme preuve historique, il est difficile de demander plus, pour cette époque.

À la vérité, il est possible, probable même, que Thalès a donné une explication du phénomène ; mais il n’a certainement pas connu la véritable. Autrement, il serait inexplicable que, pendant un siècle après lui, tous les Ioniens aient épuisé leur imagination pour les solutions fantaisistes que nous aurons à rappeler. C’est Anaxagore de Clazomène qui, le premier, enseignera la doctrine scientifique, qui ne verra dans la lune qu’un corps obscur par lui-même, reflétant la lumière du soleil, qui permettra ainsi d’expliquer, du même coup, les phases, les éclipses de lune et celles du soleil ; c’est lui qui, le premier, rendra dans les fers témoignage pour la vérité.

Et encore Anaxagore lui-même n’était nullement en mesure d’analyser suffisamment les conditions des phénomènes ; ainsi pour expliquer comment les éclipses de soleil sont, en un même lieu, plus rares que celles de la lune, il admettait que ces dernières pouvaient être produites par l’interposition, entre le soleil et la lune, d’autres astres obscurs[4]. La théorie des éclipses ne commença à être vraiment débrouillée que deux siècles après Thalès, au temps d’Eudoxe de Cnide. Tant furent lents et pénibles les premiers progrès positifs dans la nouvelle voie suivie par les Grecs !

Pour en revenir à Thalès, la question est beaucoup moins de savoir s’il a pu prédire une éclipse avec quelques chances de succès, que si, l’ayant annoncée, fût-ce comme nos almanachs populaires prédisent le temps, il a vu l’événement s’accomplir suivant sa parole.

Or, on sait, à n’en pas douter, que les astrologues orientaux, dès le viiie siècle av. J.-C., prévoyaient les éclipses de soleil et les annonçaient comme devant arriver ; voici notamment à ce sujet un curieux texte cunéiforme déchiffré par M. Smith[5] :

« Au roi mon seigneur, son serviteur Abil-Istar. Que la paix protège mon seigneur ; que Nébo et Mérodak lui soient favorables ; que les dieux lui accordent longue vie, santé et joie ! En ce qui regarde l’éclipse de lune, pour laquelle le roi mon seigneur a envoyé dans les villes d’Akkad, de Borsippa et de Nipour, j’ai fait l’observation dans la ville d’Akkad ; l’éclipse a eu lieu et je l’annonce à mon seigneur. Pour l’éclipse de soleil, j’ai fait aussi l’observation ; l’éclipse n’a pas eu lieu, et j’en rends de même compte à mon seigneur. L’éclipse de lune, qui se vérifie, regarde les Hittites et signifie destruction pour la Phénicie et les Chaldéens. Notre seigneur aura paix et, pour lui, l’observation n’indique aucune disgrâce. Que la gloire accompagne le roi mon seigneur ! »

Ces habiles gens tiraient, comme on voit, hardiment parti de leur ignorance aussi bien que de leur savoir. Pour eux, l’important était moins de faire des prédictions exactes que de ne pas laisser passer une éclipse sans l’avoir annoncée[6]. Quant à la cause réelle des éclipses, ils l’ignoraient très probablement, quoi que leurs successeurs aient pu, dans la suite, faire croire aux Grecs devenus leurs maîtres.

3. Comment a-t-on pu arriver à prédire les éclipses sans en connaître la cause ? Ce point mérite sans doute explication.

L’observation apprend d’abord qu’une éclipse de lune arrive toujours quand cet astre est dans son plein, qu’une éclipse solaire arrive au contraire vers la nouvelle lune ; enfin que, dans la presque totalité des cas, l’éclipse solaire est précédée ou suivie d’une éclipse lunaire, exactement à une demi-lunaison de distance, si du moins, au moment correspondant, la lune est au-dessus de l’horizon. Les deux phénomènes apparaissent donc comme liés entre eux et l’on aperçoit déjà qu’il suffit que l’un d’eux puisse être prévu, pour que l’autre le soit également, au moins en tant que possible. Pour ces constatations, il suffisait, au reste, de donner à la lunaison la valeur approximative de vingt-neuf jours et demi, c’est-à-dire d’avoir établi le calendrier lunaire.

Si maintenant on rapporte aux étoiles voisines la position de la lune au moment de l’une de ses éclipses, on peut reconnaître que le phénomène n’a jamais lieu que dans une bande circulaire très étroite (d’un demi-degré). Une fois cette bande délimitée, on constate, d’autre part, que l’éclipse a toujours lieu, lorsque la lune traverse au moment précis de la pleine lune.

La régularité périodique des mouvements astronomiques étant supposée admise, il suffit, dès lors, pour pouvoir prédire les éclipses de lune, d’observer au bout de combien de temps le phénomène se reproduit exactement au même point du ciel ; il est clair qu’on aura ainsi obtenu une période aux mêmes dates de laquelle reviendront régulièrement les éclipses avec la même grandeur et la même durée.

C’est sans doute par une marche analogue que les Chaldéens sont arrivés à connaître la période de 223 lunaisons dont l’exactitude est très satisfaisante et qui peut servir pour les éclipses de soleil aussi bien que pour celles de lune[7].

J’ai supposé toutefois des observations faites sans aucun matériel ; avec des moyens très simples, il était facile d’aller un peu plus loin, mais ces moyens étaient à peine nécessaires pour identifier avec la route du soleil cette zone des éclipses dont nous avons parlé. Il suffisait en effet de constater qu’au moment des éclipses de soleil, cet astre s’y trouve également et que, d’autre part, tandis que la lune change continuellement sa route de chaque mois dans le ciel, le soleil parcourt annuellement toujours les mêmes signes.

En somme, les éclipses de soleil et de lune ont lieu lors de la rencontre de l’un de ces astres, à la nouvelle lune pour le premier, à la pleine lune pour le second, avec l’un ou l’autre de deux points idéaux de la sphère céleste (les nœuds de l’orbite lunaire) diamétralement opposés entre eux et animés d’un mouvement déterminé sur l’écliptique. Dans l’astronomie hindoue, qui dérive de l’astrologie gréco-orientale, les éclipses sont causées par un dragon céleste, auquel on attribue le mouvement correspondant. Le langage technique de l’astronomie moderne, en désignant comme tête et queue du dragon les nœuds ascendant et descendant de l’orbite lunaire, a longtemps conservé des traces de cette antique croyance, qui fut probablement l’explication primitive du phénomène. Elle est encore de nos jours rappelée par les symboles figurés de ces nœuds, empruntés aux manuscrits grecs. Si jusqu’à présent elle n’a pas été retrouvée dans la mythologie chaldéenne, on peut faire un rapprochement avec le serpent Apap des Égyptiens, qui lutte éternellement contre les dieux célestes.

Comme au reste c’est avec les Égyptiens que la légende met Thalès en rapport, il faut se demander s’ils connaissaient également la période de l’exéligme. On n’en a pas de preuves directes ; toutefois, si l’on en croit Diodore de Sicile, les prêtres de Thèbes prédisaient les éclipses tout aussi bien que les Chaldéens ; or, il leur fallait posséder pour cela, soit la période, soit, comme semble l’indiquer Adraste dans Théon de Smyrne (Astron., 30), des procédés graphiques. Mais, dans cette dernière hypothèse, on serait conduit à admettre pour leurs observations une exactitude improbable et l’emploi d’instruments dont l’invention paraît bien due aux Grecs ; d’autre part, il n’est guère douteux que la période des 223 lunaisons ne fût connue d’Eudoxe, et il semble bien l’avoir rapportée d’Égypte.

