Pour la Bagatelle/4

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Albin Michel (p. 55-70).



IV


Romain Vérani était bien le jeune homme insouciant et léger, le butineur amoureux de l’amour qu’il avait décrit à Mme  Lestrange. Et, malgré ses défauts, il demeurait estimable, possédant le mérite assez rare de vivre sans vilenie dans son milieu de corruption politique. Le libertinage de don Juan est presque sympathique quand l’ignominie de Mercadet lui sert de repoussoir.

Romain ne s’était pas vanté en parlant de son expérience galante. Très amateur de femmes, mais surtout de femmes du monde ; doué d’un tempérament volage, il avait vite fait le tour de la société où il était reçu ; et, désormais, réduit à chercher ses bonnes fortunes au hasard — puisqu’il dédaignait les actrices et méprisait les professionnelles, — il était servi par un flair spécial, ne revenant jamais bredouille de sa chasse à l’aventure.

Ce n’était pas au cinéma seulement que le jeune député guettait les vertus prêtes à défaillir. Il avait imaginé également ce qu’il appelait « le coup du métro ». En ce temps de vie chère, les femmes de la meilleure classe emploient ce mode de transport. Aux heures d’affluence, embusqué à l’entrée de la station Chaussée d’Antin ou de la station Palais-Royal, proches des grands magasins, Romain attendait la « dame qui n’a pas de monnaie ». Quoique le règlement oblige les receveuses à en rendre, chaque jour des contestations éclatent quand un client présente une coupure de cinquante francs. Lorsque la cliente était jolie, Romain, toujours muni de pièces de 25 centimes en prévision de la scène, se précipitait au guichet, prenait galamment le billet de la voyageuse ; puis, la suivait en engageant la conversation.

Le lendemain de son entrevue avec Simone, Romain, qui avait dû rejoindre son père à la sortie du Sénat, remonta avec lui jusqu’à la rue de Sèvres où le sénateur avait affaire. M. Vérani père était aussi riche qu’avare, de cette avarice maniaque et bizarre propre aux vieilles gens ; il utilisait rarement son auto, afin d’économiser l’essence, et ne prenait jamais de voiture publique. Pour éviter d’être obsédé par les réflexions paternelles s’il arrêtait un fiacre sous ses yeux, Romain, en se séparant de son père, descendit ostensiblement l’escalier du métro Croix-Rouge.

Au guichet, il se trouva derrière une jeune personne qui murmura d’une voix dépitée, en explorant le fond d’une bourse à mailles d’argent :

— Allons, bon ! Je n’ai pas de monnaie.

— Permettez-moi, mademoiselle…

Entraîné par l’habitude, Romain jetait dix sous sur le guichet. Dieu sait qu’il ne songeait pas à mal, à la veille d’un second rendez-vous avec cette exquise Simone, — trop nonchalant pour mener deux intrigues de front : il pratiquait la fidélité du moment présent, à défaut de l’amour suivi.

La jeune personne se tournait vers lui en disant gentiment :

— Je vous remercie, monsieur, de votre obligeance.

C’était une brune alerte, souple et fine, une brunette Parisienne aux yeux mordorés et au teint délicat. Elle avait le regard vif et la voix douce. Elle était bien coiffée, bien chaussée, moulée des pieds à la tête dans un tailleur noir tout simple. Son élégance et sa distinction révélaient la race. Romain fut aguiché.

Il était d’humeur trop inconstante, malgré tout, pour qu’au lendemain d’une aventure avec une blonde, il ne trouvât pas toutes les brunes ravissantes. Et celle-ci s’avérait délicieuse. Jeune fille ? Jeune femme ? Elle ne paraissait pas plus de vingt-trois à vingt-cinq ans. Et pourtant, instinctivement, Romain lui dit : madame, — car elle avait une assurance de femme indépendante.

— Ces employées du métro sont bien désagréables, n’est-ce pas, madame ?

Elle filait sur le quai, sans répondre. Et comme elle avait accepté l’offre du billet sans bégueulerie, Romain conclut que ce devait être une femme de bonne éducation qui agréait une politesse avec aisance mais tenait les impertinents à distance. Ses manières dénotaient du tact et de la mesure. Il n’en fut que plus émoustillé.

Voyant qu’elle pressait le pas, il s’efforça de la piquer en chuchotant à son oreille :

— Je vous fais donc peur ?

