Pour la Bagatelle/6
VI
Après un déjeuner fin qu’il avait savouré distraitement, Romain Vérani, toujours intrigué, toujours muni de son portefeuille-alibi, se dirigea à petits pas vers le salon des Humoristes.
Lorsqu’il y arriva, il comprit pourquoi Simone avait choisi ce lieu de rendez-vous : l’exposition durait déjà depuis un certain temps, Mme Lestrange devait le savoir, et les salles étaient à peu près vides. Romain eut vite parcouru l’espace restreint où se groupaient tous les tableaux, et constaté qu’il était en avance sur sa partenaire ainsi qu’il sied. Pour se donner une contenance, il reprit sa promenade à pas lents, en se gardant bien d’examiner les toiles. Il pensait avec sagacité : « Si je m’y intéressais, je serais perdu. Je raterais son entrée ; et j’aurais l’air d’un amoureux de carton qui a oublié ce qui l’amène. Les femmes sont impitoyables à ces sortes de fautes. »
Il commença de s’inquiéter : si elle n’allait pas venir ?
Il l’aperçut tout à coup, s’avançant de loin, longue et svelte dans son costume beige égayé au col et aux manches d’un petit galon rouge. Un canotier de toile écrue garni d’un ruban cerise était posé sur ses cheveux blonds. Elle avait le teint animé ; et semblait toute jeune dans cette toilette simple et printanière.
« Cristi ! Qu’elle est gentille ainsi », constata Romain ; et il s’élança, la figure épanouie.
Simone courut aussitôt s’asseoir dans un coin sombre, révélant par ce choix son inexpérience des aventures extra-conjugales ; car, plus on se cache plus on se fait remarquer.
Alors commença l’éternel et banal dialogue par lequel les amoureux jugent décent de broder des motifs inutiles sur le thème de leur vie amoureuse, et de perdre en vaines paroles le temps consacré à Éros. Romain s’exécutait en galant homme, convaincu de la nécessité de ces fiançailles adultérines : la femme exige de son amant ce noviciat consacré à lui faire la cour qu’elle connut avec son mari. Ainsi, lui semble-t-il, sa première faute se trouvera légitimée par les mêmes formalités qui précédèrent son mariage.
Au demeurant, l’ennui des préliminaires était chassé cette fois par la curiosité de découvrir l’énigme de ce sphinx blond et rose.
Romain dirigeait habilement la conversation, posant des questions insidieuses, tendant des pièges savants auxquels Simone opposait la placidité et le naturel de la parfaite innocence. À chaque réponse, le jeune homme, repris d’incertitude, se disait : « Cette charmante créature a pourtant l’air sincère ; il n’est pas possible qu’on évolue aussi ingénument dans une position fausse. »
Le regard candide de cette blonde au visage de madone l’impressionnait favorablement. Soudain, il eut une inspiration : « Si cette brune provocante était une maîtresse du mari qui prît le nom de Mme Lestrange ?… Mais, en ce cas, le rôle de Mme de Francilly serait incompréhensible… »
Néanmoins, il s’orienta dans ce sens.
Il choisit un moment propice pour glisser cette phrase :
— Pourquoi tant de scrupules à la pensée de tromper votre mari… N’a-t-il pas une maîtresse, lui ?
— Oh ! ça m’étonnerait bien.
Simone riait d’un air malicieux. Elle dit, avec sa réserve de sainte-nitouche qui soulignait, en ayant l’air de les atténuer, ses propos aux sous-entendus scabreux :
— Mon mari a eu beaucoup de maîtresses dans sa jeunesse… Sa trentaine a connu tant de nuits blanches que sa quarantaine a besoin de sommeil… Il se couche tous les soirs à neuf heures ; et la vue d’un lit ne lui inspire que l’envie d’y dormir. Une maîtresse. Seigneur !… Il a déjà bien assez d’une femme.