Il est d’ailleurs parfaitement possible que, dès avant Thalès, les prêtres de ce dernier pays aient emprunté aux Chaldéens les notions nécessaires pour la prédiction des éclipses. L’astrologie orientale a pu n’avoir qu’un seul berceau ; mais, dès sa naissance, elle eut droit de cité dans le monde entier ; quand, après les conquêtes d’Alexandre, on la voit s’assimiler les travaux du génie hellène et propager ses erreurs plus rapidement que ne progressèrent les vérités astronomiques, on peut croire qu’au commencement du viie siècle av. J.-C., vers l’époque où les légendes classiques placent le roi-astronome Nécepsos, elle trouva un champ fécond dans la vallée du Nil et pénétra jusque dans Thèbes, à la suite des légions victorieuses d’Assour-Akhé-Idin ou d’Assour-Ban-Habal.

Nous avons donc le droit de supposer connue en Égypte cette période chaldéenne que nous regardons comme le seul moyen pratique pouvant être, à cette époque, employé pour la prédiction des éclipses ; mais admettrons-nous qu’elle fut également connue de Thalès ?

Le fait est très improbable ; il devait y avoir là un secret que les adeptes des doctrines astrologiques ne communiquaient guère aux profanes, et rien n’indique que Thalès ait été initié à ces doctrines. D’un autre côté, la connaissance de la période chaldéenne permet, comme nous l’avons vu, d’annoncer avec assurance les éclipses de lune et non celles de soleil ; les témoignages qui portent un caractère historique devraient donc attribuer à Thalès la prédiction des premières et non pas seulement celle d’une des secondes. Enfin il ne parait nullement avoir transmis le secret de sa méthode.

Reste donc à supposer qu’un astrologue rencontré par Thalès dans ses voyages lui ait, par exemple, prédit un certain nombre d’éclipses avec une précision plus ou moins grande, et que le Milésien, après avoir partiellement vérifié l’exactitude de ces prédictions, se soit hasardé à en prendre une à son compte. Cette hypothèse me semble parfaitement admissible et elle permet d’accorder au récit d’Hérodote un degré de vraisemblance suffisant. D’après ce récit, Thalès aurait simplement fixé l’année de l’éclipse ; s’il y en avait plusieurs de possibles cette année-là, il ne s’était guère aventuré. La grande chance, c’est que l’éclipse ait été totale.

4. Nous clorons ici cette discussion pour aborder désormais l’examen des connaissances mathématiques que Thalès put emprunter aux Égyptiens.

Pour l’arithmétique, nous n’avons qu’un seul témoignage. Iamblique (Sur Nicomaque, 10) lui attribue d’avoir défini le nombre un système d’unités (formule qui est restée classique dans l’antiquité) et l’unité numérique, comme s’appliquant aux objets particuliers. S’il ajoute que ces définitions étaient empruntées aux Égyptiens, il y a peut-être là un indice qu’il reproduit un passage d’Eudème, car cette dernière donnée est conforme à l’opinion d’Aristote sur l’origine des sciences abstraites ; elle est au contraire en désaccord avec la tradition qui fait venir l’arithmétique des Phéniciens.

Cette dernière tradition a sa part, bien faible, de vérité, eu égard aux Grecs, en ce sens qu’ils ont dû recevoir, avec leur alphabet, le système primitif de numération écrite, fondé sur le principe additif et analogue à celui des Romains, tel qu’on le retrouve en un mot, du moins avec quelques modifications d’ordre secondaire, dans toutes les inscriptions grecques antérieures au iiie siècle. Ce système, le seul que connussent les Grecs au temps de Thalès, se retrouve comme principe, avec des variations sans importance, chez les Phéniciens, dans les inscriptions cunéiformes et dans les hiéroglyphes. Il avait déjà été abandonné par les Égyptiens dans leurs écritures hiératique et démotique. Les Grecs ne leur ont jamais rien emprunté sous ce rapport ; leur système classique de numération alphabétique est leur propriété pleine et entière ; il ne semble pas, au reste, antérieur au début de la période alexandrine, où il aura été forgé par quelque grammairien.

Mais ce point mis à part, il est permis de constater aujourd’hui que les Grecs ont été, en arithmétique, à l’école des Égyptiens ; parmi les papyrus hiératiques déchiffrés jusqu’à ce jour, il en est un, Rhind du British Museum, publié, traduit et commenté en 1877 par M. Eisenlohr, qui contient un Manuel de calculateur remontant probablement à 1800 ans avant notre ère.

Cet ouvrage, qui parait même copié sur un autre très sensiblement plus ancien, est spécialement consacré à des exercices relativement simples, et ne peut certainement pas représenter le niveau supérieur de l’instruction mathématique à l’époque où il a été écrit. On doit y remarquer cependant deux points importants transmis aux Grecs :

1° L’usage de n’employer que des fractions ayant pour numérateur l’unité, à l’exception de la fraction . Mais au lieu de , par exemple, on disait . Cet usage a été conservé par toute l’école héronienne, et s’est perpétué jusque chez les derniers Byzantins.

2° La solution des problèmes arithmétiques du premier degré à une inconnue. Les problèmes traités sont tout à fait analogues à ceux que Platon (Lois, VII, 819) signale comme servant en Égypte à l’instruction des enfants, et dont on peut constater l’adoption ultérieure chez les Grecs.

Un scholie sur le Charmide de Platon, qui parait provenir de Geminus, prouve enfin que bien longtemps on a enseigné côte à côte, pour la multiplication et la division, une méthode égyptienne et une méthode hellénique. Ce qu’étaient ces méthodes égyptiennes, nous le savons désormais par le travail de M. Eisenlohr ; elles correspondent à un niveau scientifique très inférieur ; ainsi la multiplication est ramenée à la duplication et à l’addition ; pour faire le produit d’un nombre par 7, par exemple, on ajoute le nombre à son double et au double de ce dernier. Sous le nom de méthode hellénique, nous ne pouvons comprendre au contraire qu’une méthode analogue à la nôtre, mais appliquée au système de numération alphabétique, et qu’on ne peut, dès lors, considérer comme constituée réellement avant ce système.

En résumé, l’impression que laissent ces divers documents conduit à penser que, si Thalès a introduit en Grèce certains procédés de calcul égyptiens, ces procédés étaient absolument élémentaires, quelques progrès qu’ils pussent constituer pour un peuple encore tout neuf en ces matières. Aucune recherche théorique ne venait d’ailleurs s’ajouter à ces enseignements ; la tradition n’en reconnaît point avant Pythagore, et, à cet égard, elle doit être tenue pour vraie.

5. Pour ce qui concerne la géométrie égyptienne, les renseignements qu’on peut tirer du papyrus de Rhind sont assez sommaires. On peut y noter une ébauche de l’application des proportions au calcul des corps solides, et aussi la racine[8] (pir-e-mus) du mot pyramide ; mais ce qui est le plus remarquable, c’est l’identité entre la forme de rédaction des problèmes et celle qui est suivie dans les ouvrages géodésiques de Héron, d’où elle a passé aux agrimenseurs romains. Toutefois, les procédés d’arpentage sont beaucoup moins perfectionnés que ceux des savants grecs, et ils reviennent parfois à des formules métriques passablement inexactes. Ainsi les Égyptiens mesuraient l’aire d’un quadrilatère en faisant le produit des demi-sommes des côtés opposés.

