Pour la Bagatelle/5

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Albin Michel (p. 71-88).



V


Le lendemain, à son réveil, Romain s’écria en levant son miroir à barbe à hauteur de son visage :

— Voilà la figure d’un héros de vaudeville… Cet après-midi, j’ai deux rendez-vous avec une dame Lestrange ; mais cette dame est une femme dédoublée, tantôt brune tantôt blonde… Ô mânes de Labiche, aidez-moi à démêler cet imbroglio !

Romain Vérani riait sans conviction de sa mésaventure. Une sorte d’appréhension le tourmentait : cette crainte superstitieuse qui s’empare de nous, malgré notre raison, quand un phénomène occulte trouble notre existence courante. Bien que l’énigme fût plus irritante qu’inquiétante, Romain avait une peur nerveuse de l’inexplicable, de l’irréel. Tel le héros du fameux poème de Rollinat, il éprouvait ce frisson, cet effroi du surnaturel « à entendre sonner le treizième coup de minuit. »

Sitôt habillé, il n’y put tenir :

— Il faut que je sache la vérité, avant de les avoir revues !

Il voulut entreprendre son enquête ce matin même, afin de n’avoir point le rôle grotesque et de jouer la comédie du dupé dupeur à celle des deux qui n’était pas Mme  Lestrange.

Les suppositions les plus saugrenues agitaient sa cervelle : ayant peine à croire à la coïncidence d’une double rencontre lui révélant fortuitement un subterfuge de noms, il se demandait non sans colère si quelque mystificateur de son entourage ne lui avait point tendu un piège ? Si extravagante que fût l’hypothèse, elle déterminait Romain à éclaircir immédiatement le mystère.

Il quitta l’appartement qu’il occupait dans l’hôtel particulier de ses parents ; puis, se munissant de sa serviette de cuir, il prit un air préoccupé pour dire à son valet de chambre :

— Vous préviendrez madame que je ne rentrerai pas déjeuner… Mon temps est absorbé par des affaires importantes jusqu’à ce soir.

Au coin de la rue Lincoln, il sauta dans un taxi et se fit conduire boulevard Haussmann, chez Simone.

Il était dix heures du matin. La chaussée était toute fraîche de l’humidité des arrosages. Des cuisinières, arrêtées sur le trottoir, leur panier au bras, riaient haut et parlaient bas. Romain les considéra avec envie : dire que l’une d’elles savait peut-être ce secret qu’il aurait payé si cher ! Au moment d’entrer sous la voûte de l’immeuble habité par les Lestrange, Romain s’aperçut qu’un écriteau était apposé sur le linteau de la porte. Ce détail lui servit d’entrée en matière. Il questionna le concierge :

— L’entresol est à louer ?

Avec sa serviette sous le bras, ses vêtements élégants, ses chaussures fines et fraîches, le jeune homme représentait assez bien l’avocat aisé aux yeux du concierge qui lui fit visiter complaisamment l’appartement vacant.

Tout en déambulant à travers les pièces vides, Romain prononça avec hésitation en étouffant sa voix que répercutait la sonorité ambiante :

— Vous avez pour locataires, je crois, M. et Mme  Lestrange ?

— Oui, monsieur. Ils sont à l’étage au-dessus.

— Je les connais un peu… Mme  Lestrange est une très jolie femme blonde, grande et mince, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

« C’est bien ce que je supposais », pensa Romain en descendant l’escalier. La véritable Amphitryonne est l’Amphitryonne où l’on couche : la légitime Mme  Lestrange est celle qui dort sous le toit conjugal. Et son concierge vient de témoigner inconsciemment en faveur de cette identité. C’est d’ailleurs le portrait de ma blonde Simone qui orne le bouquin du conjoint… Comment n’y avais-je pas songé ? »

Cependant, Romain, quoique convaincu de la personnalité de Mme  Lestrange, voulut faire la preuve de ce juste calcul. Il avait gardé sa voiture : il donna au chauffeur l’adresse de la comtesse de Francilly.

