Pour la Société des Nations/02

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DEUXIÈME PARTIE


LES RÉSULTATS DES DEUX CONFÉRENCES DE LA PAIX


I

RÉSULTATS DE LA CONFÉRENCE DE 1899


1
RAPPORT SUR LA PREMIÈRE CONFÉRENCE DE LA PAIX (1899)


— CONCLUSION —


Nous ne pouvons terminer ce Rapport[1] sans apprécier ce que sont, à nos yeux, les résultats généraux de la Conférence de la Paix.

L’opinion, insuffisamment renseignée par la presse et distraite par d’autres préoccupations, n’a pas saisi toute l’importance de l’oeuvre entreprise à La Haye. Sans doute cette œuvre n’a été marquée par aucun coup de théâtre et la Conférence a été loin de donner une solution définitive à toutes les questions posées devant la conscience des nations par l’initiative du Tsar.

Il est cependant plusieurs de ces questions, et non des moins difficiles, qui ont trouvé leur solution. Il en est d’autres dans l’examen desquelles les États représentés ont consenti à faire un pas considérable et se sont, par de formelles déclarations, interdit de revenir désormais en arrière.

La première Commission n’a point réussi à faire prévaloir le principe de la limitation des armements : on devait s’y attendre, dans l’état actuel de l’Europe ; mais la Conférence a tenu à affirmer que les difficultés politiques ou techniques qui rendaient aujourd’hui impossible la solution du problème posé par le Tsar ne devaient pas détourner les Gouvernements d’en reprendre l’étude et elle a émis un vote formel en ce sens ; elle a même, pour marquer, dès maintenant, le sentiment commun à toutes les nations représentées, déclaré à l’unanimité, sur la proposition d’un des Délégués de la France, que « la limitation des charges militaires qui pèsent actuellement sur le monde est grandement désirable pour l’accroissement du bien-être matériel et moral de l’humanité. »

Ainsi la Conférence s’est élevée hautement contre la théorie barbare qui voudrait faire considérer la guerre comme un état nécessaire et ses maux comme des maux inévitables et presque salutaires, et elle en a, au nom de tous les peuples civilisés, prononcé la condamnation définitive.

Elle a, d’autre part, revendiqué dans la guerre même les droits de l’humanité en formulant les trois déclarations que nous avons citées, relatives au lancement ou à l’emploi de certains projectiles ou explosifs.

Les questions soumises à la seconde Commission n’étaient ni aussi nouvelles, ni aussi complexes. Aussi les a-t-elle entièrement résolues.

On lui doit deux grandes Conventions qui prendront dans le droit international une place considérable et que tous les amis de l’humanité attendaient depuis trente années.

Les articles additionnels, rédigés en 1868, pour étendre à la guerre navale les bienfaits de la Convention de Genève, n’avaient jamais obtenu la ratification des Puissances, et la Croix-Rouge n’avait pas encore étendu son action bienfaisante sur ces combats de mer, où le sort des blessés est plus terrible encore, leurs risques de mort plus nombreux et plus redoutables que dans les batailles terrestres. On alléguait, depuis trente ans, l’impossibilité d’organiser les secours, et surtout le danger, pour les belligérants, de voir, sous prétexte d’humanité, des navires ennemis ou neutres intervenir déloyalement dans les opérations militaires. La Conférence de la Paix a réglé ces difficultés ; toutes les puissances représentées à La Haye ont, à l’heure actuelle, signé la Convention qui organise la Croix-Rouge sur mer, et nous devons rappeler que c’est sur le rapport d’un délégué français, M. Louis Renault, rapport adopté à l’unanimité par la Conférence, que cette grande œuvre s’est accomplie. On n’oubliera pas, du reste, que les études poursuivies depuis de longues années, en ce sens, par notre Ministère de la Marine, ont grandement contribué à ce résultat.

Égale est l’importance de la Convention sur les conditions de la guerre sur terre : elle définit la situation des belligérants et des prisonniers de guerre, fixe les règles des hostilités, le sort des espions, les droits des parlementaires et les conséquences des armistices ; enfin elle impose, dans un but supérieur de droit et d’humanité, des limites rigoureuses à l’action des armées dans les territoires envahis. Il suffit d’énumérer les objets de cette Convention pour faire mesurer les difficultés d’une œuvre semblable. On l’avait déjà tentée en 1874, à Bruxelles, sur l’invitation de la Russie, et, malgré l’accord réalisé d’abord entre les Délégués des Puissances, on n’avait pas pu obtenir de celles-ci la ratification des dispositions délibérées. L’Angleterre, notamment, s’était montrée irréductible. Cette fois encore, à certains jours, il a paru impossible d’aboutir, et nous avons le droit de rappeler que c’est l’intervention d’un des Délégués français qui permit de reprendre et de mener à bien la question capitale des pouvoirs de l’ennemi en territoire envahi, sur laquelle le Président de la Commission lui-même semblait considérer un accord comme impossible.

Aujourd’hui vingt-quatre Puissances[2] ont signé ce Code des lois de la guerre.

Nous ne reviendrons pas longuement sur les résultats obtenus par la troisième Commission, dite de l’arbitrage ; nous avons dit la part que les Délégués de la France ont eu l’honneur de prendre à ses travaux.

Cette Commission n’a pas établi le caractère obligatoire de la procédure pacifique pour le règlement des conflits internationaux ; mais elle a fondé le tribunal devant lequel pourront être portés ces différends. Elle a fait adopter par la Conférence un ensemble de dispositions qui forment un véritable Code de la médiation et de l’arbitrage.

Ces dispositions rendront, en fait, le règlement pacifique des conflits singulièrement plus facile et plus fréquent.

On peut dire que les Puissances, qui, toutes, sans une seule exception, ont signé cette Convention, si elles ne sont pas contractuellement obligées de recourir aux voies pacifiques, se sont du moins placées dans une nécessité morale qui leur rendra de jour en jour plus difficile de se dérober à ce recours.

Il suffira, pour résumer les résultats des travaux de la troisième Commission, de rappeler les articles suivants :


Io Les Puissances signataires sont convenues, « en cas de conflit, d’avoir recours, autant que les circonstances le permettront, aux bons offices ou à la médiation d’autres Puissances » (art. 2) ;

2o Elles ont déclaré que « le droit d’offrir les bons offices ou la médiation appartenait aux Puissances étrangères au conflit… et que l’exercice de ce droit ne pourrait jamais être considéré comme un acte peu amical » (art. 3) ;

3o Elles ont proclamé, pour toute une catégorie de conflits — questions d’ordre juridique, questions d’interprétation et d’application des traités, etc. — « l’arbitrage comme le moyen le plus efficace et le plus équitable de régler les litiges internationaux » (art. 16) ;

4o Elles ont défini et organisé les conditions et la procédure des divers moyens de règlement pacifiques (voir notamment la « médiation spéciale » (art. 8), les « Commissions internationales d’enquête » (art. 9 à 14), et surtout le chapitre « de la procédure arbitrale » {art. 30 à 57).

5o Elles ont enfin établi à La Haye une Cour permanente d’arbitrage accessible, en tout temps, à tous (art. 20 à 30).


Les Membres de cette Cour seront choisis par les parties sur une liste générale d’arbitres où chaque Puissance aura ses représentants.

Un Conseil international permanent, composé des Représentants des Puissances accréditées à La Haye, en assurera l’organisation et l’existence (art. 28).

En élevant cette juridiction internationale au milieu du monde, comme le symbole même de l’idée de civilisation et de paix, les Puissances ont certainement voulu qu’elle devînt l’instrument suprême de l’action du droit entre les peuples. C’est ce qu’elles ont exprimé solennellement quand elles ont déclaré (art. 27) « qu’elles considéraient comme un devoir, dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre elles, de rappeler à celles-ci que la Cour permanente leur était ouverte. »

Certes, ce texte n’impose pas aux Puissances une de ces obligations contractuelles fatalement dépourvues de sanction et que l’histoire nous montre trop souvent éludées ou brisées, mais il contient un engagement bien autrement fort et durable et mieux d’accord avec les progrès de notre temps : un engagement purement moral à la vérité, mais publiquement, librement souscrit devant l’opinion universelle, et par conséquent d’autant plus difficile à violer.

Nous espérons, Monsieur le Ministre, avoir établi, dans ce rapport, que, sans avoir satisfait sur tous les points aux intentions du Souverain qui en avait pris l’initiative généreuse, les Conventions signées à La Haye auront servi grandement la cause de l’humanité et fait avancer l’heure où, dans les rapports internationaux, la force sera subordonnée à la justice et au droit.


2


LA GUERRE DU TRANSVAAL ET LA CONFÉRENCE DE LA PAIX


(Discours prononcé à la Chambre des Députés le 20 janvier 1902)


Le 20 janvier 1902, trois interpellations furent adressées au ministre des Affaires étrangères au sujet du refus opposé par le Conseil administratif de la Cour de La Haye d’examiner la requête des représentants des républiques sud-africaines. Plusieurs orateurs, notamment MM. Georges Berry, Clovis Hugues et l’abbé Lemire, s’étonnèrent à ce propos que la Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux ne se soit pas montrée plus efficace et que le gouvernement de la République n’en ait pas proposé l’application. Répondant aux précédents orateurs, M. Léon Bourgeois prit la parole en ces termes :


M. LÉON BOURGEOIS. — Messieurs, notre honorable collègue, M. l’abbé Lemire, exprimait tout à l’heure le regret que ceux des membres de cette Assemblée qui ont eu l’honneur de faire partie de la délégation française à La Haye n’aient pas pris eux-mêmes l’initiative des interpellations qui ont été successivement adressées au Gouvernement à propos de l’attitude de la France dans la question du Transvaal.

L’honorable abbé Lemire, avec une émotion qui a été partagée par tous les membres de cette Chambre, évoquait les souvenirs douloureux de cette guerre qui se poursuit depuis plus de deux années dans le sud de l’Afrique, et dont les premières heures ont suivi de si près les dernières heures de la réunion de La  Haye.

Il y a, en effet, comme une tragique contradiction entre le spectacle que donne aujourd’hui une partie du monde et les espérances qu’avaient dû éveiller certainement les délibérations de La Haye. (Très bien ! très bien !)

Si je suis monté à cette tribune, ce n’est pas toutefois pour examiner et pour discuter l’attitude que le gouvernement de la République a cru devoir suivre depuis deux années ; c’est l’affaire de M. le ministre des Affaires étrangères, et je suis sûr à l’avance qu’il s’en acquittera de façon à mériter une fois de plus les applaudissements et les témoignages de confiance de la Chambre. C’est pour un autre objet précis, limité, que je demande à mes collègues quelques minutes seulement de leur attention. (Parlez ! parlez ! )

Il y a deux maux dans la situation actuelle. D’abord un mal évident, un mal que tous les orateurs qui se sont succédé jusqu’ici ont signalé : la douleur que nous ressentons tous à voir se prolonger dans le sud de l’Afrique cette guerre terrible dans laquelle éclate d’un côté l’héroïsme le plus admirable, dans une lutte pied à pied contre les forces d’une puissance vingt fois supérieure, et dans laquelle, de l’autre côté, un point d’honneur, que, pour mon compte, je trouve bien malheureusement placé (Applaudissements sur tous les bancs.), fait persister une grande puissance dans les actes qu’elle considère comme nécessaires à la manifestation ou au triomphe de ses droits.

Voilà le mal qui, tout d’abord, apparaît à tous les yeux ; voilà la souffrance que nous ressentons tous. Et cette souffrance, je n’ai pas besoin de le dire, M. Lemire avait raison de penser tout à l’heure que les signataires de la convention de La Haye devaient, avec vous tous, et peut-être les premiers, la ressentir profondément eux-mêmes. (Très bien ! très bien !)

Mais il est un autre mal que je voudrais prévenir, car il peut devenir très grand ; c’est celui-ci. L’opinion publique paraît croire que l’œuvre même de la Conférence de La Haye est atteinte par les événements qui se sont succédé depuis sa clôture ; il semble qu’elle reproche aux gouvernements une inexécution de la convention de La Haye dans l’affaire du Transvaal.

L’opinion publique connaît mal les textes ; elle n’a pu étudier les dispositions de détail des conventions de La Haye ; elle est ainsi entraînée à voir dans les faits actuels une sorte de violation de ces conventions et à croire que, par conséquent, il y a de la part des nations civilisées non pas seulement une sorte d’indifférence — ce qui serait déjà une grande défaillance humaine — mais une abdication des droits qui leur ont été reconnus et un abandon de leur signature.

Je considérerais comme plus grave encore dans l’avenir que cette opinion se répandît et devînt maîtresse des esprits ; je considérerais comme extrêmement dangereux qu’une sorte de découragement se répandît et qu’à cause des événements douloureux que j’ai signalés on pût croire que dans l’avenir il ne sortira rien de l’œuvre de La Haye. (Mouvement.)

Je crois que ceci a de l’importance, et j’insiste. Qu’avons-nous fait à La Haye ? qu’avons-nous espéré et que pouvait-il sortir, dans un bref délai, de nos délibérations ?

La paix ?… La Conférence de La Haye s’est appelée la « Conférence de la Paix ; » mais quelqu’un a-t-il pensé que, dès le lendemain, comme par une sorte d’effet magique, l’ensemble des nations, oubliant leurs passions, leurs habitudes, allaient se soumettre volontairement et immédiatement aux décisions équitables et impartiales d’un tribunal international  ? Nous, nous n’espérions pas que la paix sortirait immédiatement de la Conférence de la Paix ; ce que nous pouvions espérer et ce que nous avons obtenu, c’est qu’il fût créé dans le monde un organe international, un tribunal permanent, offrant toutes les garanties d’impartialité, placé assez haut pour être vu de tous, et exerçant à l’avance sur l’opinion une action suffisante pour que peu à peu l’opinion dirigeât vers ce tribunal les gouvernements résistants.