Cette formule et d’autres aussi fausses, transmises au moyen âge par les héritiers des agrimenseurs romains, se sont perpétuées en Europe, dans les traités élémentaires, jusqu’à l’époque de la Renaissance. Nous aurions donc tort, encore une fois, de les regarder comme acceptées par les véritables représentants du savoir égyptien. Mais on ne peut nier qu’elles soient loin de donner une haute idée des connaissances que possédait la moyenne des arpenteurs sur les rives du Nil ; elles permettent même d’affirmer que la géométrie ne s’y est guère élevée au-dessus des simples applications pratiques qui lui ont donné son nom.

Quand nous parlons de cette science, nous sommes habitués à la considérer comme un ensemble de théorèmes spéculatifs rigoureusement déduits d’un très petit nombre d’axiomes. Mais elle n’est devenue telle que peu à peu et sans doute assez lentement. À cette époque, il n’y avait qu’un recueil de procédés mal liés entre eux, servant à la solution de problèmes de la vie usuelle et dont la démonstration, quand elle se faisait, prenait son appui sur des lemmes alors regardés comme évidents, mais rigoureusement prouvés bien plus tard, quand ils n’ont pas été éliminés comme entachés d’erreur.

Qu’il y eût des arpenteurs en Grèce avant Thalès, on ne peut guère en douter ; les problèmes existaient, car la civilisation était suffisamment développée ; il fallait donc les résoudre, bien ou mal, comme, par exemple, le faisaient les Étrusques. Les traditions relatives aux travaux géométriques du sage de Milet signifient donc seulement qu’il perfectionna l’arpentage de son pays ; il n’y importa pas plus d’Égypte la géométrie que l’arithmétique, car, en tant que sciences théoriques, ni l’une ni l’autre n’existait encore ; en tant qu’arts pratiques, l’une et l’autre existaient partout où la propriété particulière était constituée.

Mais, sauf en Égypte, ces procédés techniques n’étaient sans doute l’objet d’aucune littérature, ils étaient assez simples pour se transmettre oralement. Thalès en aurait-il, le premier, traité par écrit en Grèce et serait-ce là son véritable rôle ? Aucun indice ne peut nous le faire supposer[9] ; en tous cas, quand plus tard Eudème écrivit ses Histoires géométriques, il en fut réduit à conclure, d’une ou deux solutions de problèmes élémentaires auxquelles le nom de Thalès était resté attaché, que celui-ci connaissait telle proposition que supposent ces solutions, mais il ne put rien affirmer sur la question de savoir si ces propositions étaient démontrées ou non.

Si maintenant on prend à la lettre les témoignages d’Eudème, tels que les a conservés Proclus dans son Commentaire sur le Ier Livre d’Euclide, si on accorde à Thalès l’invention des propositions qui lui sont ainsi attribuées, il s’ensuivrait que, contrairement à ce que déclare l’historien lui-même, le sage de Milet n’aurait rien appris en Égypte. Nous voyons encore Eudème attribuer, par le même procédé, à Œnopide de Chios (plus d’un siècle après Thalès) l’invention d’un théorème tout aussi élémentaire que ceux auxquels nous venons de faire allusion, tandis que presque immédiatement après, Démocrite se vantera de ne le céder à aucun des géomètres de l’Égypte[10], et que, dès la génération suivante, Platon refusera à tous les Barbares l’épithète de φιλομαθεῖς[11], et ne leur accordera la supériorité qu’en astronomie, en tant que de longues observations leur ont assuré des connaissances plus précises. Et de fait, vers la même époque, le voyage en Égypte d’Eudoxe de Cnide a pour résultat de combler les lacunes de la science hellène sous ce rapport, nullement de développer la géométrie, dont l’essor est désormais assuré, et pour laquelle les Barbares sont dépassés de beaucoup.

À ce compte, comme il faut reconnaître d’ailleurs l’incontestable originalité des découvertes de Pythagore, il ne resterait rien, en fait, des emprunts faits par la Grèce à l’Égypte en ce qui concerne la géométrie. Une pareille conclusion serait certainement exagérée ; la vérité semble être que, si les Égyptiens n’ont jamais eu comme géométrie qu’un art, dont les Grecs ont fait une science, ils connaissaient dès longtemps les théorèmes prétendument découverts par Thalès ou Œnopide.

Il est évident qu’Eudème était convenablement renseigné, par la tradition pythagorienne, sur les travaux de la grande école mathématique dont les géomètres de l’Académie recueillirent l’héritage ; mais sur Œnopide, quoique celui-ci eût, lui aussi, fondé à Chios une école plus obscure, mais qui persista longtemps, sur Thalès, dont les successeurs intellectuels ne cultivèrent pas les mathématiques, l’historien n’avait que des données très vagues ; en vain essaie-t-il de faire illusion, en tirant de ces données des conséquences précises, en restituant même les expressions archaïques, il n’aboutit qu’à retracer des origines de la science un tableau incohérent et partant inacceptable.

En somme, ce que savait Thalès au juste comme mathématiques, nous l’ignorons ; c’était probablement plus, sur certains points, qu’on ne devrait le conclure des témoignages d’Eudème ; moins, sur d’autres, qu’on n’a, le plus souvent, cherché à le soutenir. Mais, en fait, rien n’indique qu’il ait dépassé les Égyptiens, ni qu’il ait fait preuve d’un véritable génie d’invention. Vouloir qu’il y ait un théorème de Thalès, comme il y a un théorème de Pythagore, ou, en général, attribuer aux anciens, fût-ce en mathématiques, « soit les principes de leurs conséquences, soit les conséquences de leurs principes, » c’est déserter le terrain solide pour se lancer dans le domaine illimité des conjectures. On n’est déjà que trop souvent forcé de le faire, quand il s’agit soit de combler une lacune dans les renseignements historiques, soit de les interpréter, lorsque le sens en est ambigu. Mais ici ce n’est pas le cas ; il s’agit simplement de préciser le moment où s’est révélée l’originalité mathématique de la race hellène, après les emprunts qu’elle a commencé par faire à l’Égypte. Or les travaux attribués à Pythagore présentent un caractère nettement spéculatif et ils semblent dépasser du premier coup le niveau des connaissances égyptiennes ; pour Thalès, rien de semblable ; toutefois la distance n’est pas telle qu’il faille supposer un intermédiaire. La conclusion est facile à tirer.

6. Simplement disciple des Égyptiens pour la géométrie, Thalès les a-t-il dépassés en astronomie ?

D’après un extrait que nous a conservé Théon de Srnyrne (Astronom., p. 322), Eudème attribuait au Milésien, outre la prédiction des éclipses de soleil, la découverte de la non-uniformité de la circulation annuelle de cet astre. Je n’ai pas à revenir sur le premier point, que j’ai cherché de réduire à sa juste valeur, mais qui est suffisamment établi par les témoignages historiques ; quant au second, il est probable qu’Eudème s’appuyait sur un ouvrage d’au plus 200 vers, Sur le solstice et l’équinoxe (Diog. L., I, 23, cf. 34), plus ou moins sérieusement attribué à Thalès, mais qu’on pouvait en tout cas considérer comme représentant sa doctrine.

La signification exacte du texte qui nous occupe (τὴν κατὰ τὰς τροπὰς περίοδον, ὡς οὐϰ ἴση ἀεὶ συμϐαίνει) est ambiguë. Th.-H. Martin y voit l’opinion erronée que la durée de l’année tropique n’est pas constante, opinion où l’incertitude des observations entraîna plus tard divers astronomes de l’antiquité. Mais il n’y a aucun autre indice que cette question ait été soulevée avant Eudème, et il serait bien singulier que ce dernier y eût vu une des découvertes essentielles de l’astronomie. Il s’agit bien plutôt de l’inégalité de durée entre les quatre saisons astronomiques, c’est-à-dire les quatre parties de l’année tropique divisée par les solstices et les équinoxes, fait capital, qui démontre immédiatement l’anomalie du mouvement propre du soleil.