— Pourtant, j’étais presque sûr…
— Quoi donc ? Pas de réticences… Mon mari me trompe ? Comment l’auriez-vous appris ?
— Oh ! Je n’affirme rien. Seulement, il aurait une amie qu’il ferait passer pour sa femme que cela ne me surprendrait pas… Un de mes amis est en relations avec une personne… une jolie brune… qui se prétend la femme du romancier Armand Lestrange…
Romain s’arrêta net, devant l’effet que produisaient ses paroles : Mme Lestrange, interdite, confuse et décontenancée, rougissait violemment tout en s’efforçant de paraître indifférente.
Elle bredouilla, d’une voix mal assurée :
— C’est fort possible, mais cela ne prouve rien… Il y a tant d’aventurières qui se disent de l’entourage des gens connus : ce sont les inconvénients de la célébrité : et Armand Lestrange est célèbre à sa façon. La dame dont il s’agit prendra demain le nom de Mme Pierre Decourcelle ou de Mme Henry Bordeaux…
Romain ne s’y trompa point : Simone savait parfaitement de qui il s’agissait ; elle avait paru troublée, mais non étonnée. Alors ?… L’autre Mme Lestrange avait-elle menti… À présent, Romain en doutait : car, celle-ci s’accusait par son étrange attitude.
Il se répétait : « Elle connaît mon inconnue… Elle possède la clé de ce mystère indéchiffrable… » Son impatience était telle qu’il eut la tentation de l’interroger franchement, naïvement, en lui demandant de dire la vérité…
Mais il réfléchit : « C’est qu’il faudrait que je lui disse tout, moi aussi… Et elle en ferait une tête en apprenant que je mène une intrigue parallèle à la sienne ! »
Alors, il reprit son rôle d’homme épris, la cajola de déclarations passionnées ; fut pressant, ardent, exigeant ; songeant intérieurement : « Quand nous serons intimes à la façon des amants, elle me fera toutes ses confidences. » Et il ne savait pas ce qu’il désirait le plus, de la femme ou de son secret.
Harcelée, effrayée et charmée, Simone voulut échapper momentanément à cette suggestion amoureuse ; et elle se leva, pour s’en aller. Après avoir obtenu la promesse d’un nouveau rendez-vous, Romain se soumit de bonne grâce, car il venait de consulter subrepticement sa montre et il craignait de faire attendre l’autre Simone.
Lorsqu’il eut mis Mme Lestrange en voiture, il appela un second taxi et se lit mener au thé du boulevard Haussmann.
Dans l’étroit salon où la foule entassée s’asphyxiait avec délice en respirant les multiples odeurs de parfumerie et les relents de pâtisseries chaudes qui s’exhalaient d’une assistance élégante occupée à se bourrer de gâteaux, Romain, déjà congestionné, s’avança malaisément à travers ces petites tables rapprochées les unes des autres.
Un peu étourdi par le verbiage ininterrompu de ces femmes qui jacassaient en agitant leur couvre-chef empanaché, il avait l’impression d’entrer dans la volière d’un jardin zoologique à l’heure où le gardien vient remplir la mangeoire.
Cette fois, Romain s’était laissé précéder au rendez-vous : il découvrit la brune Simone assise au fond de la salle ; elle le regardait venir en souriant d’un air un peu railleur.
Le jeune homme se livra au plaisir raffiné des comparaisons amoureuses : alors que la blonde Simone marquait une préférence pour les teintes claires, celle-ci habillait sa beauté brune de couleurs sombres ; ce soir, elle portait une robe de taffetas bleu marine dont la tonalité faisait ressortir la blancheur ambrée de son teint mat. Une sorte de marmotte de soie bleue posée négligemment sur ses cheveux châtains avait moins l’aspect d’un chapeau que d’une coiffure créole.