M. d’Estournelles. — Très bien !

M. Léon Bourgeois. — Eh bien ! cette œuvre qui est une œuvre de lente éducation des nations et des gouvernements eux-mêmes, pouvait-on croire qu’elle s’accomplirait en quelques jours ?

Rappelez-vous, messieurs, les difficultés que nous avons rencontrées même pour atteindre ce résultat limité. L’honorable M. Berry, au commencement de cette séance, a parlé de la disposition qui avait — il a employé le mot — exclu le Transvaal de la Conférence de La Haye. Ce n’est pas en vertu d’une décision de la Conférence, comme paraissait le croire M. Berry, que le Transvaal n’a pas été admis à prendre part aux travaux de la Conférence. Rappelez-vous que le Transvaal n’avait pas été convoqué à la Conférence, que cette non-convocation avait fait l’objet de longues négociations préalables. Vous trouverez dans le Livre bleu anglais, dans nos Livres jaunes, dans les procès-verbaux de la Conférence, des traces nombreuses de ces faits et vous y verrez comment la question s’était posée.

La question s’était posée de la manière suivante : Si le Transvaal est invité par le gouvernement impérial russe, initiateur de la Conférence, à prendre part à la Conférence, l’Angleterre ne siégera pas.

Si, par conséquent, le Transvaal était convoqué, c’était une des plus grandes puissances, et je ne trahis aucun secret diplomatique en disant, peut-être et même certainement, plusieurs autres qui ne venaient point à La Haye, en sorte que la question — je parle ici non pas, vous le voyez, de la Conférence elle-même mais d’actes antérieurs à elle, qui doivent vous faire toucher du doigt la limite de son action — en sorte que la question véritablement était de savoir s’il y aurait une Conférence de la Paix ou s’il n’y en aurait pas.

Les gouvernements ont pensé qu’il valait mieux qu’il y eût une Conférence, qu’il valait mieux que cette expérience fût tentée de réunir à la fois tous les représentants des grandes nations dans un conseil où les plus hautes difficultés du droit international seraient étudiées, où l’on tâcherait de les résoudre ; qu’il valait mieux faire cette tentative que de renoncer à l’entreprendre par suite du refus d’une des puissances de voir une autre nation, dont elle contestait la souveraineté, assister, malgré ses protestations, à cette réunion.

C’est pour cette raison que le Transvaal n’a pas pu être convoqué et n’a pas signé la convention de La Haye. C’est pour cela qu’aujourd’hui on ne peut invoquer régulièrement, juridiquement, je ne dis pas, monsieur l’abbé Lemire, humainement, c’est pour cela qu’on ne peut pas invoquer diplomatiquement et juridiquement les dispositions de la convention pour, non pas obliger l’Angleterre, — je reviendrai sur ce mot tout à l’heure, — mais l’inviter officiellement à prendre telle ou telle attitude.

Voilà le premier point. Passons au second.

Le Transvaal n’étant pas au nombre des signataires de la Convention de La Haye, et cette convention ne s’appliquant pas à lui, est-ce donc une convention fermée ? Non, elle n’est pas fermée, et elle n’est cependant pas ce qu’on appelle une convention absolument ouverte. M. Berry a fait allusion tout à l’heure aux débats que nous avons été obligés de soutenir pour obtenir du moins que la convention qu’on voulait fermer définitivement et absolument à tous les non-signataires ne le fût pas d’une façon définitive. C’est avec bien des difficultés que nous avons réussi à faire admettre que les conditions dans lesquelles les non-signataires pourraient être appelés à prendre part et à adhérer à la Convention de La Haye feraient l’objet d’une nouvelle délibération.

L’objet de cette formule a été d’affirmer que dans notre esprit la convention était, de sa nature même, une convention ouverte, qu’il pouvait y avoir, qu’il y avait des oppositions politiques à ce qu’elle fût d’ores et déjà ouverte à tous, mais que nous n’entendions pas laisser prescrire le caractère naturel et nécessaire d’une pareille convention, que nous voulions réserver au moins l’avenir au nom des principes généraux du droit. (Très bien ! très bien !)

Voilà quel est le sens de l’article d’après lequel les conditions dans lesquelles d’autres puissances pourront adhérer à la convention seront l’objet d’une autre délibération.

Lorsque, la convention ayant été signée, la guerre a éclaté, était-il, dans ces conditions, possible d’invoquer officiellement cette convention au regard de l’Angleterre ? Non, et tout le monde est obligé de le reconnaître.

Tout d’abord, même si le Transvaal avait fait partie des signataires, quelle aurait été la limite du droit des autres nations ?

Ici je rappelle un fait qu’il est nécessaire de rendre présent à tous les esprits et de rappeler à toutes les mémoires : c’est que la question de savoir si l’arbitrage serait obligatoire, même entre les signataires, a fait l’obi et même entre les signataires, a fait l’objet de très longs débats, et qu’il y a eu sur ce point une opposition formelle de plusieurs des plus grandes puissances du monde. Non, la Convention de La Haye n’a pas établi l’arbitrage obligatoire ; non seulement elle ne l’a pas établi en toutes matières, mais elle ne l’a même pas établi, comme nous l’avons demandé dans certaines délibérations de la troisième Commission, pour un certain nombre de matières limitées et déterminées pour lesquelles il était possible d’espérer qu’on accepterait le caractère obligatoire.

Non ; même sur les questions de détail, sur les difficultés qui ne peuvent soulever de grands conflits internationaux, et qui semblent devoir se traiter comme des règlements d’affaires, même sur ces points un certain nombre de puissances n’ont pas voulu accepter que l’arbitrage fût déclaré obligatoire.

Nous nous trouvons donc en présence d’une convention dans laquelle des principes essentiels ont été formulés. L’ensemble des représentants du plus grand nombre des nations civilisées ont été d’accord pour proclamer, au nom de leurs gouvernements, que l’un de ces principes, le plus important sans doute, devait être la recherche de la solution des conflits internationaux par les moyens pacifiques de préférence aux voies de la force. Est-ce donc une chose inutile et vaine que d’avoir obtenu la proclamation de ce principe ? Répondre à cette question, c’est répondre à cette autre : A-t-il été inutile et vain en 1780 de proclamer la Déclaration des droits de l’homme ? (Très bien ! très bien ! à gauche. Mouvements divers.) Si, en effet, la Déclaration des droits de l’homme n’a pas immédiatement, du jour au lendemain — et nous le savons trop — produit le respect de tous les droits de l’homme et du citoyen…

M. Massabuau. — On y a mis le temps !

M. Léon Bourgeois. — … l’accomplissement de tous leurs devoirs, a-t-il été inutile de donner à la conscience du monde cette formule de la dignité et de la liberté humaines ? (Applaudissements à gauche. Interruptions à droite.) Laissez-moi aller jusq’au bout ; je crois ces explications nécessaires ; j’estime que ce sont là des choses bonnes à dire, et il me paraît utile de faire l’éducation de l’opinion publique en cette matière.

M. Massabuau. — L’éducation par l’exemple vaudrait mieux !

M. Denys Cochin. — C’est un plaidoyer !

M. Léon Bourgeois. — Non, ce n’est pas un plaidoyer. J’assure à mon honorable collègue M. Cochin que l’idée d’apporter un plaidoyer à la tribune ne m’était pas venue.

M. Denys Cochin. — Je ne dis pas un plaidoyer pour vous, mais un plaidoyer pour la Conférence de la Haye !

M. Léon Bourgeois. — Nous avons fait de notre mieux, mais il ne s’agit pas de nous défendre. Il s’agit de faire pénétrer dans les esprits qu’il restera de nos efforts et de l’oeuvre laborieusement accomplie quelque chose qui ne sera pas détruit. Il s’agit de faire comprendre que les circonstances actuelles, si décevantes qu’elles puissent être, ne doivent pas nous faire oublier qu’il y a dans le monde quelque chose de nouveau quand même, un genne déposé, et que malgré les circonstances, peut-être en raison même de ces circonstances, ce germe de bien lèvera, ces espérances de bien se développeront. (Applaudissements à gauche.) Oh ! je sais que l’humanité voudrait réaliser, sans plus de délai, immédiatement, ces expériences, mais considérez que lorsque nous sommes chez nous, nous nous efforçons de faire aboutir une réforme, souvent des années se passent avant que nous y parvenions. (C’est vrai ! très bien ! à gauche.)

Et nous nous plaignons, nous souffrons du temps qu’il faut pour réaliser une réforme qui touche non la France seule, mais, le monde entier ! Et quand il s’agit d’une si profonde réforme à faire aboutir, non pas dans un pays libre et depuis longtemps habitué à la liberté, mais entre des nations dirigées par des gouvernements d’esprit, de sentiments et de constitutions différents, partagées par des intérêts opposés, souvent par des passions violentes, partagées entre des luttes d’influences qui s’étendent sur tout le globe, croyez-vous qu’il soit possible, en quelques années, que le problème soit résolu ? (Applaudissements à gauche.)

Retenez bien, messieurs, que le premier résultat acquis de la Conférence, cette proclamation de principes, cette déclaration de droits et de devoirs, tire une importance particulière du fait qu’elle est due, non à des philosophes, à des écrivains, à des jurisconsultes, c’est-à-dire à des hommes uniquement préoccupés de théories et de droits, n’ayant point de responsabilité publique et n’engageant qu’eux-mêmes, mais bien aux représentants officiels de vingt-six gouvernements réunis. Une pareille manifestation compte dans le monde, messieurs, et comptera tous les jours davantage !

Un autre point acquis est celui-ci : une institution a été créée, un tribunal dans lequel on a cherché à réunir toutes les garanties d’un fonctionnement impartial et d’une autorité incontestée.

Enfin une procédure a été déterminée. Cela paraît peu de chose, et cependant, je vous assure, tous les juristes savent très bien que la forme est la garantie du fond, que ces questions de procédure en matière internationale ont souvent fait échouer des tentatives de médiation, de conciliation et d’arbitrage (C’est vrai ! très bien ! ) que, par conséquent, il était bon qu’une procédure fût établie, reconnue et acceptée à l’avance comme la meilleure pour régler les différends internationaux lorsque l’acte d’initiative, l’acte qui saisit le tribunal, aura été accompli.

Voilà ce qui a été fait. Mais il y a plus. Cette institution créée, ce système d’arbitrage exposé aux yeux du monde, il s’agissait de savoir comment, par quels moyens on amènerait les nations à y recourir.

Messieurs, vous avez pu lire dans les procès-verbaux de la Conférence de La Haye les longues discussions qui se sont poursuivies au sujet de l’article 27. J’y ai fait allusion tout à l’heure. J’ai rappelé que l’arbitrage obligatoire avait été écarté, que, par conséquent, il avait été impossible de faire admettre que les nations fussent considérées comme devant obligatoirement s’adresser à ce tribunal.

Tout ce que nous avons pu faire, ç’a été de rédiger et de faire adopter l’article 27 de la convention. J’en devrai parler brièvement, puisque, messieurs, les auteurs en sont vos compatriotes et vos collègues.

Cet article 27 a introduit dans le droit international non seulement un mot nouveau, mais un principe, une idée nouvelle, l’idée d’un devoir international, le principe d’un devoir des peuples et des gouvernements les uns vis-à-vis des autres ; le devoir, pour les nations cosignataires, d’intervenir et de rappeler aux nations sur le point d’entrer en conflit qu’il existe un tribunal, et que le vœu de l’humanité est qu’elles s’adressent à ce tribunal.

Messieurs, sur ce devoir des nations intermédiaires, des nations neutres, je vous assure qu’il s’est élevé de grands et longs débats ; ce n’est pas avec facilité que nous avons pu réussir à faire introduire dans la convention de La Haye cette première notion d’un devoir des nations les unes vis-à-vis des autres. (Applaudissements.)

C’est encore peu de chose, direz-vous ? Non, c’est beaucoup ! Je crois profondément à la puissance de la force morale. (Très bien ! très bien !) je crois que lorsqu’on a donné à une idée morale une formule claire, de nature à saisir l’attention et à la retenir, on a fait quelque chose. (Applaudissements.)

Voilà ce qui a été fait à La Haye. Certes, autant que qui que ce soit ici je puis regretter que la convention d’arbitrage ne contienne pas davantage ; autant que qui que ce soit je pourrais souhaiter et je souhaiterais qu’on eût pu introduire dans cette convention des dispositions plus rigoureuses et surtout des sanctions.

Il est trop évident que ces sanctions font défaut et ce n’est pas d’aujourd’hui que nous le savons. Mais, par là même, on ne peut faire grief aux différents gouvernements de l’Europe ou du monde de n’avoir pas invoqué ou appliqué les articles de la convention de La Haye pour tenter de résoudre la question du Transvaal. On ne peut dire qu’il y ait eu, à une heure quelconque, une violation des dispositions de cette convention.

On ne peut donc pas prétendre qu’il y ait pour l’œuvre de La Haye un échec, ni qu’elle ait été répudiée, abandonnée par ses signataires, parce que, jusqu’aujourd’hui, de douloureux problèmes actuels n’ont pas été abordés et résolus.

Je ne voudrais pas aller plus loin ; je passerais en effet de l’exposé des discussions de la convention de La Haye à une autre discussion, celle des actes du Gouvernement ; or, je ne suis pas responsable de ses actes ; par conséquent je n’ai pas qualité pour prendre la parole à ce point de vue. Je me bornerai à dire qu’il m’a paru, – M. le ministre des Affaires étrangères me démentira ou me rectifiera, s’il y a quelque chose d’inexact dans mes paroles. — il m’a paru que, quoi qu’on en ait pensé et quoi qu’on en ait dit, à plusieurs reprises depuis deux ans, dans la forme où cela a été possible, des efforts ont été tentés pour déterminer entre les deux puissances en lutte un essai d’arbitrage ou d’arrangement amiable et pacifique.