Dans les Travaux et Jours, Hésiode décrit, pour le cours d’une année, l’ordre successif des levers et couchers apparents des principales constellations et au milieu intercale les solstices ; c’était à ces phénomènes que les Grecs rapportaient les saisons qu’ils distinguaient, c’était sur eux qu’ils réglaient le changement de leurs occupations ; l’année lunaire, d’ailleurs mal réglée, qu’ils employaient, ne pouvait en effet convenir à cet usage. Hésiode donne d’ailleurs quelques intervalles ; je pense que, dans son poème, Thalès avait complété ces données et qu’il avait d’ailleurs fixé de la même façon les équinoxes, dont Hésiode ne parle pas. L’inégale répartition des solstices et des équinoxes dans l’année ressortait dès lors, et Eudème pouvait dire également (Diog. L., I, 23) que Thalès avait prédit les solstices. Enfin cette explication concorde avec la donnée de Pline (XVIII, 25), d’après laquelle le Milésien aurait fixé le lever du matin des Pléiades au 25e jour après l’équinoxe du printemps.

Des travaux de ce genre, véritables almanachs au point de vue pratique, ont été bien longtemps une des principales préoccupations des astronomes grecs ; chacun laissait son parapegme, comme on disait dès le ve siècle ; il nous en est parvenu de nombreux débris, dont les plus complets figurent à la fin de l’Introduction aux Phénomènes de Geminus. À tous ces parapegmes étaient attachées des prédictions météorologiques ; les vents, les pluies, le tonnerre se trouvaient ainsi annoncés pour tel ou tel jour de l’année sidérale. Déjà la période régulière des vents étésiens se trouve déterminée dans Hésiode ; on essayait de faire davantage.

Thalès était-il entré dans cette voie ? Tout porte à le croire. Cela ressort en propres termes de la jolie historiette d’Apulée (Florid., IV, 18) dont les détails sont précieux ; en tous cas, l’antiquité ne s’est jamais représenté autrement un astronome. Le premier de tous en Grèce aurait-il fait exception ?

Les astrologues de la Chaldée, on le sait, avaient déjà été bien plus loin ; ce n’étaient pas seulement les variations atmosphériques, mais même les événements politiques qu’ils prétendaient faire dépendre des étoiles. Leurs erreurs, qui plus tard se sont mêlées à la science antique, furent inconnues des Grecs avant les conquêtes d’Alexandre ; mais vouloir prédire le temps, ce n’en est pas moins, en astronomie, le grand desideratum de tout l’âge hellène. Notre météorologie n’est pas encore aujourd’hui tellement avancée qu’il faille blâmer ces tentatives infructueuses ; nous avons plutôt à nous demander si l’idée en appartenait en propre aux Grecs.

7. Dans son livre des Apparences des fixes, à côté de bien d’autres auteurs de parapegmes qu’il cite, Ptolémée rapporte souvent des annonces de temps « selon les Égyptiens ». Cela suffit pour nous rendre certains que Thalès avait pu trouver sur les bords du Nil un modèle pour son ouvrage, tel du moins que nous avons été amenés à nous le représenter.

L’immobilité de la science égyptienne, depuis une époque bien antérieure, est suffisamment constatée pour qu’aucun doute ne puisse s’élever à cet égard.

Les Égyptiens étaient certainement capables de déterminer plus ou moins grossièrement les solstices et les équinoxes, et la différence entre la durée des saisons astronomiques est assez grande pour qu’ils l’aient facilement reconnue. Si Thalès a rapporté de ses voyages quelque connaissance vraiment scientifique, c’est évidemment celle-là. Je ne m’arrête pas à cette circonstance assez singulière, que la légende ne lui reconnaît pas la connaissance des moyens pratiques indispensables pour faire la découverte. Le gnomon a certainement été connu en Grèce avant Anaximandre, et je ne mets pas en doute que Thalès n’en ait su l’usage, comme aussi celui de la clepsydre. Mais cet usage, c’est précisément la détermination des solstices et des équinoxes, et il ne l’a pas inventé, il l’a appris.

La donnée de Pline est même un indice qui ferait supposer que Thalès avait trop fidèlement copié son modèle. Les dates des levers et couchers des étoiles diffèrent en Égypte et en Grèce. Or, l’intervalle de 25 jours entre l’équinoxe du printemps et le lever du matin des Pléiades se rapporte à un climat beaucoup plus méridional que Milet. Cet intervalle, qu’Anaximandre portait déjà à 29 jours, Euctémon, contemporain de Méton, devait l’évaluer pour Athènes à 44, et Eudoxe à 48.

Quant à la durée totale de l’année, en adoptant 365 jours (Diog. L., I, 27), Thalès ne faisait encore qu’emprunter aux Égyptiens leur année solaire vague. Il semble même avoir également suivi leurs mois de 30 jours (I, 24), contrairement à l’usage des mois lunaires que les Grecs observaient déjà et qu’ils conservèrent religieusement.

Si enfin (Diog. L., I, 24 ; cf. Apulée, l. c) le sage de Milet indiqua le diamètre du soleil comme étant la 720e partie du cercle qu’il parcourt (remarque qui trouvait naturellement sa place dans le même Traité), Cléomède nous a conservé le procédé élémentaire dont se servaient les Égyptiens pour trouver cette mesure.

Comme autres renseignements précis sur les connaissances astronomiques de Thalès, nous trouvons encore mentionné dans les scholies sur Aratus, qu’il n’admettait que deux Hyades, tandis qu’après lui on en énuméra jusqu’à sept ; d’autre part, il aurait marqué la Petite Ourse comme désignant le pôle plus exactement que la Grande. Callimaque (Diog. L., I, 23) voyait là un enseignement emprunté aux navigateurs phéniciens ; en tout cas, il l’avait trouvé sans doute consigné dans le poème de l’Astrologie Nautique, attribué par les uns à Thalès, par les autres à un certain Phocus de Samos.

Si ce poème a réellement différé du premier dont nous avons essayé d’indiquer le contenu, il ne devait guère renfermer davantage que quelques remarques sur les constellations et quelques pronostics météorologiques, analogues à ceux qu’on trouve à la fin des Phénomènes d’Aratus. Mais alors, quel qu’en ait été l’auteur, la pauvreté des indications qui s’y rapportent permettrait de croire qu’il s’est perdu de bonne heure et n’a jamais été entre les mains d’aucun des anciens qui nous en parlent.

8. En résumé, pour l’astronomie, l’ensemble des documents auxquels on peut ajouter foi nous montre Thalès possédant déjà des connaissances un peu plus relevées qu’en arithmétique ou en géométrie ; la détermination des saisons astronomiques et la mesure du diamètre du soleil nécessitent en effet des observations d’un caractère vraiment scientifique ; mais, malgré la légende de l’astrologue et du puits, qui nous représente Thalès observant lui-même (sans aucun matériel d’ailleurs), il ne parait guère qu’il ait fait progresser l’astronomie de cette façon ; il semble avoir surtout vulgarisé en Grèce par ses vers les connaissances qu’il avait recueillies dans ses voyages et dont le caractère pratique est en général nettement accusé. Enfin, tandis que pour les mathématiques abstraites, il avait assez apporté, si peu que ce fût, pour que les Grecs n’eussent plus, après lui, sérieusement besoin de recourir à l’Égypte, en astronomie, il était probablement assez loin d’avoir épuisé le trésor amassé par de longues observations.