L’effet attendu se produisit. Elle se retourna brusquement ; et, le jaugeant d’un regard acéré, riposta d’une voix nette :

— Oh ! non, monsieur. Je ne redoute que les hommes d’esprit.

Elle ajouta carrément :

— Et rien n’est plus bête qu’un suiveur.

Romain, fort amusé, répliqua sans se déconcerter :

— Si : il y a quelque chose de plus bête… C’est de répondre au dit suiveur, même pour le remettre à sa place. Car, alors, la conversation se trouve engagée ; et comme le suiveur ne demande que ça, c’est la dame qui est prise au piège.

Il avait dit cela avec une drôlerie si plaisante qu’elle sourit, désarmée, tant la remarque était juste.

Elle murmura :

— Vous mériteriez de vous faire rendre vos cinq sous, vous.

— Cela ne m’offenserait pas… Je les donnerais au premier mendiant en le priant de faire des vœux pour mes amours.

Le train entrait en gare. Ils montèrent. Romain déclara avec autorité :

— On nous a vus causer… Nous allons être forcés de continuer pour ne pas scandaliser la galerie qui nous croit ensemble.

La jeune femme subissait cette gaieté contagieuse, chatouillée par ces gamineries primesautières, cet aplomb enjoué que Romain avait conquis à l’usage de ces rencontres. Elle observait d’un œil investigateur le jeune homme, assis en face d’elle, et le trouvait gentil : effronté sans insolence, entreprenant sans grossièreté ; joli garçon, au demeurant, ayant dans ses façons ce je ne sais quoi décelant l’homme de bonne compagnie.

À la Concorde, lorsqu’elle changea de ligne, elle ne s’offusqua point en le voyant prendre la même direction. Il lui plaisait, avec sa moustache blonde qui frisait au-dessus de la lèvre bien dessinée et ses yeux de chat aux lueurs glauques, à la pupille dilatée. Il s’exprimait en termes choisis, employait un langage tout à la fois correct et familier ; et sa prononciation, relevée d’une pointe d’accent provençal, indiquait une distinction native.

L’homme parvient à se déguiser grâce à son costume, son maintien, son vocabulaire étudié ; mais, en dépit de tous ses efforts, il ne pourra jamais corriger absolument sa diction ; et la véritable origine se trahit dans sa voix.

Même en déclamant des phrases prétentieuses, fruits d’une instruction acquise après coup, un député Hajarrive reste un ancien voyou de Ménilmontant par sa manière d’articuler : « Aujôrd’hui ».

En écoutant Romain Vérani, la jeune inconnue constata qu’il appartenait à la classe bourgeoise : c’était donc un viveur convenable, régulier, fait pour inspirer confiance.

Néanmoins, à la porte Maillot, lorsque Romain, sortant du métro avec elle, s’apprêta tranquillement à l’escorter, elle se récria :

— Ah ! ça, imaginez-vous que je vais vous ramener à la maison ?

— Pourquoi pas ?

— J’ai une famille, monsieur.

— Je vous plains, madame. C’est très gênant, la famille. J’en parle en connaissance de cause, car je puis vous garantir que je ne sors pas de l’Assistance publique.

— Voyons, soyez sérieux et laissez-moi… Allez-vous en.

— Pas avant que vous m’ayez donné l’espoir que nous nous reverrons…

— Dans un monde meilleur, si vous êtes bon chrétien.

— C’est à mon tour, madame, à vous prier de ne pas plaisanter…

Romain reprit, avec une nuance de gravité dans la voix :

— Je vous ai aperçue pour la première fois, tout à l’heure… Je vous ai trouvée très jolie… J’ai éprouvé un vif désir de vous connaître… Si cela s’était passé dans le monde, vous auriez jugé ces sentiments fort naturels de ma part… Mais c’est arrivé dans la rue ; aucun ami commun n’était là pour me présenter à vous… Est-ce une raison suffisante pour que je renonce à une espérance de bonheur ? Je vous assure que vous me rendrez extrêmement heureux en me permettant de vous voir où vous voudrez, quand vous voudrez, ne fût-ce qu’une minute tous les deux ou trois jours… Que j’ai la joie de toucher votre main et de respirer votre parfum… Le hasard est si puissant… Songez-y : je suis en relations mondaines avec une centaine de femmes qui me sont totalement indifférentes ; et, ce soir, sous l’apparence d’une passante fugitive, c’est peut-être mon avenir qui m’a frôlé de l’aile…

Elle l’examinait en dessous, indécise, ébranlée. Il sentit que son discours l’avait impressionnée ; alors, il insista :

— Promettez-moi que nous nous reverrons… Je ne voudrais pas vous quitter sans emporter un espoir… Un léger souvenir de vous : écoutez, dites-moi seulement quel est votre prénom ?