Le président de la République des États-Unis a fait à cet égard à une époque déjà ancienne une tentative qui n’a été suivie d’aucun succès. J’ai lu dans les journaux que récemment les Boers, s’adressant au conseil administratif de La Haye, lui avaient demandé de réunir le tribunal pour juger la question pendante. Je crois savoir aussi que le représentant du gouvernement russe avait exprimé le très vif désir qu’il fût possible de donner une suite à cette demande des représentants des Boers et que le représentant de la France avait exprimé le même sentiment.

Qu’est cela, messieurs ? C’est, sous une forme bien indirecte, direz-vous, une indication du désir des gouvernements russe et français et de leur espoir d’un arrangement pacifique.

Peut-on aller plus loin en pareille matière et voulez-vous exposer votre pays à voir rejeter officiellement une proposition officiellement faite ? Personne ne peut le penser.

Reconnaissons donc ceci : il y a malheureusement une nécessité impérieuse, quelque chose comme la loi du fatum antique, qui en ce moment-ci arrête, suspend, tient en échec non pas seulement les sentiments et les volontés des puissances qui sont venues à la Conférence de La Haye, mais, je puis le dire, les sentiments et les volontés de l’humanité tout entière. (Applaudissements.)

Il faut, je crois, et c’est l’attitude que les Parlements comme le nôtre, que les pays libres comme le nôtre doivent donner en exemple au monde dans cet ordre de questions, — il faut donner cette impression qu’on ne cherche pas la solution du problème là où elle ne peut pas être trouvée. Il ne faut pas demander l’impossible et exiger l’application d’une convention quand elle ne saurait s’appliquer. Il ne faut pas considérer comme obligatoires des dispositions qui ne sont que facultatives ; il faut donner cette impression que, sachant les difficultés, sachant les limites étroites malheureusement, cent fois trop étroites, dans lesquelles nous sommes enfermés, nous continuons par toutes les voies de l’opinion, par tous les procédés de libre discussion et de manifestation de notre sentiment, à affirmer notre désir et notre espoir de voir triompher les idées de justice et d’humanité. (Applaudissements.)

Je parlais d’éducation ; il y a une éducation à faire par les nations, par les gouvernements eux-mêmes. Ils sont absorbés, je le répète, par des nécessités pratiques particulières et peut-être, si l’on écoutait de très près, si l’on mettait l’oreille contre leur cœur, on percevrait les mêmes battements que dans les nôtres ; mais ils n’osent pas, ils ne peuvent pas toujours non plus ; ils obéissent à des obligations qui les retiennent. Manifestons à cet égard, librement, et sans engager notre Gouvernement, nos sentiments et nos espérances ; disons très haut qu’un grand pays s’honore en cherchant à résoudre, par des voies pacifiques, les difficultés de sa politique. En exprimant clairement cette pensée devant le monde, nous aurons servi la justice et l’humanité. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)


3
« NI SCEPTICISME, NI IMPATIENCE »
(Préface du livre de M. Mérignhac sur la Conférence de 1899)


L’auteur qui écrira l’histoire du xixe siècle apercevra-t-il nettement l’importance de la Conférence internationale de la Paix ? Donnera-t-il à cette grande manifestation pacifique, restée quelque peu inaperçue du grand public, la place qui lui convient ; et ne sera-t-il point tenté d’attirer, à son détriment, l’attention sur les événements retentissants qui l’ont suivie, tels que la guerre du Transvaal et le soulèvement de la barbarie chinoise contre la civilisation européenne ? Non, à coup sûr, s’il y a en lui à la fois l’instinct du philosophe, du philanthrope et du juriste.

Comme philosophe, l’historien de la Conférence de la Paix saura mettre en lumière, ainsi qu’il conviendra, la haute portée de la conception nouvelle d’après laquelle les peuples, hier encore isolés, sont aujourd’hui réunis par une solidarité mutuelle qui leur fera dire d’eux-mêmes ce que le poète disait de son semblable : nihil humanum a me alienum. C’est ce principe de solidarité internationale qui est à la base de la Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux ; c’est lui qui a inspiré les décisions arrêtées par la troisième Commission, et spécialement l’article 27 dont nous tenons à citer ici le texte : « Les Puissances signataires considèrent comme un devoir, dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre elles, de rappeler à celles-ci que la Cour permanente leur est ouverte. En conséquence, Elles déclarent que le fait de rappeler aux Parties en conflit les dispositions de la présente Convention, et le conseil donné, dans l’intérêt supérieur de la Paix, de s’adresser à la Cour permanente, ne peuvent être considérés que comme actes de bons offices. »

Comme philanthrope, l’historien de l’œuvre de La Haye ne pourra que donner une adhésion sans réserve à l’ensemble des Déclarations et Conventions votées le 29 juillet 1899. Avec Dunant et Moynier, il louera tout ce qui a été si heureusement réalisé dans la sphère de la Croix-Rouge maritime ; avec Romberg-Nisard, il appréciera à leur juste valeur les améliorations notables apportées à la condition des prisonniers de guerre ; avec Frédéric Passy, Stead et la baronne de Suttner, il applaudira aux efforts généreux qui, entre autres créations heureuses, ont amené l’institution de cette Cour arbitrale que réclamaient depuis si longtemps les pacifiques, qu’avait vainement cherché à organiser la Conférence interparlementaire de Bruxelles. Sans doute, il constatera qu’on pouvait aller plus loin en décrétant l’arbitrage obligatoire, dont le domaine d’abord restreint était susceptible d’une extension incalculable Mais il se souviendra que la résistance irréductible d’un seul vint sur ce point paralyser toutes les bonnes volontés réunies. Et, mettant en balance, d’un côté les résultats obtenus, de l’autre ceux qui auraient pu l’être, il reconnaîtra, dans son jugement impartial, que les premiers ne sauraient être effacés par l’insuccès des seconds.

Comme juriste enfin, celui qui analysera les travaux des diplomates réunis à la Maison du Bois par l’initiative de l’Empereur Nicolas II pourra constater qu’en votant les trois conventions sur les lois et coutumes de la guerre aussi bien que sur la médiation et l’arbitrage, en élaborant ainsi une codification qui ne contient pas moins de cent vingt-sept textes de fond, la Conférence de La Haye est parvenue à établir, pour régler ces matières, des principes certains là où n’existaient auparavant que des usages et opinions plus ou moins vagues. On regrettait, avec raison, que le Droit des gens n’eût été encore codifié en aucune de ses parties essentielles. On déplorait que le professeur, dans sa chaire, le diplomate, dans les congrès, l’arbitre, à son tribunal, n’eussent aucun guide sûr et fussent en quelque sorte livrés aux seules inspirations de leur conscience, alors que la gravité des problèmes s’agitant entre les nations réclamait des règles fixes et précises. Désormais, ces regrets et ces critiques ne pourront se produire que plus rarement. Sur des points importants du Droit des Gens, la codification est faite ; et si, en exécution des vœux émis à La Haye, d’autres Conférences suivent celle de 1899 dans le chemin tracé par celle-ci, la codification générale parviendra certainement à s’accomplir.

Cet esprit à la fois philosophique, philanthropique et juridique, indispensable pour bien se pénétrer des résultats obtenus à La Haye et les mettre en lumière, anime, comme on s’en rendra facilement compte, l’ouvrage de M. Mérignhac. Le jurisconsulte que ses travaux antérieurs bien connus sur l’arbitrage indiquaient tout naturellement pour devenir l’historien et le commentateur de la Conférence de la Paix n’est point de ceux qui estiment que tout a été manqué parce qu’on n’a point réalisé tout ce qu’on avait d’abord espéré. N’hésitant pas à critiquer, avec cette entière liberté d’esprit et cette franchise d’allures qui sont toujours le propre de l’enseignement supérieur français, les points pour lesquels il croit qu’on aurait pu faire différemment ou mieux, il met en lumière le chemin parcouru et à parcourir, le but atteint et celui qui reste à atteindre. Son livre sera d’une lecture utile à la fois pour le grand public, qui saisira vite, grâce à lui, les lignes principales de nos délibérations, et pour les travailleurs, qui pénétreront avec lui dans les détails et se mettront exactement et facilement au courant de l’état actuel du droit international sur les questions tranchées par la Conférence de la Paix.

La part que nous avons personnellement prise aux travaux de la Conférence nous a permis d’apprécier, en pleine connaissance de cause, avec quelle fidélité et quelle scrupuleuse netteté de vue M. Mérignhac avait su rendre la physionomie exacte de nos délibérations. Sur les points les plus importants et spécialement à propos de l’organisation de la Cour arbitrale, de la préférence à donner au jury international sur une magistrature de carrière, inamovible et permanente, nous nous sommes rencontré avec lui en parfaite communauté d’opinion. Et c’est précisément cette similitude d’idées qui nous a fait accepter avec un vif plaisir la proposition de présenter au public, dans les quelques lignes qui précèdent, le Commentaire des travaux et des résolutions de la Conférence de la Paix.

L’un des publicistes qui ont le plus ardemment soutenu la cause de la Paix nous demandait, il y a quelques mois, quel devait être le sentiment des hommes éclairés sur les résultats de la Conférence. Nous lui répondîmes simplement ces deux mots : « Ni scepticisme, ni impatience. » Il nous semble qu’après la publication du beau livre de M. Mérignhac, cette réponse sera celle de tous les lecteurs de bonne foi.


4
LA CONSCIENCE UNIVERSELLE


À l’occasion du banquet du 28 novembre 1904 offert par le Groupe parlementaire français de l’Arbitrage international en l’honneur des Délégués des Parlements scandinaves, M. Léon Bourgeois adressa la lettre suivante au Président du groupe, M. d’EstourneIIes de Constant :


Mon cher Sénateur et Ami,

Jamais, plus vivement qu’aujourd’hui, je n’ai regretté d’être retenu loin de toute manifestation publique. J’aurais été, en effet, profondément heureux d’être auprès de vous, comme nous fûmes côte à côte à La Haye, pour recevoir la délégation que les trois parlements scandinaves font au parlement français l’honneur de lui envoyer pour témoigner de l’estime et de la sympathie réciproques qui chaque jour s’accentuent entre leurs patries et la nôtre, et pour rendre hommage aux principes de justice et de solidarité internationales pour lesquels nous avons lutté de notre mieux à la Conférence de la Paix.

Que de chemin parcouru depuis cette année 1899 où beaucoup, même parmi les esprits les plus libres, traitaient de chimères les espérances fondées sur les conventions de La Haye ! Il a fallu deux ou trois ans pour qu’un premier traité d’arbitrage fût signé entre deux grands pays en exécution de ces conventions. Mais, depuis, c’est presque chaque jour que nous apprenons la signature de quelque nouveau traité de ce genre, et l’on peut prévoir le temps où la législation internationale enveloppera comme d’un réseau pacifique l’ensemble des peuples civilisés.

Et quel triomphe plus éclatant encore de nos idées dans cette convention toute récente par laquelle la Russie et l’Angleterre viennent de soumettre à une Commission d’enquête, constituée conformément aux articles de La Haye, ce grave incident de Hull, d’où pouvait sortir la plus terrible des conflagrations !

Certes, l’œuvre qui reste à faire est immense. Il y faut travailler sans cesse, et sans cesse chercher les moyens de développer, de perfectionner, de rendre plus efficace et plus rigoureux ce droit nouveau de la paix dont les bienfaits se font pour la première fois sentir au monde.

Et c’est pourquoi nous devons applaudir à l’initiative récente du Président des États-Unis d’Amérique et nous réjouir de l’accueil déjà fait par tant de puissances à son généreux projet.

Mais les bons ouvriers de cette grande tâche, si rares il y a cinq ans à peine, sont aujourd’hui légion. Au-dessus des gouvernements eux-mêmes, une puissance souveraine a pris naissance, qui disposera bientôt des destinées du monde. Il a toujours existé une puissance de l’opinion, mais on n’entendait par là qu’une force passagère et dont la direction variait sans cesse selon les passions ou les intérêts du moment. La puissance nouvelle est née d’une tout autre origine ; elle doit porter un autre nom : elle s’appelle la conscience universelle ; elle puise ses inspirations dans les principes mêmes de la morale et du droit ; elle en a la fixité et la force, et c’est à eux qu’elle doit sa constante et bienfaisante action.

C’est là qu’est la signification profonde de la visite que font à la France nos collègues du Danemark, de la Suède et de la Norvège ; c’est là ce qui doit doubler pour nous la joie de les recevoir. Nous les saluons comme ils doivent l’être, non seulement comme les délégués de leurs parlements et de leurs pays, mais encore comme les représentants de cette conscience universelle dont nous nous efforcerons avec eux d’assurer l’empire sur le monde.

Je sais, mon cher Ami, que les pensées que j’exprime imparfaitement ici sont les vôtres et que nul n’en saurait être l’interprète plus éloquent et plus convaincu.

Voulez-vous en transmettre l’expression à nos collègues et agréer, pour eux et pour vous, l’assurance de mes sentiments les plus dévoués ?


5
L’ÉTAT DE DROIT ENTRE LES NATIONS

(Discours prononcé à l’occasion du jubilé de M. Louis Renault, le 10 mars 1907)


Mon cher Maître et Ami,

J’avais la charge de nos affaires extérieures quand nos amis communs m’ont fait, il y a quelques mois, l’honneur de m’offrir la présidence de cette réunion, et je m’étais fait un devoir de venir vous apporter, au nom du Gouvernement de la République, l’hommage de la gratitude du pays pour les services que vous ne cessez de lui rendre.