À la vérité, il est difficile de préciser ce qu’il connaissait ; il l’est peut-être moins de marquer ce qu’il ignorait.

À en croire les doxographes grecs de l’ère gréco-romaine, Thalès et son école auraient possédé toutes les notions devenues courantes au ive siècle avant notre ère ; il aurait, pour toutes les découvertes importantes, devancé tout le monde ; bref, rien ne serait resté à faire après lui. De telles assertions sont absolument erronées ; si d’ailleurs, sur certains points, elles n’ont pas une gravité exceptionnelle, sur d’autres, il convient de les relever.

Ainsi, par exemple, il peut n’être pas absurde de dire (12)[12] que Thalès avait une notion plus ou moins nette des cercles astronomiques : le méridien, le zodiaque, l’équateur, les tropiques, le cercle arctique[13] ; mais il faut bien remarquer qu’Eudème attribue expressément à Œnopide, postérieur d’un siècle au moins, la première description précise du zodiaque et qu’au temps de Thalès, les constellations sont à peine nommées. D’un autre côté, la distinction des zones célestes et la conception effective des cercles astronomiques appartient sans contredit à l’école de Pythagore et ne semble même pas avoir été vulgarisée avant le poème de Parménide ; notamment la considération du cercle antarctique suppose la notion de la sphéricité de la terre qui, quoi qu’en disent les doxographes (13), est toujours restée étrangère à l’école ionienne. Thalès ne devait se représenter la terre que comme un disque plat, suivant la doctrine constante de ses successeurs, Anaxagore compris.

D’après Aristote et Théophraste (2) (5), ce disque plat flottait sur l’eau primordiale ; Thalès ne pensait donc pas que les astres continuassent leur route circulaire au-dessous de l’horizon. Ils devaient, pour lui, contourner latéralement le plateau terrestre, selon une opinion à laquelle Aristote fait une allusion très nette et que Mimnerme, entre autres, avait déjà exposée dans ses vers. On ne pont donc dire que, pour Thalès, la terre fut au centre du monde (13) ; comme le dit Eudème, ce fut Anaximandre qui, le premier, l’isola et la suspendit à ce centre.

Considérant la terre comme cylindrique, Thalès ne devait pas regarder le soleil et la lune comme des globes sphériques, mais s’il les croyait de nature terreuse (12), il y voyait des disques (opinion d’Anaximène), ou bien des bassins circulaires (croyance d’Heraclite), pouvant se retourner de façon à montrer un côté obscur.

Il ne devait donc pas posséder une autre explication des éclipses ou des phases de la lune ; je n’ai plus à revenir sur son ignorance de la véritable théorie de ces phénomènes.

Si Anaximandre a le premier spéculé sur les distances relatives des astres[14], Thalès devait tous les considérer comme également éloignés ; dès lors le soleil était pour lui aux limites du monde, doctrine persistante chez les Ioniens et qu’Archimède déclare être encore de son temps la plus généralement adoptée par les astronomes.

Enfin, Thalès ne s’occupait pas encore des planètes, car l’identité de l’étoile du soir et de l’étoile du matin n’a pas été enseignée avant Pythagore, que ce soit d’ailleurs Ibycus ou Parménide qui ait le premier publié cette découverte.

9. Pour restituer au moyen de ces données, tant positives que négatives, l’idée que Thalès pouvait se faire de l’univers, il suffit d’y ajouter un trait, son opinion connue que l’eau est le principe des choses, tout en remarquant que, pour les Ioniens, le principe n’est pas seulement l’élément primordial, mais celui qui remplit l’espace par delà les bornes de notre monde, engendré dans son sein.

On arrive dès lors inévitablement à la conception suivante : l’univers est une masse liquide qui renferme une grosse bulle d’air hémisphérique ; la surface concave de cette bulle est notre ciel ; sur la surface plane, en bas, notre terre flotte comme un bouchon de liège ; les dieux célestes nagent dans des barques circulaires lumineuses, tantôt sur la voûte (la concavité des disques est alors tournée vers nous), tantôt autour du disque terrestre (alors ils sont invisibles à nos yeux). Je ne prétends nullement que ce soit là précisément la conception que Thalès ait adoptée ; car il ne semble pas en avoir exposé une bien précise (Aristote ne parlait déjà de ses opinions que d’après la tradition) et peut-être ses idées n’ont-elles jamais pris une forme bien arrêtée. Mais la représentation que j’ai indiquée est déduite de la combinaison rigoureuse des opinions qu’on lui connaît comme propres et de celles qui forment le fonds commun de la physique ionienne ; on peut donc dire qu’elle a au moins dû flotter devant ses yeux et qu’elle correspond, en fait, à ce qu’il a apporté en Grèce.

Or, elle est absolument identique avec celle que l’on retrouve dans les plus anciens papyrus d’Égypte.

« Au commencement était le Nou, masse liquide primordiale dans les profondeurs infinies de laquelle flottaient confondus les germes des choses. Lorsque le soleil commença à briller, la terre fut aplanie et les eaux séparées en deux masses distinctes. L’une donna naissance aux fleuves et à l’Océan ; l’autre, suspendue dans les airs, forma la voûte du ciel, les eaux d’en haut, sur lesquelles les astres et les dieux, entraînés par un courant éternel, se mirent à flotter. Debout dans la cabine de sa barque sacrée, la bonne barque des millions d’années, le soleil glisse lentement, guidé et suivi par une armée de dieux secondaires, les Akhimou-Ordou (planètes) et les Akhimou-Sekou (fixes)[15]. »

Cette conception cosmologique est, à divers points de vue, tout à fait grossière, et il est assez probable qu’à l’époque de Thalès les prêtres de l’Égypte l’avaient déjà abandonnée pour se rapprocher des doctrines chaldéennes, de même qu’après la conquête d’Alexandre ils s’assimilèrent celles des Grecs. Mais quelles qu’aient pu être les révolutions accomplies à cet égard dans les sanctuaires d’Héliopolis ou de Thèbes, les opinions vulgaires n’avaient probablement pas changé et c’étaient celles que Thalès pouvait s’approprier le plus facilement.

10. Nous arrivons donc à cette conclusion que le Milésien n’aurait fait que rapporter en Grèce, en même temps que les connaissances pratiques des Égyptiens en arpentage et en astronomie, les notions cosmologiques les plus répandues chez eux ; mais, pour asseoir cette conclusion, il est essentiel d’examiner s’il n’aurait pas puisé ailleurs, et particulièrement à des sources grecques, les éléments principaux de son système.

C’est déjà l’opinion d’Aristote, qui ne connaît pas, bien entendu, la cosmologie égyptienne; il rapproche l’idée de Thalès de prendre l’eau comme premier principe, des mythes antiques où l’Océan et Téthys sont l’origine de la génération ; mais, en fait, ces mythes ne reposent guère que sur quelques vers homériques assez vagues; en particulier, dans celui que cite Aristote (Iliade, XIV, 201) :

Ὠκεανόν τε Θεῶν γένεσιν, καὶ μητέρα Τηθῦν,

si l’Océan et Téthys ont engendré des divinités, les Fleuves et les Océanides, Θεῶν γένεσιν ne peut pas plus signifier que le premier est l’ancêtre commun de tous les dieux, que l’épithète de Zeus, πατὴρ ἀνδρῶν τε Θεῶν τε, n’attribue à celui-ci la paternité et de tous les hommes et de tous les dieux.