Cette figure originale et piquante ravit Romain. Il murmura : « Décidément, je crois qu’elle me plaît mieux que l’autre. » Il ajouta, avec une cynique impartialité : « C’est-à-dire que la blonde fait valoir la brune. Séparément, je préfère celle qui se trouve sous mes yeux. Mais si je les voyais simultanément, je m’apercevrais qu’elles se complètent mutuellement. Il est regrettable que la polygamie, pourtant si nécessaire en France, n’y soit encore qu’une institution clandestine : les hommes se privent ainsi des meilleures jouissances du pacha. »
Romain s’inclina devant la jeune femme, puis il s’assit délibérément en face d’elle. Il reconnut, entre ses mains, le petit sac qu’il avait rapporté à la comtesse de Francilly.
Elle le remercia d’un air moqueur :
— Vous m’avez fait un gentil cadeau : il est de très bon goût, ce sac. Seulement, je n’ai pu me servir de la houppette : sa veloutine était trop rose ; moi, je n’emploie que de la poudre rachel… Quant au porte-monnaie, je l’ai donné à un pauvre, contenant et contenu, de la part de Romain Vérani…
Le jeune homme essaya de nier :
— Pardon, mais je ne comprends pas… J’ai trouvé ce sac à votre porte et j’ai supposé…
— Que je ne devinerais point la supercherie ?… Dans ce cas, mon cher monsieur, il n’y fallait pas mettre un mouchoir à vos initiales : R. V… Tenez : le voici ; je vous le rends.
— C’est votre manière de me moucher, dit Romain en empochant le carré de batiste.
Elle poursuivit :
— Il fallait également penser à décoller l’étiquette restée sur ce sac soi-disant trouvé, laquelle me prouve que votre curiosité vous a coûté la somme de trente-neuf francs quatre-vingt quinze…
Comme le jeune homme, un peu penaud, se taisait, elle ajouta :
— La curiosité est une fille d’Ève ; défense aux messieurs d’aller sur nos brisées : ils ont les pieds trop lourds… Vous avez voulu vérifier mes dires : cette confiance m’honore. Par malheur pour vous, je possède une mère exceptionnelle qui n’a point de secret pour sa fille — et vice versa… Je la tiens au courant de toutes mes aventures : il m’en est advenu un nombre incommensurable depuis que je suis assez grande pour sortir sans ma bonne… En vérité, je m’étonne qu’on n’ait pas eu l’idée de faire dans les rues de Paris — à l’instar des compartiments de chemin de fer, — un trottoir réservé aux dames seules… Bref, j’avais raconté notre rencontre à maman ; lorsque vous vous êtes présenté chez elle, elle a discerné sans peine que c’était afin de prendre vos informations…
— Mais elle m’a très bien reçu… elle ne semblait pas formalisée.
— Pourquoi vous eût-elle mal reçue ?… Vous lui plaisiez peut-être mieux que son gendre !
Estomaqué, le jeune député pensa : « Eh bien !… En effet : c’est une mère exceptionnelle… de complaisance. »
La jeune femme continuait d’expliquer tranquillement :
— Ma mère n’a jamais pardonné à Armand Lestrange d’avoir abusé de l’innocence de sa fille pour l’épouser malgré sa famille… Sa rancune l’a conduite à adopter un genre d’existence peu conforme aux exigences de la civilité puérile et honnête, je le reconnais… Aussi, la comtesse de Francilly s’est isolée volontairement ; elle vit en marge du monde… Les rigoristes puritains ne sauraient comprendre ses idées ; mais, en revanche, je crois qu’un philosophe les approuverait comme le plus joli paradoxe du siècle…
Romain eut l’intuition qu’il soulevait l’un des voiles du mystère : cette haine de belle-mère devait jouer un certain rôle dans l’affaire.
Il pensa, non sans raison, qu’il suffirait que cette jolie fille bavardât un peu plus pour que tout s’éclaircît… Et la meilleure manière d’obtenir sa confiance, ce coureur de femmes la connaissait bien !