Mais les promoteurs de cette fête ont bien voulu voir en moi, non le ministre qui passe, mais l’ami qui demeure. Se souvenant de la simplicité et de la modestie dont votre vie offre un si noble exemple, ils m’ont persuadé qu’elle aurait d’autant plus de prix à vos yeux qu’elle garderait un caractère d’intimité plus cordiale : c’était l’affection de vos collègues, le respect et la reconnaissance de vos élèves d’hier et d’aujourd’hui dont les marques vous toucheraient avant tout ; j’avais eu l’honneur d’être votre collègue à la Conférence internationale de la Paix, je l’étais encore à la Cour permanente d’Arbitrage, et surtout j’avais été nécessairement votre élève toutes les fois qu’au cours de ma vie publique j’avais dû chercher dans les règles du Droit international la solution d’une difficulté politique. On m’affirmait que, pour toutes ces raisons, j’avais encore qualité pour être à cette place auprès de vous.

Ai-je besoin de vous dire avec quelle joie je me suis laissé convaincre, et combien je suis heureux de pouvoir dire ici, pour l’avoir personnellement mesurée, quelle incomparable autorité est la vôtre dans les conseils du monde civilisé !

Cette autorité, mon cher Maître, vous l’exercez naturellement ; il semble que vous vous sentiez investi d’une sorte de magistrature par la confiance et par le respect de tous. Et j’en aperçois distinctement les deux causes : l’une de l’ordre intellectuel, l’autre toute morale.

Avant tout, peut-être, vous le devez à l’admirable unité de votre vie de travail et de pensée, de dévouement et de désintéressement. Tout à l’heure, un de vos élèves l’évoquait dans un mot quand il rappelait que vous aimiez à vous dire « un professeur dans l’âme. » Vous êtes, en effet, depuis bientôt quarante années, le Maître qui se donne tout entier à la recherche et à la diffusion de la vérité, qui veut toujours mieux savoir pour toujours mieux enseigner, qui ne se laisse éblouir et tenter par aucune des ambitions que légitimeraient tant de services et que seconderaient si facilement les relations les plus hautes, la pratique et la maîtrise des questions d’État les plus complexes et les plus graves, un universel renom ; — mais qui, bien au contraire, d’un Congrès ou d’une Conférence où il a tenu l’un des premiers rangs, se hâte de revenir à sa paisible chaire pour y retrouver ses élèves aimés et reprendre pour eux, avec le fruit d’une expérience nouvelle, les chères leçons interrompues…

Aussi bien les leçons d’un tel maître peuvent-elles s’interrompre ? Et l’exemple d’une telle existence n’est-il pas le plus continu et le plus efficace des enseignements !

Il s’en dégage une beauté morale, une force rayonnante, conseillère de droiture et de dignité, qui, des élèves, fait de véritables disciples. Et c’est ce rayonnement que nous sommes si heureux de retrouver nous-mêmes dans l’austère et douce figure où le Maître Chaplain a su, si fortement et si profondément, modeler vos traits.

Au reste, l’ordre qui règne dans la vie d’un homme est le signe de l’ordre qui gouverne son esprit. En parlant ainsi de vous, mon cher Maître, il me semble avoir déjà dit la valeur de la doctrine que, dans les deux chaires de la Faculté de Droit et de l’École des Sciences politiques, vous n’avez cessé de répandre depuis tant d’années. Il ne m’appartient pas, au milieu des maîtres de la science du Droit qui nous entourent, de faire l’éloge de votre enseignement : je ne pourrais rien ajouter à ce qu’ont dit déjà les orateurs qui m’ont précédé ; tous ont loué comme elles doivent l’être cette clarté de la pensée, cette vigueur du raisonnement, cette méthode pénétrante qui, dans les propositions les plus complexes, vous permet de parvenir, par l’analyse la plus fine et la plus précise, à la synthèse la plus sûre, qui donne à vos conclusions une force singulière et comme un caractère d’évidence à vos jugements.

Ces qualités de mesure, de clarté, de probité intellectuelle, qui sont, entre toutes, les qualités de la science française, vous les avez manifestées chaque jour dans vos études théoriques, dans vos leçons de l’École, dans vos rapports aux divers Congrès, dans vos sentences arbitrales. Mais ce qui est la marque propre de vos travaux et de vos enseignements, ce qui vous a fait une place si éminente et si personnelle parmi les maîtres de notre droit, c’est l’union étroite, à chaque page de votre œuvre, de la spéculation doctrinale et de la connaissance pratique des réalités.

Professeur, vos leçons de la Faculté dégagent de l’examen des faits historiques, de l’étude attentive des conflits, des négociations et des traités, les principes généraux qui ont formé peu à peu et éclairent progressivement la conscience internationale ; et vos leçons des « Sciences politiques » apprennent à vos élèves l’art d’appliquer ces principes, encore si souvent imprécis et contestés, aux mille difficultés de la vie des Chancelleries.

Diplomate, dans ces Conférences où vous représentez si souvent la France, vous vous efforcez de faire pénétrer dans les relations de peuple à peuple, et de fixer dans des accords durables, ces règles de justice et d’équité qui sont « l’expression des rapports nécessaires » entre les personnes morales que doivent être les nations, et dont les développements successifs marquent les véritables étapes de la civilisation.

Et c’est ainsi que dans la chaire, où vos leçons condensent toute la matière vivante de vos négociations et de vos arbitrages, vous êtes pour vos élèves, non pas seulement un philosophe ou un historien du Droit des gens, mais bien, si je puis dire, un acteur du drame international, souvent un créateur de l’histoire diplomatique, tandis que dans les Congrès, — dans cette Conférence de La Haye, où vos rapports sur la Croix-Rouge maritime et sur l’Acte final de la Conférence ont rallié l’unanimité des suffrages, — dans ce Congrès de 1906, où, toujours sur votre rapport, fut revisée la Convention de Genève et réalisé un décisif effort pour l’adoucissement du sort des victimes de la guerre, — vous êtes parmi vos collègues, par la hauteur de votre pensée et par la sûreté de votre science, comme un Maître dans sa chaire : et ce sont vos collègues eux-mêmes qui le proclament, comme M. le Président Odier déclarant à Genève que vous avez été « l’architecte » de l’œuvre accomplie.

L’heure est bien choisie, mon cher Collègue et Ami, pour rappeler devant vous ces souvenirs. Vous allez, — et, j’espère, nous allons ensemble, — bientôt retourner dans cette chère cité de La Haye où s’est tenue la première Conférence de la Paix. Nous y reverrons la Maison du Bois et le noble Vivier sur les bords duquel nous avons si souvent échangé nos doutes et nos espérances sur l’avenir d’une œuvre aussi passionnante par sa nouveauté que par sa grandeur.

Certes, nous n’y avons pas d’un seul coup, et qui donc l’eût pu prétendre, — rempli tout le programme que l’initiative du Tsar avait soumis aux délibérations des nations. Nous avons cependant fait aboutir cette Convention pour l’application à la guerre maritime des principes de Genève, à laquelle votre nom, je l’ai dit tout à l’heure, est glorieusement attaché ; et ce Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre dont le but, défini par la Convention qui le précède, est de « diminuer les maux de la guerre et de servir, même dans les cas extrêmes, les intérêts de l’humanité. »

Si des difficultés, d’ordre pratique autant que d’ordre politique, ont obligé la Conférence à se borner à une déclaration de principe sur la limitation des charges militaires, elle a du moins mené à bien cette Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux dont la solution heureuse de la grave affaire de Hull a prouvé suffisamment l’efficacité. Elle a pour la première fois créé dans le monde un Tribunal international permanent, elle a élevé entre les peuples un prétoire, dont l’accès leur est librement ouvert, et vers lequel, chaque jour davantage, ils se sentent moralement obligés de tourner les yeux.

Elle a enfin, dans l’article 27 de la Convention sur l’Arbitrage, créé pour les Puissances signataires un devoir nouveau, celui de rappeler aux États entre lesquels un conflit menace d’éclater les dispositions de cette Convention et de leur conseiller, dans l’intérêt supérieur de la paix, le recours au Tribunal international : affirmation toute nouvelle d’un devoir de solidarité entre les peuples civilisés.

Je me rappelle avoir dit au lendemain de la Conférence de La Haye à ceux qui me questionnaient sur ses résultats : « N’ayons, pour les bien juger, ni scepticisme, ni impatience. » Je répéterai la même parole au seuil de la Conférence prochaine. Ce qui est en question dans ces assemblées universelles qui sont sans analogues, sans précédentes dans l’histoire, ce n’est pas, comme on le dit trop simplement, l’établissement d’un état de paix, c’est quelque chose de plus haut et de plus précis, j’ajouterai de plus large encore, l’établissement d’un état de droit entre les nations, car il n’y a, il ne peut y avoir de paix véritable que fondée sur le sentiment commun et sur le respect réciproque des droits. Or, ce n’est pas dans cette École qu’il est besoin de dire ce qu’il faut de temps et de persévérance pour dégager, formuler, faire accepter, rendre habituelles, puis nécessaires, les règles d’un droit nouveau. Et ce n’est pas non plus ici qu’il serait besoin de dire la grandeur en même temps que les difficultés de la tâche et de rappeler que c’est aux conquêtes pacifiques de l’idée du droit que se sont mesurés dans tous les temps les progrès décisifs de l’humanité.

Quel domaine nouveau la Conférence de 1907 soumettra-t-elle au règne du droit ? Nous n’avons pas, mon cher Ami, qualité pour le rechercher ensemble aujourd’hui. Mais, pour la cause que nous irons servir, c’est une grande bonne fortune d’avoir pu célébrer précisément aujourd’hui l’idée du droit au foyer de son enseignement, au milieu des Maîtres qui la représentent avec tant d’éclat, en la personne d’un de ceux qui l’honorent le plus et qui la servent le mieux par la pensée et par l’action.

II
RÉSULTATS DE LA CONFÉRENCE DE 1907
1
RAPPORT SUR LA DEUXIÈME CONFÉRENCE DE LA PAIX (1907)[3]
— CONCLUSION —


Dans leur rapport au Ministre, les Délégués de la République française à la première Conférence croyaient pouvoir affirmer que, si les Conventions signées à La Haye en 1899 n’avaient pas réalisé toutes les espérances qu’avait éveillées la convocation de cette Assemblée, elles avaient du moins « servi grandement la cause de l’humanité et fait avancer l’heure où, dans les rapports internationaux, la force sera subordonnée à la justice et au droit. » Après les délibérations et les votes de 1907, les Délégués français à la seconde Conférence peuvent, avec une assurance nouvelle et pour des raisons tirées d’une expérience de huit années, vous apporter les mêmes conclusions.

Nous ne reprendrons pas ici les considérations d’ordre général qui ont été exposées au commencement de ce rapport pour montrer la haute signification morale des travaux de la seconde Conférence et la portée qu’ont, pour l’avenir, celles mêmes de ses délibérations qui n’ont pas abouti, dès maintenant, à des décisions définitives, à des textes ayant force de convention internationale.

Nous nous en tiendrons à ces seuls textes et leur résumé suffira à faire juger l’étendue de l’œuvre accomplie.


I


Si nous laissons à part la question de la limitation des armements, qui avait été expressément exclue du programme de la Conférence et sur laquelle elle a cependant tenu à manifester, par une déclaration unanime, le sentiment de l’opinion universelle, voici les résultats définitivement acquis à la cause du droit et de l’humanité par les Conventions votées à La Haye en 1907.


A. — Dans le domaine de l’arbitrage et de la justice internationale :

1o Le principe de l’arbitrage obligatoire, qui avait été rejeté en 1899, a été accepté, en 1907, par une déclaration unanime de la Conférence et, par un vote également unanime, elle en a admis l’application sans aucune restriction à « certains différends, notamment à ceux relatifs à l’interprétation et à l’application des stipulations conventionnelles internationales. »

En outre, un projet de traité mondial d’arbitrage obligatoire, comprenant un système complet d’enregistrement universel des obligations consenties, a été voté par 32 Puissances sur 44 États représentés et, s’il n’a pu, par le veto de la minorité, être inséré dans l’Acte final, la Déclaration unanime de la Conférence a constaté que ces 32 États se réservaient le bénéfice de leurs votes, ce qui leur permet de réaliser, entre eux, quand ils le voudront, la Convention préparée.

2o Une procédure nouvelle, créée par la modification de l’ancien article 27 de la Convention de 1899, devenu l’article 48 de la Convention de 1907, permet dorénavant à toute Puissance disposée à recourir à l’arbitrage de s’adresser, non plus seulement à son adversaire, mais au Bureau international de La Haye, représentant l’ensemble des Nations, et celui-ci a le devoir de notifier cette déclaration à l’adversaire — et par là même d’en saisir l’opinion universelle.

3o La Conférence a voté un projet complet de juridiction internationale permanente, dite : « Cour de justice arbitrale, » composée de juges nommés pour douze ans « représentant les divers systèmes juridiques du monde, et chargés d’assurer la continuité de la jurisprudence arbitrale ; » en outre, par un vœu inséré dans l’acte final, elle a demandé aux Gouvernements de mettre ce projet en vigueur aussitôt qu’un accord serait intervenu sur le choix des juges.

4o Enfin, elle a revisé et refondu la Convention de 1899 sur le Règlement pacifique des conflits internationaux, établi des règles précises pour le fonctionnement des commissions d’enquête, amélioré la procédure ordinaire des arbitrages et créé une procédure sommaire, simple, rapide et peu coûteuse, pour les litiges d’ordre technique et d’importance secondaire.

En outre, les deux résultats essentiels suivants ont été définitivement acquis :

5o Une Convention spéciale a interdit aux États « le recours à la force armée pour le recouvrement des dettes contractuelles, » sauf si l’État débiteur refuse l’arbitrage ou manque d’exécuter la sentence arbitrale.

Un véritable cas d’arbitrage obligatoire est ainsi introduit en fait, pour une sorte importante et trop fréquente de conflits, dans le régime contractuel des Nations.

6o La Conférence a enfin institué une Cour internationale des Prises.

Pour la première fois, les États civilisés se sont mis d’accord pour créer une juridiction internationale, obligatoire et permanente, supérieure à leurs juridictions nationales.