Sans qu’il en eût lui-même la perception, depuis quelques instants il s’intéressait beaucoup plus à la fausse Simone Lestrange qu’à l’autre. La curiosité est le piment du désir : cette énigmatique brunette qui menait hardiment sa barque à Cythère sous un pavillon d’emprunt ; cette aventurière impudente qui prenait le nom d’une femme mariée en guise de masque à plaisir attirait invinciblement le jeune député. Avec celle-là, au moins, l’entreprise ne manquerait pas d’originalité. Déjà blasé par ses multiples maîtresses, Romain se plaisait à imaginer un roman avec cette future maîtresse qui avait tout pour exciter l’appétit des sens : la beauté, l’étrangeté ; l’attrait du mystère, et peut-être du danger… Mais qu’importe ! Rassasié des amours banales, le jeune Vérani se réjouissait d’être intrigué — même par une intrigante.

Toutefois, il se dit prudemment : « Je la laisserai ignorer que je suis le député des Bouches-du-Var… On ne sait jamais… J’ai déjà eu tort, en lui livrant mon nom… Bah ! ce nom de Vérani est aussi répandu dans notre midi que celui de Durand dans le nord… Elle pourra me confondre avec un parfumeur de Grasse ou un négociant en savons de Marseille. »

L’auto le déposait rue du Commandant-Marchand.

Ici, Romain fut désappointé : l’adresse indiquée par la fausse Simone était celle d’un petit hôtel particulier dont la façade blanche s’apercevait à travers le feuillage d’un jardin de lilas en fleurs.

Cette demeure semblait discrète et distante, inaccessible au passant, close devant l’étranger. Pas de concierge à interroger, pas de local vacant où s’introduire sous prétexte de visiter. Romain, immobile en face de la grille fermée, réfléchissait au moyen de poursuivre ses investigations.

Le seul habitant visible de la maison se manifesta en l’espèce d’un grand chien de berger qui accourut du fond du jardin pour aboyer furieusement contre la présence insolite de ce curieux aposté près de la porte.

Au moment où Romain se résignait à s’éloigner, il fut croisé par un facteur qui s’arrêta devant la grille et glissa plusieurs enveloppes dans la boîte aux lettres fixée à l’intérieur.

Le jeune homme aborda le facteur :

— Pardon, mon ami : c’est bien là l’hôtel de la comtesse de Francilly ?

— Oui.

Embarrassé, Romain ne savait de quelle manière continuer ses questions sans paraître suspect. Mais il s’en fia à sa bonne mine, qui lui valait toujours la considération d’autrui, et à l’aspect paterne de ce vieux facteur.

Il dit, avec cette familiarité bienveillante qu’il appelait son « ton de tournée électorale » :

— Il doit être bien grand, pour une dame seule, cet hôtel ?

Le facteur, qui pensait simplement que le monsieur aimait à causer, répondit sans aucune méfiance :

— Mais elle n’habite pas seule… Il y a aussi Mme Lestrange.

Et comme une jeune bonne d’une maison voisine le hélait avec impatience : « Pas de lettre pour moi ? » il se dirigea de son côté, abandonnant Romain à ses méditations.

Celui-ci, de nouveau ahuri, murmurait :

Mme  Lestrange… Qu’est-ce que cela veut dire ?

Il s’en allait machinalement par l’avenue de la Grande-Armée, creusant ce problème. Soudain, il fit une pause sur le trottoir en pensant avec énergie : « Tout a une solution, ici-bas. L’explication d’un fait n’échappe qu’aux imbéciles… Il faut que je découvre celle-ci. »

Il s’était arrêté devant une vitrine dont il considérait fixement l’étalage, sans que son esprit fût capable de préciser la nature des objets placés dans son rayon visuel. Lorsqu’il recouvra peu à peu sa faculté d’attention, il s’aperçut qu’il était en train de contempler des articles de maroquinerie.

Une inspiration imprévue le décida : « Voilà mon affaire. »

Il entra à l’intérieur du magasin et choisit un petit sac de dame en peau de phoque, d’une forme nouvelle à la mode élégante. Il paya son acquisition :

— Non… non. Inutile de l’envelopper. Je l’emporte tel quel.