— Simone.

« Tiens : vous aussi ! » faillit lâcher Romain. Il se reprit, et dit tout haut :

— Laissez-moi me présenter… Je m’appelle Romain Vérani. Je suis…

Elle interrompit :

— Êtes-vous marié ?

Romain fut décontenancé par cette question lancée à l’improviste.

Il pensa : « Va-t-elle exiger une promesse de fiançailles, comme les Anglaises ! » puis, répondit en riant :

— Je suis célibataire, Dieu merci !

Il eut l’idée d’ajouter :

— Et vous, madame ?… mademoiselle ?

Elle eut une moue :

— Oh ! moi : je suis mariée, malheureusement… et mal mariée. J’ai commis la faute d’épouser, toute jeune, un coureur de dot. Je suis délaissée, trompée. Rien ne me retient, rien ne m’attache à mon mari : je n’ai pas d’enfant ; aussi, je passe une grande partie de ma vie chez ma mère.

« Toutes les femmes ont la même histoire », constata Romain.

Il lui demanda :

— Quand vous reverrai-je ?… Demain ?

Elle sourit finement :

— Je ne donne pas de rendez-vous, comme cela… si légèrement… si facilement… Demain, d’abord, j’ai un tas de courses à faire… À six heures, pour me reposer, j’irai prendre une tasse de lait, au thé du boulevard Haussmann…

Romain s’écria :

— Comme c’est singulier : moi aussi, j’ai l’habitude de prendre le thé, boulevard Haussmann… Si nous nous y rencontrions, par hasard, madame, vous ne m’en voudriez pas ?

Elle lui lança un de ces doux regards de femme qui pénètrent jusqu’à l’âme.

Il eut l’intuition qu’il l’avait à demi séduite ; et profita aussitôt de la minute propice pour lui dire câlinement, avant de s’éloigner :

— Alors, je m’en irai sans savoir qui vous êtes ?… J’ignore votre adresse : si vous ne veniez pas, demain, où vous revoir ?… où vous écrire ?… Puis, je serai forcé, en pensant à vous — et ce sera très compromettant, madame — de vous appeler « Simone » tout court, puisque je ne puis ajouter l’autre nom…

La jeune femme sourit avec indulgence et répondit :

— Vous serez bien avancé quand vous saurez que je m’appelle Mme  Lestrange et qu’on peut m’adresser des lettres chez ma mère, la comtesse de Francilly, 12 rue du Commandant-Marchand, chez qui je vais dîner précisément ce soir.

Romain Vérani, pétrifié, la regardait fixement. Il se dit : « Est-ce une blague, ou suis-je fou ? Ai-je mal entendu ? Est-ce une hallucination ? »

Il demanda, d’un ton mal assuré :

— Seriez-vous la femme du romancier Armand Lestrange ?

— Vous connaissez mon mari ?

Romain balbutia :

— Pas personnellement… mais je viens de lire Idylle chrétienne

— Ben, vous avez de drôles de goûts, en littérature !… Je croyais qu’Armand n’avait pour lecteurs que des notaires de province, des curés de village et des vieilles dévotes !

Et, ponctuant sa réflexion d’un éclat de rire, la jeune femme se mit à courir vers l’avenue Malakoff, après l’avoir salué légèrement.

Hébété, stupéfait, abasourdi, le jeune député restait figé sur place en murmurant :

— Qu’est-ce que cela signifie ?… C’est le même nom, la même histoire… et ces propos identiques… Lestrange n’est pas bigame, que diable !

Il évoquait la blonde Simone Lestrange aux yeux bleus, à la voix mélancolique ; il revoyait cette Simone Lestrange, brune et sémillante… Toutes les deux se prétendant Mme  Lestrange, née de Francilly

Il songea, perplexe : « Laquelle est la vraie ? »