L’objet de cette institution est spécial, il est vrai. Mais les Prises maritimes comptent parmi les plus graves des questions qui divisent les États et peuvent les mettre en conflit armé, et c’est sans aucune restriction ou réserve que ces États ont accepté de les soumettre dorénavant à la juridiction internationale.

Quelle que soit d’ailleurs l’importance de ses attributions, le fait même de l’existence d’une telle juridiction suprême, à laquelle sont soumises les sentences des tribunaux nationaux, équivaut à une révolution dans les rapports politiques des Nations.


B. — Dans le domaine de la guerre :

Pour la première fois, l’ouverture des hostilités entre deux États est soumise à une régle : elle doit être précédée d’un avertissement préalable et non équivoque, ayant soit la forme d’une déclaration de guerre motivée, soit celle d’un ultimatum avec déclaration de guerre conditionnelle. Et les neutres ne peuvent être de leur côté tenus aux obligations de la neutralité que « s’il est établi, d’une manière non douteuse, qu’ils ont connu l’état de guerre. »


C. — Dans le domaine spécial de la guerre sur terre :

lo De nombreuses améliorations ont été apportées au règlement international de 1899, en vue de multiplier et de préciser les obligations de faire ou de ne pas faire imposées aux combattants.

Par l’article 44 notamment, une des pratiques les plus odieuses de la guerre, l’emploi des guides forcés et la contrainte exercée sur les populations envahies pour en obtenir des renseignements militaires, a été solennellement interdite.

2o Le caractère obligatoire du Règlement de 1899 a été non seulement affirmé de nouveau, mais sanctionné par une disposition toute nouvelle (art. 3), déclarant le belligérant responsable des actes commis, en violation dudit règlement, par toutes « personnes faisant partie de sa force armée, » c’est-à-dire par tous commandants, officiers, sous-officiers et soldats — et créant le droit à indemnité pour les victimes, conformément aux principes du droit privé.

La sanction pécuniaire des obligations internationales, pour la première fois, se trouve ainsi définitivement introduite dans le droit des Nations.

3o Pour la première fois enfin, les droits et les devoirs des Puissances neutres — conformément au vœu émis par la Ire Conférence de la Paix — ont fait l’objet d’une Convention internationale — et cette convention, notamment en ce qui concerne le matériel des chemins de fer, constitue pour les neutres, particulièrement pour les petits États, un ensemble de garanties précieuses et contractuellement assurées.

D. — Dans le domaine de la guerre maritime :

1o Une convention sur l’emploi des mines sous-marines a été conclue et, dans une mesure encore incomplète mais déjà sensiblement efficace, a organisé la protection et diminué les risques de la navigation pacifique.

2o Une autre convention a mis à l’abri du bombardement, dans des limites déjà assez étendues, les ports, villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus.

3o L’adaptation des Règles de Genève à la guerre maritime a fait l’objet d’une revision complète, inspirée par les travaux de 1899 (La Haye) et de 1906 (Genève), et qui a abouti à une codification véritable, aussi claire et aussi complète que possible.

4o Les droits et les devoirs des neutres, en cas de guerre navale, ont été définis dans une autre convention où les problèmes les plus difficiles du droit maritime, la durée du séjour et le droit d’approvisionnement des bâtiments de guerre belligérants dans les ports neutres, ont été, au moins partiellement, résolus.

5o Enfin, par trois conventions distinctes, la Conférence a réglé le sort des navires de commerce ennemis au début des hostilités, fixé les conditions de la transformation régulière des bâtiments de commerce en bâtiments de guerre, interdit la capture de la correspondance postale et de certains bateaux de pêche, et garanti, dans des limites équitables, la liberté des équipages des navires de commerce capturés.


II


La simple lecture des textes que nous venons d’analyser suffit à montrer dans quelle mesure a progressé en 1907 cette œuvre que l’histoire appellera l’œuvre de La Haye et qui a pour objet véritable, suivant l’expression du Rapport de 1899, la subordination croissante de la force à la justice et au droit.

La voie du droit est en effet le seul chemin qui puisse sûrement conduire à la Paix. C’est en organisant juridiquement la vie internationale qu’on assurera l’équilibre définitif des États, qu’on leur donnera la sécurité matérielle et morale, qu’on établira entre eux une paix acceptée par tous.

La Conférence de 1899 a créé une communauté internationale, et, dans certaines matières, a commencé à définir les obligations réciproques de chacun des membres de cette communauté.

La Conférence de 1907 a pris complètement conscience des conditions de cette vie nouvelle. Réunissant les représentants de tous les États civilisés, elle s’est attachée à dégager et à définir les règles nécessaires à l’existence d’une société des Nations : ses membres ont été unanimes à reconnaître que seule l’idée du Droit pouvait régler les rapports entre les États ; leur tâche commune a été de préciser les applications de cette règle supérieure qui pouvaient dès maintenant faire l’objet de conventions universelles, d’une législation internationale fondée sur le consentement de tous.

C’eût été folie d’espérer qu’une législation internationale conventionnelle s’étendrait, dès le premier jour, à toutes les questions qui divisent les nations.

C’est déjà une grande chose que d’avoir, pour toutes les matières que nous avons énumérées, obtenu le consentement de toutes ou presque toutes les Puissances à tant d’obligations réciproques uniquement motivées par des considérations de mutuelle justice.

Il est impossible d’énumérer ici toutes ces obligations qui constituent le premier réseau des liens de droit acceptés désormais par tous les membres de la Société des Nations.

Certaines d’entre elles sont encore purement morales, comme le devoir proclamé par l’article 48 de la Convention sur le Règlement des conflits internationaux « de rappeler aux États, entre lesquels un conflit menace d’éclater, que la Cour permanente d’arbitrage leur est ouverte. »

D’autres sont conditionnelles, et chaque État se réserve de juger si la condition prévue est ou non réalisée : telles sont, par exemple, les règles posées par certains articles du Règlement international de la guerre sur terre et qui cèdent « en cas d’une impérieuse nécessité militaire. » Encore doit-on retenir ici le soin avec lequel les représentants des plus grands États ont affirmé les scrupules qui s’imposaient aux chefs militaires dans l’usage de ces réserves : ils devaient toujours se laisser guider « par la conscience, le bon sens et le sentiment des devoirs imposés par l’humanité. »

Mais déjà un grand nombre d’obligations internationales sont formulées sans réserves et prennent ainsi un caractère juridique, avec toute la rigueur d’un véritable lien de droit.

Le tableau suivant en donne un résumé, forcément incomplet :

I. — Affirmation de droits reconnus à une puissance par toutes les autres et obligations pour celles-ci de respecter ces droits


A. — Conférence de 1899. Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux. — Article 3 : Reconnaissance du droit appartenant aux Puissances étrangères au conflit d’offrir leurs bons offices ou leur médiation, même pendant le cours des hostilités.

Interdiction pour les parties en litige de considérer l’exercice de ce droit comme un acte peu amical.


B. — Conférence de 1907. Convention concernant les droits et les devoirs des Puissances et des personnes neutres en cas de guerre. Article 19 : Droit pour les Puissances neutres de retenir et utiliser le matériel de chemin de fer provenant du territoire d’une Puissance belligérante, jusqu’à due concurrence du matériel neutre retenu par celle-ci.


II. — Obligations de faire

A. — Conférences de 1899 et de 1907. — Convention de 1899 pour le règlement pacifique des conflits internationaux (revisée et complétée en 1907). — Article 48 : Obligation pour le bureau international de La Haye de porter à la connaissance d’une Puissance en litige avec une autre la déclaration d’après laquelle celle-ci se reconnaît prête à soumettre le différend à un arbitrage.[4]

Convention et Règlement de 1899 concernant les lois et coutumes de la guerre dur terre (revisée et complétée en 1907) :

Article premier de la Convention : Obligation pour les États de donner à leurs forces armées de terre des instructions conformes au règlement annexé à la Convention.

Articles du Règlement : Article 4 : Obligation de respecter la propriété personnelle des prisonniers de guerre.

Article 46 : Obligation, pour l’autorité militaire sur le territoire de l’État ennemi, de respecter l’honneur et les droits de famille, la vie des individus et la propriété privée.

Article 52 : Obligation de constater par des reçus les prestations en nature, quand elles ne seront pas payées au comptant, et d’effectuer le plus tôt possible le paiement des sommes dues.

Article 54 : Obligation de restituer à la paix, moyennant indemnité, les câbles sous-marins reliant un territoire occupé à un territoire neutre.

Article 56 : Obligation de respecter les biens des communes, ceux des établissements consacrés aux cultes, à la charité et à l’instruction, aux arts et aux sciences, même appartenant à l’État ennemi.


B. Conférence de 1907. Convention relative à l’ouverture des hostilités.

Article premier : Obligation de ne pas commencer les hostilités sans un avertissement préalable et non équivoque.

Article 2 : Obligation de notifier sans retard l’état de guerre aux Puissances neutres.


III. Obligations de ne pas faire


A. Conférences de 1899 et de 1907. — Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (revisé et complété en 1907).

Article 23 : Interdiction de tuer ou blesser un ennemi qui a mis bas les armes, de déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier, d’employer des armes ou projectiles de nature à causer des maux superflus, de déclarer éteints, suspendus ou non recevables en justice les droits et actions des nationaux de la partie adverse, enfin de forcer ceux-ci à prendre part aux opérations de guerre dirigées contre leur pays.

Article 25 : Interdiction d’attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments non défendus.

Articles 28 et 47 : Interdiction formelle de piller, même dans une ville ou localité prise d’assaut.

Article 30 : Interdiction de punir sans jugement préalable un espion, même pris sur le fait.

Articles 44 et 45 : Interdiction à un belligérant de forcer la population d’un territoire occupé à donner des renseignements sur l’armée ou les moyens de défense de l’autre belligérant, ou de contraindre cette population à prêter serment à la puissance ennemie.

Article 46 : Interdiction de confisquer la propriété privée.

Article 50 : Interdiction d’édicter des peines collectives, pécuniaires ou autres, à raison de faits individuels.


Convention de 1899 pour l’adaptation à la guerre maritime des principes de la Convention de Genève (revisée et complétée en 1907).

Articles I, 2 et 3 : Interdiction de capturer les bâtiments hospitaliers.

Article 10 : Interdiction de faire prisonnier de guerre le personnel religieux, médical ou hospitalier des bâtiments capturés.


B. Conférence de 1907. — Convention rela- tive au régime des navires de commerce ennemis au début des hostilités.


Articles 1 et 2 : Interdiction de confisquer les navires de commerce ennemis qui se trouvent dans un port de l’adversaire au début des hostilités.

Article 3 : Interdiction de confisquer les navires de commerce ennemis qui ont quitté leur dernier port de départ avant le commencement de la guerre et qui sont rencontrés en mer ignorants des hostilités. En cas de saisie, obligation de le restituer après la guerre. En cas de destruction, obligation de payer une indemnité et de pourvoir à la sécurité des personnes, ainsi qu’à la conservation des papiers de bord.


Convention relative à certaines restrictions à l’exercice du droit de capture dans la guerre maritime.

Article premier : Inviolabilité de la correspondance postale des neutres ou des belligérants, quel que soit son caractère officiel et privé.

Articles 3 et 4 : Interdiction de capturer certains bateaux (pêche côtière, missions scientifiques ou philanthropiques).


Convention concernant les droits et les devoirs des Puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre.

Articles 2, 3 et 4 : Interdiction aux belligérants de faire passer à travers le territoire d’une Puissance neutre des troupes ou convois, soit de munitions, soit d’approvisionnements, d’installer sur ce territoire des stations radiotélégraphiques et d’y former des corps de combattants ou d’y ouvrir des bureaux d’enrôlement.

Article 5 : Obligation pour les Puissances neutres de ne pas tolérer les actes susvisés.


Convention concernant la limitation de l’emploi de la force pour le recouvrement de dettes contractuelles.

Article premier : Obligation de ne pas avoir recours à la force armée pour le recouvrement de dettes contractuelles réclamées au Gouvernement d’un pays par le Gouvernement d’un autre pays comme dues à ses nationaux, sauf quand l’État débiteur refuse ou laisse sans réponse une offre d’arbitrage.


Mais ce n’est pas seulement le nombre et l’étendue de ces obligations internationales qu’il importe de signaler. C’est le caractère absolument nouveau de ces liens de droit, qui donne aux « Institutions de La Haye » leur figure véritable et leur profonde signification.

Certes, il existait déjà entre tels ou tels États de nombreux traités créant à la charge des uns, au profit des autres, des obligations et des droits conventionnels. Mais :

1o À l’exception des Unions (postales, télégraphiques, etc.), dont l’objet était, nous l’avons déjà dit, l’organisation de services d’ordre purement industriel ou économique, le monde n’avait pas encore connu de conventions vraiment universelles.

2o Les traités politiques internationaux avaient toujours été de simples règlements d’intérêts — les uns passés après une guerre ou un conflit diplomatique, les autres consentis uniquement pour éviter une guerre ou un conflit, tous ayant le caractère de transactions empiriques, dont les termes dépendaient de la force ou de la faiblesse respective des États en présence, aucun n’ayant pour source unique la volonté commune de se conformer à l’idée supérieure du droit.

Cette volonté commune est, au contraire, la source de toutes les conventions de La Haye. Les obligations qu’elles définissent sont communes à tous, égales pour tous ; sans distinction entre les grandes et les petites Puissances, elles ont ce caractère de réciprocité, de mutualité, peut-on dire, où se manifeste le caractère de la loi : ubi societas, ibi jus.