Les cosmogonies hésiodique et homérique reposent en fait sur des conceptions absolument contraires ; c’est la terre qui est primordiale et, quelle qu’ait été la signification originaire du mythe de l’Océan (sa forme circulaire, sa monture ailée, dans Eschyle, semblent indiquer un emblème du temps), il n’est plus qu’un fleuve, père de tous les autres, mais qui, comme eux, a deux rives et qu’on traverse ; quant au ciel, il est solide (d’airain), comme le firmament phénicien ; il repose sur l’Atlas et le soleil et la lune y poussent leurs attelages.

Cette conception n’est d’ailleurs nullement en contradiction avec la légende que les astres se baignent dans l’Océan et y ravivent leur éclat.

A la vérité, les épithètes de γαιήοχος, d’εἰνοσίγαιος, données à Poséidon, semblent pouvoir s’interpréter comme liées à la représentation de la terre flottant sur l’eau et ébranlée par les mouvements de celle-ci ; or, on peut bien croire que cette explication des tremblements de terre était précisément celle de Thalès[16].

Mais ces épithètes sont certainement trop vagues pour constituer une preuve sérieuse, et il est clair que l’énorme puissance des flots courroucés devait trop frapper un peuple marin pour qu’il ne fût pas naturellement amené à la considérer comme la cause des tremblements de terre.

Je ne trouve, en somme, qu’un mythe qui présente une analogie véritable avec la « barque Sekhti » des Égyptiens ou les bassins creux d’Héraclite ; c’est celui de la coupe d’or dans laquelle le Soleil navigue sur l’Océan pendant la nuit, ou qu’Héraklès emprunte pour la traversée ; mais il faut remarquer que les premiers poètes chez lesquels on rencontre ce mythe, Stésichore, Mimnerme, Phérécyde, sont tous de l’époque de Thalès et par conséquent postérieurs aux relations établies entre la Grèce et l’Égypte. Or, qui a lu Hérodote ne peut douter que les Hellènes n’aient rapporté du Nil, avant toutes choses, des mythes religieux, et l’on ne peut guère donner de celui-là une autre explication.

Le caractère tout spécial de la conception cosmologique des Égyptiens est, en fait, l’argument le plus péremptoire pour y voir exclusivement l’origine de celle de Thalès. Ce caractère ressortira mieux, si l’on compare la conception des Chaldéens.

Pour eux, la terre est un bassin rond renversé, creux par dessous, et reposant sur l’abîme. Le firmament, « déployé au-dessus d’elle comme une tente »[17] sur laquelle s’étend la riche broderie des constellations,

Pareille à des clous d’or plantés dans un drap noir,

pivote perpétuellement sur une montagne située aux extrémités de la terre, par delà le fleuve Océan. Entre ciel et terre, circulent, au milieu des nuages, des vents, de la foudre, de la pluie, les sept planètes, sortes de grands animaux doués de vie : Samas (le soleil), Sin (la lune), Adar-Samdan (Saturne), Mardouk (Jupiter), Nergal (Mars), Istar (Vénus), Nabou (Mercure).

Dans cette cosmologie, à côté de traits communs aux croyances primitives des Hellènes, on en trouve d’autres qu’Anaximène paraît avoir empruntés plus tard ; mais rien ne ressemble à la conception que nous avons été conduits à attribuer à Thalès, rien ne ressemble à la cosmologie égyptienne, qui est d’ailleurs très inférieure, car la représentation chaldéenne distingue nettement le mouvement diurne de la sphère céleste et les mouvements des planètes.

11 . Parmi les opinions du Milésien auxquelles on peut reconnaître un caractère suffisant d’authenticité, il en est une dernière qui mérite encore notre attention : « tout est plein de dieux » suivant le mot que rapporte Aristote, ou bien, d’après la formule de Diogène Laërce, « le monde est animé et plein de divinités ». Le sens véritable de cette expression est déterminé en ce que Thalès attribuait une âme vivante, non seulement aux plantes, mais encore à l’ambre ou à l’aimant, pour expliquer les phénomènes de l’attraction exercée par ces corps.

Cette conception de la force motrice n’a nullement le cachet d’une origine particulière ; on la retrouve partout et le sauvage n’en a pas d’autre. C’est qu’elle est naturelle à l’homme et, quand nous en sourions, nous ne réfléchissons guère qu’au fond nous n’en sommes vraiment pas débarrassés, et qu’elle se trouve, masquée, il est vrai, mais toujours indéracinable, sous les représentations que nous croyons les plus abstraites et partant les plus rigoureusement scientifiques.

Toutefois, il n’est pas inutile, pour notre objet, d’observer que les Égyptiens ne s’étaient nullement élevés dans leur langage au-dessus de ce premier degré de l’échelle ; leurs croyances médicales en offrent de curieux exemples (Maspéro, p. 82, 85). En somme, là encore, Thalès ne semble pas s’être écarté des opinions vulgairement reçues chez eux.

On pourrait rechercher dans leurs doctrines d’autres rapprochements avec les dogmes célèbres de la philosophie grecque ; nous aurons dans la suite, à propos d’Heraclite, à constater encore quelques emprunts probables ; cependant il faudrait évidemment se garder d’aller trop loin dans cette voie.

On a récemment appris qu’il ne fallait nullement ajouter foi, par exemple, à une des opinions les plus répandues, même dans l’antiquité, à savoir que la métempsycose serait une idée égyptienne. Les Grecs qui croyaient la retrouver sur les monuments figurés ont été trompés par des représentations symboliques qui marquent l’assimilation du khou à divers types divins sous la figure d’animaux ou de plantes. Dira-t-on que Pythagore s’y est trompé lui-même ? Autant avouer que l’idée était en lui.

Si l’on veut attribuer une origine barbare à ce dogme fameux, mieux vaudrait le rattacher aux rites orphiques et aller chercher au nord de la Thrace, chez les Gètes (en retournant les dires d’Hérodote sur Zamolxis, qui est un dieu solaire) ou chez les Cimmériens (la transmigration des âmes étant un dogme constant de la religion des Kimris)[18].

D’un autre côté, on ne peut nier que les distinctions égyptiennes du principe intellectuel (khou), véritable génie divin, de l’âme (ba), du souffle vital (niwou), n’aient de singulières ressemblances avec les théories platoniciennes ; mais on n’est aucunement en droit, pour cela, d’attribuer à celles-ci une source étrangère. Au ive siècle, la pensée hellène a certainement conscience d’elle-même ; elle a dans sa force une foi qu’elle perdra plus tard, quand elle ira rechercher inutilement la vie dans la poussière morte des vieilles croyances barbares. Platon a pu connaître les opinions égyptiennes qui se rapprochent des siennes ; celles-ci n’en sont pas moins les vraies filles de son génie.

Au temps de Thalès, la situation est toute différente ; tout à l’heure l’originalité hellène va éclater ; pour le moment elle s’ignore ; elle cherche à tâtons autour d’elle, comme si elle avait besoin de matériaux, ou comme si elle n’osait rien tirer de son propre fonds. Mais, il faut le répéter, elle n’a ainsi guère ramassé de connaissances étrangères ; Thalès n’a rapporté d’Égypte, ni l’arithmétique qui est autre chose que d’imparfaits procédés de calcul ; ni la géométrie, car si ce qu’on y en savait méritait alors ce nom, nous lui donnons aujourd’hui un tout autre sens ; ni l’astronomie, car elle ne consiste pas dans quelques observations isolées ou quelques connaissances pratiques pour le calendrier ; ni enfin la philosophie, comme l’entendent les Ioniens, car de grossières conceptions cosmogoniques ou physiques ne doivent pas être confondues avec elle.