Et, dans l’avenue, chercha des yeux une boutique de parfumeur. Il aperçut l’enseigne d’un coiffeur, en face. Il s’y rendit aussitôt :

— Voulez-vous me donner une boîte-échantillon de poudre de riz… N’importe quelle nuance… ça m’est égal.

Muni de ses emplettes, Romain alla s’asseoir à l’écart, sur un banc désert, en songeant avec satisfaction : « Je possède une imagination extraordinaire pour toutes les manœuvres galantes ; et c’est utile d’avoir l’esprit inventif quand on veut faire des conquêtes. »

Il ouvrit le sac, le débarrassa consciencieusement de l’ouate entourée de papier de soie qui garnissait les pochettes ; en tira la glace, la houppe ; versa le contenu de son échantillon de poudre dans l’étui à houppette ; puis, conclut :

— Comme cela, la chose devient présentable.

Après avoir réfléchi, il songea à réparer un oubli : prenant son mouchoir de poche, il en vérifia la netteté ; ensuite, il chercha dans son gousset un minuscule porte-monnaie de cuir qui lui servait justement à serrer les pièces de 25 et 50 centimes destinées aux aventures du métro ; il compta la menue monnaie qui s’y trouvait. Enfin, fourrant mouchoir et porte-monnaie au fond du sac, il le referma en disant :

— Bravo : ainsi, c’est tout à fait vraisemblable… Mouchoir, argent, poudre de riz : rien n’y manque. C’est un sac qui a de l’usage : on peut le mener dans le monde.

Romain se leva et retourna rue du Commandant-Marchand. Mais, cette fois, arrivé devant l’hôtel, il sonna résolument. Un vieux domestique vint ouvrir la porte.

— La comtesse de Francilly est-elle visible ?

Le domestique examina ce jeune homme distingué qui portait gravement son portefeuille imposant. Comme toujours, l’extérieur de Romain fut un sauf-conduit. Le domestique le fit entrer dans un salon qui s’ouvrait sur le perron ; et demanda :

— Qui dois-je annoncer ?

— M. Vérani.

Pas trop rassuré sur l’issue de sa tentative, Romain se composa une attitude en inventoriant le mobilier : style Louis XV, meubles anciens, pastels du xviiie siècle où d’antérieures marquises de Francilly portaient sur leurs traits mutins ce même goût pour l’Aventure que leur arrière petite-fille assouvissait aujourd’hui au cinéma, — à moins que ce ne fût dans le métro ?

En tout cas, Romain était assez connaisseur pour se rendre compte qu’il était bien à cette minute chez l’authentique comtesse de Francilly, mère d’une hypothétique Mme  Lestrange dont la personnalité restait discutable.

Au bruit d’une porte, il se redressa : Mme  de Francilly entrait. C’était une vieille dame alerte, fine et distinguée, dont les yeux noirs, vifs et spirituels, pétillaient de malice sous les bandeaux légers de sa chevelure blanche poudrée à frimas.

Romain chercha vainement sur cette figure un air de famille qui le fixât sur l’identité d’une des deux inconnues : hélas ! obsédé par ses souvenirs, il croyait y retrouver tour à tour la ressemblance de l’une et de l’autre Simone.

Il balbutia :

— Madame, je vous prie d’excuser cette visite matinale…

Elle sourit, désigna un siège à Romain ; et s’assit elle-même en disant aimablement :

— Vous portez un nom qui ne m’est pas inconnu, monsieur. J’ai fondé jadis une œuvre de bienfaisance dont je ne m’occupe plus directement… Je ne suis donc pas en relations avec les dames patronnesses, mais je sais que l’une d’elles se nomme Mme  Vérani. Lui seriez-vous apparenté ?

Ces paroles confirmèrent à Romain la personnalité de son interlocutrice. Il souhaitait cacher sa situation sociale à la fausse Simone, mais non à l’honorable Mme  de Francilly. Aussi, répliqua-t-il :

Mme  Vérani est ma mère, madame.