On y peut vraiment reconnaître les premiers traits d’une « Société des Nations. »

Que les sanctions de ces obligations soient encore incomplètes et insuffisantes, n’en est-il pas malheureusement ainsi trop souvent pour bien des obligations du droit privé ? Et, d’ailleurs, n’en est-il pas de même jusqu’ici pour toutes les obligations internationales qui découlent des nombreux traités politiques enregistrés par l’histoire du monde, et ces traités politiques n’ont-ils pas cependant eu leur valeur, leur force et leur action durable ? Mais ici, les sanctions morales ont déjà pris une autorité toute nouvelle, par le fait même que la garde des traités n’est pas seulement laissée à la bonne volonté d’un ou de deux contractants, mais qu’elle est sous la sauvegarde de toutes les Puissances du monde, puisque toutes y ont donné leur consentement. Enfin, nous l’avons signalé à propos du droit de la guerre, voici déjà que l’idée de sanctions plus efficaces et qui ne seraient pas purement morales s’est dégagée des délibérations de La Haye : pour la première fois, des sanctions pécuniaires sont édictées, des indemnités sont prévues (dans la convention sur les Lois de la guerre terrestre) au cas de la violation des Règlements internationaux.

Enfin, des juridictions sont créées pour garantir l’exécution de certaines de ces conventions : les unes sont encore facultatives, comme la Cour d’arbitrage de 1899, ou incomplètement organisées comme la Cour de Justice arbitrale de 1907. Mais une juridiction internationale, obligatoire et vraiment souveraine, est instituée, pour les Prises maritimes, dans les actes de 1907, et nous avons montré quelle révolution la seule existence d’un tel Tribunal apportait dans les relations des États civilisés.


III


La périodicité des Conférences de la Paix, votée à l’unanimité par l’Assemblée de 1907, n’est pas un fait d’une moindre portée.

Nous avons cité plus haut le paragraphe de l’Acte final du 18 octobre par lequel la Conférence « recommande aux Puissances la réunion d’une 3o Conférence de la Paix. » Elle indique sinon la date précise de cette troisième Conférence qu’il appartient aux Gouvernements de fixer, du moins le délai dans lequel elle devrait se réunir, c’est-à-dire dans une période de huit ans, « analogue à celle qui s’est écoulée depuis la Conférence de 1899. »


En votant à l’unanimité cette « Recommandation », après d’assez longues négociations qui en ont complètement mis les motifs en lumière, les représentants des Puissances ont voulu affirmer qu’ils considéraient leurs travaux comme formant une faible partie d’une œuvre beaucoup plus vaste et qui devait se compléter dans l’avenir. C’était le second anneau d’une chaîne dont le premier avait été forgé par les conventions de 1899 et dont les anneaux suivants seraient successivement ajoutés par le labeur continu de l’humanité. Sans manquer en rien à la reconnaissance due au Souverain initiateur de l’œuvre de La Haye, en proclamant au contraire très hautement ce que le monde devait au Tsar, de même qu’au Président des États-Unis d’Amérique, la Conférence a affirmé que désormais les réunions des Conférences ne dépendraient plus du désir manifesté par tel ou tel chef d’État, mais de la volonté commune de tous les États, résolus à poursuivre régulièrement et périodiquement dans l’avenir l’organisation juridique de la vie internationale. La Conférence de 1907 peut dorénavant prendre son nom véritable : elle a été la seconde session des assises périodiques du monde civilisé.


Et les gouvernements reçoivent de cette décision mémorable un mandat que nul d’entre eux ne songerait à décliner.

Dans l’intervalle de deux Conférences, ils auront le devoir d’assurer l’exécution des votes de la Conférence passée et celui de préparer le travail de la Conférence à venir. L’acte final a demandé, en effet, « que deux ans avant l’époque probable de la troisième Conférence, un Comité préparatoire fût chargé par les gouvernements de recueillir les diverses propositions à soumettre à la Conférence, de rechercher les matières susceptibles d’un prochain règlement international et de préparer un programme que les gouvernements arrêteraient assez tôt pour qu’il pût être sérieusement étudié dans chaque pays… »

C’est, on le voit, non seulement la périodicité des assemblées générales de la Société des Nations, c’est la presque continuité du travail d’étude et de préparation des lois contractuelles internationales que l’assemblée des représentants des États a entendu réaliser.

Nous ne pensons pas qu’à aucune époque de l’Histoire, une entreprise plus vaste, et en même temps plus réfléchie et mieux ordonnée, ait été tentée pour étendre l’empire du droit sur le monde.


IV


Tel est le bilan des travaux de la deuxième Conférence de La Haye.

Nous croyons qu’il se solde par un actif considérable, supérieur à celui que pouvaient attendre les esprits vraiment réfléchis, soucieux des réalités de la vie politique, et conscients des difficultés, nous pouvons dire des périls, que soulève toute grande tentative d’action internationale. Nous tenons à dire ici qu’il n’est pas un de ces résultats auxquels n’ait travaillé de toutes ses forces la Délégation française.

Dans votre discours à la Chambre des députés, le 7 juin 1907, vous aviez, Monsieur le Ministre, défini les instructions que le Gouvernement de la République donnerait à ses délégués, vous aviez promis qu’ils tendraient à favoriser les solutions les plus libérales, à développer l’idée de justice internationale et le progrès de l’arbitrage. » Nous croyons être restés fidèle à ce mandat.

Non seulement par ses votes, mais par ses travaux, ses interventions personnelles, les rapports de chacun de ses membres, souvent par ses initiatives et par ses propositions officielles, il n’est pas un des progrès dont nous venons de donner le tableau auquel la Délégation de la République n’ait, sans relâche, collaboré.

Peut-être ne dépassera-t-elle pas les limites du mandat dont elle rend compte ici, en exprimant, à son tour, un vœu au sujet de la préparation de la troisième Conférence.

Nous souhaitons vivement que, lorsque deux ans avant la réunion de cette troisième Conférence, l’heure viendra d’organiser le Comité préparatoire international prévu par l’acte final de 1907, la France soit prête sur toutes les matières susceptibles d’un règlement international à présenter ses conclusions et à les défendre. Un travail continu, dans les quatre ou cinq années qui s’écouleront d’ici là, ne sera pas de trop pour soutenir alors ce noble rôle.

La législation internationale, créée en 1899 et 1907, impose, en effet, à chaque État des tâches complexes.

Chacun d’eux doit exécuter sans retard les 13 Conventions signées en 1907. L’exécution de chacune de ces conventions exige des mesures intérieures, législatives ou administratives, et sans doute aussi des négociations avec les autres États pour que des mesures d’exécution correspondantes soient prises niversellement.

Chacun d’eux doit veiller à ce qu’une suite soit donnée, dans la mesure possible, aux vœux, résolutions ou recommandations, par lesquels la Conférence, là où elle ne pouvait conclure elle-même, a marqué nettement son désir de voir les Gouvernements achever son œuvre. Il nous suffira de citer les négociations nécessaires pour donner définitivement l’existence à la Cour de Justice arbitrale permanente, dont le fonctionnement est subordonné à une entente sur le choix des juges.

Enfin chacun d’eux est moralement obligé d’assurer l’achèvement des ententes partielles établies entre ses représentants et ceux de telles autres Puissances, là où ces ententes n’ont pu réunir l’unanimité des Délégués et faire corps avec les Conventions définitivement signées et ratifiées. Il n’est pas possible, par exemple, que les 32 États qui sont tombés d’accord pour établir sur certaines matières un traité d’arbitrage obligatoire, dont ils ont sucsucessivement adopté tous les articles, ne poursuivent pas, d’ici à la troisième Conférence, les négociations nécessaires à la conclusion de ce traité entre ceux qui l’ont ensemble voté et se sont officiellement réservé « le bénéfice de leurs votes. » Peut-être même suffirait-il de quelques modalités nouvelles pour que, sur certains cas d’arbitrage, on réunît les adhésions de ceux-là même, qui ne se sont pas sentis prêts à traiter en 1907.

En résumé, l’œuvre de La Haye est désormais une œuvre permanente. Ce n’est pas seulement pendant les sessions des Conférences qu’on devra la reprendre et la promouvoir. C’est pour chacun des gouvernements un devoir continuel de la suivre, d’en préparer les développements et d’en hâter les fruits. Nous sommes certains d’être approuvés par vous, Monsieur le Ministre, en disant qu’il y a dans cette noble tâche un exemple à donner par le Gouvernement de la République française.

2


LES DÉBATS DE 1907


(Préface du livre de M. Ernest Lémonon sur la Conférence de 1907)


Le livre de M. Ernest Lémonon rendra les plus grands services à tous ceux, — jurisconsultes, diplomates, membres des assemblées politiques, — qui veulent et qui doivent connaître exactement ce qu’a été la deuxième Conférence de la Paix.

Les éléments de cette étude manquaient presque complètement jusqu’ici.

Les textes des conventions, des déclarations et des vœux, signés à La Haye en octobre 1907, ont bien été publiés, et nous en avons notamment, en France, une édition excellente donnée par un des membres les plus éminents de la Conférence, M. le professeur Louis Renault.

Mais on ne peut connaître la vie même de la Conférence, l’esprit qui l’a animée, le sens et la portée de ses efforts, et le véritable bilan de ses travaux, si l’on ne suit pas les procès-verbaux, non seulement de ses réunions plénières, mais des très nombreuses séances de ses Commissions, Sous-Commissions, Comités d’Examen, etc.

Or, en dehors des extraits de quelques discours retentissants, télégraphiés au jour le jour, pour les besoins de l’actualité, à la presse des deux mondes, tout cet ensemble des délibérations de La Haye n’a pour ainsi dire reçu aucune publicité.

C’est l’analyse précise et minutieuse de toutes les délibérations comme de tous les actes de la Conférence que M. Ernest Lémonon s’est proposé de mettre sous les yeux de ses lecteurs, et qu’il nous offre en effet dans un ordre excellent, avec une clarté et une fidélité parfaites et, nous ajoutons, avec l’impartialité la plus haute, avec le seul souci de la vérité historique.

Et les conclusions, qu’il a dégagées de cette méthodique exposition des faits et qu’il formule avec une conscience scrupuleuse, permettent de reconnaître les limites exactes de l’Œuvre de La Haye ; l’auteur ne dissimule rien des points sur lesquels la Conférence n’a pu aboutir, mais il sait mettre en une égale lumière les résultats obtenus, les conquêtes définitivement faites par l’idée du droit, et les jalons posés, les plans hardiment tracés, les fondations déjà solidement assises pour l’édifice à venir.

M. Ernest Lémonon a justement rappelé que, malgré son nom de « Conférence de la Paix, » l’assemblée où se sont trouvés, pour la première fois, réunis, en juin 1907, les représentants des 44 États qui constituent l’ensemble du monde civilisé, n’avait pour objet — ni dans son programme préparé par les États-Unis, et repris et proposé par l’Empereur de Russie, ni dans les intentions des gouvernements représentés, — l’établissement de la Paix universelle.

Son but véritable était de former entre ces États un réseau de conventions universelles qui fût comme un premier lien de la Société des nations ; c’était encore de créer ou de développer au milieu d’eux des institutions de droit public international, propres à diminuer les risques de la guerre, à en restreindre en tous cas les effets désastreux, et chargées d’établir et de maintenir entre les diverses Puissances une continuité de rapports juridiques ; de là naîtrait pour elles l’obligation contractuelle, et surtout la nécessité morale, de se déterminer, soit dans leurs difficultés diplomatiques, soit même dans leurs conflits armés, non plus sous l’impulsion exclusive de l’intérêt et suivant les entraînements de la force, mais selon des principes d’équité mutuelle, de justice et d’humanité, solennellement reconnus et proclamés à l’avance, et placés ainsi sous la sauvegarde de l’opinion du monde entier.

Ce programme est moins ambitieux. Cependant son importance est telle qu’aucune assemblée internationale ne s’en est jamais proposé qui fût aussi hardi ni aussi étendu. La Conférence de 1907 l’a-t-elle, en partie du moins, réalisé ?

L’auteur de ce livre répond affirmativement.

Il faut lire ce qu’il dit si justement de la portée considérable des 13 Conventions contenues dans l’acte final du 18 octobre 1907 : Conventions pour le règlement pacifique des conflits internationaux ; pour l’établissement d’une Cour internationale des Prises ; sur la limitation de l’emploi de la force pour le recouvrement des dettes contractuelles ; sur l’ouverture des hostilités ; les lois et coutumes de la guerre sur terre ; les droits et devoirs des puissances neutres dans la guerre continentale et la guerre maritime ; le délai de faveur ; la transformation des navires de commerce en navires de guerre ; la pose des mines sous-marines ; le bombardement la Convention de Genève et le droit de capture dans la guerre sur mer, etc. ; il faut lire surtout les termes dans lesquels il apprécie les travaux de la première Commission, dite de l’arbitrage, la Convention limitant l’emploi de la force pour le recouvrement des dettes contractuelles, la revision et la refonte partielle de la Convention de 1899 sur le règlement pacifique des conflits internationaux, le projet de convention pour l’établissement d’une Cour de Justice arbitrale et le vœu émis pour sa mise prochaine en vigueur, enfin la déclaration unanime sur l’arbitrage international obligatoire.

M. Ernest Lémonon nous montre clairement la gravité des points sur lesquels, dans les diverses Conventions votées, les États civilisés se sont liés par des dispositions précises et nettement sanctionnées. Il indique également combien les institutions judiciaires internationales, créées en 1899, ont été en 1907 développées, améliorées, et semblent avoir reçu l’accroissement d’une force nouvelle ; comment, là où certaines autres Conventions n’ont pu être signées par l’unanimité des puissances, des majorités considérables se sont d’ores et déjà formées dans un sens favorable, et permettent d’espérer que d’ici à la troisième Conférence, comme on l’a vu déjà entre la première et la seconde, s’achèveront sur le terrain du droit les ralliements définitifs.

Enfin, lorsque la Conférence a dû se borner à des déclarations et à des vœux, l’auteur de ce livre sait nous faire admirablement comprendre quelle force morale se dégage de ces manifestations collectives de la volonté des nations, qui s’imposera peu à peu aux gouvernements eux-mêmes dans les directions générales de leur politique, et grandira jusqu’à devenir irrésistible.