Qu’on examine maintenant, comme nous allons le faire dans le prochain chapitre, les opinions d’Anaximandre, on va sentir toute la différence. Voilà le premier qui essaie une explication mécanique de l’univers, qui soulève les éternels problèmes toujours posés devant nous sur la matière du monde, sur ses destinées ; c’est là le premier libre essor de la pensée hellène ; elle va vivre et grandir sur le sol fécond où le grain est tombé.

DOXOGRAPHIE DE THALÈS[19]


1. Théophraste, fr. 1 (Simplic. in physic., 6 a)[20]. — De ceux qui admettent un seul principe mobile, et qu’Aristote appelle proprement physiciens, les uns le considèrent comme limité : ainsi Thalès fils d’Examyas, de Milet, et Hippon (qui paraît, d’autre part, avoir été athée), ont dit que l’eau était le principe. Les apparences sensibles les conduisaient à cette conclusion : car, et ce qui est chaud a besoin d’humidité pour vivre, et ce qui est mort se dessèche, et tous les germes sont humides, et tout aliment est plein de suc ; or, il est naturel que chaque chose se nourrisse de ce dont elle provient ; mais l’eau est le principe de la nature humide et ce qui entretient toutes choses ; donc ils ont conclu que l’eau était le principe de tout et déclaré que la terre repose sur l’eau. Thalès est le premier que l’on rapporte avoir publié chez les Grecs ses connaissances sur la nature ; quoiqu’il ait eu de nombreux précurseurs (du moins à ce qu’en pense Théophraste), il les a tous assez dépassés pour les faire oublier ; on dit cependant qu’il n’a pas laissé d’écrit, sauf celui intitulé « Astrologie Nautique. » (Cf. Aristote, Metaph., I, 3, De cœlo, II, 13.)

2. Philosophumena, I, 1. — Thalès de Milet, l’un des sept sages, est regardé comme le premier qui ait abordé la philosophie naturelle. D’après lui, l’eau est le principe et la fin de tout ; car en se figeant ou au contraire en se vaporisant, elle constitue toutes choses. L’univers est supporté par l’eau ; d’où les tremblements de terre, les tourbillons des vents et les mouvements des astres. Toutes les choses sont comme emportées et en écoulement, conformément à la nature du premier principe de leur génération. Être dieu, c’est n’avoir ni commencement ni fin. — Ce fut lui qui, s’occupant le premier de l’étude des astres, fut chez les Grecs l’auteur de cette science ; on sait que, regardant le ciel et disant qu’il connaissait très bien les choses d’en haut, il tomba dans un puits et qu’alors une servante thrace se moqua de lui : « Il prétend savoir ce qui est au ciel et ne sait pas ce qui est à ses pieds. » Il vivait au temps de Crésus.

3. Ps Plutarque (Stromata, I). — Le premier de tous, Thalès, dit que l’eau subsiste comme principe de toutes choses ; car tout en provient et y retourne.

4. Épiphane (Advers. hæres., III, 1). — Thalès de Milet, un des sept sages, déclara que l’eau était le principe générateur de toutes choses ; car tout, dit-il, provient de l’eau et se résout en eau.

5. Hermias (Irris. Gentil. philos., 10). — D’autre part, Thalès me fait signe qu’il possède la vérité, lorsqu’il détermine l’eau comme principe de tout, car tout est formé par l’humide et tout s’y résout et la terre est portée sur l’eau. Pourquoi ne croirais-je pas Thalès, le plus ancien des Ioniens ?

6. Aétius, I. — 2. Thalès de Milet regarde comme une même chose le principe et les éléments. Il y a une très grande différence, car les éléments sont composés, et nous disons que les principes ne sont ni composés, ni résultats ; ainsi nous appelons éléments la terre, l’eau, l’air, le feu, mais un principe ne doit rien avoir d’antérieur qui lui donne naissance, sans quoi ce ne serait pas lui qui serait principe, mais bien ce dont il naît. Or, la terre et l’eau ont des antérieurs qui leur donnent naissance, à savoir la matière sans forme et sans spécification, la forme, que nous appelons aussi entéléchie, et la privation. Ainsi Thalès se trompe en disant que l’eau est principe et élément[21]. — 3. Thalès de Milet déclara que l’eau est le principe de toutes choses, car tout, dit-il, vient de l’eau et se résout en eau. Son opinion s’appuie sur ce que : 1o la semence, qui est le principe pour tout animal, étant humide, il est vraisemblable que tout tire son origine de l’humide ; 2o toutes les plantes se nourrissent et portent des fruits grâce à l’humidité ; si elles en sont privées, elles dépérissent ; 3o le feu même du soleil et des astres, enfin le monde entier est entretenu par les exhalaisons des eaux. C’est aussi pourquoi Homère émet la même opinion sur l’eau :

« L’Océan qui pour tout se trouve l’origine. »

7. Probus (sur Virgile), p. 21. — On pense que cette opinion de Thales provient d’Hésiode, qui dit :

« Le chaos fut avant toutes choses ; ensuite… »

Car Zénon de Cittion dérive chaos de χέεσθαι (couler) et l’interprète dans le sens d’eau. Mais nous pouvons aussi attribuer la même opinion à Homère, qui dit :

« L’Océan et Téthys, père et mère des dieux. »

8. Cicéron (De deor. nat., I, 40). — Thalès de Milet, qui, le premier, a agité ces questions, dit que l’eau est l’origine des choses et que le dieu, c’est l’intelligence qui a tout fait avec l’eau. Mais peut-il y avoir des dieux sans sentiment ou pourquoi a-t-il ajouté l’intelligence à l’eau, s’il peut y avoir une intelligence séparée de tout corps ?

9. Saint Augustin (De civ. Dei, VIII, 2). — Le premier de l’école ionienne fut Thalès de Milet, un des sept sages ; mais tandis que les six autres se faisaient remarquer par leur genre de vie et par certains préceptes concernant la conduite morale, ce Thalès, pour laisser des successeurs, étudia les secrets de la nature et écrivit ses recherches ; il est surtout remarquable pour avoir su pénétrer les mystères des nombres de la science des astres et prédire ainsi les éclipses de soleil et de lune. Cependant il a cru que l’eau était le principe des choses, que c’est de là que provenaient les éléments du monde, le monde lui-même et tout ce qui y naît, et il n’a préposé aucune intelligence divine à cette œuvre si admirable du monde.

10. Aétius, I. — 7. Thalès : L’intelligence du monde est le dieu ; car tout est à la fois animé et plein de daimones ; l’humide élémentaire est pénétré par la puissance divine qui le met en mouvement. — 8. Thalès, Pythagore, Platon, les stoïciens : Il existe des daimones, essences psychiques, et aussi des héros, âmes séparées du corps ; ils sont bons ou méchants, suivant que les âmes sont bonnes ou méchantes.

11. Aétius, I. — 9. L’école de Thalès, de Pythagore, en allant par Heraclite jusqu’aux stoïciens : La matière est sujette aux modifications, aux changements, aux transformations et à l’écoulement. — 12. Thalès et ses successeurs ont déclaré que la cause première était immobile. — 16. L’école de Thalès et de Pythagore : Les corps peuvent souffrir la division à l’infini, comme aussi tous les continus, lignes, surfaces, volumes, corps, lieux, temps. — 17. Thalès et son école : Les combinaisons se font par mélange des éléments avec changement de ceux-ci. — 18. Tous les physiciens, à partir de Thalès, ont nié le vide en tant que réellement vide. — 25. Thalès : Ce qu’il y a de plus fort, c’est la nécessité, car elle domine l’univers[22].