— Ah ! vraiment… Alors, vous venez sans doute de sa part ?

Le jeune homme se troubla. Puis, il déclara spontanément avec cette grâce caressante qui faisait pardonner ses audaces :

— Madame, je viens me confesser. Je suis en face d’une personne indulgente et charmante qui me comprendra, et m’absoudra. J’ai deviné que vous êtes bonne, rien qu’à la manière sympathique dont vous me regardez.

— Vous m’avez jugée sur votre mine.

— Je ne suis pas fat, mais j’ai l’intuition des nerveux : je me sens ici dans une ambiance accueillante qui m’encourage…

Et, intérieurement, Romain se disait : « C’est vrai : elle me reçoit avec une affabilité qu’on témoigne rarement à un inconnu qui tombe chez vous à onze heures et demie du matin. »

Il reprit tout haut :

— Madame, voici le but de ma visite. Hier soir, j’ai eu le plaisir de rendre un léger service à une dame qui n’avait pas de monnaie pour prendre le métro. Cette dame est jeune, jolie, brune avec de grands yeux… Et moi, je n’ai pas encore la sagesse d’un patriarche… Bref, je me suis permis de la suivre jusqu’ici où je l’ai vue rentrer. En retournant sur mes pas, j’ai buté contre un objet à terre et j’ai ramassé ce sac qu’elle avait dû laisser tomber sans s’en apercevoir… Sonner à sa porte, pour le lui restituer ? Je n’osai, à cette heure tardive. J’hésitai ; j’eus peur de la compromettre, d’être reçu par un mari soupçonneux… Mais, ce matin, dans un annuaire des rues de Paris, j’ai découvert que cet hôtel est habité par la comtesse de Francilly… Alors, j’ai cru pouvoir me présenter ici, afin de vous rendre l’objet ; pensant que cette jolie dame brune que j’ai suivie est… probablement…

— Ma fille, madame Lestrange, acheva tranquillement la comtesse. Elle a dîné avec moi, hier.

Romain la regardait, en s’efforçant de dissimuler sa stupeur. Mme  de Francilly n’avait pas bronché en écoutant la description de sa fille. Elle se contenta de sourire malignement en poursuivant :

— Et vous avez supposé que j’avais assez de sympathie envers les mauvais sujets pour entendre votre aveu sans détour ? Voilà une opinion flatteuse pour ma réputation… Mais oui : ce sont toujours les femmes irréprochables qui ont les idées larges. La vraie pudeur ignore la pudibonderie. Donnez-moi ce sac, monsieur : je le rendrai à Mme  Lestrange en lui disant que celui qui l’a trouvé possède tout au moins deux qualités : la franchise et la probité — à défaut de vertus plus édifiantes. Le passant qui ne s’approprierait point le bien d’autrui convoite parfois la femme du prochain, n’est-il pas vrai ?… Allez en paix, cher monsieur, mais n’y revenez plus !

« Cette vieille femme est délicieuse ; songea Romain en s’en allant. Elle a des façons exquises… Mais me voilà Gros-Jean, moi. J’en suis pour ma dépense d’esprit et de sac en pure perte… Ma perplexité augmente, au fur et à mesure que je me renseigne. Car, enfin, la véritable Simone Lestrange, née de Francilly, ce serait donc la brune ! Une mère connaît sa fille, que diable ! Et les déclarations de la comtesse ne me laissent pas le moindre doute. Or, quelle est cette blonde qui vit avec Armand Lestrange ? Il était écrit que je reverrais mes deux inconnues sans être fixé sur leur compte. C’est l’heure du déjeuner, maintenant ; et Simone la Blonde m’attend tout à l’heure aux Humoristes. »

Le jeune député, abandonnant ses recherches, se fit conduire dans un restaurant des grands boulevards. Tandis que le maître d’hôtel lui présentait la carte, il s’écria tout haut, à la profonde stupéfaction du garçon :

— Je ne peux pourtant pas faire entreprendre une enquête par la préfecture de police !