Cette confiance dans la puissance toujours croissante des forces morales, dans l’action continue de l’idée du droit, a certainement pénétré à La Haye les représentants de tous les États ; c’est parce que la Conférence avait cette foi dans l’avenir, qu’elle s’est sentie obligée de fixer elle-même une date pour la réunion d’une nouvelle assemblée universelle. À l’avance, on convoque une troisième Conférence pour enregistrer, semble-t-il, des résultats déjà escomptés et inévitables, et, contre tous les scepticismes, on affirme ainsi, solennellement, que, pendant huit années, la préparation de cette troisième Conférence attirera toutes les pensées, tous les efforts de l’humanité civilisée.

Nous souhaitons que le livre de M. Ernest Lémonon soit également lu par les amis et par les adversaires de la Conférence de 1907. Aux uns, il causera une satisfaction légitime ; aux autres, il inspirera sans doute un jugement plus équitable, et donnera, nous l’espérons, le désir de collaborer désormais à la grande œuvre de droit qui, lentement, mais sûrement, s’accomplit.


3


L’EMPIRE DU DROIT


(Discours prononcé au Palais du Luxembourg
à l’occasion de la Réception
des Délégués français et américains
à la Conférence de La Haye
par le Groupe parlementaire de l’Arbitrage
le 14 novembre 1907)


Messieurs,

Permettez-moi tout d’abord d’exprimer ma profonde gratitude à mes Collègues du Groupe de l’Arbitrage. De tout cœur, au nom de la Délégation française comme en mon nom personnel, je les remercie de la réception si cordiale et si éclatante à la fois, qu’ils ont organisée aujourd’hui.

Et je veux remercier particulièrement, mes chers Collègues, votre Président, mon ami d’Estournelles. Je ne vous parlerai pas longuement de lui, de son dévouement passionné aux idées de notre groupe, de l’autorité avec laquelle il les représente en France et au dehors. Tout cela, vous le savez autant que moi. Je veux seulement vous dire à quel point, pendant notre longue et quelquefois difficile Conférence de La Haye, il a été pour le Président de la Délégation française le collaborateur le plus dévoué, le plus désintéressé, le plus énergique, celui dont l’ardeur ne s’est pas un instant ralentie, celui dont la volonté persévérante a le plus certainement contribué, en 1907 comme en 1899, aux progrès qu’a faits à La Haye la grande cause de l’arbitrage international.


Messieurs, je veux aussi remercier personnellement M. le Président du Sénat et M. le Président de la Chambre d’avoir bien voulu, le premier par ses éloquentes paroles, le second par sa présence, affirmer l’étroite union qui groupe autour de l’idée qui nous est commune, toutes les fractions du grand parti républicain, tous ceux qui sont également conscients des intérêts inséparables de la patrie et de la démocratie française.

À leurs noms, je joins celui de notre collègue Decrais qui a, avec trop de bienveillance, mais avec tant de finesse et de force, exprimé son sentiment sur nos travaux et manifesté la raison qu’il y trouve d’avoir confiance dans l’avenir.

Enfin, à vous, monsieur le Président du Conseil, et à vous, mon cher ami, monsieur le Ministre des Affaires étrangères, je le dis aussi cordialement : Votre présence témoigne à quel point, pendant les quatre mois et demi qu’a duré notre Délégation, nous nous sommes sentis, profondément et à toutes les heures, en parfait accord. Cela a été pour nous d’un prix inestimable dans l’effort que nous avons soutenu, et cela est, permettez-moi de le dire, un encouragement précieux, une marque de confiance et d’espoir pour tout ce qui reste à faire.

Je viens de parler de notre effort. Quelqu’un, Messieurs, a été, là-bas, notre conseiller et notre guide ; et je peux dire, sans rien exagérer, qu’il a été bien souvent le guide de la Conférence tout entière. Messieurs, vous venez de l’applaudir, c’est notre maître en droit, M. Louis Renault. Que de fois les jurisconsultes des autres pays, et même parmi nos adversaires, sont venus lui demander ses conseils ! Que de temps il a consacré à mettre sur pied, à mettre en bonne forme, les projets de nos collègues ! Nous lui reprochions de se tant dépenser, de ne pas assez ménager ses forces. Il nous répondait, en riant de son bon et large rire bourguignon : « Je tiens à leur montrer que si je suis presque le doyen, je suis toujours le plus résistant et le plus vigoureux, et qu’aucun d’entre eux ne me lassera. » Il ne s’est jamais lassé, en effet. Il a été le rapporteur des Conventions principales ; il a été le rédacteur de l’Acte final de la Conférence. On avait en lui une telle confiance et son autorité était tellement reconnue par tous que les rédactions émanées de lui faisaient foi, et je crois qu’aux derniers jours de nos travaux, il eût fini par faire adopter tous les textes qu’il nous aurait présentés. On l’a nommé là-bas le pilier de la Conférence, et c’est justice de dire que la science juridique française lui devra, dans l’histoire, un de ses plus beaux triomphes.

Messieurs, le temps me manque pour rendre ici à chacun des collaborateurs français de notre Délégation le témoignage qui leur serait dû. Mais je vois ici et je tiens à saluer d’autres collègues que j’oserai aussi appeler nos collaborateurs et que je ne puis passer sous silence. Je ne pourrai jamais dire à quel point notre Délégation a été soutenue dans sa tâche par les Délégations des deux Amériques. À les voir, les unes et les autres également attachées à l’œuvre commune, y travaillant avec nous sans aucune négociation préalable, spontanément et par la faculté d’un même esprit, par le besoin d’un même cœur, il nous semblait qu’il y avait là l’action unique d’une seule délégation, celle des Républiques du monde entier.

Nous avons tous éprouvé, tout à l’heure, une grande joie en entendant les paroles par lesquelles nos hôtes d’aujourd’hui rendaient hommage au génie de la France. Messieurs, ce génie s’est vraiment renouvelé chez eux, au contact des forces vives de leur jeunesse. Nous savons maintenant que, de même qu’ils ont, dans le passé, trouvé chez nous des modèles, nous pouvons à notre tour aller chez eux chercher des exemples.

Mais je n’oublie pas, mes chers Collègues, que nous ne nous sommes pas réunis ici seulement pour saluer les bons ouvriers, mais pour fêter l’œuvre elle-même. C’est une idée qui nous groupe. Cette idée a-t-elle progressé avec nous ? Avons-nous obtenu à La Haye des résultats réels qui semblent nous donner confiance pour l’avenir ?

À cette question, très simplement, parlant en témoin, non plus en acteur ou en combattant, je crois qu’il est possible de répondre affirmativement.

Oui, avec notre maître et ami Renault, nous pouvons dire : En 1907, l’empire du droit s’est étendu dans le monde.

J’entends bien que l’on raille et que l’on plaisante l’œuvre de la Conférence. Je dirai même que ces railleries sont à la portée de tous. Et je connais, depuis longtemps, ce mot que vous avez lu comme moi dans certaines journaux, et même dans quelques grands journaux français : « La Conférence a fait faillite. »

Je connais, disais-je, ce mot depuis longtemps. Non seulement on l’a prononcé bien avant la fin de nos travaux, car nous avons pu lire des articles nécrologiques sur la Conférence plus d’un mois avant sa clôture, mais déjà, je l’avais aussi entendu après la Conférence de 1899. Il n’a pas empêché alors certains résultats de se produire, qui ont été très importants pour la paix du monde. On vous rappelait tout à l’heure, non seulement les quatre grands arbitrages qui ont été portés, entre 1901 et 1907, devant la Cour permanente de La Haye, mais surtout cette Commission d’enquête de Hull qui a évité un conflit entre deux des plus grandes puissances du monde. Ce sont là seulement quelques résultats de la faillite de 1899. Eh bien, admettons que nous avons de même fait faillite une seconde fois, et tenons-nous prêts à déposer de nouveau notre bilan.

Messieurs, le temps nous manquerait aujourd’hui pour exposer ce bilan de la Conférence. Je voudrais, en quelques mots seulement, vous rappeler quelques-uns de ses résultats matériels, et peut-être aussi la portée générale de ses résultats moraux.

Nous n’avons pas eu la pensée que d’autres semblent avoir de réformer d’un seul coup l’humanité tout entière. Nous voudrions que les esprits positifs qui nous jugent si sévèrement veuillent bien examiner avec nous si les Conventions de 1907 sont sans valeur positive, si les résultats sont vraiment si négligeables.

N’est-ce rien que d’avoir signé les treize Conventions dont M. Renault vous a parlé et dont plusieurs touchent aux points les plus difficiles, les plus dangereux même des règles de la guerre ?

De ces conventions, les unes établissent, pour le respect des personnes et des biens, dans la guerre sur terre et dans la guerre sur mer, des règles de droit dictées par le sentiment de l’humanité. Est-ce donc là déjà chose négligeable ?

Mais d’autres vont plus loin. Elles constituent, quoique visant directement le droit de la guerre, des garanties véritables pour la paix.

Telle est la convention relative à l’ouverture des hostilités. Établir pour la première fois une procédure de la déclaration de guerre, n’est-ce pas donner non seulement à l’adversaire de demain, mais à l’opinion universelle, un avertissement solennel qui peut permettre les plus utiles, les plus efficaces interventions ?

Et ces Conventions qui fixent les droits et les devoirs des neutres, sur terre et sur mer, pour les considérer comme indifférentes, il faut ne rien se rappeler des événements les plus récents, il faut ignorer ce que représentent de risques de guerre pour les neutres, c’est-à-dire, en somme, pour l’immense majorité des nations, l’incertitude où l’on était jusqu’ici des obligations réciproques des belligérants et des neutres.

Je n’insiste pas, Messieurs ; vous lirez, j’espère, prochainement, lorsqu’ils seront communiqués aux Chambres, les textes de ces Conventions. Vous verrez ce que leur établissement a nécessité d’efforts, et vous saurez en mesurer, comme l’ont fait les délégués des États à La Haye, les sérieux et considérables résultats.

Mais je n’oublie pas que j’ai dit moi-même à la Conférence qu’il ne s’agissait pas seulement de l’organisation pacifique de la guerre, qu’il fallait songer à l’organisation juridique de la Paix.


En m’exprimant ainsi, mes chers collègues, je n’entends pas faire allusion à la question du Désarmement. Cette question, ne l’oubliez pas, avait été, par les négociations antérieures à la réunion de la Conférence, formellement écartée de son programme. Certains États, parmi les plus considérables, n’avaient accepté de venir à La Haye qu’à cette condition expresse.

Comment pourrait-on reprocher à la Conférence de s’être dès lors bornée sur ce point à une déclaration platonique, à un rappel, très pressant d’ailleurs et très énergique, du vœu dont j’avais eu l’honneur d’être le rédacteur en 1899 ?

Du reste, Messieurs, nous qui sommes des partisans résolus de l’arbitrage et de la paix, nous tenons à le dire nettement : le désarmement, à nos yeux, est une conséquence et n’est pas une préparation.

Pour que le désarmement soit possible, il faut d’abord que chacun sente que son droit est assuré. C’est la sécurité du droit qui doit d’abord être organisée. Derrière ce rempart, les nations désarmeront facilement, puisqu’elles n’auront plus les craintes qui les obligent à s’armer aujourd’hui.

C’est le droit qui doit continuer à être l’objet premier des conférences universelles. Pour ceux qui veulent la paix, créer et garantir le droit entre les nations comme entre les individus, là est le but véritable, car, Messieurs, la paix sans le droit, ce n’est pas la paix.


Qu’a donc fait la Conférence de 1907 pour accroître ces liens de droit qui forment peu à peu la trame nécessaire de la paix internationale  ?

M. Louis Renault, en analysant plusieurs des conventions signées le 18 octobre, vous a donné déjà de nombreux exemples de ces conquêtes du droit. Et je me garderais de répéter ce qu’il vous a si bien dit.

Mais dans le seul domaine de la Commission de l’arbitrage que j’ai eu l’honneur de présider, que de résultats utiles nous avons le devoir de signaler !

Quand vous aurez sous les yeux les procès-verbaux des 64 séances qu’ont tenues, soit dans leurs comités d’examen, soit en sous-commissions, soit en séances plénières, les membres de cette grande Commission de l’arbitrage, vous jugerez de son labeur.

Vous reconnaîtrez les modifications profondes apportées à la Convention de 1899 sur le règlement pacifique des conflits internationaux, au fonctionnement de la juridiction arbitrale et particulièrement des commissions d’enquête ; vous verrez combien la procédure a été simplifiée et précisée, rendue moins coûteuse, et comme ont été largement ouvertes pour l’avenir, à tous les États, les portes du prétoire international.

Vous comprendrez l’importance de l’amendement apporté à ce célèbre article 27 de la Convention de 1899, qui a créé entre les États, pour la première fois, un lien véritable de solidarité contractuelle. En 1907, nous avons pu faire décider par le nouvel article 48, qu’au cas où un conflit surviendrait entre deux Puissances, « l’une d’elles pourrait toujours adresser au bureau international une note contenant sa déclaration, qu’elle serait disposée à soumettre le différend à un arbitrage. » Ainsi, toute nation, si petite et si faible qu’elle soit, lorsqu’elle se croira en danger de guerre, pourra adresser sa déclaration de recours à l’arbitrage au bureau international, et celui-ci, obligatoirement, devra faire connaître cette déclaration à l’autre puissance. Mais, dans ce bureau, ne l’oublions pas, tous les États sont représentés. N’est-ce pas quelque chose que d’avoir permis ainsi à la voix du faible de se faire entendre de tous, et la force de l’opinion qui s’élèvera en sa faveur ne sera-t-elle pas d’une puissance telle qu’elle pourra balancer la puissance matérielle de l’État le plus redoutable ?