12. Aétius, II — 1. Thalès : Le monde est un. — 12. Thalès, Pythagore et son école : La sphère du ciel entier est divisée par cinq cercles [que l’on appelle zones]; ce sont l’arctique et toujours visible, le tropique d’été, l’équateur, le tropique d’hiver, l’antarctique et invisible. Le zodiaque est oblique sur les trois cercles du milieu et les touche tous trois. Le méridien coupe les cinq à angle droit, allant du nord à l’opposé. — 13. Thalès : Les astres sont d’une nature terreuse, mais enflammés. — 20. Le soleil est de nature terreuse. — 24. Thalès a, le premier, dit qu’il s’éclipse lorsque la lune, qui est de nature terreuse, vient en droite ligne au-dessous de lui ; alors l’image en apparaît sur le disque comme sur un miroir. — 25. Il a déclaré que la lune est de nature terreuse. — 28. Il a dit, le premier, qu’elle était illuminée par le soleil. — 28. Thalès, Anaxagore, Platon, Aristote, les stoïciens, d’accord avec les mathématiciens : La lune parait s’obscurcir tous les mois lorsqu’elle se rapproche du soleil, parce que celui-ci ne l’éclaire que d’un côté ; quand elle s’éclipse, c’est qu’elle tombe dans l’ombre de la terre qui se trouve alors entre les deux astres ; le soleil au contraire est éclipsé par l’interposition de la lune.

13. Aétius, III. — 8. Thalès et son école : La terre est unique. — 10. Thalès, son école et les stoïciens : La terre est sphérique. — 11. L’école de Thalès : La terre est au centre du monde. — 15. Thalès et Démocrite attribuent à l’eau la cause des tremblements de terre.

14. Aétius, IV. — 1. Thalès pense que les vents étésiens soufflant contre l’Égypte, soulèvent la masse du Nil, en gonflant la mer et en la chassant devant les embouchures qui sont ainsi obstruées. — 2. Thalès a déclaré le premier que l’âme est une nature toujours en mouvement ou se mouvant d’elle-même.

15. Aétius, V. — 26. Platon, Thalès : Les plantes ont des âmes comme les animaux ; cela se voit à leurs balancements, à la raideur de leurs branches, à ce fait qu’elles cèdent à la traction pour se redresser ensuite vivement, et peuvent même ainsi entraîner des poids.

16. Varron (De re rustic., II, 1, 3). — S’il y a eu un commencement pour la génération des animaux, comme l’ont pensé Thalès de Milet et Zenon de Cittion.






  1. « Savant homme, dont on raconte nombre d’inventions commodes dans les arts et dans les affaires de pratique, comme on le fait aussi de Thalès le Milésien et d’Anacharsis le Scythe. » (Platon, République, X, 600 a.)
  2. Voir notamment l’étude de Th.-H. Martin, Revue archéologique, 1864, et les chapitres de son Histoire de l’astronomie publiés depuis dans les Mémoires de l’Institut.
  3. Il y aurait quelques réserves à faire sur ce point ; Eudoxe de Cnide avait déjà dû arriver à des résultats comparables à ceux d’Aristarque pour la distance de la lune à la terre ; mais la valeur générale de l’argument n’en serait point ébranlée.
  4. Voir Schiaparelli, I precursori di Copernico nell’ antichità, Hœpli, Milan, 1873, page 6. — C’est dans une hypothèse de ce genre que se trouve l’origine de l’invention de l’antichthone dans le système de Philolaos. Au reste, la première conception d’astres obscurs parait remonter à Anaximène.
  5. Voir Schiaparelli, Le sfere omocentriche di Eudosso, di Callippo e di Aristotele, Hœpli, Milan, page 12.
  6. En Chine, l’an 2159 avant notre ère, les astrologues Hi et Ho auraient été mis à mort, conformément aux lois, à la suite d’une éclipse de soleil non prédite.
  7. D’après le témoignage de Suidas, on donne à cette période le nom de saros chaldéen, quoique le mot sare ait un sens tout différent pour les assyriologues ; il vaudrait mieux, avec Geminus, la tripler et l’appeler alors exéligme.
  8. Le mot égyptien désigne, au reste, non pas le solide, mais son arête.
  9. Le plus ancien traité grec sur l’arpentage parait avoir été écrit par Démocrite : περὶ γεωργίης ἣ γεωμετρικόν (Diog. L., IX. 48).
  10. « Pour la combinaison des lignes avec démonstration, personne ne m’a surpassé, pas même en Égypte ceux qu’on appelle Arpédonaptes (ceux qui attachent le cordeau). » (Clém. d’Alex., Strom. 1) Le terme technique est d’origine grecque,
  11. République, IV, 436 a.
  12. Ces chiffres entre parenthèses renvoient aux nombres correspondants de la doxographie qui suit ce chapitre.
  13. Les anciens appelaient ainsi, non pas le même cercle que nous, mais le cercle céleste, variable suivant la latitude, qui limite les étoiles toujours visibles de celles qui se lèvent ou se couchent ; le cercle antarctique était l’opposé, limite des étoiles toujours invisibles.
  14. Simplicius, De cœlo. fol. 115 a, d’après Eudème.
  15. Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, pages 27 à 30.
  16. On peut rappeler à ce sujet le fameux texte du papyrus de Chabas : La terre navigue selon ta volonté, où l’on a voulu voir la trace d’une antique croyance égyptienne au mouvement de notre planète. Cette hyperbole orientale, adressée à un personnage puissant, antérieur (?) à la construction des pyramides, peut faire allusion aux tremblements de terre en tout cas, elle indique nettement que la terre est conçue comme un disque flottant sur l’eau.
  17. Maspéro. p. 142 et suiv.
  18. Remarquons en passant qu’Artémis (Artimpasa) est une déesse du nord, honorée chez les Thraces (Bendis), chez les Tauro-Scythes. Apollon a probablement la même origine. Il est certain que, de très bonne heure, les Hellènes avaient été en relations étroites avec les peuplades riveraines de la mer Noire ; à partir de l’expédition de Darius, le lien fut brisé et ne se renoua qu’incomplètement.
  19. J’ai cru intéressant de faire suivre la monographie de chaque penseur de la traduction des textes qui lui sont relatifs dans l’édition des Doxographi Græci de Diels, en négligeant toutefois les répétitions sans importance qui se rencontrent, soit dans les prolégomènes, soit dans l’appareil critique ; ce recueil pourra à la fois servir, soit comme pièces justificatives pour mes discussions, soit comme matériaux destinés au lecteur qui voudra en user. Mais il n’entre nullement dans mon plan de faire à chaque fois une critique complète de ces documents ; cette tâche a été accomplie dans la Philosophie des Grecs d’Éd. Zeller, désormais accessible aux lecteurs français pour la période que j’étudie. Si je suis en désaccord sur quelque point avec l’illustre historien, j’aurai soin de l’indiquer. Mais pourquoi voudrais-je refaire ce qui est bien fait et suffisamment répandu ? À la suite de cette doxographie de chaque physicien, j’ai ajouté également la traduction de ceux de ses fragments que j’ai eu à citer. Cette traduction est faite sur l’édition des Fragmenta philosophorum græcorum de Mullach par Didot.
  20. Les mots en italique sont ceux que Diels considère comme appartenant à Simplicius.
  21. Toute cette critique est un lieu commun de l’école d’Aristote.
  22. Ceci est une sentence dans le genre de celles attribuées aux sept sages.