Il n’eut qu’à s’abandonner à la sincérité de son désir et à le lui déclarer, avec ces mots plus ou moins éloquents sous lesquels gronde la force victorieuse d’une fureur sensuelle. Puis, lorsqu’il constata que ces niaiseries passionnées émouvaient peu à peu sa voisine, il lui prit subrepticement la main et la lui caressa savamment.
Une demoiselle jaillit soudain devant eux, pour déposer sur la table une soucoupe contenant le papier de l’addition.
— Cette subalterne nous signifie que le goûter s’est suffisamment prolongé, chuchota Romain qui s’aperçut que le salon de thé s’était vidé.
Il ajouta, d’un air contrarié :
— C’est vraiment désagréable de se trouver à la merci des autres… Ah ! si vous n’étiez pas pusillanime !…
— Mais je ne crois pas l’être…
— Eh bien… Vous viendriez prendre le thé chez moi, la prochaine fois… Au moins, personne ne nous espionnerait et vous ne vous exposeriez pas au risque toujours possible des rencontres…
— Pourquoi pas, au fait ?… Si je refusais, vous croiriez que je vous fais l’honneur d’avoir peur de vous.
Romain resta ébahi de ce rapide succès. Dehors, il héla un taxi d’un geste joyeux de conquérant ; et il demanda à sa compagne :
— Où allez-vous ? Puis-je vous reconduire ?
— Oui. Donnez l’adresse de la rue du Commandant-Marchand : je dîne encore chez ma mère, ce soir.
En voiture, le jeune homme se laissa aller au plaisir d’être enfermé avec cette jolie femme, dans cette caisse étroite où se répandait peu à peu un chaud parfum mélangé de chypre, d’œillet, de cheveux de brune et de chair jeune.
Il frôlait sa compagne, sentant à travers l’étoffe la tiédeur de son épaule et de sa hanche. Il n’éprouvait aucun désir de parler, ne sachant que dire, pris d’une envie irrésistible de la saisir dans ses bras, de pétrir cette chair tentante dont l’odeur et le contact l’affolaient. Il se demandait : « Si je le faisais, qu’arriverait-il ? »
Et la conduite de Simone l’enhardissait. Il était certain de lui plaire : elle le lui avait témoigné assez clairement…
La jeune femme se taisait aussi, immobile, raidie à sa place. Romain l’examina : il admira son fin profil au modelé impeccable, au nez droit, au menton arrondi ; ce visage avait une expression étrange, émue, troublée : la pâleur de la face, le frémissement léger des lèvres, les battements de la paupière mi-close décelaient une agitation intime. Et soudain, Romain se jeta sur sa compagne, cherchant sa bouche, emprisonnant son buste dans l’étreinte de ses bras nerveux. Elle poussa un cri étouffé, voulut résister, le repousser ; puis elle eut un frisson prolongé et resta inerte, passive. Romain, qui écrasait contre lui la douce poitrine élastique, percevait distinctement le choc précipité de ses battements de cœur. Et tandis qu’il dévorait ses lèvres de baisers goulus, il était envahi d’une joie voluptueuse au contact de cette grande émotion amoureuse qui palpitait entre ses bras.
La voiture s’arrêta devant l’hôtel de la comtesse de Francilly.
La jeune femme ne bougeait pas, comme étourdie, égarée, pâmée.
Alors, à cause du chauffeur, Romain descendit vivement, le premier, et tendit la main à sa compagne.
Elle sortit en trébuchant, sans un mot, blême et bouleversée. Le jeune homme eut l’intuition habile qu’il devait la quitter aussitôt, la livrer à ses souvenirs ; et il murmura tendrement :
— Quand vous reverrai-je ?
Elle ne répondit rien et entra dans le jardin. Le jeune homme n’insista point.
Il remonta dans la voiture et conclut, tout en allumant une cigarette :
— J’ignore le secret de son nom, mais je connais le goût de ses lèvres… c’est déjà ça.