J’abrège, Messieurs. Mais je ne peux pas oublier cette convention par laquelle les États se sont interdits de recourir à la force pour le recouvrement des dettes contractuelles, à moins d’un refus d’arbitrage de l’autre partie. C’est à nos collègues d’Amérique, dont nous sommes heureux de saluer ici tant de représentants éminents, que revient l’honneur de cette clause si importante, dont la première pensée appartenait à notre collègue Drago, et dont la proposition définitive et le vote à la Conférence sont dus à l’ancien ambassadeur des États-Unis à Paris, le général Porter.

Enfin, Messieurs, nous avons élevé au milieu du monde la première juridiction internationale proprement dite : la Cour des Prises. On a dit que c’était une institution bien spéciale, qu’il s’agissait du droit particulier de la guerre maritime, et de cas qui ne se présenteraient que rarement. Cela est-il vraiment si peu de chose ? Et n’a-t-on pas des exemples historiques de captures de navires qui ont failli mettre aux prises de grandes nations neutres et belligérantes ? Un navire de commerce est capturé. Le tribunal de l’État capteur juge de la validité de la capture, et c’est, jusqu’à présent, le seul recours du capturé. Voici maintenant qu’une Cour supérieure aux juridictions nationales est créée, que le capturé aura recours devant elle contre la décision du tribunal national qui l’a condamné. Et voici que devant l’univers civilisé, une sentence internationale sera rendue qui brisera la décision injuste du tribunal national des prises. N’est-ce pas le droit s’élevant enfin au-dessus des intérêts et des passions des États ? Et n’est-il pas vrai qu’aucune juridiction aussi haute n’a jusqu’à nos jours existé dans le monde ?

Et, Messieurs, ne l’oublions pas : toutes les Conventions dont je viens de vous donner une vue sommaire ne sont pas des projets, mais des réalités. Elles sont comprises dans l’acte final de La Haye, revêtu de la signature de tous les États représentés et je n’imagine pas qu’une seule puissance ose y refuser, dans les délais prévus, sa ratification définitive.


Il est d’autres conventions pour lesquelles nous n’avons pu arriver à un résultat aussi complet. Il en est dont le texte même n’est pas parvenu jusqu’à l’honneur de l’acte final, dont les principes seuls y figurent, sous la forme provisoire de résolutions ou de déclarations.

Telle est la convention relative à l’établissement d’une cour permanente de justice arbitrale. À la grande Cour d’arbitrage de 1899, beaucoup de jurisconsultes souhaitaient d’ajouter un tribunal ayant un petit nombre de juges, vraiment permanents, et chargés de statuer sur les affaires les plus urgentes et les plus simples. La Conférence a voté en effet l’ensemble des articles créant ce tribunal, en réglant la compétence et la procédure. L’œuvre de droit est donc accomplie. Mais on n’a pu se mettre d’accord sur le mode de nomination et de répartition des juges. Comme l’a dit en riant notre rapporteur, Louis Renault, la machine existe, il n’y manque que de la mettre en mouvement. La Conférence a invité les Gouvernements à poursuivre les négociations nécessaires à cette mise en mouvement. Et c’est un des points sur lesquels j’ai l’assurance que le Gouvernement de la République ne manquera pas de répondre au vœu des délégués de La Haye.

Resterait cette grande question de l’arbitrage obligatoire qui a fait si longtemps l’objet de nos travaux, mais mon collègue Renault vous a trop bien dit tout ce que j’aurais pu vous en dire moi-même. Et je ne veux pas affaiblir, en le reprenant, la force de son exposé.

Je rappellerai simplement ces deux faits :

Les 44 États représentés à La Haye ont signé, dans l’Acte final, une déclaration unanime : 1o reconnaissant le principe de l’arbitrage obligatoire ; 28 déclarant, pour certains différends, notamment ceux relatifs à l’interprétation des Conventions internationales, qu’ils pouvaient être soumis à l’« arbitrage obligatoire sans aucune restriction. » Quand une cause obtient, de l’unanimité des États civilisés, un témoignage d’adhésion aussi éclatant, ne fût-ce là qu’une victoire morale, qui pourrait dire que cette cause n’est pas près d’être gagnée dans les faits ?

Mais il y a plus : Une convention organisant pratiquement l’arbitrage obligatoire pour les objets visés dans cette déclaration a été longuement discutée. Tous les articles en ont été successivement votés par des majorités considérables, allant jusqu’à 35 voix sur 44, et l’ensemble même de cette convention a été voté en fin de compte par 32 États – contre 9 non et 3 abstentions – sur 44 États représentés. Et lorsque, pour se conformer à la tradition diplomatique qui veut que l’unanimité soit acquise à une convention pour être incorporée à l’acte final, les 32 États résolus à organiser l’arbitrage obligatoire ont consenti à adopter la déclaration de principe que j’ai citée devant vous, ce fait s’est produit et je n’ai pas besoin d’en signaler l’importance — qu’ils ont stipulé dans la déclaration même « qu’ils se réservaient le bénéfice de leurs votes » et par conséquent se réservaient d’en dégager plus tard les conséquences pratiques inévitables. Est-ce là, je le répète encore, chose négligeable ? Et quand 32 États, dont quelques-uns comptent parmi les plus grands du monde, ont marqué leur volonté de ne rien laisser prescrire de leurs accords, de les réaliser aussitôt qu’ils trouveront venues l’heure et les circonstances favorables, n’avons-nous pas le droit d’avoir bon espoir et de nous tourner avec confiance vers le Gouvernement de la République pour lui demander de donner à ces résolutions les suites nécessaires ? Je suis, Messieurs, en parlant ainsi, bien sûr d’être entendu.

Enfin, n’est-ce donc rien encore que d’avoir décidé — comme l’a fait à l’unanimité la Conférence — que dans une période analogue à celle qui s’est écoulée entre 1899 et 1907, une troisième Conférence serait réunie, et que, deux ans avant l’époque de cette réunion, un comité préparatoire international serait chargé de préparer le programme et le règlement des travaux de la troisième Conférence de la Paix ?

Ne voyez-vous pas que nous avons à l’avance constitué, pour ainsi dire, les assises périodiques, sinon permanentes de l’humanité ?


Voilà les faits. Vous les jugerez.

Pour nous, nous avons eu le sentiment très net d’avoir fait une œuvre, certainement imparfaite, comme toute œuvre humaine, et même, sur certains points, temporaire et de pure attente, mais sur tous les points, sérieuse et bonne, et, pour une large part, déjà solide et véritablement concrète et pratique. Nous croyons qu’elle peut attendre le jugement du temps.

Certes, il n’y a rien de sensationnel, — suivant un mot cher à la presse d’aujourd’hui, — dans les délibérations de La Haye. Que voulez-vous, j’ai grande envie de m’en réjouir. Dans les affaires internationales, les choses sensationnelles sont toujours des choses redoutables. Gardons-nous bien d’en désirer et d’en préparer.

Il n’a rien été fait non plus, nous dit-on, de définitif. Est-ce à des membres du Parlement qu’il est besoin de demander s’il connaissent beaucoup de réformes intérieures qui sont devenues définitives dans une seule session législative ?… Et l’on voudrait qu’une session internationale ait suffi pour l’organisation du droit et de la paix entre toutes les nations ?

Je sais bien qu’il a été de bon ton, chez quelques-uns, de nous féliciter de notre villégiature prolongée au bord de la mer, et des dîners célèbres qui ont réuni souvent les délégués.

Mes chers collègues, je ne sais pas combien il y a eu de dîners, mais je sais bien qu’il y a eu environ 150 séances de commissions et de comités, qui ont singulièrement coupé notre villégiature, et que j’en ai, pour ma part, présidé une soixantaine. Il me semble tout de même que nous avons un peu travaillé.

Et si l’on compare les résultats de 1907 à ceux de 1899, on évaluera facilement le travail fait et le chemin parcouru. En 1899, vingt-deux États seulement vinrent à La Haye. En 1907, par les délégués de 44 nations, vraiment le monde entier s’est trouvé pour la première fois représenté. Aux trois Conventions de 1899, s’ajoutent aujourd’hui les treize Conventions de 1907. — En nous séparant en 1899, bien peu parmi nous croyaient à une seconde Conférence. Nous nous sommes quittés cette année en nous donnant rendez-vous dans huit ans environ, pour la troisième session des assises internationales. — Et même sur ce terrain si difficile de l’arbitrage obligatoire, quel chemin fait depuis notre première réunion ! En 1899, le principe même de l’arbitrage obligatoire a été délibérément éliminé ; il est aujourd’hui reconnu, comme la loi de demain, pour tout un ensemble de différends par l’unanimité des nations, et ceux-là mêmes dont l’opposition n’a pas permis la signature d’une convention définitive, ont eu grand soin de proclamer qu’il n’y avait plus, de leur part, aucune objection contre le principe ; que des scrupules d’ordre juridique, des difficultés touchant aux modalités de son application les arrêtaient seules, si bien qu’une sorte de mise au point est peut-être simplement nécessaire pour déterminer les ententes définitives.

Mes chers collègues, avant de terminer ce long exposé, permettez-moi de lire ces quelques lignes, que j’écrivais au Président du Groupe parlementaire de l’Arbitrage international en 1904 :

« Au-dessus des Gouvernements, une puissance souveraine a pris naissance qui disposera bientôt des destinées du Monde. — Il a toujours existé une puissance de l’opinion, mais c’était une force passagère et dont la direction variait suivant les passions ou les intérêts du moment. La puissance nouvelle a une autre origine. Elle doit porter un autre nom : elle s’appelle la conscience universelle. Elle puise ses inspirations dans les principes de la Morale et du Droit. Elle en a la fixité et la force et c’est à eux qu’elle doit sa bienfaisante action. »

Combien cela est devenu plus vrai aujourd’hui ! Oui, il y a quelque chose de nouveau dans la politique internationale.

Certes, la paix n’est point faite et le droit n’est point assuré, pas plus entre les nations qu’entre les individus eux-mêmes.

Mais la volonté réfléchie d’obtenir ces garanties essentielles du travail et du progrès humain s’accroît rapidement chez tous les peuples et il devient chaque jour plus difficile aux Gouvernements de se soustraire à cette action de la conscience générale.

Nous en avons nous-mêmes bien souvent senti les effets à La Haye, alors que dans les discussions les plus vives, tous se réclamaient en somme des principes supérieurs du droit et s’efforçaient de les concilier avec leurs causes particulières.

D’une façon avouée, il ne s’agissait plus de la lutte des intérêts particuliers des diverses puissances ; chacun essayait de se montrer soucieux avant tout de l’intérêt général et commun ; il semblait qu’il n’y eût en présence que des thèses opposées de droit.

Une vie nouvelle nous est certainement apparue, cette vie de la communauté internationale dont la règle essentielle est le respect réciproque des droits des nations.

Grandes et petites, celles-ci se sont toutes reconnues souveraines, c’est-à-dire toutes égales en droit, toutes tenues réciproquement et solidairement aux mêmes devoirs. Ne sont-ce pas là les bases mêmes de la Société des nations, et comme les fondements de la cité universelle ?

Et les organes de cette véritable Société des nations, les institutions juridiques qui régleront son existence ont déjà pris naissance. Certains de ces organes, comme la Cour des Prises, sont déjà complètement adaptés à leurs fonctions ; les autres, quoique imparfaits, comme la Cour d’arbitrage, et les commissions d’enquête, ont largement fait leurs preuves. D’autres encore incomplets attendent, comme la cour permanente de justice, un achèvement indispensable, mais tous sont en voie de développement assuré.

Pour que cette Société des nations prenne définitivement sa forme, sa constitution, son équilibre, il faut du temps, de la patience et de la foi.

J’ajouterai qu’il faut aussi de la bonne foi. Il ne faut pas laisser dire qu’il y a dans cette solidarité de la vie des nations quelque chose qui puisse amener un affaiblissement du sentiment de la patrie. Ce serait blasphémer également la patrie et l’humanité.

Ai-je besoin de le répéter ? Bien loin que l’idée de patrie subisse de cette haute conception morale une atteinte, un amoindrissement, il semble qu’elle devienne, pour les citoyens de chacune des nations unies par le droit, plus pure, plus sacrée, plus intangible, puisqu’elle s’identifie ainsi toujours davantage avec ce qu’il y a de plus noble dans la conscience humaine. Là-bas, nous le sentions profondément, chaque fois que les représentants des nations faisaient effort pour se rapprocher de l’idée supérieure du droit, c’était comme une glorification nouvelle de l’idée de patrie, mise au-dessus des injustices.

Je n’en veux pas d’autres témoins que vous, mes chers collègues des Républiques du Nouveau Monde, qui avez travaillé si ardemment avec nous, à l’organisation juridique de la Société des États, et qui avez si souvent, et avec tant d’éloquence, revendiqué les droits et affirmé les espérances des jeunes nations appelées, pour la première fois, à la délibération universelle.

Messieurs, laissons rire les sceptiques et s’agiter les impatients. Pour nous qui avons tâché d’être à La Haye, modestement, mais résolument, les fidèles serviteurs du droit, nous apportons ici notre témoignage et nous affirmons que, plus d’une fois, dans ces grandes salles du Binnenhof, nous avons entendu des paroles qui, dans aucune assemblée diplomatique, n’auraient été dites il y a quelques années, des paroles où passait le souffle de la conscience universelle.

Laissons les sourds ne pas entendre. Nous, — n’est-ce pas vrai, mes chers collègues ? — nous avons entendu là-bas, bien lents encore, mais déjà réguliers et distincts, les premiers battements du cœur de l’humanité.

  1. Rapport adressé au Ministre des Affaires étrangères.
  2. C’est-à-dire toutes les Puissances représentées à La Haye, en 1899, à l’exception de la Chine et de la Suisse.
  3. Rapport adressé au Ministre des Affaires étrangères.
  4. En outre, 32 Puissances sur 44 se sont déclarées prêtes à soumettre à l’arbitrage sans réserve leurs différends dans 8 cas déterminés par la Convention proposée.